Grand cru déclassé

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Gérard Descrambe & Dominique Hutin

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Les éditions de l’épure, Paris, 2018


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Le g oût d u bi o Malade, je me suis retrouvé à l’hôpital pour un test de provocation aux sulfites sous forme orale acidifiée. Les doses ont démarré à 10 mg, en suivant une progression de type géométrique, la martingale se déroulant toutes les trente minutes : 20 mg, 40, 80 et 160. La dose totale absorbée au cours de l’expérience fut donc de 310 mg. La première dose correspond au maximum convenu pour les vins dits natures ou sans sulfites ajoutés (10 mg/l). La dernière dose est presque la dose maximale autorisée pour les vins rouges secs non biologiques (150 mg/l). Leurs équivalents biologiques autorisent une dose maximale de 100 mg/l. Quitte à passer une journée à l’hôpital, j’ai pris note des caractéristiques de chaque solution dans mon calepin. La conclusion est sans appel : les sulfites altèrent le goût d’une solution aqueuse acidifiée, en gros, ils la durcissent. La perception est claire dès la première absorption. Les vins biologiques sont différents. Plus acides, plus amers, plus minéraux en fin de bouche. Ces goûts ressortent à l’apprentissage. Naturellement, on préfère le sucré, le gras, le salé. Les vins biologiques sont meilleurs. Cela fut montré sur une étude de grande ampleur dont j’ai parlé dans mon livre L’Antiguide du vin. S’il ne fallait qu’une raison pour préférer le vin biologique, celle-ci suffirait. Il en est une autre. Plus fondamentale. Je l’évoque régulièrement avec mes étudiants. Souvent, on entend qu’un domaine conduit selon les principes biologiques ou biodynamiques est le fait d’hommes et de femmes qui respectent la plante et l’environnement. En vérité, il s’agit d’abord d’un respect du vigneron vis-à-vis de lui-même, de sa famille, de ses enfants. Le véritable vigneron est le premier consommateur de son produit. C’est parce qu’il se respecte, qu’il faut le respecter. Gérard Descrambe est de cette trempe. Le bio, il le pratique depuis les années 1960, dans une région océanique, réputée humide et difficile. Cette chronique artistique et littéraire est un hommage à son travail. Avant d’être norme, avant d’être goût, le bio est un état d’esprit, une foi dans l’avenir. Le destin n’est pas figé, nous pouvons tracer un autre chemin. Plusieurs dessins valant mieux qu’une longue préface, savourez ce livre avec autant de plaisir que celui du premier verre, lorsque le liquide descend doucement et chauffe le corps. Le verre de tous les possibles. 9



Au commencement, il y avait Armand. Jean – dit Armand – un grand escogriffe toujours enjoué et jovial, mais aussi sérieux que révolté, arc-bouté en permanence sur ses convictions, face à une société qu’il voyait partir à la dérive, des engrais chimiques après une première guerre et des pesticides après la seconde. Né en 1908, le petit Armand, cadet d’une famille enracinée dans la terre de SaintSulpice depuis le Moyen Âge, brusquement mis à jour par un Camille immigré (venant de Saint-Ferme à une bonne trentaine de kilomètres de là), débarque dans le monde. Et voilà notre écolier brillamment reçu au certif et classé premier dans le département. Son instituteur, un de ces « mousquetaires de la république » que Jules Ferry venait juste d’enfanter, supplie le père Camille d’envoyer son fils dans l’enseignement secondaire en la bonne ville de Libourne, à une dizaine de kilomètres de là : presque le bout du monde… Las, après une année de pensionnat et d’études appliquées et fructueuses, Camille décide d’arrêter cette oisiveté inutile et stérile : Armand sera agriculteur et il doit rejoindre sur le champ son frère pour participer sans délai aux travaux de la ferme, du transport en gabarre sur la Dordogne, du forage du puits artésien à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, au commerce de bestiaux, du départ du bidon natal au « Port de Branne » nouvellement acquis. Toute cette industrie totalement débridée pour s’asseoir dans le monde moderne, à la force des poignets. Armand ne pardonnera jamais… Désormais rebelle à toute forme d’autorité et totalement libre de toute pensée, il plonge à corps perdu dans l’œuvre de Jaurès dont il s’imbibe jusqu’au dernier neurone. Il en profite pour bouffer du curé jusqu’à l’indigestion. Un peu pour emmerder sa 11


