14 minute read

AU CŒUR DU DÉMOCRATIE-BUSINESS

ENQUÊTE

DÉMOCRATIEAU COEUR du BUSINESS

Advertisement

LA DÉMOCRATIE À TOUT PRIX

DES ENTREPRISES NUMÉRIQUES SE SONT SPÉCIALISÉES DANS LA CONCEPTION ET LA COMMERCIALISATION D’OUTILS DESTINÉS À FAVORISER LE LIEN ENTRE CITOYENS ET POLITIQUES. ENQUÊTE SUR UN BUSINESS PAS TOUT À FAIT COMME LES AUTRES.

[ PAR BARBARA GABEL, TANGUY HOMERY ET JULIETTE MOREAU ALVAREZ ]

uatre-vingt-dix-centimes par an. Une baguette de pain par personne et par an; voilà le prix de la démocratie participative. « Au-delà du coût du logiciel et de son utilisation, l’assistance de la civic tech nous est nécessaire», décrit Jean-Marc Bougon, directeur général des services de la ville de Figeac (Lot). Ces dernières années, des dizaines d’applications ont émergé sous forme de start-up de civic tech. Un concept large qui désigne tous les outils numériques favorisant l’engagement du citoyen. Experts de la participation citoyenne et jeunes start-up ont flairé un nouveau marché, un business de la démocratie. Jean-Marc Bougon travaille avec Vooter. Cette start-up lui loue depuis deux ans une plate-forme numérique clé en main pour 9000 euros par an, sur laquelle

2500 €

C’est le coût maximum, par mois, que peut atteindre un package numérique pour une collectivité.

les citoyens sont invités à répondre aux interrogations du maire et à donner leur avis sur les politiques publiques. Un outil technologique qui se veut partici patif, favorisant le dialogue entre élus et citoyens. La réunion publique d’hier est devenue la consultation numérique d’aujourd’hui. En cette année d’élections municipales, crowdfunding, applications citoyennes et autres plates-formes de réseaux sociaux numériques ont le vent en poupe. Les Français sont de plus en plus adeptes de la démocratie participative en ligne. Une solution qui permet de pallier le manque de temps des citoyens pour participer à la vie locale. À Toulouse, selon une enquête municipale, cette ab sence de temps empêche les habitants de participer aux politiques publiques. De même au Perray-en-Yvelines, où 70 % des habitants pointent du doigt ce pro blème.

START-UP NATION En 2019, l’application Neocity s’est classée dans le top 50 des start-up GovTech (technologies transformant les services publics) selon l’agence PUBLIC France [facilitateur de liens entre start-up et État]. La même année, sa concurrente Fluicity s’est placée au 77 e rang dans le classement de Challenges des 100 startup où investir. « En France, la démocratie participative s’est développée dans une logique d’offre, explique Clément Mabi, chercheur à l’université de Compiègne et spécialiste des questions d’expérimentation démo cratique. Progressivement, un segment de la participation s’est spécialisé dans le numérique. » Dès lors, de nombreux outils ont vu le jour. Certaines initiatives sont complètement gratuites, comme

La démocratie a un coût: 4millions d’euros pour la Convention citoyenne pour le climat.

Communecter, un réseau social mettant en relation maires et habitants. Mais la plupart sont payantes. Les start-up se sont diversifiées : en plus de proposer une plate-forme de consultation, elles forment désormais les agents territo riaux, développent des logiciels spécifiques, et aident à la communication et à la création d’une communauté. Certaines facturent également l’accès à leurs données. Un « package » pouvant atteindre 2500 euros par mois pour les grandes collectivités. Les entreprises adaptent leurs tarifs en fonction des besoins de leurs clients. « On fournit un outil mais aussi de l’ac compagnement. La taille des territoires fait varier les prix ainsi que le nombre de problématiques de la collectivité », défend Dimitri Delattre, cofondateur de

Les start-up du numérique ont flairé le bon filon. Leurs outils de participation citoyenne se déclinentmaintenant sur smartphone.

