Terre inconnue

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Terre Inconnue



Lily, leila (F) Mann 1923 Beyrouth, Liban 2005 Paris, France



Mon premier souvenir remonte aux vacances passées dans le Vaucluse. Je me souviens de la route à l’aller, avec mamie et moi à l’arrière, papa conduisait et maman était copilote. Je me souviens de mamie qui me demandait mon âge. C’était drôle et dérangeant à la fois. Elle dut me le demander je ne sais combien de fois.



Il y a eu la fois où on jouait avec les chiens. Je donnais un bâton (ou plutôt une sorte de bûche) à mamie et elle le lançait. « Mais tu n’as pas plus gros encore ? » C’était sans fin. Je rigolais trop.


Et puis la fois où on mangeait des lentilles à table sous le soleil. « Regarde Laura, tu as mangé comme une cochonne  ! » « Mais mamie aussi elle en a mis partout ! »


Joseph Mann - Lituanie

Isaac Mann né 1785 en Lituanie --> Saida --> Beyrouth mort 1848 à Beyrouth

Rabin Youssef Mann - né 1805 à Beyrouth mort avant 1900 (95 ans)

Joseph Mann ---- Sariye Hadad Beyrouth

Farey Moise Toufik Albert Rachel Claire Lily ---- Pierre Lasserre 1923

Daniel Jacqueline Yolande Christine

Serge François

1947

1946

1950

1952

1957

Laura 1992



Repas de famille chez mamie. Mamie s’était mis en tête qu’elle ne devait plus manger de lapin (et qu’elle n’en avait jamais mangé d’ailleurs). Alors on était tous là à table à dire : « Humm.. ! Qu’est-ce qu’il est bon ce coq ! »



Même encore aujourd’hui j’ai pas trop compris le coup du lapin. Je crois que c’était le moment où mamie commençait à vouloir se rattacher à son passé...



Le nom « Mann » signifie en allemand « homme ». C’est une pure famille juive Ashkénaze.



Un matin, ils ont appelé depuis la maison de retraite. Ils avaient perdu mamie. Ils avaient cherché partout, pas moyen de la retrouver. Elle avait fugué. Mamie avait fugué. Je crois que ça a duré trois jours, mais je suis plus sûre. Ils ont fini par la retrouver, dans les sous-sols du bâtiment. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire pendant trois jours...



Dans la maison de retraite, il y avait pas mal de fous. Je me souviens de la vieille qui tirait constamment sa grande langue avec un regard de dément. J’aimais pas y aller. Mamie avait un copain, Pascal il s’appelait je crois. Il avait les cheveux longs et était un peu gros.


Mamie non plus n’aimait pas y être. Elle voulait rentrer chez elle. Mais elle pouvait plus, elle ne savait plus.


Ashkénaze : Les Ashkénazes, (désignant Achkenaz, un des arrière-petits-fils de Noé) sont les Juifs provenant plus généralement d’Europe centrale et orientale. Ils ont une langue qui leur est propre, le yiddish, qui est une langue voisine de l’allemand, enrichie d’emprunts faits à l’hébreu, au polonais et au russe. Le mot ashkenaz désignait les terres qui s’étendaient au-delà du Rhin c’est-à-dire l’Allemagne ou le monde germanique et d’Europe centrale. Chez les auteurs hébreux du Moyen Âge, ce même mot désigne les pays germaniques et d’Europe centrale, terres où des Juifs commençaient à s’installer.



Maman m’a raconté que le grand-père s’était un coureur. Alors, avant qu’il parte définitivement, il s’en est passé des choses.



Notamment la fois oÚ pour aller au bal du village, il avait enfermÊ mamie et les enfants pour aller s’amuser tranquille...



Et puis il y a eu la fois où il a voulu partir avec une autre. Mais cette fois-ci, mamie elle s’est pas laissé faire. Elle est allée voir son commandant (le grand-père était aviateur) et lui a raconté toute l’histoire. Du coup, il a envoyé le grand-père en mission en Indochine. L’affaire était vite réglée.



Mamie racontait qu’entre elle et grand-père s’était un amour passionnel. Elle racontait que lorsqu’il dut rentrer en France, il l’a menaça au pistolet pour qu’elle parte avec lui. Et puis une fois arrivée en France, elle a vite déchanté.



1720Â : La politique officielle russe se montre substantiellement plus dure concernant les Juifs que les lois de la Pologne indĂŠpendante.


1772, Catherine II de Russie, institue la « zone de colonisation » circonscrivant ainsi les Juifs aux provinces ouest de l’Empire. Cette zone, bien qu’incluant la majorité du territoire polonais excluait cependant certaines zones traditionnellement occupées par des Juifs. À la fin du XVIIIe siècle, plus de 4 millions de Juifs vivront dans cette zone de colonisation.


