Cuisine, Marxisme et autres fantaisiesCuisine marx

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SOMMAIRE

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ILIOUCHINE POUR LA CHINE 29 TOCSIN POUR PÉKIN 45 MARXIM’S 65 LES BONHEURS DE PÉKIN 97 CUISINES POLITIQUES 121 NUITS DE CHINE... 141 TRISTES APRÈS...

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ÉPILOGUE

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SOMMAIRE DES RECETTES MARXISTES DE MAXIM’S

ASPERGES, MAUDITES ASPERGES... SOLE ALBERT DES PLUS CLASSIQUES 27 TURBOTIN RÔTI, REBELLE À L’EMPIRE DU MILIEU 61 SALMIS DE FAISAN AU VIN JAUNE ET AUTOCRITIQUE 84 RIZ CANTONAIS, PAS SI CANTONAIS QUE ÇA 85 LE POTAGE PÉKINOIS, TOUJOURS, VARIE 87 BRIOCHE POUR RECETTES LÉGÈRES 87 FILET DE BŒUF À LA CRÈME D’AIL 89 TERRINE DE MURÈNES D’EAU DOUCE À LA MÉMOIRE DE WHANG RUE FU 90 LES ŒUFS SOUFFLÉS DE BIG BOUDDHA 92 LES COQUILLES SAINT-JACQUES AU SAFRAN 93 CÔTE DE BŒUF SAUCE AU VIN DES APPARATCHIKS 95 CARPE D’HERBES À LA VAPEUR, PARFAITEMENT IMMANGEABLE 115 ESCARGOTS STABILISÉS COMME ON LES PRATIQUAIT À PÉKIN 117 NOUILLES SAUTÉES, POMME DE DISCORDE 118 FILETS DE SOLE AU BEURRE BLANC ET FONDUE D’ENDIVES SAFRANÉE POUR CYCLISTES 119 LE PÂTÉ DE « PLAPIN », BON POUR TOUS 137 ÉCLAIRS AU CAFÉ DES PIQUEURS FRANÇAIS 139 BOULETTES DE SUIF, HUILE ET SAINDOUX, ALLÉGÉES POUR LA CIRCONSTANCE 25

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‹› Les termes entourés de chevrons sont en italique dans le texte.

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Iliouchine pour la Chine Où l’on découvrira les difficultés de voyager par les airs et celle de converser avec un voisin de siège. Où l’on verra aussi le génie de Pierre Cardin, les limites des cours de cuisine, l’inconfort des escales à Moscou et tout ce qu’il advint encore. Ma découverte de la Chine remonte à la plus haute Antiquité. Soit le 11 juillet 1984, vers 11 h du matin, à peu de chose près. Pierre Cardin venait de me nommer chef de cuisine du Maxim’s qu’il avait inventé à Pékin, un an plus tôt. Le grand président Mao Zedong était mort et embaumé depuis longtemps et la tragédie de la Grande Révolution culturelle prolétarienne s’éloignait, peu à peu emportée, elle à son tour, par le fleuve du temps chinois. Après avoir survécu à tous les soubresauts du régime, surmonté disgrâces et changements de cap, le petit président Deng Xiaoping affermissait son règne et depuis 1978, s’écartait des anciens chemins, ceux tracés par le Grand Timonier. Mais le soleil de l’Orient rouge prolétarien flamboyait toujours très officiellement... En ces temps anciens, le chemin de l’empire du Milieu passait par le « Grand frère » : l’urss et Moscou. Je n’échappais pas à la règle, risquant une existence à peine entamée sur les ailes incertaines d’un vieil Iliouchine. J’avais vingt-deux ans et déjà une belle expérience. Mais, plus encore, la soif, des rêves plein la tête et le cœur léger... Il plut à Dieu que l’aéronef nous portant de Paris à Moscou ne s’écrasât pas à l’atterrissage, comme annoncé. Ce dénouement démontra aux Cassandres qu’en toutes circonstances, jamais le pire n’est certain... Il prolongea aussi nos existences de précieuses années, celles que nous avons passées, moi et d’autres, en Chine. Loué soit le pilote à qui j’adresse, trente ans plus tard, ma gratitude. Ainsi, déjouant tous les pronostics, le colosse se posa comme à la parade sur l’aéroport Moscou-Cheremetievo... Cette arrivée fut prise pour ce qu’elle était : un sursis et une surprise, certains, nous autres passagers, de ne jamais survivre à ce vol Paris-Pékin, ‹ via › Moscou. Deux tentatives de décollage, trois ou quatre heures à errer dans les nuages, puis la traversée d’une sorte de cyclone avaient purgé tout le crédit alloué à cet Iliouchine d’un autre âge, battant pavillon Aeroflot, la vraie, celle d’avant 1989.