mère, pieuse sans toutefois être dévote ou bigote, qu’il adore et vénère, paradoxalement. Pour exemple, il va cultiver le blasphème, gratuitement. Face à nos pénates, sur l’autre rive de la rivière Dordogne (donc sur la cale de Branne, à l’embouchure de l’estey du Lissandre), la paroisse a érigé une vierge sur pied et haute en couleurs. Elle trône là fièrement, veillant au salut des matelots d’eau douce bravant le mascaret deux fois en vingt-quatre heures. Pour la Dame, il invente (ou récite) la prière des marins : « Sainte Marie des pêcheurs, priez pour ceux qui sont dans le port, les autres, qu’ils se démerdent ! » Pour servir la même cause, il a baptisé cette pauvre pécheresse invariablement « Madame de Cul Vers Ville » ou « Madame de Con Vers l’Eau ». Le voilà parti sur la route de la vie : chauffeur de la générale à Casablanca pendant son service militaire, sinécure qu’il doit au maire de son village qui l’a catalogué « dangereux leader, subversif, à isoler », ce qui lui convient comme un gant. Il est gonflé à bloc à son retour au pays. Pour être franc, l’activité agricole l’emmerde un peu. Manque d’air. C’est une bonne base pour se lancer dans des activités plus aventureuses, rigolotes. Aujourd’hui, on dirait « fun ». Le voilà négociant en vins, labourant la Corrèze et l’Ile-de-France pour gagner sa croûte… et partager ses idées en pratiquant la politique, qui lui procurera des tombereaux d’emmerdes et de désillusions. Parallèlement, il faut fonder une famille. Il va s’y employer, et comment ! En l’an 1934, il se marie avec Renée-Marie, une jeune femme veuve et mère à vingt ans d’une adorable fillette. Au sprint, car très courtisée dans la région. S’ensuit, comme l’exige la tradition, un gigantesque charivari. Il en apprend les prémisses et préfère l’organiser plutôt que de le subir ; de tout le canton déboulent plusieurs centaines de gaillardes et gaillards grimés et costumés comme pour un carnaval de pacotille, qui en auto, à vélo, en voiture hippomobile ou à pied, simplement. Découle une gigantesque bouffe et quatre barriques de vin sont mises en perce. On transmettra dans la mémoire collective l’événement pendant plusieurs décennies. Et puis la roue commence à tourner. Armand veut à tout prix un fils, pour un bon ordre des choses. Le sort en décide autrement : quatre pisseuses naissent successivement au long des années 1930, fertiles par ailleurs en événements, à l’apogée desquelles l’Exposition universelle « des Arts et des Techniques Appliqués à la vie moderne » de 1937 de Paris, et particulièrement en période prospère grâce à son activité débridée. Et puis naît enfin un garçon en l’an 1940 pour finir en 1949 en apothéose avec l’arrivée de deux jumeaux dizygotes. Me voilà donc avant-dernier ex æquo d’une lignée de huit enfants. Belle famille ! Après la guerre, il décide de changer de métier. Mis à part le vignoble, son activité de négociant en vins, l’obligeant en permanence à des allers-retours Bordeaux-Paris, lui foutent le tournis. Il vient d’entrer en maçonnerie, au Grand Orient, comme on entre en religion, et décide de s’installer négociant en produits et fournitures pour l’agriculture, dans un cadre plus régional. 12


Et là, c’est le déclic, il voit l’agriculture, en général, partir à la dérive. Avec la mécanisation à outrance imposée par les Américains, le recyclage des industries de guerre et des sous-produits industriels vers les campagnes et les sols : pour lui, les nappes phréatiques seront arithmétiquement polluées par les nitrates en moins de vingt ans et par les pesticides en moins de quarante. Étonnant, non ? Il commence donc à militer (un dada) pour des pratiques agricoles modernes, sans outrances, respectueuses du sol, de l’air, de l’eau, de l’environnement en général, de l’homme enfin, paysan et consommateur. Et en 1954, il adhère à un Comité de l’Humus, association fondée par un certain André Birre, ingénieur agronome rebelle comme lui et quelques autres en France, pour réfléchir sur la biologie des sols et leur influence sur les plantes, en général, et l’équilibre, en particulier, d’un système sol-plante-air-eau-animal : un biotope, quoi ! Parallèlement, il met en adéquation ses idées avec son action, c’est-à-dire qu’il cultive sa vigne sous un cahier des charges perso qui ressemble à ce qui s’appellera plus tard l’agriculture biologique, crée un entreprise de fabrication mi-artisanale, mi-industrielle d’engrais organiques. Suivant un procédé mis au point par un agronome et ami – et associé – d’origine alsacienne, Michel Binder. Nous voilà distribuant des composts végétaux – presque un néologisme dans le milieu ambiant-bio-dynamiques (alors là, le pompon : c’est carrément de la science-fiction, personne, pas même les ministres de l’Agriculture n’ont entendu parler de Rudolf Steiner, ou de Hans Peter Rusch) –, nommés « Viter-Humus » et « Humo-Mag », dans de beaux sacs jaunes et noirs. Ces deux produits sont utilisés aussi bien sur des semis (de tabac, en Gironde, Dordogne et Lot-et-Garonne), en maraîchage que viticulture et arboriculture. Cette société va prospérer et vivre jusqu’au début des années 1970. C’est bibi qui l’emmènera à l’abattoir, après des soucis liés aux matières premières mal résolus et une prospection malheureuse dans des zones arboricoles sinistrées trois années successives. Plusieurs ombres, toutefois, à ce superbe tableau. 1956, annus horribilis, en résumé, trois inondations de la Dordogne et une météo aberrante où – après un hiver follement doux – la température à la fin février descend au-dessous de moins vingt-cinq degrés, après avoir lâché un mètre de neige sur un sol détrempé, puis gelé. La rivière Dordogne charrie des glaçons, et la vigne, en sève jusqu’au bout des astes, éclate sous le gel. Des glaçons décorent joliment ces bouts de baguettes et les ceps sont littéralement éventrés : presque tout le vignoble est détruit. Et il va falloir redémarrer avec quelques parcelles miraculeusement sauvées. Mais sans récolte, bien sûr, pour le millésime. L’histoire, à côté, est de la même générosité. Les événements d’Algérie, opération de « simple police dans un département français » nous recrachent notre fils-frère aîné dans un état lamentable : psychose profonde hébéphrénie typique, qu’il dit, le médecin major de Robert Picqué, l’hôpital militaire de Bordeaux. Rentré, en fait, 13


