La brousse du Rove

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Mayalen Zubillaga

BROUSSE DU ROVE, l’appel des collines


© Les Éditions de l’Épure, Paris, 2018


Mayalen Zubillaga

BROUSSE DU ROVE, l’appel des collines

Photographies – Vincent Augier et Mayalen Zubillaga


Un exercice de style et d’amitié par Hervé Mons – fromager affineur, Meilleur Ouvrier de France

La brousse du Rove, un doigt de fée. Tout commence avec l’animal et son lien avec l’environnement, la conduite du troupeau par le berger, puis la traite au calme, sans chahut, où chaque chèvre attend son tour pour délivrer son trésor de lait. La brousse, fromage frais aussi simple que savoureux, est ensuite obtenue presque par miracle. Le lait est un incroyable cocktail de nutriments dont les humains cherchent, depuis des milliers d’années, à prolonger la conservation dans le temps. C’est toute l’histoire de nos fromages et, aujourd’hui,la majorité des fromageries sont équipées d’instruments de pointe pour optimiser les process de fabrication, notamment la première phase qui consiste à faire coaguler le lait. La brousse du Rove, elle, est un exercice de style empirique. La recherche d’excellence est tout aussi décisive, mais ici, les moyens techniques sont remplacés par une combinaison d’expérience et de ressenti : subtile alchimie qui met tous les sens à contribution pour évaluer le moment crucial où le lait, chauffé, est prêt à recevoir les quelques gouttes de vinaigre d’alcool qui vont le faire floconner. J’admire depuis longtemps l’intelligence intuitive et instinctive de ces chevriers-fromagers qui, jour après jour, apportent leur touche personnelle à ce produit échappant ainsi à toute standardisation. Mais la brousse du Rove est surtout une aventure humaine, portée à bout de bras par des hommes et des femmes qui, faisant naître un formidable mouvement solidaire, ont maintenu cette tradition avec pugnacité, passion et enthousiasme. Ils ont tous du caractère – tantôt impulsif, tantôt raisonné – mais tous sont extraordinaires. Auprès d’eux, j’ai appris et j’apprends toujours. C’est une véritable


école de la vie. Certains sont devenus des amis au fil du temps et j’ai eu le privilège d’être accueilli chez eux comme un membre de la famille. Je me souviens d’un bambin tirant le pis d’une rove pour essayer de boire son lait : la chèvre le laissait faire, le chien surveillait la scène avec placidité, les parents rigolaient. Scène tendre et intemporelle, instant suspendu qui, même après plusieurs tours du monde, me touche toujours infiniment, comme un retour permanent aux racines qui sont aussi les miennes. Quand les chevriers m’ont demandé de préfacer cet ouvrage, j’ai été profondément honoré. Celui-ci porte la mémoire de ce que l’homme est capable de faire quand il croit en quelque chose.

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ENTRE LE ROVE ET LA ROVE, LA CONSTRUCTION D’UN TERROIR André Gouiran surveille son troupeau dans la colline qui s’élève au-dessus de la commune du Rove, tout près du quartier marseillais de L’Estaque. Difficile de soupçonner, du haut de l’autoroute qui surplombe un étang de Berre depuis longtemps défiguré par l’industrie pétrochimique, cette immensité aride et vallonnée qui se jette dans le saphir cristallin des eaux de la Côte Bleue. « Une terre faite de caillasse et de salinité », résume André. D’un côté, la montagne Sainte-Victoire dessine une Provence continentale autour de son ancienne capitale, Aix-en-Provence. De l’autre, Marseille étire sa lumière méditerranéenne du sommet de la Bonne Mère jusqu’aux ricochets de l’archipel du Frioul. Quatre cents chèvres aux cornes torsadées pâturent sans relâche les broussailles de la garrigue, indifférentes à l’ardeur du soleil de juin. C’est avec leur lait que, comme chaque jour de février à octobre, Marie-Ange Gouiran fabriquera demain sa collection quotidienne de brousses du Rove, petits fromages frais et fermiers vendus dans des faisselles en forme d’étroits cônes tronqués.

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« D’après des recherches généalogiques, nous sommes chevriers de père en fils au Rove depuis 1410 », raconte André. Blotti entre Marseille et Ensuès-la-Redonne, le village abrita en effet pendant plusieurs siècles une importante communauté chevrière. Les brousses étaient écoulées dans la région et notamment la grande cité voisine, Marseille, où les Rovenains1 se rendaient régulièrement en passant par la chaîne de la Nerthe, massif de collines calcaires reliant L’Estaque à Martigues. En 1963, dans La cuisine provençale de tradition populaire2, René Jouveau écrivait : « À l’ouest de Marseille, s’étend cette région pierreuse qui porte le nom du Rove […]. Autrefois, les troupeaux de chèvres y pullulaient littéralement. C’est leur lait qui servait à faire les fameuses brousses du Rove […] on les vendait dans les rues au son d’une trompette […]. Comme elles ne se conservent pas, elles étaient préparées dans la nuit avec la traite du soir et vendues dans la matinée suivante. Elles étaient si estimées des gourmets que, dans certains grands restaurants de Marseille […], les habitués se faisaient réserver, en se mettant à table, une brousse, avant même de commander leur déjeuner, de peur qu’il n’y en ait pas à l’heure du dessert. » Les anciens se souviennent des scènes pittoresques de vente ambulante, à la criée, quand « broussiers » et « broussières » parcouraient les rues, un panier suspendu au bras, cornant et criant pour annoncer leur arrivée. Jusqu’aux années 1970, leur appel retentissant – « Lei brousso doù Rove ! Les brousses du Rove ! » – faisait partie de l’ambiance sonore des rues phocéennes. Les brousses, égouttées dans des moules en osier puis en fer jusqu’à ce que le cornet en plastique s’impose, étaient démoulées directement dans les assiettes et plats des clients. « Autrefois, du temps de mon enfance, à la tombée du jour, Clovis, le marchand de brousses, arrivait dans sa Citroën, racontait Paul Lombard dans son Dictionnaire amoureux de Marseille3. […] L’aigre

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Sur les hauteurs du Rove, avec André.