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En vérité, tout avait mal commencé. Dès le début. Confondant Orly et Roissy par acte manqué ou accès de sottise, je gaspillai deux heures en allers-retours, taxis revêches et rer en panne pour finir ‹ in extremis › à Roissy, t2. Accablé de sacs, poches, cantines de livres et d’un joli violoncelle Mirecourt, j’agonisai devant le guichet d’Aeroflot où une hôtesse à gros biceps me céda un boarding-pass en papier bible, couvert d’inscriptions indéchiffrables. — Contrrôle douane et sécurrrité obligatoirrre à cause instrrrument, me lança-t-elle. Aussitôt, un préposé en uniforme de propreté douteuse me fit sortir de la file pour aller dans une étuve sentant la sardine, à quelques pas. Là, on examina mon visa chinois sous toutes ses coutures, puis il fallut ouvrir la boîte du violoncelle. Juste à côté, sur une table de camping couverte de papier journal russe, plusieurs gus taciturnes mangeaient des pilchards à la tomate en boîte, leurs faces de buffles dégoulinaient de sueur. — Emporrrtez violoncelle dans la cabine avion ? avait demandé l’un des mangeurs, le nez dans son assiette. — Pourrrquoi pas soute ? — Non, pas la soute, c’est fragile. J’ai payé le supplément, j’ai un reçu... — Vous fairrre le violoncelle ? coupa l’autre sans bouger. L’officier, en roulant les « r » bien plus que nécessaire, étalait une sorte de pâté de foie sur des biscottes. — Non, cuisine, je suis cuisinier... — Alorrrs ? le violoncelle : vous vendrrre en Rrrépublique socialiste ? Mais le pâté, trop mou, passait par les trous de la tartine. L’armoire à glace s’essuyait sur les genoux, en jetant des coups d’œil sporadiques sur une petite télé posée dans un renfoncement. — Non, non, je ne vends pas, je joue. Je ne reste pas à Moscou ! — Mais vous fairrre cuisine ! Marqué surrr documents chinois. Pourrrquoi violoncelle ? Là, il s’était levé avec son verre. Un échange stérile se poursuivit un moment, les cuisiniers ne pouvant pas être violoncellistes... Et inversement, ce dont, en effet, je pouvais convenir, aux limites, cependant,