à sa permission de mi-temps après dix-huit mois d’enfer, Michel est susceptible, au bout du mois suivant, de retourner au casse-pipe. Tout bénef pour l’armée ; il aurait eu très peu de chance d’en revenir ! C’est alors qu’Armand prend son plus beau téléphone, appelle la gendarmerie de Branne, décrit l’état de son fils, déclare qu’il ne repartira pas dans son unité des fusiliers marins. L’alternative est simple : ou bien le piou-piou est admis à l’hôpital militaire, ou il est classé déserteur… Auquel cas, la maréchaussée aurait à faire à son Papa, encore en possession d’armes depuis la Résistance. Il faudrait le prendre de force. Un bluff improbable, mais l’autorité a cédé et une ambulance a conduit le militaire à l’hôpital. Il ne s’est évidemment jamais remis de cette merde. J’ai dû, un moment, le prendre en charge, c’est-à-dire lancer plusieurs procédures contre l’armée pour obtenir une maigre pension (les événements d’Algérie sont une opération de simple police, pas un fait de guerre…) et très vite représenter pour lui un semblant d’autorité (les parents ayant un comportement ambivalent, souvent déficient, face à un enfant malade), ce qu’il ne manquait pas de me reprocher, à l’occasion… Déboulent les années 1960, inqualifiables. Le secondaire me poursuit au lycée, et la vigne subit un cycle un peu funeste : tous les ans, pratiquement, elle morfle peu ou prou. Qui une gelée forte, une gelée de rayonnement (fin avril-début mai, un petit zéro au mercure et le soleil brûle les toutes jeunes pousses), qui une coulure (du mauvais temps sur la fleur et celle-ci ne se féconde pas), qui des vendanges désastreuses où la pluie transforme les raisins en pourriture. À tel point que je déclare tout de go au pater que je n’apprendrai jamais à tailler la vigne et que je n’exercerai jamais ce métier de con… 1970, 1971, retour à la normale, avec une très belle récolte pour la première. Les Américains s’entichent de ces millésimes et font monter les cours du vin à des sommets déraisonnables. Bordeaux s’enflamme, et cette embellie paraît à chacun comme le bonheur absolu, ferme, définitif et millénaire. Las, la fièvre va vite tomber : Dame Nature nous donne une récolte 1972 très abondante, vaguement qualitative car forcément diluée. La crise est en place : nos amis d’outre-Atlantique n’achètent plus rien, et grâce à eux, nos marchés traditionnels européens nous tournent le dos. Le marasme s’installe après l’euphorie, où l’argent va vite faire défaut, les banquiers ayant prêté sur des bases qui n’ont plus de fondement. Les stocks vont enfler, et il va falloir trouver des solutions. À chaque crise son rebond, et là, une petite révolution s’initie. Chacun s’endette pour conserver son stock – quittant le marché de vrac de la place de Bordeaux – en bouteilles et à la cave, et chacun va se bouger les fesses pour vendre lui-même son produit. Et l’escadrille redécolle ! Le cœur d’Armand joue les filles de l’air. Un coup je marche, un coup pas. Arythmie, syncopes rythment des jours angoissants jusqu’à l’opération pacemaker. Le grand bonhomme est debout à nouveau, mais considérablement diminué, au moins physiquement. 14


Le business des composts périclite, et il va falloir solder les comptes, proprement si possible : la vente de matériel et celle de l’immeuble abritant la fabrique douloureusement soldées « feront la rue Michel ». Difficile de tirer un trait sur cette aventure mais je m’en sors sans dettes et sans reproches. Au vignoble, le jumeau se débrouille tant bien que mal pour la partie agronomique, c’est-à-dire la conduite du vignoble proprement dite, les étapes œnologiques consistant en la vinification transformant les raisins en vin et l’élaboration de ce dernier, puis son élevage jusqu’à la mise en bouteille. Mais pour le reste, un grand vide à sauter : on est devenus producteurs, transformateurs, mais aussi metteurs au marché. Mécaniquement, le père s’est tourné vers moi pour tenter de mettre tout cela en musique : au banquier, à l’administration (quatre ou cinq nous collent aux fesses : l’agriculture, les, finances, la douane, la viticulture, etc.), les structures professionnelles (peu à l’écoute de nos projets utopiques) et le notaire avec qui il va falloir élaborer des quantités fabuleuses de compromis face à tous les acteurs impliqués dans le mouvement maintenant en marche. Plus le temps de se poser des questions accessoires, subsidiaires ou superfétatoires. Le train est parti, on fonce dans le tas ! 15


« Veux-tu que je te fasse une étiquette ? »


