La Feuille
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La bataille duraille
Un wagon se glisse DANS le chariot transbordeur du centre de maintenance de la SNCF.
léo schmitt
DOSSIER
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Au technicentre de Saint-Pierre-des-Corps, les trains tagués et fatigués sont entièrement rénovés. Des astuces sont trouvées pour lutter contre l’incivilité.
ayures, insultes, tags, propos racistes et même des numéros d e t é l é p h o n e ! N o u s retrouvons absolument de tout ! » Tony Giovanetti est ouvrier chargé de l’unité vitres au technicentre SNCF de Saint-Pierre-desCorps. Ici, 1 100 personnes s’affairent tous les jours autour de la maintenance et de la modernisation des RER C et D. Quand les Transiliens quittent leur banlieue parisienne pour un séjour dans cette petite ville de l’agglomération tourangelle, c’est qu’il est grand temps pour eux de faire peau neuve. Un simple regard suffit : il est parfois impossible de voir à travers les fenêtres. Tagués, déchirés, lacérés, les sièges ne sont pas davantage épargnés. « À croire que certaines personnes n’aiment pas vivre dans la propreté », déplore le jeune cheminot. S’occuper des incivilités n’est pourtant pas la mission première des ouvriers du site. « Les dégradations naturelles sont nombreuses, explique Yohan Soubes,
directeur du service des portes et fenêtres. Avec le temps, les joints sont bouffés, les seuils en bois pourris par l’humidité et les vis rouillées. » La première visite, dite « de milieu de vie », est réalisée entre quinze et vingt ans après la mise en circulation.
Dégradations humaines
Les réparations se prévoient longtemps à l’avance. Lorsque les RER arrivent sur le site en 2014, ils sont, en réalité, en expertise depuis 2010. Ce délai permet notamment de préparer le matériel pour résoudre les problèmes. Cependant, au fil du temps, les dégradations humaines se montrent de plus en plus présentes, au point de constituer la plupart des rénovations. Trouver des astuces pour lutter contre les incivilités se prépare bien avant le procédé de modernisation. Le service ingénierie, lorsqu’il élabore un prototype, est sans cesse à la recherche de stratagèmes pour décourager les vandales potentiels. « Nos u Suite pages 3 et 4
En voiture, Simone ! L’information a largement été relayée tant elle est incongrue : la SNCF a commandé à Bombardier et Alstom 2 000 rames de TER trop larges pour les quais qui vont devoir être rabotés. Qu’il s’agisse de cette mésaventure ferroviaire, de l’accident de Brétignysur-Orge l’an dernier, ou encore des inquiétudes liées à l’amiante, jamais le matériel ferroviaire n’a autant attiré l’attention. Lorsque Simone Hérault – la voix officielle de la SNCF – annonce aux haut-parleurs un retard, c’est souvent pour une question d’équipement. Il n’en fallait pas plus pour nous plonger dans la vie fébrile du technicentre de Saint-Pierre-des-Corps. Sa mission : rénover les rames vétustes ou accidentées. Ici, les trains des RER C et D s’offrent dénudés aux yeux du visiteur. Fourmillent autour plus de mille cheminots et des dizaines de rames, dans une effervescence incessante.
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L’amiante, un danger qui plane toujours ENQUÊTE
L’utilisation de l’amiante est très réglementée en France depuis 1997. Cela n’empêche pas les cheminots d’y être encore et toujours exposés.
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’ai travaillé en contact avec l’amiante sans le savoir.» Agent SNCF depuis huit ans, Maxime [le prénom a été changé] change de poste en 2010 et apprend, un an après, par hasard qu’il manipule cette substance dangereuse pour la santé. « Quand je l’ai su, j’ai commencé à mettre des protections, comme un masque. Mais mes supérieurs faisaient pression sur moi. Pour eux, c’était une perte de temps. La priorité, c’était les rames. » Maxime a engagé une procédure judiciaire il y a un an pour faire reconnaître la responsabilité de son employeur.