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des exceptions confirmant la règle. Mais cet individu aux doigts gras et sortant d’on ne sait où soupçonnait quelque trafic. De plus, ses yeux froids plantés dans un visage inexpressif avaient, comme par miracle, éteint toutes mes velléités de révolte... Et j’étais déjà tellement en retard, vaincu, sûr de rater le vol, ce coup-ci. Sans doute un billet bien amené aurait-il arrangé toute l’affaire mais, Rastignac ignorant, je ne connaissais pas encore les us et coutumes des démocraties populaires. Naturellement, les palabres reprirent de plus belle, passant vite de l’âpre à l’âcre. Un des types passa des coups de fil, vida une bière d’un trait, puis s’absorba dans la contemplation de la télévision. Au cours de la conversation, le trafic de violoncelle se transformait peu à peu en trafic de devises et je sus cette fois que la guigne m’accompagnait. À la table, un des gloutons finissait les pilchards. Il nettoya un joli verre de vodka et prit la parole d’une voix qu’on aurait pu juger hésitante. — Si vous fairrrre du violoncelle et pas commerce, alorrrrs il faut jouer. Et tous éclatèrent de rire en trinquant. Ne connaissant pas l’‹ Internationale › par cœur, je choisis par facilité quelques notes du grand Bach. Elles se mêlèrent aux effluves de sardines et avéraient, au moins jusqu’à un certain point, ma qualité de violoncelliste. Mais indifférent au prodige, le public ne témoigna aucun enthousiasme. L’un des contrôleurs-douaniers se leva avec peine. — Bien, allez, mais vente forrrrrrmellement interdite sur territoire de l’URSS, pas trafic et pas dollars... Et on colla une sorte de sparadrap d’hôpital sur ma boîte pour qu’on ne puisse plus l’ouvrir. Un autre gradé la griffonna d’inscriptions mystérieuses et la tamponna plusieurs fois. Plus mort que vif, je quittai enfin le traquenard... Par bonheur, les vols de l’Aeroflot étant toujours en retard, j’embarquai sans autre contrariété. Espérant un peu de réconfort une fois à bord, j’y renonçai, frappé par le spleen soviétique, verdâtre et désolé de l’appareil, rebelle à toutes descriptions. À cette époque, on ne choisissait pas toujours son siège sur l’Aeroflot : premiers entrés, premiers servis ! Une grande cohue présida à l’installation des passagers. La lutte faisait rage pour les places à l’avant, mais une poignée de dollars habilement distribués au dictateur de cabine par les habitués arrangèrent toute l’affaire.

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N’étant pas d’un naturel difficile et incapable de lutter plus encore, je me satisfis d’un siège défoncé, tout à l’arrière, mais libre et avec hublot : je ne voulais pas perdre une miette du voyage, précaution d’une extrême sottise puisqu’elle me rendit le vol plus terrible encore. Je coinçai mon instrument et sa boîte dans un renfoncement où traînaient, Dieu sait pourquoi, de ce qui me sembla être des épluchures de pommes de terre. Un Asiatique se plaça à ma gauche, silencieux comme un mort. Une fois englouti par le siège, d’autres détails rincèrent le reste de confiance qu’obtus, je conservais encore, avec la foi du charbonnier. Il y avait d’abord l’animosité des hôtesses à qui nous n’avions rien fait et surtout, flottant dans la carlingue, ces bouffées mêlant en proportions indéfinies le désinfectant industriel, le cirage pour pneu et la pommade bronchique. D’abord insidieux, ces effluves prirent l’épaisseur d’un sirop. Leur étrangeté et leur force stupéfiaient les voyageurs profanes dont j’étais... Y avait-il une fuite de mazout quelque part ? Un poitrinaire recouvert de pommade était-il abandonné dans la soute ? Ce n’est qu’avec une assurance de façade que je bouclai une ceinture de sécurité dont il ne restait que la trame de coton, jaunie par les années. Après quelques annonces en russe, les hôtesses, rudes haltérophiles, fermèrent à grand-peine les écoutilles de l’appareil, les poussant de tout leur tonnage : là, nous étions faits comme des rats. Et comme un malheur ne vient jamais seul, l’odeur du kérosène devint si effroyable que mon voisin chinois, dont trente ans plus tard je n’ai pas oublié le teint de pierre, délivra en un seul trait rectiligne, tout ce qu’il avait consommé plus tôt. Pris de court, il préféra s’abstenir de toute réaction, estimant que sa dignité aurait à en souffrir. Aussi resta-t-il ainsi, grandement souillé, immobile et droit comme un I. Cette infortune n’avait pas échappé aux hôtesses, mais elles l’ignorèrent, insensibles. Nous trouvant donc tous les deux en triste état, je sautai sur l’occasion pour rompre la glace et entamer un brin de ces conversations sans lesquelles les voyages internationaux deviennent abstraits à force d’être ennuyeux. — Monsieur, tout ira bien ? Je sais maintenant la sottise abyssale de cette question. Et admets, avec le recul, l’indifférence de granit qui lui répondit : mon voisin touchait le fond et insister tenait au vice pur et simple.