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Au deuxième commencement était Reiser. L’activité compost nous procure encore quelques menus revenus, mais cela sent déjà la fin. Tout devient difficile, et surtout le banquier ne nous suit plus. Sans nous mettre des bâtons dans les roues, il traîne les pieds et réclame sans cesse des infos sur nos résultats, jusqu’au harcèlement. Ça sent l’écurie et tout sera bientôt bouclé, proprement… L’état de santé du pater est en mode variable, jusqu’au beau fixe grâce à sa pile, bientôt atomique, dit-il. Et il est bien décidé à nous emmerder sinon ad vitam aeternam, du moins longtemps. Il s’inquiète souvent de la situation, et je réponds que tout va bien. Point. Je viens de me marier avec Monique, belle brune Cadillacaise, malgré le reproche du grand-père céronnais de n’avoir pas été foutu de trouver un parti qu’après avoir traversé tout l’Entre-deux-Mers : encore le bout du monde. Nous voilà embarqués dans la galère réale, le frêle esquif du quotidien ou la gabarre des mois faciles ou moins riants, au choix, quoi ! Nos atouts sont nos faiblesses, et réciproquement. Les millésimes 1972, 73 et 74 sont en fait abondants, sans excès, sans très grande qualité, mais sans défaut… Droits de goût, loyaux et marchands selon la formule consacrée. Les bouteilles sont entassées dans des piles qui paraissent gigantesques et il va falloir trouver le moyen de les sortir une à une, six à six, douze par douze jusqu’à plus soif… Exercice d’autant plus périlleux que ces stocks sont théoriquement bloqués en caution par la banque, et ce, jusqu’à l’invention d’une solution globale, encore bien nébuleuse. Armé jusqu’aux dents d’un diplôme de relations publiques parfaitement surréaliste et inutile, d’une ID 19 de chez André Citroën et d’une inconscience totale et bucolique, me voilà catapulté sur les routes de France et de Navarre pour transformer 19


ces flacons en une manne providentielle de francs sonnants et trébuchants, jusqu’à l’improbable – mais néanmoins certaine quand même – sortie du tunnel. Bien. On est écolos (le mot n’existe pas vraiment). On est les rois de la comm’ (ça reste à prouver), pourquoi ne pas se tourner vers la presse, pour tenter d’être visibles dans le marigot ambiant ? L’idée me prend de chausser ma plus belle plume puis écrire un mot… à Hara-Kiri, 10 rue des Trois-Portes, Paris Ve. Ils sont les seuls, en effet, à écrire sur l’écologie, penser que le sujet soit suffisamment actuel et sérieux pour se pencher dessus, au point d’y consacrer des pages entières dans le mensuel, puis l’hebdo Hara-Kiri devenu Charlie Hebdo, et de seconder, épauler le grand pionnier Fournier dans la création de La Gueule ouverte. Cela semble aller de soi. On est en ligne. Mon interlocuteur désigné est le professeur Choron, grand argentier-poète et manager émérite de ce très grand groupe de presse. Une longue lettre lui raconte que deux jeunes couillons sont en train de tenter de reprendre en bordelais un vignoble cultivé jusque là en bio, que c’est probable mais que c’est pas sûr, et que de toute façon, s’il me faisait une commande, je l’encadrerais et la ferais trôner dans mes chiottes. Elle y est encore. Réponse quasi-immédiate sur un magnifique Vélin orné en haut à gauche du joli bonhomme de Cavanna et de l’en-tête majestueux d’Hara-Kiri, barré d’une superbe diagonale : « Soixante bouteilles du meilleur et du plus cher… signé professeur Choron. » Bingo ! Nous voilà au début d’une histoire d’amour, partie pour durer des siècles, au moins comme le grand Reich d’Adolf. Expédition immédiate. Mes turpitudes m’amènent fréquemment à Paris, et la Place Maub’ en général, et la rue des Trois-Portes en particulier, deviennent mon quartier général. Un beau jour du printemps 1974, entre deux livraisons, je glande un peu dans les locaux du journal. À la salle de rédac, précisément. Un privilège accordé par Odile, la moitié de Choron (et maman de Michèle Bernier, pour ceux qui l’ignoreraient), privilège que j’avais dû consommer déjà une ou deux fois, radieux. À condition, bien sûr, que je ferme ma boîte à camembert. C’est une veille de bouclage. La soirée sera chaude comme d’habitude, studieuse jusqu’au résultat, et plutôt débridée ensuite… Mais cet après-midi est tout à fait décontracté, ça phosphore dans tous les sens pour créer le dessin de couv’ du lendemain, souvent choisi dans la douleur, et bien sûr « les échappés de la dernière », couvertures potentiellement méritantes, mais non élues. De cette cocotte minute fuse toutes les cinq minutes à peu près un éclat de rire tonitruant, gigantesque, à faire claquer les vitres sur la cour : Reiser a pondu un dessin et l’idée qui va avec, pétant de bon sens, de réalisme et de génie, le trait qui tue en trois coups de feutre. Tout est dit, évident, limpide, violent si besoin, rigolo au-delà de tout. Et voilà le lumineux Jean-Marc qui se tourne vers moi et me dit : « Veux-tu que je te fasse une étiquette ? » J’ai dû réfléchir au moins un milliardième de seconde avant d’acquiescer. J’étais aux anges ! 20