Cet ennemi invisible continue de faucher
En 1997, l’usage de l’amiante a été interdit en France. Néanmoins, il est encore possible d’en trouver, notamment sur du vieux matériel ferroviaire. L’amiante a beaucoup été utilisée en raison de ses propriétés physico-chimiques. Cet isolant thermique et acoustique résiste à l’acide et se mélange facilement avec le ciment. Son coût est très faible. Il représente donc un autre avantage. Pour éviter toute contamination des cheminots, la SNCF a mis en place un certain nombre de précautions. Selon Marc Jean-Luc, conseiller sécurité du personnel au technicentre de Saint-Pierre-des-Corps,
« les agents concernés doivent respecter tout un processus de douches avant de quitter la zone de travail contaminée ». Ils doivent également porter des masques et des combinaisons. « Mais ces équipements sont très lourds et donc parfois, les ouvriers les enlèvent », souligne Bruno Housset, chef du service pneumologie du Centre hospitalier intercommunal de Créteil (Îlede-France). Entre 2 000 et 3 000 personnes meurent chaque année à cause de l’amiante. Ces chiffres sont issus d’un rapport scientifique de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) datant de mars 2003. Les maladies associées sont bien connues : cancer du poumon ou de son enveloppe (la plèvre), ainsi que d’autres infections respiratoires. Malgré son interdiction, cet ennemi invisible continue à faucher. Après y avoir été exposé, il faut en moyenne trente ans pour observer l’apparition des symptômes éventuels et les cheminots ont du mal à faire reconnaître leur maladie comme professionnelle. Pour cela, une réclamation peut être réalisée auprès du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. Des critères liés au cadre professionnel sont notamment pris en compte. « Mais la reconnaissance est
longue, souligne André Letouzet, ancien cheminot, victime d’une maladie liée à l’amiante et vice-président de l’association de défense des victimes de l’amiante (Adeva), à Tours. J’ai vu des dossiers durer plus d’une dizaine d’années. » Cependant, travailler au contact de cette substance n’entraîne pas forcément le développement de pathologies.
Un processus long
« Pour parer à toute contamination, la seule solution est l’éradication totale », plaide Pierre Bechinger, président de l’association cheminots amiante. Mais le désamiantage du matériel ferroviaire est un processus long. L’amiante peut en effet se trouver dans différentes pièces du train ou dans des pays où cette substance n’est pas interdite. « Il y a deux ou trois ans, on en a retrouvé dans des plaquettes de freins de TGV qui venaient de Chine, raconte André Letouzet. Les cheminots ne sont pas au courant, ils pensent que tous ces matériaux ont été bannis. » Aujourd’hui, l’amiante a été remplacée par d’autres produits comme la fibre céramique ou la microfibre de verre. Mais de nombreux scientifiques s’interrogent déjà sur leurs effets sanitaires.
« La seule solution est l’éradication totale »
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Khadija Ben Hayyan & Marine Pelletier
4 000 CHEVAUX PAR MOTEUR
La « clinique des trains », tel est le surnom du technicentre de SaintPierre-des-Corps. Certains moteurs de TGV y subissent des interventions « chirurgicaleÒs ». Celui-ci date des années 1980. Assemblé, ce petit bijou de technologie pèse 2 tonnes pour une puissance de près de 4 000 chevaux. Ces appareils peuvent tracter des TGV de 170 tonnes à plus de 300 km/h. Deux motifs d’intervention pour ces engins : les pannes et les révisions
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systématiques après 3,6 millions de kilomètres parcourus. Sur ces moteurs à courant continu se trouvent deux circuits : un circuit inducteur, fixe 1 et un circuit induit 2 , la partie mobile. On alimente le
circuit induit par l’intermédiaire des charbons 3 . Ils sont en contact avec un collecteur de cuivre 4 . Ce frottement génère un courant électrique qui traverse l’induit.
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Eva Bergman, apprentie électricienne, a appris à vivre et travailler dans un milieu d’hommes.