Vooter. L’entreprise Decidim propose par exemple de porter une plate-forme propre à la collectivité territoriale. Dans le département de la Loire-Atlantique, le site participer.loire-atlantique.fr com plète les réunions publiques, les ateliers et les enquêtes déjà mis en place. « Le retour des citoyens est très positif et on a prévu une évaluation cette année », note Hervé Corouge, vice-président chargé de la jeunesse et citoyenneté au département. Les villes sont prêtes à y mettre le prix. « Les collectivités ne disposent pas de ces compétences en interne. Une entreprise peut pratiquer des tarifs élevés pour des prestations de qualité », précise Clément Mabi. Marie-Noëlle Guyomard, res ponsable de gestion citoyenne à Lanester (Morbihan), raconte com ment sa ville de 22600 habitants a été démarchée en 2015 par Antoine Jestin, cofondateur d’ID City. « Comme on a été parmi les premiers à utiliser l’outil, il nous ont fait une sorte de “prix d’ami”. », s’explique-t-il. Soit, 7500 euros par an. Pour Alice Mazeaud, coauteure, avec Magali Nonjon, du livre Le Marché de la démocratie participative (éditions du Croquant, 2018), l’émergence des start-up a permis d’abaisser les coûts des dispositifs participatifs. « Avant, un budget participatif coûtait du temps et de l’argent. Aujourd’hui, le citoyen peut se prononcer en un clic », estime-t-elle. D’autres professionnels résistent à la démocratie participative numé rique et misent sur la proximité avec les collectivités locales. C’est le cas de Marie-Catherine Bernard, direc trice de Palabreo, une petite agence de concertation parisienne. Pour elle, « les civic tech ont occupé le devant de la scène avec l’idée magique que ça toucherait les jeunes. Mais la pro messe n’est pas tenue, car on ne peut pas débattre via le numérique. »

BUSINESS FLORISSANT Combien coûte concrètement l’organisation d’un débat ? On peut mener une concertation sur moins d’un an en comptant la préparation, le débat et le compte-rendu pour moins de 25000 euros hors taxe. Mais les tarifs avoisinent plutôt les 30000 à 35000 eu ros. Et encore, sans compter la communication… Si les civic tech semblent favoriser l’émergence de la participation citoyenne, les collectivités font appel à d’autres entreprises depuis de nombreuses années, à l’instar de Palabreo. Elles proposent des conseils et outils en matière de démocratie participative. Cette professionnalisation a notamment donné naissance au master 2 « ingénierie de la concertation » à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Son responsable, le politologue Loïc Blondiaux, reconnaît la logique marchande de ce domaine : « Qu’il y ait un business derrière les démocraties participatives est une évidence. Depuis une vingtaine d’an nées, des agences travaillent sur ces problématiques. » Deux d’entre elles se distinguent : Missions Publiques et Res publica. Elles ont été retenues pour organiser et ac compagner les débats de la Convention citoyenne pour le climat. Difficile de savoir combien ces spécialistes de la participation touchent exactement. Sur un budget total de 4 millions d’euros, les organisateurs de la Convention affir ment que 26,3 % sont dédiés à l’animation, soit plus de 1 million d’euros. ➜

LA CIVIC TECH TOUT LE MONDE S’Y MET ! LES POUVOIRS PUBLICS CONSACRENT UNE PARTIE CROISSANTE DE LEUR BUDGET AUX OUTILS NUMÉRIQUES DE PARTICIPATION CITOYENNE. LE GRAND DÉBAT ET LA CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT ONT AINSI GÉNÉRÉ DES DÉPENSES INÉDITES. [ TEXTES ET INFOGRAPHIES PAR JULIETTE MOREAU ALVAREZ ]

100%

90%

80%

70%

60% 50%

40%

30%

20%

10% 0%

RÉGIONS ET MÉTROPOLES PREMIÈRES CONVERTIES Les sept sessions de la Convention citoyenne pour le climat qui s’achèvera en avril coûteront au Conseil économique, social et environnemental (Cese) 4 millions d’euros. Soit 9,52 % du budget total annuel du Cese. Le défraiement et la prise en charge globale des 150 membres sont à l’origine de la majorité des coûts.

Bien que la civic tech soit de plus en plus utilisée par les collectivités territoriales, elle n’est pas encore présente dans tous les budgets. En 2018, sur 39070 collectivités locales, seules 157 se sont dotées d’outils numériques de participation citoyenne, soit 0,4 % d’entre elles. Mais 81,8 % des métropoles et 71,4 % des Régions

RÉGIONS INTERCOMMUNALITÉS

DÉPARTEMENTS MÉTROPOLES (Intercommunalités de +400000habitants) Source: Enquête OpenCitiz/Banque des territoires (2018)/Illustration: Freepik

4 MILLIONS D’EUROS POUR SAUVER LE CLIMAT en sont équipées.

Pour en savoir plus sur la Convention citoyenne pour leclimat, rendez-vous page 20.

6200000 €

VILLES VILLES de +100000hab. de -5000hab. VILLES entre 5000 et 100000hab.