m i llési m es 1972, 1973, 1974

Dans la bagarre, on ne s’est pas préoccupé de ce détail : les bouteilles sur la table sont labellisées d’un invariable rectangle jaunâtre, centré d’un écusson représentant un trou de balle, peut-être au milieu d’un vitrail tout aussi expressif. Classique pour l’époque et pour l’objet, mais vraiment à chier ! Un œil exercé peut encore voir ces fioles sur les photos d’Arnaud Baumann publiées dans Hara-Kiri et quelques albums qu’il a réalisés. Marché conclu, évidemment ; l’affaire sera réglée en pots-de-vin, bien sûr véritables et récurrents, au gré de mes montées à Paris. Pour moi, le bonhomme à quatre pattes – deux couleurs – n’a même pas de prix. Je soupçonne que le pétard ne va pas plaire à tout le monde dans la profession et le milieu du vin. On ne rigole pas avec le pinard ! Mais bon, l’esprit est là, et il finira bien par rentrer dans les mœurs. Décrire la stupeur et le chagrin consécutif au décès de Jean-Marc Reiser paraît peu possible, bien que son état de santé, malgré ses quarante-deux printemps, n’était pas brillant. La presse, dans la quasi-totalité, attend l’équipe au virage : « Ces cons-là prétendent rire de tout, on va bien voir. » C’est sans compter sur la capacité d’adaptation des bougres : « Reiser va mieux. Il est allé au cimetière à pied. » fait un titre, avec le dessin adéquat, et l’imagination délirante de Choron qui a, ni une ni deux, organisé une fête pour l’occasion, décorant le cul de l’estafette funèbre d’une gigantesque gerbe ciblée « De la part d’Hara-Kiri – En vente partout. » On est sûr que Reiser se fend la gueule tout recroquevillé, tout petit de ce que le crabe lui a laissé de peau, de chair et d’os.

1972 Jean Bedel Bokassa se proclame président à vie de la République centrafricaine : une ordonnance y condamne toute personne prise en flagrant délit de vol à subir l’ablation de l’oreille : 43 tomberont.

1973 Guerre du kippour. Premier choc pétrolier : Wolinski imagine le Gaspi Français dans une superbe Une où le symbole viril franchouillard est couvert d’un magnifique entonnoir, volé à Michel Debré (sur une autre couverture, notre papa de la Ve République portait ce couvre-chef).

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« Buveur d’étiquette ! » L’insulte claque à l’endroit du buveur suffisant, émoustillé par le clinquant du « grand cru » et les pedigrees ronflants. Comme un écho lointain des temps napoléoniens où le locataire du bicorne impérial avait codifié les bonnes manières de la cour sous les auspices de… « l’étiquette ». Étiqueté, hiérarchisé, chacun à sa place et prière de ne pas en bouger. Peu disposé à se mettre le petit doigt sur la couture du pantalon, Descrambe l’irrévérencieux a donné une coloration plutôt contraire à « l’étiquette » pour alimenter la saga drolatique de ses millésimes. En partant à la guerre avec la brigade Charlie Hebdo, il n’était pas flanqué des mêmes généraux que le Corse belliqueux et la chose ne pouvait finir qu’au champ de pagaille. Autant dire qu’en terre bordelaise corsetée par « l’étiquette », revisiter au lanceflammes la chose imprimée, sonnait comme une déclaration de guerre au château, aux caractères gothiques et à tout ce que la région compte de blazers. En clair, au sacré. Envisager Bordeaux sans baron ni blason a fatalement défrisé les œnographilistes confits en dévotion devant le décorum. Ce qu’annonçait Descrambe, c’était la fin de l’univers monolithique des étiquettes « tradi », marqueurs des valeurs d’une sphère viticole compassée. Je vous en dis plus pour que vous en sachiez moins Plus à un sacrilège près, notre moustachu du 33, pour se raconter, en appelle au « père, au fils et à l’esprit saint ». Et si c’était justement lui le père ? Pionnier absolu, dynamiteur en chef des règles de l’étiquette, il devancera de peu l’ère du punk mais de plusieurs décennies la cuvée « Quintessence de mes roustons » de feu Didier Dagueneau, (Pouilly-Fumé) ou le « Boire tue » de Pascal Simonutti (Touraine). Leur glorieux devancier le sait, il ne fait pas toujours bon ouvrir la voie de la transgression : « Au début, de gentils collègues se sont plaints auprès du syndicat viticole. » Et l’homme de Saint-Émilion de ripoliniser ce beau tollé d’un franc trait de Reiser. En cette époque première, les étiquettes indiquaient encore « 73 cl ». Et les mentions légales snobaient joyeusement sulfites et femmes enceintes. Depuis, l’étiquette est devenu le réceptacle d’un amoncellement de réglementations administratives qui font de sa seule lecture l’assurance d’une migraine millésimée. Avant même d’avoir sifflé le litron. Un appeau à gogos Œnocentrée et convaincue d’avoir inventé le vin (et d’en détenir seule la vérité), la France viticole s’est longtemps refusée à renouveler son imaginaire graphique, ses codes, ses repères. Boursouflée à l’autosatisfaction et lestée du poids de l’histoire, 22