PORTRAIT
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ans le brouhaha d’une rame de RER en chantier, une voix autoritaire résonne : « Sylvain, il me faut du 72 volts dans ce câble-là ! » Il s’agit d’une voix féminine. « Quand on est une femme ici, il faut s’imposer et ne pas avoir peur de montrer qu’on a du caractère », chuchote Eva Bergmann, apprentie électricienne de 25 ans. Au technicentre de Saint-Pierre-des-Corps, bastion de la culture ouvrière, les femmes sont peu nombreuses. On en compte 75 sur les 1 100 salariés du site. Et une poignée seulement travaille dans les ateliers. C’est le cas d’Eva. Mais ce ne sont ni ses longs cheveux blonds ni ses petits bras fins qui l’empêcheront de faire le métier qu’elle aime. Après avoir dû renoncer à travailler dans le domaine équestre à cause de son asthme chronique, Eva a enchaîné les petits boulots : à l’hôpital, dans des maisons de retraite ou encore en restauration rapide... En 2011, elle fait un bilan de compétences qui l’amène à sa formation actuelle : un bac professionnel « électricité » en alternance, à Amboise. « Il m’a fallu du temps, mais je me suis découvert une passion. C’est un métier utile, manuel et en même temps, qui demande de réfléchir », assure-t-elle.
Corvée de ménage chaque semaine
Certains cheminots la surnomment « la migraine », en raison de son excitation permanente. Depuis deux ans, elle travaille quinze jours par mois pour la SNCF, une entreprise dont elle affectionne l’esprit de camaraderie. « C’est un très bon élément, elle est
Eva, cheminote avant tout
Eva, une électricienne heureuse de son poste au technicentre depuis deux ans. marie privé
sérieuse, enjouée et curieuse d’apprendre », détaille Sylvain, l’un de ses collègues. Sous la crasse qui couvre ses mains, on devine des ongles finement manucurés.
Sous son bleu de travail, un jean décoré de strass
Sous son bleu de travail, elle porte un jean décoré de strass et un tee-shirt qui laisse entrevoir ses formes. Mais elle ne s’accorde pas d’autre fantaisie. « Un simple vernis à ongles les fait rire. Alors le décolleté ou le pantalon taille basse, c’est hors de question ! » Même sans cela, il y a eu des avances et des gestes déplacés. Son collègue Stéphane défend ses camarades : « Le peu de femmes que l’on voit ici sont généralement des dures à cuire. Alors quand une plus féminine débarque, ça nous surprend ! » Cela change certaines habitudes aussi. Lorsqu’elle a intégré le service, Eva a instauré une corvée ménage pour deux
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4 5 Celui-ci se trouve entre quatre bobines fixes 5 qui forment des champs magnétiques polarisés. Avec le même système d’attraction-répulsion que pour les aimants, le courant électrique
fournit une énergie mécanique afin de faire tourner l’induit à 1 500 tours par minute. A l’extrémité de celui-ci se trouve le pignon . 6 Ce dernier, par un système d’engrenages relié aux boggies [chariot
Photos : Léo Schmitt
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agents chaque semaine. « C’était un bazar monstre quand je suis arrivée. » Désormais, chaque lundi, ses collègues redoutent de voir le trait de stabilo rose sur leur nom, qui indique qu’ils devront passer le balai. Son vrai défi n’en reste pas moins de prouver que les femmes peuvent tout à fait exercer un métier manuel dans cet univers masculin. Car dès qu’il s’agit d’évolution de carrière, le sujet coince. « Il est encore compliqué pour les femmes de prendre du grade », constate Eva. Malgré tout, les mentalités commencent à évoluer. Pour cela, des actions sont organisées : lors de la journée de la femme, le 8 mars, des sketchs sur leur vie ont été mis en scène. Elle veut croire qu’une évolution professionnelle au technicentre est possible. Cette fille unique dit vite s’attacher aux gens mais elle raconte aussi avoir toujours été déçue. « Ici, c’est différent. J’ai trouvé une nouvelle famille. » Marie Privé
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à essieux situé en dessous des trains], entraîne les roues. Au technicentre, toutes les pièces sont vérifiées une par une. En cas d’usure trop sévère, les frettes de verre --7 sont remplacées. Ces deux pièces sont essentielles : elles maintiennent toute la partie mobile. Présent pour éviter l’agglomération de charbon dans le moteur, le téflon 8 est également contrôlé. Enfin la turbine 9 aura le droit, elle aussi, à un nettoyage complet. Elle permet d’aérer le moteur pour empêcher une surchauffe au-delà des 70 °C. Anaëlle Berre et Léo Schmitt
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Train-train quotidien
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Chaque jour, des centaines de cheminots remettent des rames à neuf. Un processus qui prend en moyenne un mois pour chaque voiture des RER C et D.