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Sans doute pour cette raison demeura-t-il muet. Sourd aux bonheurs simples de l’échange, il s’absorba au nettoyage de ses effets et du dos de siège devant lui avec de maigres moyens. Au même moment, contrariées par nos présences à bord ou le tonnerre des réacteurs au démarrage, nos gardiennes ouvraient et défermaient des ceintures de sécurité élimées à la corde. Pour se passer les nerfs ? Ou en démontrer tous les usages et avantages, je ne sais. Toujours est-il que je n’avais pas anticipé une météo aussi maussade dans la cabine, et que je craignais de faire mauvaise impression à Moscou... Au passage d’une surveillante taillée en bulldozer, je quémandai dans une lutte perdue d‘avance contre le tumulte des moteurs, une serviette, une étole, un mouchoir... Et dans un méchant anglais que le fracas de la turbine rendait plus encore impénétrable, elle répondit droit devant elle qu’il était interdit de se lever en phase de décollage. Cette affirmation ne fut d’aucun secours. Rendu à ma misère, je décidai, contre tout bon sens, de considérer le bon côté des choses : je partais pour la Chine, l’empire du Milieu, pour Pékin, l’ancienne Cambaluc, où même en rêve, jamais je n’aurais cru aller un jour... Mais je dois avouer une chose : à ce moment, tout à l’excitation de ce départ, l’ambitieux chef de cuisine du Maxim’s de Pékin que j’étais, ne comprit pas toute la force symbolique d’être ainsi maculé le premier jour de sa prise de fonctions ! (Car le trajet était compté comme un jour de travail, une justice quand on sait ce qu’étaient les compagnies de l’Est de l’époque.) Livré à mes seules ressources par le Caterpillar-hôtesse, j’entrepris un semblant de nettoyage en y sacrifiant tout le mois de juin de mon agenda puis quelques pages d’un journal soviétique, la ‹ Pravda › qui sait, qu’on me tendit d’un siège situé plus en arrière. Hélas, l’encre du journal finit par former un pigment grisâtre, indélébile, laissant mon pull dans un état plus indigent encore. De guerre lasse, je le quittai et passai un nouveau chandail en Tergal soviétique rêche, bien trop petit, qu’une main charitable m’avait proposé ; il m’avait rendu la respiration difficile vu sa taille, mais, au moins, les apparences étaient sauves. Distrait par ma besogne, j’en oubliai presque l’odeur du désinfectant et les allées et venues furieuses de la pelleteuse meurtrissant coudes, mains, pieds et bras mal rangés. Pendant ce temps, ses consœurs pulvérisaient un insecticide sur nos crânes, comme si nous étions tous infestés par la vermine.

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Les plaintes n’y firent rien : on vida deux ou trois bombes décorées de jolies têtes de mort, viciant plus encore un air déjà saturé. Il n’était pas question d’importer en terres marxistes-léninistes plus de parasites que nous autres, les sociaux-démocrates honnis du bloc capitaliste, les insectes attendraient leur tour... Sur ces entrefaites, un vrombissement emplit la cabine, surprenant les voyageurs qui se tassèrent dans leur siège dans un bel ensemble, à la recherche d’une illusoire protection. Les moteurs... En russe, puis dans un anglais impénétrable, le pilote bredouilla, sans doute, au sujet d’un décollage imminent. Aussitôt, le tintamarre des turbos se changea en un couinement porcin si ridicule et insupportable que les passagers profanes se retrouvèrent les coudes à hauteur des épaules, index rivés dans les tympans. Le mastodonte s’ébranla en barrissant, roula quelque temps puis, se ravisant, pila net avec une force insoupçonnable pour sa taille, puis, penaude, notre auto-tamponneuse revint trente minutes plus tard à son point de départ. Pour l’édification des voyageurs, le manège reprit encore une fois avant que, sans raison valable, le fer à repasser ne décolle, à la troisième tentative, cabré à l’extrême, vibrant de tous ses boulons, passagers tétanisés. Dans cet avion voyageaient, si l’on peut dire, cinq autres expatriés français qui allaient eux aussi prendre leurs fonctions au Maxim’s de Pékin. Nous formions un attelage improbable composé d’un chef-violoncelliste inculte d’à peine vingt-et-un ans, de deux pâtissiers muets (c’est ce qui me semblait, puisque jamais ils ne parlaient, le silence, en toutes circonstances semblant être leur élément), d’un boulanger antillais et de deux garçons de salle prépubères, perdus là dans cette équipée. C’était donc cette improbable cohorte qui allait remplacer une équipe s’en retournant au bercail, harassée, après une année d’exil. J’allais rester deux bonnes années en Chine, mais beaucoup de mes collègues repartiraient après quelques mois, voire quelques semaines... Pour des raisons connues de lui seul, le pilote ne daigna ni s’expliquer sur nos départs avortés ni prendre beaucoup d’altitude après son décollage. Insignifiants pucerons, nous avons ensuite été ballotés pendant près de quatre heures dans une atroce purée de pois, tantôt grise, tantôt noire. Rebelle aux charmes agités de ce vol, mon compagnon de voyage, presque propre, avait repris ses débordements, anéantissant tous ses efforts.

