Passage

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PASSAGE







La barrière est franchie. La barrière est si mince.




C’était un peu après, tu te souviens ? Y’avait un grand rideau noir. Oui tu sais, ce vieux rideau en velours poussiéreux accroché un peu bizarrement. Eh ben j’arrêtais pas de le fixer. Tu te rappelles ? J’ai senti que tu me regardais à un moment mais j’étais déjà loin. C’était trop tard. Ou il aurait fallu que tu me files un coup de coude, peut-être. Mais j’entendais déjà plus rien. Rien qu’un bourdonnement continu, tu sais comme quand c’est la fin d’une cassette, juste avant le ‘CLAC’. Et là j’allais de plus en plus loin et ma vue se réduisait, seul le rideau était net. Tout le monde avait disparu sans que je m’en rende compte. Je voyais même plus les mouvements. Oui c’est ça, pendant un moment tout était figé. Et puis ça a continué, j’ai eu l’impression de sortir de mon corps. Comme si quelque chose m’attirait vers ce rideau et j’entendais toujours rien que ce bourdonnement. Je me suis sentie léviter et je crois qu’à ce moment j’ai perdu totalement le contrôle de mon corps. Je crois que là c’était encore agréable. Je me sentais paisible. Et d’un coup ça s’est arrêté. Tout s’est arrêté. J’étais toujours en l’air, et le bourdonnement s’est tu. Et alors j’ai commencé à entendre ces voix. Elles venaient de loin. Elles étaient encore plus loin que moi. J’arrivais pas à entendre ce qu’elles disaient. Elles chuchotaient. J’ai commencé à avoir un peu peur. Je regardais toujours le rideau. Et il s’est mis à bouger. D’abord légèrement, comme s’il bougeait avec le vent. Puis il a commencé à prendre forme. Je peux rien te décrire. Tu sais, c’est comme quand on raconte un rêve. C’est devenu comme une silhouette noire et ça a commencé à approcher. J’ai commencé à paniquer sérieusement. Je sentais que ma respiration s’accélérait. Je voulais retourner dans mon corps mais je pouvais plus rien faire. J’étais bloquée et consciente de ce blocage. La silhouette avait des sortes de griffes. C’est tout ce que je peux te dire. Des griffes. Elle approchait. Les voix étaient devenues beaucoup trop fortes. Ça sifflait. J’étouffais, si j’avais eu le contrôle de mon corps j’aurais pu m’ouvrir la gorge rien que pour laisser passer tout l’air dont j’avais besoin. Puis elle est venue sur moi. J’ai fait une chute libre et puis c’était noir. Je veux dire, plus rien.







Fous-moi la paix avec tes conneries.






C’est midi il fait beau vous êtes dehors il fait un peu frais, dans le fond de l’air, c’est agréable ça fait longtemps que vous aimez ça le midi quand vous êtes dehors seuls et que le fond de l’air est un peu frais un peu comme une belle journée en automne il y a les odeurs les odeurs de repas qu’ils préparent ça fait longtemps que vous aimez les imaginer cuisiner pour eux ou d’autres c’était quand vous êtiez à l’école vous rentriez rarement le midi mais quand vous rentriez pendant ces cinq minutes de marche le midi alors qu’il faisait beau et que le fond de l’air était frais et qu’il y avait ces bonnes odeurs les bonnes odeurs de cuisine mélangées à celles des arbres et du bitume et des buissons jusqu’à ce que vous arriviez à la maison c’est resté.






Il y avait des platanes sur toute la place nous on y était habitués les platanes et leur espèce de poudre blanche sous les feuilles on passait toujours du temps en-dessous et on se retrouvait toujours avec ces espèces de petites bêtes blanches immobiles ou presque on connaissait tous les platanes on savait parfaitement comment ils étaient faits celui-là on pouvait monter dedans celui-là était percé d’un trou béant qui nous avait toujours fait peur mais fasciné un autre avait un trou plus petit toujours rempli d’une espèce de terre on passait notre temps à l’enlever avec un bâton ils sont partis maintenant.