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turlututu de sa minuscule trompette nous faisait courir à la fenêtre. […] En bas, c’était la fête. Les enfants arrivaient de toutes parts en criant ; les mères suivaient, les sous à la main. Clovis se démenait comme un diable pour servir son monde, ajoutant toujours à la commande un généreux bada – un supplément inespéré dans le jargon marseillais. […] Nous remontions nos trois étages avec précaution, attentifs à ne rien renverser, essayant d’attraper en douce un brin de cette douceur. » Petit à petit, pourtant, le cri des broussiers disparut des rues de Marseille, où reste seulement de cette comédie urbaine l’expression « à l’heure des brousses », qui qualifie une heure tardive. Si d’autres producteurs, néoruraux, se sont progressivement installés un peu partout en Provence pour fabriquer d’authentiques brousses, seule la famille Gouiran – André, Marie-Ange et leurs deux fils, Franck et Marc – fait perdurer au Rove l’héritage du glorieux fromage. « En 1956, mon père a été mobilisé pendant plus de deux ans en Algérie, témoigne André. Quand il est revenu, de plus en plus de bergers partaient travailler à Marseille. Il y avait des embauches, notamment chez les dockers : le travail était déjà mécanisé et moins difficile que celui de berger, avec en plus de bons salaires et des congés payés. Comme on était à côté d’une ville importante, c’est allé vite : le Rove était en train de changer de visage. » Devenue rare, la brousse conserva toutefois sa notoriété au fil des décennies, pour le meilleur et pour le pire : sur les marchés et dans les grandes surfaces, on se mit à trouver des « brousses du Rove » qui n’en avaient que le nom, élaborées avec des laits indifférenciés – chèvre, brebis, vache – et parfois issus d’élevages intensifs. « J’étais dépositaire de la marque “véritable brousse du Rove pur chèvre”, mais

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ça ne suffisait pas à arrêter les imitations, se souvient André. Il fallait que la brousse du Rove soit protégée par une appellation. Or, on ne peut pas y prétendre en étant seul. » Le dernier berger du Rove faisait alors partie de l’Association de Défense des Caprins du Rove, toujours active aujourd’hui. À La Roque-d’Anthéron, face aux contreforts du Luberon, le chevrierfromager François Borel raconte : « On se connaissait tous par rapport à la chèvre du Rove. Quand André a évoqué une protection de la brousse, on l’a suivi sans hésiter. Ce n’était pas pour des raisons économiques, car aucun de nous n’a jamais eu de mal à écouler sa production : l’enjeu, c’était de défendre la dimension culturelle et historique de ce produit rare et recherché dans la région. » En 2007, un premier courrier était envoyé à l’Institut National de l’Origine et de la qualité (INAO) pour demander une Appellation d’Origine Contrôlée (AOC). Commençait alors une épopée d’une dizaine d’années pour obtenir le précieux sésame. Premier défi : identifier un territoire clairement délimité, l’AOC étant, comme l’AOP qui est son extension européenne4, un signe d’identification basé sur la notion de terroir. Entre attributs naturels, culturels et humains, ce dernier désigne, pour le géographe JeanRobert Pitte, « une portion relativement homogène d’espace rural large ou limitée, aux contours parfois strictement définis […], parfois plus flous […]. Sa définition et ses limites varient dans le temps, au gré du bon vouloir des hommes. […] Dans le contenu d’un terroir, entrent un certain type de sol, un microclimat, des disponibilités en eau et surtout un savoir-faire paysan, perfectionné de génération en génération ou récent, mais révélant toujours une facette des potentialités de l’espace considéré. […] Le marché de consommation joue également un rôle majeur ».5

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Or, malgré leurs inévitables points communs, les fermes des bergers-producteurs de brousse du Rove sont situées sur des territoires aux caractéristiques nuancées, sans frontières évidentes ou tranchées6 : comment énoncer de façon précise ce qui relie l’aridité dépouillée des garrigues du Rove ou de Septèmes-les-Vallons et les collines, sèches mais boisées, du parc naturel régional des Alpilles ou de Mimet ? C’est finalement le chêne kermès (Quercus coccifera), arbuste buissonnant aux petites feuilles coriaces et piquantes, typique des roches calcaires de basse altitude, qui fut choisi comme dénominateur commun. Si le Rove reste le berceau historique de production et de notoriété de la brousse du Rove, l’aire géographique de la toute jeune AOC, dont le décret vient d’être publié au Journal Officiel7, couvre ainsi le département des Bouches-du-Rhône et déborde sur l’extrémité sud du Vaucluse et l’ouest du Var. La brousse du Rove, qui sera bientôt la quarante-sixième AOP fromagère française et la quinzième en fromage de chèvre, n’est donc pas forcément fabriquée au Rove. Mais à Cuges-les-Pins comme à La Roque-d’Anthéron, Septèmes-les-Vallons, Mimet, Meyreuil, Mouriès ou Les Baux-de-Provence, elle est toujours élaborée selon les exigences de l’AOC brousse du Rove, qui entérine les pratiques séculaires des éleveurs de chèvres du Rove.

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