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Il donna l’exemple aux autres voyageurs dont beaucoup l’imitèrent, aussi bien que possible, chacun selon ses talents. Les hôtesses, occupées à jouer aux cartes, ignorèrent cette purge générale, puis ronflèrent du sommeil du juste, ne s’éveillant que juste avant notre atterrissage qui, comme je l’ai déjà dit, fut un succès sur toute la ligne. Ces menues péripéties n’entamèrent en rien l’enthousiasme d’entreprendre la partie échevelée et jubilatoire d’une carrière de chef banale jusque-là – et qui reprit ensuite un cours des plus insipides, après cette parenthèse enchantée. Cette équipée, placée sous le signe de l’improvisation la plus totale, allait se fragmenter en une myriade d’aventures, grandes et petites, tristes et gaies... Avant de souffrir mille morts dans cet inimitable Iliouchine, j’avais eu la chance de rencontrer plusieurs fois le propriétaire du Maxim’s, Pierre Cardin, en tête à tête, malgré mon très jeune âge. Face à cet aristocrate au charisme mondain, je me sentais tel que j’étais : misérable cuistot incapable d’aligner deux mots sans avoir la langue pâteuse. Dans la seconde moitié des années soixantedix, au sortir de la Grande Révolution supposée « culturelle », ce dandy génial avait décidé contre tout bon sens d’ouvrir un Maxim’s en plein Pékin... À cette époque, croire au développement d’une Chine convalescente après tant d’années de tragédies et de gabegies (drames que nombre des intellectuels de l’époque avaient transformés en exploits du maoïsme, à l’exception très notable de Simon Leys qui seul contre tous sut se tenir à distance de ces bouffonneries et en dénoncer l’hypocrisie) était comme imaginer changer un bourbier en une source d’eau minérale. Il fallait être fou ou génie pour entreprendre pareil projet. Pierre Cardin était l’un et l’autre, en proportions connues de lui seul. Sa culture, son goût pour l’avant-gardisme, un détachement souverain à l’égard des difficultés furent d’autres atouts. Et, en 1983, malgré tous les pronostics, les conjectures, Maxim’s de Pékin, telle une île insolite, émergea dans une Chine en rémission. Je rencontrai donc Pierre Cardin plusieurs fois : à Paris, mais aussi deux fois, je crois, à New York où j’étais déjà chef de cuisine depuis un moment. C’est là, en fait, que j’ai été recruté, grâce à l’entremise paternelle pour un Maxim’s qui devait s’ouvrir... à New York ! Il avait donc été conclu que je laisse mes affaires sur place puis que je