Le train dépouillé
Après être passé par un décrassage complet, ce wagon sort du grenaillage. La caisse a été poncée pour mettre le métal à nu. Elle retrouve sa couleur de départ : le orange. Elle va ensuite subir un traitement antirouille et sera entièrement repeinte. photo : léo schmitt
uu (Suite de la page 1) vis sont impossible à voler avec un tournevis de base et les systèmes de démontage sont camouflés », explique Yannick Perraud, responsable des études mécaniques. A Saint-Pierre, ils sont 150 ingénieurs à plancher sur le sujet. Il faut en moyenne trois mois pour qu’une rame complète soit comme neuve. Les ouvriers n’ont pas de temps à perdre. Dès leur arrivée au technicentre, les trains sont séparés en caisses. Les boggies, pièces comprenant les essieux et les moteurs, sont retirés. Ces caisses débutent ensuite leur processus de rénovation dans l’atelier.
Le premier jour est dédié au décrassage. « Vous voyez les stations de lavage pour les voitures ? Pour les trains c’est le même principe, mais en bien plus grand », s’en amuse Jean-Yves Uguen, responsable qualité de l’unité automotrices. Vient alors le temps du démontage. La caisse est mise à nu : cloisons, sièges et composants électroniques sont enlevés et seront intégralement remplacés. Puis, c’est l’heure du traitement de choc avec le grenaillage : le métal subit un traitement antirouille, ses brèches sont colmatées avec du mastic et la caisse est entièrement
repeinte. Si nécessaire, les techniciens y ajoutent un pelliculage, développé par les ingénieurs pour atténuer les dégradations humaines. Ce film transparent, de plus en plus utilisé, permet d’enlever les tags. Il suffit de tirer et hop ! Plus de graffitis !
Impossible d’éventrer un fauteuil
Ce combat contre les dégradations se retrouve dans tous les éléments composant une caisse. Depuis quelques années, les sièges sont ainsi composés de matériaux anti-lacération : impossible pour un cutter d’éventrer un fauteuil. Les fenêtres sont
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Sécurité avant tout
La rame de RER est presque prête. Mais avant de repartir vers la région parisienne, elle doit se soumettre à un dernier test, en dynamique (en mouvement), sur la voie. Les freins et l’électricité y seront contrôlés. La rame devra respecter 100 % des critères de sécurité. Sinon, elle sera renvoyée à l’atelier. photo : marie privé
Effacer les graffitis
Lorsqu’ils arrivent à Saint-Pierre-desCorps, en plus du vieillissement, les trains ont souvent subi des dégradations humaines (dont les tags font partie). Ils seront entièrement rénovés avant d’être remis en service. photo : jules xénard
La « clinique des trains »
Le centre de maintenance de Saint-Pierre-des-Corps est l’un des douze technicentres industriels de la SNCF en France. Il s’étend sur 15 hectares, dont 8 couverts d’ateliers. Il comprend également un faisceau de 13 voies sur 350 m. Il compte 1 100 collaborateurs. Il s’agit du premier employeur de la commune.
Combattre l’incivilité
Un ouvrier spécialisé dans la rénovation de fenêtres se charge du pelliculage des vitres, pour éviter le gravage vandale. Il incarne l’un des quarante-quatre métiers représentés au technicentre. photo : léo schmitt
Photo : jules xénard
également revêtues d’un film protecteur pour éviter qu’elles ne se couvrent trop rapidement de messages plus ou moins agressifs. « Mais deux semaines après la mise en service d’une rame rénovée, les pelliculages sont déjà à nouveau rayés », déplore Dominique Moreau, directeuradjoint du service chargé des vitres. S’il est alors plus simple et moins cher de changer le pelliculage que la vitre elle-même, les dégradations reviendront aussi rapidement avec un nouveau film protecteur… Pour des raisons de sécurité, la technique n’est pas applicable sur les fenêtres latérales
faisant office d’issues de secours. « Ces vitres sont souvent les plus abîmées », note l’ingénieur Yannick Perraud. Les cloisons intérieures peuvent également être poncées, afin de faire disparaître plus rapidement et à moindre coût les gravures. Une fois la caisse rénovée, il faut à nouveau la tester. Éclairages, portes et cabine de conduite sont passés au crible. Au programme : une phase de vérification statique pour contrôler freins et suspensions. Puis, les caisses sont réaccouplées. Un nouveau test, cette fois-ci en dynamique [en mouvement], est prévu pour évaluer
la résistance des attelages, ces pièces essentielles pour relier les rames entre elles. Il n’existe pas de répit au technicentre : « Quand un conducteur nous amène une vieille rame, il en repart obligatoirement avec une présentable », indique Henri Danger, assistant de la sécurité du personnel et de l’innovation. Plutôt méconnu des utilisateurs, ce long processus de maintenance et de rénovation leur permet de voyager en toute sécurité. Mais tout cela a un prix : 53 % du billet de train !