elle s’est essoufflée en étiquettes enluminurées. Et pendant que les tenants du bon goût et des bonnes manières n’en finissent plus d’écouler leurs stocks de « Cuvée Prestige », sous d’autres hémisphères et latitudes, ricains, kangourous aussies et kiwis NZ dégringolent du rigolard, du sexy et même du beau. Décomplexé, ce Nouveau Monde du vin s’est éparpillé de par le globe en cuvées appropriatives pour néoconsommateurs, des vins faciles, parfois salement maquillés, calibrés pour tailler des costards à nos épouvantails vintage. Aujourd’hui, les parchemins à papa cohabitent avec une génération nouvelle de propositions artistiques, délurées, gouailleuses, drôles ou effrontément militantes. Les vignerons contemporains s’exposent, interpellent, et leurs messages se superposent au contenu de leurs bouteilles. On n’achète plus seulement du vin, on adhère à la philosophie d’un quelqu’un, d’une quelqu’une. Qui a sonné la révolution ? Descrambe a volé le départ ! Puis, l’image décontractée des vins du Nouveau Monde sans tradition lourde à assumer et l’apparition de buveurs jeunes et curieux dans le sillage du « vin naturel » ont été des accélérateurs de particules. Côté production, le renouvellement des générations et l’installation de jeunes exploitants dans des régions moins appuyées sur la carte patrimoniale (Pays de Loire, Languedoc, etc.) ont fait émerger des vigneron(ne)s affranchi(e)s des convenances viticoles. Rigolade à tous les étages ? Non. D’abord parce que le packaging classico-classique est rassurant pour nombre de non-connaisseurs scotchés devant le rayonnage et que tous les vins ne sont pas candidats au relookage. Toute cuvée produite en gros volume est pensée pour rencontrer un large public et dès qu’elle navigue en tête de gondole, le marché dicte sa loi. L’étiquette se donne alors les atours les plus consensuels possibles, l’audace s’étiole. Un vrai tue-l’humour. Des amphores à signes distinctifs aux premières étiquettes papier au tournant de 1800, l’étiquette a évolué au fil des innovations techniques. Elle a aussi retranscrit le goût de l’époque : ainsi l’étiquette nouvelle a-t-elle pris le large du purement informatif et réglementaire pour muer le carré de papier en champ d’expression du vigneron. Aux buveurs d’eau ou fanas du goulot qui seraient tentés de jouer du curseur pour calibrer la bienséance chez Descrambe, nous nous permettons de rappeler la pensée de l’écrivain œnophile Raymond Dumay : « Le mauvais goût, c’est ce qu’on n’aime pas. » Bref, l’enfer, c’est les autres.

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© Maryse Wolinski

1974 Giscard offre une jolie veste à Mitterrand : « Vous n’avez pas le monopole du cœur. » La majorité passe de 21 à 18 ans.


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Reiser-Wolinski, Wolinski-Reiser, la partie est permanente. Ces deux-là sont copains comme cochons, s’adorent, s’admirent mutuellement et réciproquement. On dirait des frangins. Et cela ne manque pas. Wolin’ aura son étiquette. Un après-midi où il recevait de jeunes gens enthousiastes, un grand carton à dessins sous le bras, il examinait attentivement le contenu dudit carton, et disait au porteur, la plupart du temps, péremptoire : « C’est pas mal, reviens dans vingt ans… » Au troisième et dernier porteur, je lui dis que la méthode est un peu brutale, expéditive. « Tu sais, répond-il, il n’y a de place à Paris que pour une trentaine de dessinateurs, au moins de talent. Ceux-là vont végéter, vivoter perpétuellement, mal finir. Autant évacuer les illusions tout de suite, c’est chirurgical, efficace. » Et il avait raison : j’ai rencontré une dizaine d’années plus tard, en Touraine, un type qui m’a reconnu, et m’a affirmé que sur le moment, il avait eu beaucoup de mal à avaler le boulet, mais que, finalement, il lui était reconnaissant : gagnant du temps, il avait trouvé un métier dans le graphisme qui lui convenait parfaitement. Pendant ce temps, précisément, Georges a posé sur le papier un crobard avec sa bonne femme proposant à la dégustation un raisin à son bonhomme, dans une posture… wolinskienne, évidemment. « Ça te convient, ça ? Évidemment, pourquoi ? Pour une étiquette, pardi ! Attend, on va couper, cela sera plus commercial. Vendu ! » En quelques minutes, le graphisme est réalisé autour du dessin, de la main même de l’artiste. Pour le millésime 1974, me voilà donc en possession de deux étiquettes qui seront mélangées dans les cartons. Rien à dire sur le millésime qui ne l’ait déjà été. Le même que ses deux cousins précédents, élaboré et élevé dans des conditions plutôt spartiates : vendangé à la comporte, foulé à la vigne, traité au cuvier par une réception de vendange avec éraflage et pompe à raisin très moderne en 1923, date de son installation, ainsi que la pompe à piston du grand-père, efficace, monumentale, mais souvent poussive. Cette Java libournaise belle comme un camion était capricieuse comme pas deux, surtout à l’amorçage… Le matériel a parfaitement fonctionné jusqu’alors, et on fait bien avec. Il faudra quand même un jour l’améliorer et moderniser la machine. Quand les priorités seront dépassées et les nuages derrière… Le service marketing, de son côté, invente un règlement original de matériel promotionnel ! En liquide, et en bouteilles, directement du producteur au dessinateur. Le système va faire merveille, l’avenir nous le dira. J’ai vendu beaucoup de bouteilles gratos. Pour le moment, comme prévu, les vins labellisés Reiser et Wolinski se distribuent gentiment, presque sous le manteau. D’un côté, ils dérangent, de l’autre, ils ravissent. De toute façon, on n’en propose qu’aux terriens intéressés, et il en sera toujours ainsi. 25