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me rende à Paris pour un stage de formation au « vrai » Maxim’s, celui de la rue Royale afin d’en saisir la lettre et l’esprit. Mais suite à des péripéties sans intérêt ici, les plans changèrent et c’est bien à Pékin que je fus envoyé. Ce stage dura deux mois et demi au cours desquels, tel un invité d’honneur, je devais travailler à tous les postes de la cuisine : entrées, plats, banquets, etc., le but étant qu’à Pékin, on puisse retrouver, à l’identique, les mets et spécialités de la sacro-sainte maison mère... La vérité est que je passais plus de temps à éplucher des carottes ou à briquer les chambres froides qu’à m’imprégner de la bonne parole des commis sauciers et rôtisseurs, tant ils abordaient leur rôle de formateur avec indolence. Pour eux, cette affaire chinoise était une énième lubie du grand Cardin, un caprice de plus, sans queue ni tête. C’est, du moins, ce qu’on m’enseigna. Aussi, vedette de cette sombre affaire, je reçus un accueil plutôt frais pour ce beau mois de mai. Dans un premier temps, on toléra ma présence dans la cuisine pour éplucher des asperges p 25 (des caisses entières... Nous étions, hélas, en pleine saison. Mais ainsi peut-être ai-je échappé aux châtaignes, plus tardives), mais aussi des oignons et surtout des carottes en quantités si stupéfiantes que nous avions dû vider la campagne nantaise... Il y avait là de quoi satisfaire des meutes de lapins affamés ou quelques lièvres monstrueux. Mais que faisaient-ils donc avec ces centaines de carottes ? Un trafic ? Une collection ? Allez savoir. En tous cas, les pauvres racines ne rendirent pas cette assemblée de chefs plus avenante. Mais peu importe, ces corvées de pluches ne monopolisant pas toute mon attention, j'apprenais les spécialités de la maison en observant, de loin, mais de près, les chefs et commis qui, de leurs dos, m’offraient le spectacle d’un mur blanc et muet peu amène. C’est ainsi que, en dépit des écueils, je perçai de haute lutte le secret de la sole Albert p 26 et du turbotin rôti p 27 pour les transmettre, plus tard, dans l’empire du Milieu. Les semaines passant, mes précepteurs troquèrent leur indifférence en impatience, puis en irritation. La saison des asperges s’épuisant, lassé des carottes et voulant occuper mon talent à quelque entreprise d’intérêt plus général, je me consacrai, à défaut de meilleures idées, au nettoyage minutieux des deux vastes chambres froides de la maison... Je passai ainsi de longues journées

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à lustrer murs et étagères, me transformant en une manière de fée du logis, nouveau statut que mes camarades transformèrent sans tarder en surnom. Oreille basse, je fourbissais... C’est pendant ces heures de gloire que j’eus le plaisir rafraîchissant de revoir Pierre Cardin, une ou deux fois avant mon départ pour Pékin. Je le retrouvais au « siège », dans un immeuble situé rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris. Pour accéder à son bureau, on traversait une salle obscure, toute de noir tendue, où se morfondait une collection de robes et effets féminins des années soixante, d’une extraordinaire originalité : les coupes, les couleurs, les tissus, les motifs, tout respirait le révolutionnaire et l’indémodable. Telle une poule découvrant la montre, je m’attardais à contempler ces chefs-d’œuvre et à imaginer quelles élégantes avaient pu les porter en leur temps : toutes étaient si séduisantes... Mais hélas, inaccessibles à l’insignifiant peleur de carottes que j’étais. Extrait de mes rêveries stériles par l’un de ses nombreux factotums, tous plus grands, insolites et hermaphrodites les uns que les autres, je retrouvai Pierre Cardin assis à son bureau, l’air absorbé. Deux rides sinueuses barraient un front penché à l’étude d’un petit taille-crayon comme on en faisait alors, avec un réservoir en plastique rouge ou orange. Une mine de graphite s’était coincée dans les lames, rendant l’objet aussi utile qu’une paire de jumelles à une taupe. Avec un autre crayon dont la mine était, elle, encore intacte, il tentait de réparer l’objet, sans aucun succès puisque, dépité, il remisa l’ensemble dans un tiroir déjà rempli de semblables choses. L’intérêt pour ces menus bricolages épuisé, il s’excusa, prit des nouvelles de ma formation. Je lui décrivis tout le zèle mis par ses équipes à me mettre au meilleur puis, comme je renonçai à lui décompter les carottes pelées, il entama le vif du sujet. — Lagorce, ne vous trompez pas. Vous savez, le luxe, c’est social ! Et c’est pour ça que nous allons en Chine. Toutes les incidences implicites et explicites de tels propos ne se décantèrent dans mon esprit, ou ma tête, plutôt, qu’avec le temps et je n’en saisis la portée, hélas, que bien après mon séjour en Chine. Pierre Cardin affirma une autre chose que, cette fois, je pressentais. — Lagorce, vous allez en Chine. Vous allez découvrir