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Anaëlle Berre, Lucile Giroussens & Léo Schmitt
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Après le dernier voyage RECYCLAGE
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Après avoir circulé des années durant, les wagons de la SNCF attendent d’être détruits.
GV Paris-Tours, 16 h 17, à l’approche de Saint-Pierredes-Corps. Le paysage défile à travers la vitre embuée lorsque surgissent des wagons immobiles, tagués et abîmés. Longtemps, ils ont cheminé dans l’Hexagone, transportant passagers ou marchandises. Usés par le temps, leur devoir accompli, ils ont été mis de force à la retraite. Désormais, ils stationnent sur des voies de garage en attendant d’être tractés vers leur lieu de destruction.
Tous radiés !
Ils sont plus de quatre mille ainsi, répartis sur le territoire national. Mis bout à bout, ils formeraient une longue colonne de près de 90 km de long. Chaque rame a une durée de vie de quarante à soixante ans, au terme de laquelle la SNCF décide de sa mise horscirculation, c’est-à-dire de sa radiation. Une fois radiées, les rames doivent être acheminées vers l’un des trois sites
(Le Mans, Rouen ou Culoz) dans lesquels elles seront détruites ou transformées. Mais la quantité de matériels mis horsservice dépasse la capacité de traitement de ces centres, complètement engorgés. En moyenne, la SNCF écarte chaque mois du circuit « une centaine d’engins, alors qu’une cinquantaine seulement sont détruits sur la même période », détaille Stéphane Colson, chargé des radiations au technicentre de SaintPierre-des-Corps. En somme, sur deux wagons radiés, seul un va être détruit rapidement. Lorsque l’on longe les voies dans les environs de la gare de la cité communiste, stationnent ici et là wagons isolés et rames délabrées. Tous radiés ! Se faufilant à travers le ballast, la végétation a pris possession des lieux déserts. Autour, séjournent temporairement de nombreux convois de fret. Au loin, des cheminots, repérables à leurs gilets fluorescents, s’activent autour des voies. A quelques
photos : justine boutin / léo schmitt / marie prive
CES OUTILS QUI N’EXISTENT QU’AU TECHNICENTRE L’étuve à moteurs. Elle est caractérisée par sa chaleur. Au technicentre, on en trouve une grande qui permet de sécher les moteurs, une fois qu’ils sont passés à la machine à laver. Chaque partie du moteur est ensuite démontée et reste huit heures dans l’étuve, chauffée à 80 oC. Le transbordeur. Cet immense chariot jaune se déplace de manière transversale. Il permet de transporter les rames dans les ateliers de maintenance. A Saint-Pierredes-Corps, il y en a deux : ils exécutent 200 manœuvres par semaine.
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mètres d’eux, les TGV passent à intervalle régulier. Le frottement des roues métalliques sur les rails tranche avec le silence paisible des wagons oubliés. Quelques pas suffisent pour pénétrer dans l’ambiance désincarnée des voitures d’une rame esseulée. De part et d’autre de l’allée centrale, sont alignés les sièges ternis et poussiéreux, à tout jamais inoccupés. Armoire électrique ouverte, extincteur abandonné au sol… Les vestiges du passé sont nombreux.
« On y perd de l’argent »
Ces dernières années, c’est un véritable « tsunami de radiations » que doit affronter la compagnie ferroviaire, explique Guillaume Pourageaux, responsable national de la Cellule matériel radié (CMR). « La génération de trains mise en service au début des années 1970 est aujourd’hui vétuste, ce qui rend nécessaire son remplacement », précise Stéphane Colson. De nouvelles normes sur le retraitement de l’amiante ont allongé le délai entre la radiation et la destruction des rames. La SNCF aimerait bien éviter ce goulot d’étranglement, qui cause des ralentissements importants. Car les engins radiés en attente, depuis près d’une décennie parfois, occupent de la place, posent des problèmes de sécurité publique et ne sont pas du meilleur effet sur le bord des voies. Pour remédier à cet engorgement, un quatrième site de démantèlement est à l’étude. « Un appel d’offres a été lancé, mais les entreprises ne se bousculent pas au portillon, dès qu’il y a la contrainte de l’amiante », confie Guillaume Pourageaux. Des difficultés que rencontreraient aussi d’autres pays européens, selon lui. Avant d’être détruite, chaque rame se voit délestée de tous les éléments pouvant être réutilisés. Pour être acheminée jusqu’au site de démantèlement, chaque voiture doit être en état de rouler et de freiner. Mais la révision minimale indispensable n’est pas donnée... Au total, le processus de radiation et de destruction se chiffre à environ 30 000 euros par engin. « On y perd de l’argent, même en revendant certains matériels », déplore Guillaume Pourageaux. Auparavant, certaines voitures pouvaient être revendues, mais le durcissement des normes amiante y a mis fin. Restent les musées et les associations à la recherche de pans de la grande histoire du chemin de fer français. Récemment, une voiture a ainsi quitté Saint-Pierre-desCorps pour la Cité du train, à Mulhouse.
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Justine Boutin et Jules Xénard
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« Le matériel SNCF doit être mutualisé » INTERVIEW
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Jean-Michel Bodin est vice-président (PCF) de la région Centre, chargé des transports.
Depuis 2002, les régions assurent la gestion du service des trains express régionaux (TER). Auparavant, cette tâche revenait à la SNCF. Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? Désormais, la région définit ou redéfinit l’offre ferroviaire, ligne par ligne. Pour cela, elle passe régulièrement des contrats avec la SNCF, qui s’occupe au quotidien des infrastructures. C’est notamment le cas en région Centre. Une convention de partenariat avec la SNCF vient d’être renouvelée pour la période 2014-2020. L’objectif est d’une part de répondre aux besoins des usagers et d’autre part de multiplier par deux le nombre de voyageurs entre 2013 et 2020. Lors de la précédente convention signée pour la période 2007-2013, l’augmentation avait été de 12 %. Comment parvenir à cet objectif pour cette nouvelle période ? La SNCF doit travailler sur les points qui posent problème : le manque de
ponctualité, les suppressions de trains, les retards et les pannes. Cela doit passer par une meilleure anticipation de l’entretien du matériel et par une organisation du travail plus efficiente dans les ateliers. Pour maîtriser cela, nous avons mis en place un système de pénalités : si la SNCF ne respecte pas ses engagements, elle doit rembourser les voyageurs, sous certaines conditions, et verser de l’argent à la région. Avec le projet de réforme ferroviaire qui doit être examiné le 16 juin 2014 à l’Assemblée nationale, la gestion du matériel devrait changer... Actuellement, les régions financent environ 80 % du matériel ferroviaire. Le reste est pris en charge par l’Etat. A ce titre, les régions souhaiteraient en devenir propriétaires. Y êtes-vous favorable ? Non, la réforme ne changerait rien ! Les équipements sont déjà financés avec de l’argent public et cela n’empêchera pas
les inégalités. De manière caricaturale, nous sommes dans un système où les régions « riches » peuvent se payer un matériel moderne alors que les régions « pauvres » utilisent toujours un matériel vieux de 35 ans. Je pense que c’est la propriété du matériel ferroviaire par la SNCF qui favorise l’égalité d’accès des citoyens au transport. Selon vous, quelle pourrait être la solution pour atteindre l’égalité que vous prônez ? Il faudrait aller vers une mutualisation du matériel. Certaines régions ont des besoins en équipements, mais elles ne peuvent pas y répondre, car elles manquent de moyens financiers. Le principe serait donc de créer un pôle national qui permettrait à la SNCF de leur mettre du matériel à disposition. La réforme prévoit également la fusion de la SNCF et de Réseaux ferrés de France (RFF). Qu’en pensez-vous ? Le système ferroviaire français est très endetté. Aujourd’hui, RFF compte un déficit d’une trentaine de milliards d’euros. Au lieu d’investir dans les infrastructures, l’établissement essaie de rembourser ce déficit. Donc, le réseau ne peut être entretenu comme il le faudrait. La fusion des deux entités [SNCF et RFF] permettrait de remédier à ce problème. Ainsi, les accidents comme celui de Brétigny-sur-Orge [7 morts en juillet 2013] pourraient être évités.
