À travers ma fenêtre

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Ă travers ma fenĂŞtre,



On est le 26 janvier 2014 et des poussières.



C’est l’hiver.



Le thermomètre accroché derrière la fenêtre indique neuf degrés. Ce n’est pas très froid neuf degrés pour un mois de janvier, pourtant la rue est vide. Il faut dire qu’il fait gris et qu’on est dimanche, donc rien d’étonnant en fait.



Il n’y a jamais personne le dimanche, même quand il fait beau. La seule exception c’est en mai ou juin, quand il y a ce vide grenier qui vient s’installer sur les trottoirs bordant ma rue.



Mais là non, c’est janvier, alors je n’entends que des bruits lointains ou des voitures qui passent à toute allure. En même temps elles peuvent, vu qu’il n’y a jamais personne.



J’entends bien le bruit de leurs roues résonner à cause de ces fichus pavés. C’est joli les pavés, ça a du charme, mais ici il y en a partout et si on ne fait pas attention, on se casse la figure. ça m’est arrivé une fois et j’ai bien cru que je m’étais cassé la cheville. On entend encore plus les motos, ça pétarade de partout ces engins, mais je n’en ai entendu que trois depuis ce matin, alors ça va.



Depuis cinq minutes, je jette des coups d’oeil furtifs par la fenêtre pour voir s’il y a des gens qui passent, mais il n’y a personne, j’entends juste des bruits sourds.



Ah, tiens ! Il commence à pleuvoir. Tu m’étonnes que la rue est déserte !



Les pavés commencent à être mouillés et je regarde vite fait le ciel. Bon dieu qu’il est gris ! Aucune éclaircie à l’horizon, même pas un petit bout de ciel bleu au loin. Aucune chance de voir le soleil aujourd’hui.



Il pleut et l’eau vient s’écraser sur les toits en ardoise d’en face. C’est plutôt joli à voir, mais je n’y passerai pas le reste de ma journée. Ce que je vois aussi, c’est que le voisin d’en face n’a pas fermé son velux. Il n’est pas très malin, ça va être trempé chez lui.



D’ailleurs j’y pense en regardant la cheminée d’à côté : comment la pluie peut se garder de rentrer dans cet énorme trou ? Ça fait un bout de temps que je me pose la question, et je ne me suis jamais renseignée. Je vais chercher sur mon ordinateur, je n’ai que ça à faire de toute façon. Ça, ou regarder par la fenêtre, mais il n’y a rien aujourd’hui par cette foutue fenêtre.



Tiens, ça m’aurait étonné, la wifi déconne, comme à chaque fois qu’il pleut presque. J’en ai vraiment marre de ce fichu temps, ça fait toujours tout sauter !



Bon, Internet fonctionne de nouveau, c’est le réseau du voisin. Merci voisin. Du coup, je tape quoi moi ? Je vais essayer avec « pluie dans la cheminée ». Sur google, on trouve tout, et apparemment je ne suis pas la seule à me poser cette question, comme Super Cochon qui a demandé il y a sept ans « Où va l’eau de pluie qui tombe dans les cheminées ? Surtout quand celles-ci ne sont plus utilisées ? ». C’est Claudius qui a été élu meilleure réponse avec « la pluie rentrait dans ton conduit déjà lorsque celui ci était en fonctionnement. maintenant la pluie rentre encore. elle descend à l’intérieur certainement. mais la quantité reste faible. elle finit par s’évaporer. il y a de toute façon une ventilation naturelle. car c’est juste ton conduit de raccordement qui lui est obturé. rassure toi, même si ce conduit ne comporte pas de chapeau; un chapeau apporte en plus une aspiration supplémentaire et diminue fortement ces entrées d’eau. »



Enfin en gros, la pluie ne rentre pas beaucoup, elle s’évapore, elle se condense et elle retourne dans les nuages. Et c’est pareil si t’as une cheminée avec ou sans chapeau. Le voisin lui, il n’en a pas, c’est juste du béton posé sur l’ardoise.



Bon, maintenant que je sais ça, il n’y a toujours rien qui se passe.



Il y a deux restaurants fermés où on voit les tables et les chaises empilées à l’intérieur. Même là-dedans, il n’y a personne. De quoi se foutre une balle parfois le dimanche, moi je vous le dis !



Y’en a qui aiment ça, le dimanche, mais moi je n’aime pas. On s’ennuie, on passe son temps à manger et à regarder la télévision. Je comprends que toute activité soit bonne à prendre, comme les vieux qui se mettent à peindre.



Du coup je commense à m’endormir. Quand il n’y a rien à faire, je m’endors toujours.



