Il marche. Il marche longtemps. Il ne s’arrête jamais. Il ne peut pas s’arrêter. D’ailleurs pourquoi s’arrêter ? Il ne peut pas s’arrêter parce qu’il ne trouve pas. Il n’a rien trouvé. Et puis, il cherche quoi ? Ha ça, bonne question. Il dit qu’il ne sait pas. Enfin, il ne dit rien. Mais ce sont ses yeux qui le font comprendre. Regardez, il n’a pas de bouche. Il ne dira rien. Torturez-le. Brûlez-le. Noyez-le. Il ne lâchera même pas l’ombre d’un chuchotement. C’est lui l’ombre. Il est partout. Il ne rencontre jamais le soleil. Il voit tout. Même ce qu’on ne doit pas savoir. Il marche. Il marche depuis longtemps. Il en a vu du monde. Il en a vu des histoires. Mais il ne peut rien dire. Il peut juste marcher. Regardez ses épaules. C’est le poids des mots qu’il ne peut pas dire. C’est tout son chagrin. C’est toute sa tristesse. C’est aussi tout son amour. Il ne peut rien exprimer. Alors il en porte des choses sur son dos. Toutes ses années à ne faire que marcher. Il ne peut pas s’arrêter. Il ne veut pas s’arrêter.
J’ai eu un accident de voiture. Je me suis faite surprendre par la neige. Elle est tombée d’un coup. C’était prévu. Moi, je l’avais pas prévu. J’avais pas fait gaffe et il faisait plus de 3°C quand j’ai pris la voiture. J’ai pas écouté Mme météo, à vrai dire, je l’ai même pas entendu. Je pensais pas qu’un trajet pouvait devenir dangereux en l’espace d’un instant. C’est devenu tout blanc. J’ai envie de dire que c’est pas ma faute, mais c’est moi qui ai paniqué. C’est moi qui ai ruiné ma soirée en amoureux, celle de Jacky aussi. Jacky, je le connais pas, il voulait juste aider des gens, il s’est arrêté et moi pendant ce temps, j’ai bousillé sa bagnole. Une belle bagnole, de couleur sable, surement neuve. En plus, il avait des pneus neige, Jacky. Il avait tout prévu, il l’avait écouté Mme Météo. Mon assurance, elle est sympa, elle m’a dit bon courage et bonne soirée. Elle m’a même dit au revoir, mais ça, j’en ai pas trop envie. Les airbags ont explosé. Ça sent pas bon un airbag qui sort de sa boite. Je venais de faire le plein. J’ai donc perdu ma franchise et un plein. Le principal, c’est que des blessés, il n’y en a pas. Quand le garagiste nous a tractés, on était dans la voiture. On roulait à l’envers du coup, et comme il y avait de la neige sur les vitres, on y voyait rien. C’était comme dans un manège à sensations, mais sans les vigiles et les barres de sécurité. Ensuite, le taxi est venu nous chercher. Il a pris Jacky avec nous, car on allait dans le même coin. Jacky a passé son temps au téléphone, parce que son assurance, elle est peut-être sympa, mais elle est pas rapide. On est sorti les premiers du taxi. Je me suis encore excusée. Je me suis même confondu en excuses. J’ai dit merci au chauffeur, et lui ai dit de faire attention. Il avait pas de pneus neige alors je préférais lui souhaiter bon courage. Jacky, lui, il est rentré chez ses enfants. Tout ça pour un plat à emporter qui est resté chez le garagiste.
C’est plus la peine, qu’il m’a dit. Et puis il a ajouté qu’il n’aimait pas les photos. Il n’aime pas non plus qu’on parle de lui. Il dit que ça vaut pas le coup, qu’il y a mieux à converser. Il ne dit pas non plus qu’il ne s’aime pas, ni qu’il n’aime pas ce qu’il est. Non, ça, il le dit pas. Il dit juste que, ça sert à rien. De toute façon, il aime bien parler des autres, et surtout à leur place. Il parle à leur place parce qu’il croit tout savoir. En fait, il aimerait bien tout savoir. Il ne se prend pas pour Dieu, c’est juste qu’il sait rien de lui. Alors il veut savoir pour les autres. Ça lui semble plus facile de savoir pour les autres. C’est pas qu’il réfléchit pas, c’est qu’il veut pas réfléchir. Il veut pas être bête, non, j’ai pas dit ça. Il sait juste qu’être intelligent, c’est trop dur. Seulement, c’est plus simple d’être bête. Il a raison. Alors il dit rien, il se tait, il attend. Puis quand il en a marre, il gueule. Ça, il sait faire, gueuler. Il sait même plus faire que ça de gueuler. Se taire et gueuler. Il gueule pour tout. La politique. C’est tous des connards en politique. La religion. Pas un con pour rattraper l’autre. Les fonctionnaires, eux, ils sont jamais assez payés. Puis ils ont jamais assez de vacances. Sa femme et ses enfants. Ils sont bons à rien. Enfin non, c’est faux, il le sait. Mais de nos jours, plus personne n’est bon à rien. Encore moins dans cette famille. Il aime pas les photos. On a l’air trop bien sur des photos. Alors qu’en vrai, tout fout le camp. Tout. Y’a que sa bouteille qui reste là. Ses idées noires aussi. Ça, c’est sur, qu’elles ne vont pas le quitter comme ça, ses idées noires. Puis la bouteille, elle aime bien en ramener d’autres. Comme ça, il est jamais seul. Faut pas s’inquiéter qu’il dit. Faut pas s’inquiéter. Il m’a dit après, je suis fatigué. Il avait besoin de vacances. Elles sont trop longues pour moi, ses vacances. Je le reverrai plus. Il me l’avait dit. C’était même plus la peine
Il n’a plus peur de moi. Quand il est effrayé, c’est vers moi qu’il court. Il se cache, au creux de mon cou, dans le pli du coude, entre les cuisses. Tout n’est que cachettes quand il est poursuivi et quand les monstres le regardent, il est pétrifié. Je peux en faire ce que je veux, mais je m’abstiens, je ne fais que le caresser, sous le menton, sur le dos ; des caresses rassurantes presque maternelles. Il me fait confiance mais il se méfie, à la moindre occasion, il s’échappe. Il faut le comprendre, pourquoi ne serais-je pas des leurs ? J’ai peut-être un masque. Je cacherai un monstre en mon sein, un monstre qui attendrait le bon moment. Un monstre qui saurait comment gagner la confiance de sa proie pour mieux savourer le festin d’une grande trahison. Je serai le pire monstre. Le plus noir. Mon jeu ne serait que meilleur, je serai un acteur fabuleux contre une victime chétive. Et pourtant, de tous les autres monstres, c’est moi qui le rassure. La confiance le gagne, il sait que tout peut basculer ; mais il préfère attendre que de voir la fin tout de suite. Si fin, il y a.
Du haut de l’épaule du monde, il observe. Il est attentif. Calme et serein, il a conscience du vide, mais n’en a pas peur. Rien ne peut l’atteindre. « Si ton cœur a peur, alors tu mourras. Mais s’il est fort, alors tu ne tomberas pas. » C’est ainsi qu’il avait compris les choses. Il le sait, il a raison. Il n’a plus peur, les monstres ne sont que passage dans sa vie et si ces derniers sont un jour la raison de sa mort. Qu’il en soit ainsi.
Emeline Cartron imprimé en 2013 Réalisé dans le cadre de l’Atelier de Recherche et de Création « Errances » EESAB – site de Rennes L’atelier Errances / le blog : http://www.errances.fr/ Errances éditions : http://www.errances-editions.fr