Source: Conseil économique, social et environnemental (Cese)

n Prise en charge des membres: 29,8% n Animation de la convention: 26,3% n Logistique et accueil des membres: 18,3% n Communication: 9,8% n Tirage au sort des membres: 7,0% n Appui à la gouvernance: 6,1 % n Prise en charge des experts: 2,5% n Compensation carbone: 0,2%

3100000 €

1700000 €

MINISTÈRE DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE SERVICES DU PREMIER MINISTRE MINISTÈRE DE L’ÉCONOMIE 1000000 €

AUTRES MINISTÈRES DONT CELUI DE L’INTÉRIEUR GROS BUDGET POUR UN GRAND DÉBAT Le Grand débat fait partie des projets de participation citoyenne les plus coûteux initiés en France. Douze millions d’euros ont été investis par le gouvernement, soit 0,17 euro par Français. C’est moins que ce que coûte en moyenne la démocratie participative à une commune (0,90 euro par habitant et par an). Mais comme seules 1,5 million de personnes ont participé au Grand débat, l’investissement revient à 8 euros par participant.

Les élus des communes, des départements et des Régions sont les premiers clients des professionnels de la participation.

➜ « Cet événement demande beaucoup d’investissement et de travail », justifie Sophie Guillain, directrice géné rale de l’agence Res publica. Elle ajoute : « Nous préparons chaque session mi nute par minute, organisons la venue des personnalités, animons les débats et échangeons à distance avec les citoyens entre les sessions. »Pour les experts de la participation citoyenne, pas question d’associer la démocratie participative à un business. « Nous répondons à un be soin crucial de démocratie dans les décisions publiques », appuie la consultante de Res publica. La plupart des acteurs croient en ce qu’ils proposent. Mais pas tous : « Dans les années 1970, les outils participatifs ont été développés par les franges de gauche pour défendre une vraie cause, explique Alice Mazeaud, auteure. Aujourd’hui, de nombreuses procédures participatives sont décon nectées d’un objectif politique et les professionnels ont intérêt à entretenir l’offre pour survivre. »

UN RISQUE DE CONCENTRATION Constamment à la recherche d’experts de la participation, les régions, dépar tements ou communes jouent un rôle important dans la structuration des pra tiques professionnelles. Ces collectivités représentent l’essentiel des marchés pu blics. Attention toutefois à ne pas surestimer l’ampleur de ce marché. Si les professionnels se multiplient, il s’agit bien souvent d’« acteurs spécialisés dans la communication publique ou de spécia listes en urbanisme qui ont étendu leurs compétences », selon Loïc Blondiaux, politologue (lire page 13). Désormais, la concertation fait partie de l’offre clas sique des bureaux d’études et des entreprises d’ingénierie. Parmi les quatre plus grands groupes d’audit financier au monde, deux d’entre eux ont même commencé à se positionner sur le mar ché : Ernst & Young et KPMG. « Quand KPMG a compris que le secteur public représentait 60 % du PIB, il a saisi un intérêt à participer au développement des politiques publiques », explique Erwan Keryer. Ce directeur-associé chez KPMG est le cofondateur de l’entre prise de conseil en secteur public Eneis, rachetée par le groupe KPMG en 2018. « Nous conseillons et accompagnons les collectivités de A à Z pour choisir la bonne plate-forme numérique et leur permettre d’organiser une concertation avec leurs citoyens : la moyenne tourne autour de 25000 à 35000 euros. » De la concertation publique à la réalisation du projet urbain, tous ces nouveaux presta taires voient la participation du citoyen comme un marché à conquérir. Mais le risque de concentration est grand. C’est déjà le cas mais ça va être encore plus flagrant. « Seules une ou deux sociétés vont finir par emporter tous les grands marchés », prédit Clément Mabi. D’autres acteurs tentent malgré tout de se faire une place, comme FixMyStreet, une plate-forme qui permet aux citoyens de signaler des problèmes au sein de leur commune. Pour la chercheuse en sciences politiques Alice Mazeaud, ces outils relèvent bien de la démocratie par ticipative : « On peut mettre tout ce que l’on veut derrière ce terme, dès lors qu’il est entendu comme “la volonté d’asso cier les citoyens à la prise de décision publique”. Du signalement des dégrada tions dans votre rue, en passant par un projet urbain de votre quartier en 2030 jusqu’à l’atelier citoyen sur la politique climatique de votre ville, tout relève de la procédure participative. »