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un monde dont vous n’avez aucune idée et qui vous laissera changé à jamais. Soyez aussi conscient que vous allez vivre des moments historiques dont on parlera longtemps, et même bien après que ce grand pays se sera développé. Et il termina, impérial : — Vous raconterez, un jour, des choses stupéfiantes à vos petits-enfants. C’est vous qui devriez me payer pour aller à Pékin... Cardin, le visionnaire ! Et c’est en songeant au taille-crayon orange, aux factotums hermaphrodites, aux robes, aux tombereaux de carottes, aux asperges et à cet augure que, à travers le hublot trouble, je contemplais le tarmac de Moscou-Cheremetievo, accablé de bruine. Alors que notre planeur géant approchait cahin-caha de son arrimage, je distinguai de nombreux avions parqués un peu plus loin, certains civils, la plupart militaires. Les couleurs de l‘Union soviétique s’y écaillaient, délavées par le temps, sur leurs ailes et les gouvernes. De la silhouette des nefs abandonnées là, dans ces brumes monochromes, se dégageait un abattement dont je fus vite la proie. Les ailes, démesurées en largeur comme en longueur, étaient arrimées, tels des fardeaux, sur le dos de ces tristes bourdons. Elles ployaient abattues vers le sol, presque à le toucher. Sous elles, pendant comme des fruits trop mûrs, des réacteurs ventrus accentuaient plus encore un dessin soumis à la pesanteur. Tout près de là, un groupe de quatre ou cinq manœuvres trempés et dépenaillés s’affairaient sur un lot de câbles inextricablement emmêlés, abandonnés là pour quelques obscures raisons. Notre aéroplane s’immobilisa enfin tout près d’eux dans un raffut indicible qui parut ne gêner personne, passagers mis à part. L’un des hommes se retourna : un visage hirsute, ridé comme un vieux fruit, moustachu, noir de cambouis et coiffé d’une invraisemblable chapka, me jaugea un instant, hilare. Savait-il, le bougre, le vol que nous venions d’endurer ? Ou était-ce la vodka, dont de nombreuses bouteilles gisaient alentour ? À ce jour, je l’ignore encore. Après une bonne heure passée à attendre que la porte de sortie soit débloquée, la foule des passagers s’éternua d’un coup hors de l’appareil dans un sauve-qui-peut général. Cette mêlée laissa