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« Georges Wolinski, de mère franco-italienne et de père juif polonais ferronnier d’art à Tunis. » Il y a du métèque dans l’air. Ajoutez le Rital Cavanna, complétez avec l’Égypto-Libanais Carali ou Willem, délicieux Hollandais dégingandé et se dessine l’affreuse vérité : parmi les premiers à amorcer la pompe à jaja, tous ont des origines suspectes. Certes, il y a Reiser, le Lorrain, mais ça sonne aussi un peu « d’outre quelque chose », et Gébé, mais là, ça ne compte pas, il était au-dessus de tout. Si chez Charlie, on n’inspecte pas la couleur de l’encre qui irrigue les vaisseaux, côté vin aussi, il y a longtemps qu’un vin impur abreuve nos sillons. Seuls ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur verre ignorent ce que le vignoble doit aux cosmopolites à pedigree belge, anglais, allemand. Et japonais aussi. Sans oublier les Grecs. Ou les Romains, sans qui la saga serait restée à l’état pré-embryonnaire et Burdigala à l’état d’aimable bourg. Sans eux, les descendants des Bituriges Vivisques n’auraient pu enfanter de bouteilles à 800 euros hors taxes ni connaître l’élégance du blazer à armoiries. Sans eux, Bordeaux ne serait pas Bordeaux. My vigneron isrich L’épisode « César et ses centurions » passé de mode, la perfide Albion prend le relais au Moyen Âge. Sous le joug british s’écrit une période conquérante : dès la fin des vendanges, une flotte de petits bateaux anglais, les roundships, fend l’estuaire pour assurer Londres d’un réassort permanent et Bordeaux de sa prospérité. Lynch, Rothschild, Barton, Boyd, Kirwan… les châteaux portent encore cette empreinte. Mais les Anglais n’ont pas fait que gonfler les bourses des négociants. Leur appétence pour le bordeaux a aussi transfiguré la campagne, densément plantée de vignes pour étancher les soifs d’outre-Manche. Le paysage se strie donc de vert et le verre s’irise de french Claret, un vin léger, logé entre « rosé foncé » et « rouge clair », obtenu par fermentation de jus de raisins noirs et blancs mélangés. Ce vin de l’entredeux, clair, aurait pu faire figure de témoin gênant. Or, plutôt qu’un bâtard de l’histoire caché sous le tapis, l’administration viticole en fit l’une des premières AOC, dès 1936, sous le nom de « Bordeaux Claire ». Friand, cet english heritage laisse en bouche comme un goût de strawberry. Bordeaux, le vrai port d’Amsterdam Puis aux règnes romains et anglais succède la vague hollandaise. Dès le xviie siècle, les Bataves vont donner une nouvelle dimension aux vins aquitains. En termes de style d’abord car, comme la mode, le goût fluctue. En fieffés commerçants, ils vont imposer les blancs doux et les rouges dits « noirs », par opposition au pâle clairet. Mais surtout, ils vont provoquer un big bang au retentissement inversement proportionnel à la taille du détonateur : l’allumette hollandaise. 26