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Propos recueillis par Marine Pelletier
photos: audrey vairé / marine pelletier.
Souvenirs d’un « Cadoux » Au technicentre de Saint-Pierre-desCorps, certains ouvriers sont dotés d’un surnom un peu particulier : les « Tope-là ». Employés sur le site avant 1983, ils ont lutté pour devenir des cheminots à part entière. Témoins d’une époque révolue, ils ont gardé leur signe distinctif : « Pour se saluer, on se dit “tope-là” avant de se taper dans les mains », explique Georges Lannier, ancien délégué du personnel pendant vingt-cinq ans. Créé en 1910, le site actuel appartient alors à la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans. Dix ans plus tard, ses
salariés participent massivement à la grève générale des cheminots. La sanction est sans appel : les ateliers sont fermés et ses ouvriers révoqués. Ils perdent leur statut de cheminot et passent entre les mains de différentes sociétés privées, jusqu’à Cadoux, en 1961. Embauché en 1970 comme chaudronnier, Georges Lannier se souvient d’une époque trouble : « Notre salaire était calculé sur notre productivité, et le travail bâclé. Les personnes qui montaient en grade avaient des affinités avec les chefs et ne pouvaient être syndiquées. »
Chez Cadoux, il acquiert le goût de la lutte et des manifestations. Il rejoint alors rapidement le syndicat CGT et est de toutes les batailles. Les salariés vivaient la situation comme une punition : « Notre matériel était uniquement destiné à la SNCF, il n’y avait pas de concurrence et les bâtiments appartenaient à la compagnie ferroviaire. On travaillait pour “eux”, sans bénéficier du statut de cheminot. » Grèves, manifestations, blocage de l’autoroute, soutien de la mairie de Saint-Pierredes-Corps... Rien n’y fera. La lutte prend fin en 1983, deux ans après l’arrivée au pouvoir de
la gauche. « Avec deux camarades, on est montés sur le toit pour enlever l’enseigne de Cadoux. C’était une vraie victoire. » Une seule de leurs revendications n’aura pas trouvé satisfaction : leurs années Cadoux resteront comptabilisées comme telles. Un vrai désavantage pour leur retraite. Pour Georges Lannier, une chose est sûre : les anciens « Tope-là » partagent aujourd’hui une histoire commune, même si « nous ne sommes pas nostalgiques de cette époque, au contraire. » Restent les souvenirs d’une longue bataille. •
Audrey Vairé
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La solitude de l’aiguilleur
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L’aiguilleur indique la bonne direction aux trains, une lourde responsabilité.
erdu au milieu des rails, le bâtiment gris, tagué par endroits, semble abandonné. Pourtant, le poste no 1, situé sur la petite commune de La-Ville-auxDames, n’est jamais vide. Jour et nuit, une présence veille. Les aiguilleurs sont aux aguets. Bruno Ragun a 54 ans dont trente-six passés à la SNCF. Cet agent de circulation ferroviaire, n’a qu’un objectif : aire circuler les trains en toute sécurité. « Dans ce métier, mon obsession c’est l’aiguillage », s’amuse-t-il. Chaque jour, il voit passer des centaines de wagons du haut de son poste d’observation. Dans la petite salle où il passe ses journées, cohabitent un lavabo, un four à microondes et une quarantaine de leviers. Les manettes 17, 19, 22, 24, 26 manquent à l’appel, enlevées au fil du temps et des changements sur les rails. Lorsqu’un train est sur le point de passer, l’aiguilleur actionne certains leviers. A distance, la lame de « l’aiguille » ( l’aiguillage dans le langage des cheminots ) se déplace alors, modifiant la trajectoire du train. Un système qui tend à disparaître. Le poste no 1 est unique en son genre car « hybride » : les vieux leviers mécaniques de 1945 côtoient le système électronique des années 1960.