1800 : En réponse à la politique restrictive contre les juifs, plusieurs partis au sein de la communauté apparaissent. D’une part le mouvement Hasklah, « l’éveil juif » qui milite pour l’assimilation et l’intégration des Juifs à la culture russe. D’autre part, le Sionnisme devient très populaire et préconise une poursuite stricte de la vie religieuse basée sur l’Halakha (loi juive). Les Juifs doivent quitter l’Europe et créer leur propre État et rejoindre la Terre Sainte. Une première vague migratoire se met en place.



Mamie possédait un appartement à Arcachon et j’y allais souvent avec papa pendant les vacances. Tous les matins, je regardais des dessins animés et papa faisait des crêpes. C’était trop bon.



Je me souviens qu’on allait souvent au café près de la plage et pendant que papa lisait son journal, j’allais admirer les langoustes et homards dans l’immense aquarium à côté.



Et puis sur le chemin vers le casino, on passait devant une maison aux volets constamment fermés. On racontait qu’une vieille folle habitait là. Je l’appelais la sorcière.



Maman m’a raconté que l’on était venu passer des vacances avec mamie à Arcachon. Et lors d’une balade à la plage un après-midi, maman étant occupée avec mamie, elle m’avait perdue de vue. On me retrouva tombée dans un trou.

Suite à cet incident, j’eus un plâtre à la jambe. Je me souviens une fois rentrée à la maison m’écrier : « maman j’ai envie de prendre un bain ! »



La famille MANN arrive de Lituanie pour s’installer d’abord à Saida au Liban (recensement de 1839). Ce ou ces Mann faisaient partie d’un grand groupe de Juifs lituaniens en route vers la ville de Safed.



Ce jour-là j’étais toute excitée. Je rentrais de l’école avec ma super copine et comme d’habitude on avait pas arrêté de se marrer dans le métro. Arrivée à la maison j’avais le sourire jusqu’aux oreilles . J’ai voulu faire une vieille blague et ai crié « ATTENTION POLICE » en passant la porte. Et puis j’ai vu ma mère s’avancer vers moi. Au début j’ai pas trop compris. Elle avait l’air abattue et c’était comme si elle n’avait pas entendu mon cri. Elle m’a pris dans ses bras et m’a appelée « ma chérie » avec tendresse. « Ta mamie est morte ».



La famille Mann était ashkénaze mais elle faisait partie de la communauté sépharade puisqu’il n’y avait pas d’autres ashkénazes à Saida. Il s’agit d’affiliation et non d’origine. Ces Juifs n’ont rien à voir avec les descendants des expulsés d’Espagne mais, en Terre Sainte, ils étaient affiliés à la communauté sépharade.



À la maison, il y a la table en faux marbre qui appartenait à mamie. Elle est fissurée, je sais plus trop si c’est à cause de moi.. En tout cas, on la voit bien la fissure. Je me souviens de papa en train de recoller les deux morceaux avec de la glu super forte, couleur jaune.



Je me souviens dans l’appartement rue Tesson, maman détestait les voisins d’en dessous. Ils faisaient trop de bruit. Un jour, elle était tellement en colère contre eux qu’elle a mis ses talons et s’est mise à danser des claquettes avec comme partenaire la poubelle en métal. Je me revois stupéfaite par la scène.



Et puis chez Yolande, il y a le canapé vert bouteille de mamie. Matelassé et en cuir. Je me souviens je jouais à la poupée dessus. C’était un vieux poupon avec un œil qui ne se fermait jamais complètement.



Chez mamie, il y avait une petite pièce dans laquelle elle rangeait pleins de trucs. Des babioles, des bijoux, du maquillage. Je me souviens que souvent j’essayais de lui voler quelques trésors.



Safed en hébreu tsfat, est l’une des quatre villes saintes juives, avec Jérusalem, Hébron et Tibériade. Safed est également appelée la « ville bleue des cabbalistes » car c’est la couleur dominante de ses synagogues et de son cimetière, où les tombes sont peintes en bleu, et car elle perpétue une longue tradition de cabbalistes.



Du jour de l’enterrement, je ne me rappelle seulement quelques bribes. J’étais entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence. Alors, je me souviens du jardin remplie de soleil de la maison de retraite dans lequel on jouait avec mes petits cousins, courant partout. Puis, je me souviens du moment étrange où je rentrais dans une pièce à la lumière crue. Un corps était étendu au milieu, recouvert d’un drap blanc. Et enfin au cimetière, je me rappelle du cercueil s’enfonçant peu à peu dans la tombe. Là, il eut comme un déclic. D’un coup, j’ai beaucoup pleuré. Et je me souviens regarder mes petits cousins qui jouaient encore dans les allées du cimetière. Il faisait très beau ce jour-là. Finalement, je crois que l’enfance était finie.





Edition conçue et réalisée autour d’un travail d’écriture animé par Anna Boulanger, et du workshop « reliure » d’Annie Robine. ARC Errances 2013-2014 EESAB Rennes. Laura François



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