En important le principe d’une mèche de soufre plongée, allumée !, dans les barriques vides, ils vont projeter le vin vers de nouveaux horizons. Si les vertus antiseptiques du soufre bénéficient encore aux vins du xxie siècle, son usage va permettre de conserver dans les futailles les vins d’alors sans crainte de célébrer les noces de vinaigre. La contrainte du Claret à boire dans l’année était terrassée, vive le vin de garde. Mieux, cette gracile « allumette » va être l’amorce de plusieurs révolutions : l’émergence de crus au potentiel de garde, la naissance du discours descriptif (et donc la possibilité d’une presse viticole), la production d’un chapelet continu de « millésimes du siècle » chers à la communication bordelaise, la joie inégalable d’ouvrir « un 1959, parce que c’est l’un des plus grands millésimes ». Et au-delà de la technique et des goûts, l’avènement d’un modèle français de viticulture d’excellence. Deutsche Qualität À partir du xviiie, c’est l’accent allemand qui est en vogue entre Reims et Epernay. Et aujourd’hui, quand la Champagne dégoupille 300 millions de bouteilles chaque année, cet ambassadeur du luxe français le fait souvent avec des consonances germaniques. Danke sehr, Mumm, Krug, Heidsieck, Bollinger, Deutz, Taittinger… L’usine à gaz champenoise a pris des inflexions teutonnes depuis qu’immigrés, industriels et commerciaux d’outre-Rhin ont trouvé l’air plus doux par ici et que, devenus französisch quelques mariages plus tard, ils ont colonisé les caves de craie et contribué à l’expansion de la bulle marnaise. Pour le profit de tous, champenois compris. Ce fait d’armes valait bien que leurs noms ornent l’« avenue de Champagne » d’Épernay. Le talent d’Antoine-Aloys de Müller, inventeur des « tables de remuage » au service de la veuve Clicquot (celle des origines), finira de nous en convaincre. Bois, c’est du belge ! Si en Champagne, le prix du foncier bride la création de domaines ex nihilo, les appétits peuvent se rabattre sur des vignobles moins bankable où des capitaines d’industrie trouvent le terreau d’une deuxième vie plus vertueuse et du vin en « objet social » pour lubrifier leurs affaires. Comme les chinois qui captent « l’art de vivre à la française » en achetant des kilos de châteaux bordelais. D’autres – des stars parfois – ne cherchent que le soleil. Heureusement certains s’inscrivent dans le paysage avec une autre idée du vin. Comme la frange grecque, des balèzes en œnologie qui se sont faits des noms en Bourgogne et à Bordeaux. Les discrets Japonais, eux, s’inventent en vrais vignerons et versent dans le « vin naturel », en Loire, Jura ou Languedoc. Quand aux Belges, ils sont depuis longtemps acquis à l’idée du vin français, sans racisme régional. Cette biodiversité dans le casting vigneron est salutaire. Elle évite la consanguinité des esprits tapie dans l’enfermement des villages, insuffle l’air vif de l’inspiration « venue d’ailleurs », ressuscite des vignobles moribonds. Et s’ils sont si nombreux à porter un costume de vigneron sous passeport étranger, c’est certainement que la séduction du nectar hexagonal continue d’opérer. 27



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Le train est parti ! L’an 1975 sera celui de Gébé. Troisième label. Magnifique. Notre vigne, noueuse, vieillissante, mais belle et généreuse est joliment représentée par l’artiste. Le millésime jouit très vite d’une excellente réputation dans la presse et le milieu du vin en général, à juste titre. À la différence des précédents, le rendement est plutôt faible mais la qualité est là : la campagne s’est déroulée presque normalement et les vendanges dans de bonnes conditions. Voilà le secret pour avoir de beaux raisins, qui doivent inéluctablement donner du bon vin. Cela tombe bien car c’est à partir de maintenant que j’ai la responsabilité totale du chai et du cuvier et il n’est pas question de rater l’affaire. J’ai tout à apprendre sur le tas, entre les expériences précédentes et les conseils éclairés du pater. Moins empirique que ce dernier, je suis les fermentations avec les donnes habituelles (températures, densité du moût, mais aussi en collaboration avec le laboratoire œnologique). J’ai choisi celui de Michel Rolland, à Libourne, qui avait traîné ses fesses au lycée viticole de la Tour Blanche avec Christian, le frangin. On suit plus précisément l’évolution de ce milieu phénoménalement vivant, à défaut de le maîtriser totalement, et l’expertise périodique de Michel au niveau de la dégustation est des plus sûres, sérieuses, judicieuses. D’autant plus que l’œnologue tient compte sérieusement de notre coquetterie : la bio, pas mal décalée par rapport à la norme, n’utilisant pas ou peu d’intrants et ne subissant pas de manipulations physiques violentes. Conformément au cahier des charges édicté par l’association Nature et Progrès. Et il en sera ainsi tout au long de notre collaboration, rompue au moment où il s’est transformé en flying-winemaker. Le bougre est devenu très rare et trop peu disponible pour des zozos comme nous. 29


L’ é t i q u e t t e & L e b o n h o m m e Je dois me souvenir de l’esprit merveilleux, magique, de Gébé, de sa culture phénoménale et de sa capacité d’analyse face aux événements, aux individus, au monde. Beaucoup de questions stockées dans mon crâne ont été posées à Gébé, et la plupart ont obtenu des réponses compréhensibles. Magique. Au moment où la nature de la maladie de mon grand frère me préoccupe et notamment son comportement. Là est le nœud du problème. Gébé me rassure en m’expliquant la « normalité » et les dérives névrotiques ou psychiatriques, le fil ténu de cette « normalité » et la possibilité pour tout individu d’en dévier. Quoi de plus angoissant, en effet, qu’un bonhomme, familier, aimé et chéri, capable de passer plusieurs heures devant un miroir, tantôt silencieux, tantôt plongé dans un monologue inaudible, de toute évidence sans destination. Quoi de plus surprenant que la même personne, lucide, incapable de se souvenir de son action quelques minutes ou quelques heures auparavant qui va vous raconter avec précision une cérémonie ou un fait divers datant de vingt ou trente ans ! Et surtout ces moments de présence où il vient revendiquer sa liberté, rebelle et révolté face à l’autorité que vous représentez (nécessaire, au demeurant, pour combler les « absences »). Tonton Gébé est là, et l’angoisse s’en va.

Beau co u p d e q u esti o ns sto ckées dans m o n crân e o nt été posées à Gébé.

1975 Mort de Franco : « Il est allé au cimetière à pied. » (couv’ Charlie). Fin de la guerre du Vietnam.

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m i llĂŠsi m e 1975

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