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nos cerbères indifférents, puisqu’ils continuèrent à deviser entre eux, absents à un chaos dont ils avaient l’expérience. Après un temps, la cohue évacuée, je quittai ce siège maudit : le 29 Д. Toisé par un pilote baillant à s’en démettre la mâchoire, je franchis éprouvé, mais vivant, le seuil de cet appareil infernal. Il était 20 h. Un couloir verdâtre prenant la suite de l’avion semblait mener aux vols en correspondance. Un fonctionnaire en civil aussi livide que le néon qui clignotait me fit signe d’approcher. Sans un mot ni un regard, il vérifia la boîte du violoncelle, puis s’éclipsa... Tout du long, se tenaient là, raides comme des piquets, une escouade de militaires au garde-à-vous. Leurs yeux de faïence, leur immobilité impeccable, leurs képis ornés de l’écusson rouge, avec faucille & marteau cccp... Quelle impression... Ce spectacle, offert à l’ignorant que j’étais, remisait le Grand Canyon et Monument Valley au rang des pacotilles pour comités d’entreprise. Un instant, j’eus la faiblesse de penser que ces honneurs militaires m’étaient rendus, à moi, le chef du Maxim’s, de passage en ces lieux, au nom d’une vieille amitié sino-russe ou russofrançaise, ou cuisino-russe ayant échappé à mon érudition. Mais j’appris plus tard que deux obscurs officiels, l’un mongol, l’autre coréen-septentrion, étaient dans l’appareil et que ces égards leur étaient destinés. Peut-être eussent-ils préféré moins de cérémonie et plus de confort en vol, cette autre incertitude restera sans réponse. Après un long chemin arpentant diverses salles et autres corridors, tous verdâtres et décatis, je débouchai dans un hangar glacé pour la saison, de proportions considérables où, cloué dans les hauteurs, un Lénine géant surveillait sans plaisanter la foule des voyageurs, soviétiques pour la plupart. Les appels en russe, les conversations proches et le brouhaha de la foule, tous ces sons semblaient se fondre et disparaître, happés par la voûte qui surplombait l’édifice, il n’en restait qu’un murmure indistinct et émollient, bienvenu après les affres du vol. Soudain, je perçus sans doute aucun une odeur de cuisine bouillie, de choux, et de saucisses fumées. Je ne comprenais pas qu’elle fût si pénétrante... Nul restaurant aux alentours, que cet espace vide... Des néons jetaient sur les lieux une lumière si cruelle que tous les voyageurs, enfants et vieillards, prenaient ce même teint crayeux. Ou était-ce l’odeur des saucisses fumées qui les incommodait ? Toute cette immensité

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était quasi déserte puisque, canalisés par des bottes de foin toutes plus irrégulières les unes que les autres, les voyageurs se retrouvaient agglutinés en une masse grouillante. Plusieurs de ces bottes étaient tombées et, piétinées par la foule, elles avaient formé un épais tapis de paille au grand bonheur des enfants qui s’y élançaient pour de superbes glissades ! Confinés dans une lutte sans merci, les voyageurs s’activaient pour doubler leurs voisins et avancer plus avant dans la queue. Mais comme chacun s’adonnait au même vice, la file semblait très agitée tout en étant statique. J’observais cette frénésie d’un genre inconnu dont j’allais découvrir qu’elle était une spécialité des démocraties populaires. L’odeur des saucisses fumées revenait, disparaissait, semblant aller et venir, parfois ténue, parfois proche à les croquer. Cette énigme et celle de la queue se mouvant sans bouger eurent raison de toute l’attention dont j’étais capable. Je le regrette : bien des choses se sont sans doute passées sous mon nez pendant ces heures d’escale sans que je ne les remarque. À ma décharge, affamé après les tourments du vol, le fumet des saucisses était une torture : il absorbait tout mon esprit. Par-delà l’immensité du hall, loin du tumulte, je distinguai les guichets d’entrée du territoire de l’Union soviétique, avec tous les mystères qu’ils promettaient, une fois franchis. Mais n’étant qu’un oiseau de passage, je suivis un autre chemin, fort alambiqué, d’ailleurs, d’escaliers glissants et de corridors lugubres au bout desquels plusieurs autres guichets se trouvaient alignés. À bien y regarder, on aurait plutôt dit des mini-cachots, des carcans d’où seule sortait la tête. Ils étaient manufacturés de bois et tous barbouillés de ce même vert fin du monde, celui de l’avion auquel nous avions survécu. Des dix mini-cachots qui faisaient face, un seul était ouvert. Il était occupé par une sorte de militaire débraillé dont j’apercevais, derrière l’immense casquette verte elle aussi, le visage sinistre. Nous étions peut-être quatre-vingt-dix personnes à devoir passer. Vu l’apathie, l’indolence et, plus encore, la désinvolture du fonctionnaire, j’estimai mon temps d’attente à plus de trois heures... L’idée de moisir dans ce piège me remplit d’une audace inconnue. Je rebroussai chemin, à travers escaliers glissants et corridors lugubres dans l’espoir de retrouver les saucisses au fumet si prometteur... Au hasard d’une coursive, je tombai nez à nez sur une sorte de sorcière vêtue de hardes, coiffée d’une toque grisâtre, affairée

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