Stress et isolement
Ce matin, tout est calme. Ni retard, ni un animal sur les rails, ni une anomalie sur la voie. « Notre travail est de veiller à la sécurité de chacun – passagers, cheminots et ouvriers – tout en trouvant des solutions rapides pour que les trains passent. » Les aiguilleurs travaillent dans un vacarme constant. Outre le bruit des wagons et le gong qui signale leur passage, retentissent les sonneries stridentes de quatre
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LES MÉTIERS
Les freinistes
Ces techniciens s’occupent du système de freinage des trains. Il s’agit d’un dispositif sécuritaire puisque les freins s’actionnent automatiquement en cas de problème. Le procédé est particulièrement complexe. Les connaissances sont longues à acquérir et une formation interne de six ans est nécessaire. A SaintPierre-des-Corps, ils sont onze à exercer ce métier.
Les agents de mouvement téléphones. D’une radio sort péniblement un air de musique classique, qui contraste avec le tumulte ambiant.
Une journée peut commencer à 4 h
« Ce métier n’est pas fatiguant physiquement mais le rythme et le bruit sont éprouvants », témoigne l’agent de circulation. Après 26 ans au poste no 1, il éprouve une certaine lassitude. Sa journée peut commencer à 4 h comme à 20 h. De 8 h à 16 h, la densité de la circulation rend nécessaire l’aide d’un collègue. « A deux, nous pouvons nous entraider, vérifier ce que fait l’autre, prendre les décisions conjointement. En cas d’urgence, chacun souhaite obtenir des informations : les conducteurs, les régulateur, etc. » La solitude comporte des inconvénients, l’agent de circulation en convient. « Huit heures tout seul, c’est long, mais l’avantage c’est qu’on ne s’engueule avec personne », sourit-il. Etre aiguilleur n’est pas donné à tous. « Nous devons passer des tests psychotechniques, afin de s’assurer que nous pouvons être efficaces à tout moment. Il faut être réactif, même lorsqu’on est seul à 2 h du matin et que le sommeil manque. » Et lorsque les caprices climatiques s’en mêlent, l’aiguilleur devient un homme de terrain. Avec la tombée des feuilles en automne, la neige et le gel en hiver, le moteur des aiguilles cesse parfois de fonctionner. A plusieurs reprises, Bruno Ragun a dû se rendre sur les voies, en urgence, afin de manœuvrer l’aiguille manuellement. Une pièce défectueuse et c’est l’accident. La défaillance d’une éclisse, le 12 juin 2013, a entraîné le déraillement d’un train à Bretigny-sur-Orge. Bilan : sept morts. « Une catastrophe annoncée, pour le cheminot. L’état de l’infrastructure était désastreux. Les conducteurs avaient signalé depuis quelques temps
Lorsque les trains arrivent au technicentre, les rames sont séparées les unes des autres. A ce moment-là, les agents de mouvement interviennent : ils sont chargés de les déplacer jusqu’aux différents ateliers. Pour cela, ils disposent d’un outil : le transbordeur (voir page 6). Le métier d’agents de mouvement recouvre trois postes : le conducteur du transbordeur, le caleur qui doit garantir que le wagon est correctement placé sur l’engin. Un ouvrier se charge, enfin, de régler les câbles pour poser les rames sur le transbordeur.
Les spécialistes des boggies
Les boggies sont des chariots à essieux, fixés en dessous des trains. Grâce à eux, un wagon peut prendre les virages et courbes. Au technicentre, des agents de maintenance spécialisés dans la récupération de boggies enlèvent les moteurs et les essieux de ces chariots. Puis, ils envoient ces pièces détachées aux différents ateliers où elles seront rénovées.
que l’endroit bougeait énormément. » La vérification du matériel ferroviaire se fait en théorie tous les six mois. Peu à peu, les conditions de travail changent. Les postes d’aiguillage sont amenés à disparaître. Les régulateurs de trafic tourangeaux commandent déjà les aiguilles de plusieurs tronçons de la région à l’aide d’un système informatique centralisé. « A terme, l’ensemble de la gestion du réseau ferroviaire sera réparti dans cinq ou six endroits en France. Cela va réduire considérablement les effectifs. » En cas d’urgence, les cheminots se trouveront alors à plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres. Une difficulté de taille pour intervenir rapidement sur les voies.
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Toinon Debenne.
photos : toinon debenne
REPORTAGE
juin