En plus c’est l’hiver, il fait froid et je suis bien chez moi. Je suis toujours bien chez moi, même si j’ai beaucoup changé d’endroit. J’aime bien bouger, voir des trucs et pas rester plantée là. C’est agréable de voir du pays et de pas se contenter de regarder mollement à travers sa fenêtre parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Tant que t’es pas vieux, il faut pas rester là. Enfin moi je dis ça, mais je suis quand même ici à ne rien faire, juste à m’endormir.



J’ai toujours les yeux ouverts mais je sens ma tête qui commence à me lâcher un peu. Je crois que je somnole à moitié. Je tourne un peu la tête vers la fenêtre, mais j’y vois plus grand-chose. Je soupire et je laisse mollement tomber ma tête vers la droite, signe d’un ennui profond.



Il commence à faire nuit et on n’y voit plus grand-chose à travers cette fenêtre, juste un reflet. Je n’arrive pas bien à distinguer. Est-ce parce que je suis fatiguée ? En tout cas c’est bien là et je ne dors pas, enfin je ne crois pas.



On dirait une femme, la trentaine grand maximum, peut être même mon âge. Elle a l’air plutôt jeune, et elle n’est pas bien grande. Elle doit faire un mètre soixante, pas plus grande que moi.



Je plisse un peu les yeux pour essayer d’y voir plus clair, mais je vois juste qu’elle est debout, tournée vers moi, comme moi tournée vers elle.



Elle a les cheveux foncĂŠs et des yeux marron, elle me ressemble un peu.



Je ne sais pas si c’est parce qu’il fait froid mais elle est couverte d’un long truc noir qui traine au sol, comme une cape informe.



On dirait qu’elle flotte.



Avec ma couverture sur les ĂŠpaules, je ne dois pas ressembler Ă grand-chose non plus.



Je la regarde, plantée là, toute seule sans pieds, sous la pluie. Je me dis qu’elle va attraper la mort, mais la pluie paraît s’estomper au loin, comme un rideau derrière elle.



Seules ses mains dépassent pour essayer de retenir son espèce de cape. Ses doigts sont blancs et boudinés, comme des mains d’enfant. Elles ne sont pas soignées et du noir se dessine sous chacun de ses ongles, comme si elle avait gratté quelque chose, comme si de la peinture était venue s’échouer là, sans qu’elle puisse l’enlever. C’est vrai que c’est jamais facile à enlever, il faut toujours frotter et après on finit par en remettre une couche, alors à quoi bon ?



J’en ai toujours du noir.



Je vois clairement sa tête, penchant légèrement vers la gauche, encore plus pâle que ses mains. Elle a l’air fatiguée, épuisée même. Je la fixe vaguement de mes petits yeux et elle me regarde sans plus de conviction.



On a le regard vide, comme irréel, l’une en face de l’autre.



L’air las; des rides se creusent autour des yeux et appuient largement son air fatigué. Elle est jeune, ça ne se voit pas trop, mais on voit qu’elle en a marre. Tout le monde les voit ces petites rides, on ne peut pas y faire grand-chose et ça ne s’améliore jamais avec le temps. J’en ai aussi, et j’en ai aussi une petite à droite de la bouche. Elle se voit encore plus quand je souris. Elle en a une qui apparaît à gauche, exactement de la même manière. Ce sont des traits que je ne vois pas chez les autres. D’habitude, je n’y fais jamais attention sur quelqu’un d’autre que sur moi, mais là, elles me sautent aux yeux, tout comme son teint pâle, si pâle qu’il en est presque maladif.



Son visage laisse tous les détails se dessiner. C’est beau et effrayant à la fois, comme un tableau que tu regardes sans pouvoir y toucher, comme lorque tu t’observes dans le miroir sans te camoufler. Tu es là, sans masque, sans rien, sans te cacher, juste comme ça. Et là, si pâle, n’essayant pas, n’essayant plus, elle est juste debout, l’air perdu, l’air malheureux même.



Son expression laisse deviner une envie de partir et de ne plus ĂŞtre vue. Mais tant que je serai lĂ , devant ce reflet, elle le sera aussi.



Elle est coincÊe dans l’encadrement, et pourtant elle me parait si loin.



Depuis que je la vois, elle ne sourit pas. Moi non plus. J’aimerais bien redonner de la couleur à ce teint pâle avant de m’en aller. J’ai l’impression de pouvoir l’atteindre, pourtant elle est si loin.



On se regarde, une ride Ă droite, une ride Ă gauche, avant que se dessine notre sourire.



Conçu et réalisé, autour d’un travail d’écriture animé par Anna Boulanger, et du workshop « reliure » d’Annie Robine. Laura Wnuk ARC Errances 2013-2014 EESAB Rennes.



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