ALIBI DÉMOCRATIQUE Face à cette mode, les professionnels de la participation cherchent à asseoir leur légitimité. C’est auprès des collectivités locales, leurs principaux clients, que les professionnels exercent leur lobbying. Créé au début des années 2000, l’Institut de la concertation et de la participation citoyenne (ICPC) rassemble des agences de concertation, praticiens et comman ditaires. Parmi ses missions, l’ICPC affiche sur son site Internet la volonté d’« améliorer la visibilité du champ de la participation aux yeux des décideurs publics ». Les professionnels de la participation se présentent comme des intermédiaires in dispensables entre les élus et les citoyens et mettent en avant leurs compétences. «Certes, on s’éloigne de l’idéal de base si vous considérez la participation des citoyens comme quelque chose de spon tané. Mais la démocratie participative est beaucoup plus puissante quand elle est organisée par des professionnels», ➜

veut croire Claire Jouanneault, consultante indépendante et coorgani ➜ satrice du groupe local Loire-Atlantique de l’ICPC. La demande de participation tend désormais à devenir l’alibi d’un mar ché de la démocratie participative, ce qui pousse les professionnels vers une logique d’offre. « Les collectivités ne demandent par leur avis aux citoyens pour développer des outils participatifs, elles font le pari de répondre à une de mande », analyse le chercheur Clément Mabi.

CIVIC TECH OU CIVIC BUSINESS ? Après le mouvement des Gilets jaunes, le Grand débat, initié par le le président Macron et lancé en janvier 2019, s’est imposé comme un modèle de démocra tie participative. Plus de 10000 réunions locales ont été organisées et près de 2 millions de contributions en ligne ont été recueillies. Sébastien Lecornu, l’un des ministres coordinateurs de l’événe ment, a indiqué avoir récupéré un total de 12 millions d’euros. Dont quelques 10 % pour la seule plate-forme dévelop pée par Cap Collectif. Avec un chiffre d’affaires qui a doublé chaque année depuis sa création pour frôler les 1,5 million, en 2018, cette start-up fondée en 2014 est l’une des civic tech les plus en vue. L’entreprise, qui emploie une trentaine de salariés, a fondé sa notoriété sur la réalisation de plates-formes de budgets participatifs utilisées par de nombreuses mairies. « Cet outil a incontestablement joué un rôle dans le développement des budgets participatifs », prétend Cyril Lage, le fondateur de Cap Collectif. Mais l’entre prise ne collabore pas seulement avec des institutions politiques publiques. Un tiers de son chiffre d’affaires provient de contrats avec des acteurs privés ou associatifs. « On ne devrait pas pouvoir travailler de la même manière avec des collectivités qu’avec des entreprises », dénonce Quitterie de Villepin, fonda trice du mouvement citoyen #MaVoix et auteure d’une virulente tribune parue dans Médiapart contre le fonctionne ment de Cap Collectif en 2019.

AVEC OU SANS ÉLUS Avec d’autres défenseurs du logiciel libre, elle regrette la décision de Cap Collectif de ne pas ouvrir son code source, qui permet de faire fonctionner la plate-forme. « N’importe quel outil au service des citoyens, doit pouvoir être transparent pour être utilisé », pour suit-elle. Cyril Lage rejette en bloc cette critique. « Je n’ai jamais entendu un ci toyen dans ma vie refuser de participer parce que la plate-forme n’était pas open source », assène le chef d’entreprise, qui rappelle que peu de citoyens sont

« Qu’il y ait un business derrière les démocraties participatives est une évidence», selon Loïc Blondiaux.

capables de déchiffrer un code informa tique. Cap Collectif tient à défendre son modèle. « Le fait d’être maître de notre logiciel nous permet de ne pas céder à un politique qui voudrait supprimer des fonctionnalités à son avantage, pour évi ter de voter contre certains projets par exemple », se justifie le fondateur de Cap collectif. Il nous assure avoir reçu à plusieurs reprises des demandes de ce type. Cette position dérange Valentin Chaput, cofondateur d’Open Source Politics, entreprise concurrente de Cap Collectif. « Je refuse de m’en remettre aux décisions d’une entreprise qui dé ciderait, pour les autres, des règles du jeu», argumente-t-il, préférant la légiti mité des élus pour fixer le fonctionnement d’une consultation. De son côté, Open Source Politics pro pose aux collectivités un logiciel libre et adaptable en fonction des besoins. Concrètement, cela signifie que toutes les collectivités participent au dévelop pement d’un même logiciel. Lorsqu’une fonctionnalité est créée pour une mairie, toutes les autres peuvent l’utiliser. Malgré leurs différences, Cap Collectif et Open Source Politics par tagent un point commun: leurs tarifs, d’environ 12000 euros par an pour une collectivité. « La démocratie participative a un coût dérisoire comparé à celui de l’Assemblée, des élections, ou même du référendum », rappelle Loïc Blondiaux. Une élection présidentielle coûte en effet 250 millions d’euros à l’État et le référen dum de 2005 a été évalué à 130,6 millions d’euros. « Critiquer le coût revient à dire que les dispositifs participatifs sont accessoires voire inutiles, conclut le politologue. Il faut investir dans ces outils pour permettre à la démocratie de fonctionner. » Parce que tout a un prix, même la démocratie. n

This article is from: