Vue sur la mère
merci à maman, qui ne ressemble en rien à ça.
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La mère, elle ouvre sa fenêtre, le matin. 10 minutes, pas plus. Faudrait pas laisser les bêtes rentrer ! C’est comme la poussière, c’est chiant à nettoyer. 10 minutes jamais plus. À quoi ça sert ? Déjà, la mère elle le fait parce qu’à la télé, ils ont dit que c’était bien de le faire. Que ça tuait les acariens. Tuer les bêtes, elle aime bien ça, la mère, alors tuer les acariens, c’est bien. La seule bête qu’elle tolère, c’est Pastis le chien. Lui, elle l’aime bien. Sinon le reste, elle le vire à coups de balai ou à coups de journal. Pastis des fois, il veut partir par la fenêtre, c’est parce qu’il est con. Il se rend pas compte de la distance entre lui et le sol. Il voit juste qu’il y’a des gens, et Pastis, les gens il aime pas.
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Il s’appelle Pastis parce qu’il est jaune et qu’il sent un peu la pisse. En même temps, il a douze ans et chez la mère, c’est la première fois qu’un être vivant tient autant – je parle pas des enfants, ni du mari. Parce que d’une, le mari, il s’est barré y’a 2 ans, et de deux, les enfants, ils ont failli finir à la DDASS. Mais heureusement, pour une fois, c’est une histoire qui finit bien.
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« Amours de nos mères, à nul autre pareil. » de Albert Cohen
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Les enfants, ils ont le droit d’y aller quand ils veulent dehors. C’est un peu comme les bêtes. C’est mieux dehors. Y’a les gosses du quartier qui regardent tout le temps à leur fenêtre du coup. Ils attendent de voir quand ça va gueuler. Parce que, vers 18 heures, ça pête toujours, et les gamins, ils sont fichus à la porte. À 18 heures, c’est « Question pour un champion ». La mère, elle y comprend rien, elle a jamais lu un seul mot dans le dictionnaire ni dans l’encyclopédie, il sert à caler le vaisselier de la vieille mémé. Mais il est beau Julien Lepers. Il la fait rêver. Alors la mère, elle jette ses enfants à la porte et elle leurs dit de rentrer que pour dîner. Eux, ils s’en fichent. Ils ont plus à respirer l’odeur de la clope, elle a beau fumer à la fenêtre, la mère, elle recrache souvent au-dedans. C’est mieux de gueuler en regardant les gens, qu’elle dit, ça fait plus sincère. Comme elle gueule tout le temps. Les enfants, ils sont tout le temps dehors, ils en sont devenus les rois du quartier. Ils ont pas d’heure et depuis qu’ils sont tout petits, ils ont jamais été obligés de mettre leur manteau. Pour un enfant c’est suffisant pour devenir chef de bande.
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« Assis sur les genoux d’une mère pauvre, tout enfant est riche. » Proverbe danois
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Son ex-mari était plutôt du genre casse-pieds. Puis des fois, il cassait plus que ses pieds. Ils s’étaient rencontrés un mardi après-midi, dans la salle d’attente de la sécu. Et puis, elle se souvient pas trop comment ils avaient terminé ensemble. Les souvenirs, c’est pas trop son fort à la mère. Le seul moment où elle peut penser, déjà, c’est quand elle fume son fagot par la fenêtre et que les enfants ils sont dehors. Elle en fume des clopes, là, perchée sur son rebord, qu’elle appelle « le balcon » ! En début de mois, elle fume des blondes, mais à la fin, elle est obligée de retourner à ses roulées. Sinon ils mangeraient plus que des pâtes et la DDASS elle aime pas trop ça, les pâtes.
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Enfin bref.
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Aujourd’hui, elle repense à son mari. Puis surtout à son mariage. Ils s’étaient mariés à six heures et demi, un samedi, histoire d’aller fêter ça après. Y’avait que les amis parce que les familles s’entendaient pas. Ils voulaient pas se mélanger, d’ailleurs ils le voudraient toujours pas. Si bien qu’ils ont fait ça à six. La mère se consolait en se disant qu’il y avait plus que les deux témoins qui étaient venus. C’était déjà ça. Mais bon, le mariage, c’était rien à côté de la suite. Au début, ils rigolaient bien tous les deux. Puis un jour elle est passée de bibiche à bobonne et là c’est devenu moins drôle.
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« Les femmes se divisent en deux catégories : les laides et les maquillées, les mères étant à part. » de Oscar Wilde
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Elle est devenue la mère quand elle a eu ses 22 ans. Elle a eu son ainé en été. Les derniers mois furent une sacrée épreuve. Elle avait des mollets d’éléphant et ses chevilles avaient disparu. Son ventre qu’était d’avance pas jojo, s’est mis à craquer de partout. On aurait dit un puzzle. Son mari, il lui disait qu’il comprenait maintenant pourquoi on appelait la terre «mère». Parce que la mère elle avait la couenne comme la terre sèche des pays chauds. Elle avait des cratères. Elle causait des séismes. La maternité, c’était tout ça. Et tout ça, la mère, elle aime pas.
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Le mari, il a pas trop aimé d’avoir un gosse, surtout pendant les neuf mois de fabrication. Alors, imaginez au bout du troisième. Ça s’est pas arrangé quand ils ont grandi non plus. Il était pas heureux le mari. Il gueulait souvent par la fenêtre de la cuisine qu’il avait fait une connerie, qu’il était loin de vivre avec Jennyfer Lopez. Il avait surement envie de le faire partager aux voisins pour le crier comme ça.
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« Ce qu’un père peut faire de plus important pour ses enfants, c’est d’aimer leur mère. » de Théodore Hesburgh
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La mère savait dès la naissance du petit dernier que ce serait le petit dernier. Il était pas bien beau. D'ailleurs il l'est toujours un peu. C'est du côté du père ça, les mauvais gènes. Il chialait tout le temps, et même encore maintenant, il pigne pour un rien. Il a pas de caractère, à part celui d'une lavette. La mère, elle craint qu'il devienne pédé, s'il l'est pas déjà. Elle y comprend pas trop grand chose à ces trucs-là, mais on lui a dit quand elle était petite que c'était pas bien. Elle comprend pas pourquoi il passe son temps à rêvasser dans le coin du rideau près de la fenêtre. Il dit qu'il regarde les oiseaux. Qu'il aimerait en être un. La mère, elle préfèrerait qu'il passe son temps à regarder la télé. Comme le fait son grand-frère. Mais non, le petit dernier, il aime pas le foot et encore moins les matchs de boxe. Elle l'aime son petit, ça y’a pas à redire. Mais bon dieu qu'elle a peur qu'il lui ramène un copain au lieu d'une copine ! Un jour elle s'est surprise à lui interdire de pisser assis, c'est vrai quoi, les vrais garçons, ils font ça debout, et ils rabaissent pas la lunette. C'est comme ça qu'elle voyait les choses et pas autrement.
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Y’a la cadette qu’est un peu mieux que le petit dernier, c’est vrai. Au moins, elle a du caractère cette petite. Quand elle veut quelque chose, elle l’obtient. C’est ce qu’elle a dit l’autre jour au flic quand ils l’ont embarqué au poste. Elle s’était fait chopper avec du rouge à lèvres Givenchy dans les poches. Le vigile, il l’avait surveillée de près parce qu’entre ses vêtements à elle et le luxe du magasin y’avait un trop gros décalage. Il a eu raison, mais la gamine elle s’est pas laissée faire. Il s’est fait insulter de tous les noms, et notamment de « raciste de pauvres ». Il s’en est pris tellement plein la tronche qu’il a pas pu être clément avec elle. Alors il a appelé les flics, qui la connaissaient déjà. Faut dire qu’elle en est pas à sa première connerie non plus la cadette. Elle a déjà cassé une vitre pour passer au travers et pas rester coincée dans un bureau de magasin où elle avait volé une ceinture, « Le temps des Cerises ». C’est comme ça, elle supporte pas de ne pas avoir ce qu’elle veut. La mère l’appelle la petite reine. Mais ça n’a jamais été « sa » reine, ni même sa princesse. C’est pas qu’elle aurait pas aimé avoir une princesse, la mère, c’est juste qu’elle est pas comme ça. Elle a des enfants dont elle doit d’occuper point. Le surnom de reine restait tout de même affectueux dans sa bouche ; pour elle, cela signifiait qu’elle irait loin dans la vie.
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La mère sait pas trop ce qu’il devient l’aîné. Elle le voit bien grandir et devenir un homme, c’est sûr. Mais elle le voit plutôt depuis sa fenêtre qu’en direct dans l’appartement. Elle l’a plus d’une fois viré dehors celui-là, histoire de lui remettre les idées au clair. Mais ça n’a jamais marché, dehors, il a le gros melon l’aîné, c’est lui le chef du quartier. Quand il était plus jeune, il décidait de qui avait le droit de jouer au foot ou pas. Maintenant qu’il est plus vieux et qu’il pique des clopes à sa mère, c’est lui qui décide qui a le droit de rentrer dans sa bande ou non. L’autre jour, il s’est ramené avec une doudoune couronnée de fourrure. La mère a jamais su d’où venait l’argent qui lui avait permis un tel achat, mais dans ces cas-là elle dit trop rien, et pour plusieurs raison. D’une, elle a pas trop envie de gueuler sur son fils qu’est devenu plus grand qu’elle pour des broutilles pareilles. De deux, ça lui fait économiser des sous sur le budget fringue qu’est pas bien lourd. Et de trois, il y a sûrement une histoire un peu sale de drogue ou d’un truc du genre là-dessous, et la mère elle se dit que moins elle en saura, mieux ce sera. Ça a toujours été comme ça avec lui, elle a toujours fait la sourde oreille. C’est pour qu’il soit autonome vite, qu’elle aime répéter à ceux qui lui demandent si ça ne la dérange pas de laisser traîner son gamin à pas d’heure. Il faut bien qu’il apprenne ce que c’est la vie.
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« Une mère ne voit jamais le vilain petit canard dans sa nichée de poussins. » de Doym
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La mère a jamais vraiment travaillé. Elle a essayé une fois à Auchan. Elle faisait le ménage. Au début, elle aimait bien l’auto-laveuse, mais ça l’a vite saoulé. Puis quand son patron s’est mis à lui grogner dessus, elle a tout fait pour se faire virer. Maintenant, elle est retournée à plein temps dans son appartement. C’est vrai qu’il est petit et que les fenêtres sont pas grandes mais au moins, si elle laisse des traces sur les carreaux, y a personne pour venir l’emmerder. Les voisins l’observent, mais ils sont trop loin pour juger de la propreté de ses vitres. Y’a une fois où elle est restée sur le palier à appeler Pastis parce qu’il était parti. Et bien les voisins du palier essayaient tous de jeter un œil dans son foyer quand ils passaient devant la porte d’entrée. La mère, elle savait pourquoi. Depuis que la DDASS est sur son dos, elle est devenue le centre des commérages.
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Elle le sait bien la mère, elle l’a entendu plus d’une fois au travers des murs épais comme du papier-peint. Faut dire qu’il est un peu moisi le HLM, mais bon ça fait plus de seize ans qu’elle est ici, elle y a ses habitudes et Pastis aussi. Les enfants, ils ont l’école à côté. Elle sait pas vraiment s’ils ont des copains mais elle sait qu’ils sont heureux ici. De toute façon, ils ne connaissent rien d’autre, ce serait idiot de quitter l’immeuble et la vie qu’ils connaissent. Ça vaudrait pas le coup de les perturber pour si peu. D’autant que, de toutes façons, les commérages, la mère, elle s’en fout complètement. Ça lui passe au-dessus. Y’a que Pastis que ça emmerde, faut voir comment il se jette sur les voisins. Il va pas au-dessus du genou, mais s’il pouvait il leur chiquerait bien la fesse. Quand il est à la fenêtre, il est encore plus con parce que, comme il est au-dessus des gens et que leurs têtes paraissent plus petites, pour lui, c’est comme jouer à attrape le pompon.
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Pourtant, la mère, elle essaie de bien faire. Elle a une copine qui lui fait coiffeuse à domicile un jour par mois. Elle essaie de donner des conseils de mode aussi, mais la mère a jamais su écouter quelqu’un, surtout en matière de mode. Elle ne met pas encore de tablier toujours. Ce qu’on appelle les blouses, c’est encore réservé pour les mémés qui font le marché. La mère est jeune et elle va qu’au Lidl. Dans son appartement, c’est vrai que ça pue la clope. Et un peu, le chien. Mais sinon, c’est assez propre. Même la DDASS l’a reconnu. Elle a écrit ça dans le rapport. Et quand elle revient faire une nouvelle visite, elle le redit. Mais ça va pas plus loin que ça. Les gens ils savent bien regarder au travers des fenêtres des autres pour y voir ce qui va pas. C’est toujours mieux de regarder ailleurs que de faire ses carreaux. C’est en tout cas ce qu’en dit la mère. C’est aussi que pour elle, c’est plus facile de nettoyer à coup de pshit-pshit que de jouer les familles qui ont réussi. C’est comme ça, y a des familles qui ne sont pas comme dans la télé, à part dans Tellement Vrai, et elle en faisait partie. Mais elle s’en fout la mère. Elle a appris à aimer sa mise en plis maison, ses enfants qui sont paumés, et son chien qui pue la pisse.
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« On est comme on est. » de Maurice Chevalier
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Emeline Cartron
Conçu et réalisé, autour d’un travail d’écriture animé par Anna Boulanger, et du workshop « reliure » d’Annie Robine. ARC Errances 2013-2014 EESAB Rennes.