Il attendait là, patiemment assis à l’arrêt de bus il pleuvait à côté de lui y’avait un gros pâté de gerbe et il se dit c’est vendredi matin. Ses pieds étaient à la limite du goudron mouillé. Il se dit faudrait pas que je mouille mes chaussures y’a un trou sous celle de gauche. Puis il regarda droit devant lui. C’était drôle y’avait une femme qui courait elle était en talons sur les pavés, avec son « trench » elle se couvrait les cheveux avec son sac à main. Il se dit alors, voyons si elle se pète la cheville. La pluie était de plus en plus forte le ciel, gris clair, très lumineux c’était toujours comme ça pour les averses passagères mais celle-là commençait à l’être depuis un peu trop longtemps et bientôt elle perdrait son statut de passagère tant pis il aimait bien la pluie surtout quand il était à l’abri. Il écoutait les pas sur les pavés des quelques rares personnes qui osaient s’aventurer là ou qui s’en foutaient, avec leurs beaux parapluies et qui pouvaient marcher en couple tellement ils en avaient de grands. Mais lui il voyait bien que leur pantalon commençait à s’imbiber d’eau par le bas. Y’avait aussi des oiseaux qui foutaient un bordel pas possible et il se dit comment ils font, les pauvres, où est-ce qu’ils se mettent à l’abri et il s’imaginait un moineau, cette espèce de boule de plumes trempé, trop lourd pour voler


et ça le rendait triste. Alors dans son champs de vision il vit courir une petite gamine elle avait un manteau en toile cirée rouge vernis. Quand il plissait les yeux ça faisait une espèce de tableau flou, gris, avec un seul point rouge, et il trouvait ça beau. Il se dit qu’est-ce qu’elle fait là toute seule, cette gamine avant de voir que ses parents arrivaient sur la droite avec un grand parapluie le parapluie assez grand pour les couples la mère tenait un petit parapluie rouge dans la main et il se dit la gamine a dû le balancer pour courir sous la pluie et maintenant c’était sa mère qui courait après elle en hurlant et la gamine courait et riait et la mère courait et gueulait et elle finit par rattraper la gamine par le bras, et retourner près de son mari. La gamine ne riait plus. Mais lui il comprenait plus la gamine que la mère. Et puis ils disparurent. La pluie commençait à diminuer il l’entendait sur le toit en plexi de l’abri bus et il se dit, comme s’il parlait à l’averse encore un peu et tu perdait ton statut de passagère. Plus personne ne passait devant lui ça sentait le vomit et la pluie sur le goudron, et l’herbe pourrie toutes ces odeurs lui montaient au nez les gouttes sur le plexi étaient de plus en plus espacées il se dit c’est la fin et c’était la fin. Il se leva et partit.




«Vous vous promenez dans une ville, et vous regardez ce que vous voyez. Les gens, les trottoirs, les murs, les maisons, pas forcément les monuments, hein, les choses ordinaires. Les choses ordinaires et même très ordinaires. Les chiens qu’on croise ou... tout ça. Voilà.»




J’ai douze ans et je vais pas à l’école. En fait je vis chez une vieille qui sait même plus que je suis là, je m’occupe de son ménage et de ses courses, alors je sais pas ce qu’elle croit, sûrement qu’elle croit que son frigo se remplit par l’opération du Saint-Esprit. Elle parle plus, des fois elle fait juste « mmmh mmmh », mais moi j’aime bien lui parler quand même, même si elle m’entend pas non plus. C’est pour ça que j’aime bien être avec elle, parce qu’elle me calcule même pas mais c’est pour de vrai. Elle voit plus, elle entend plus, elle sent tellement plus qu’elle sait même pas qu’elle pue la pisse, mais je l’aime bien. Je sors peu parce que à part elle, j’aime pas les gens dehors. Ils parlent trop, ils regardent trop, ils entendent tout. Une fois j’ai dû rappeler à l’ordre un type qui me marchait dessus dans le bus. « C’est mon pied sur quoi vous marchez, m’sieur », et il n’a même pas bougé. C’est pour ça que je les aime pas. Ma vieille au moins elle entend rien mais c’est pour de vrai. Le seul objet de valeur que j’ai c’est un stylo Bic que j’ai trouvé par terre. Parfois je fais des dessins pour ma vieille et je m’imagine qu’elle les aime bien même si elle fait juste « mmmh mmmh ». Une fois je suis sortie et j’ai tellement marché que je suis sortie de la ville et je me suis retrouvée en pleine campagne. J’ai vu passer un oiseau. Il planait au-dessus des pentes de la colline de l’ouest, puis il est parti. Et c’est là que j’ai su ce que je voulais. Je veux aller me construire une cabane en haut d’une colline. Alors depuis le jour de l’oiseau je dessine que des cabanes en haut de collines. Et quand ma vieille sera morte je choisirai la meilleure colline, celle qui est la plus éloignée de la ville, et j’y fabriquerai une cabane tellement petite que personne d’autre ne pourra vivre avec moi et j’y resterai jusqu’à ce que je crève et je mangerai des écureuils et des chevreuils et des baies.







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fallait faire des trucs simples pour se tenir conscient. faire un thé, par exemple. Ça c’est bien, pour rester conscient. prends une tasse. Je fais chauffer de l’eau. J’ouvre un sachet thé. Je le mets dans la tasse. Je verse l’eau. Je regarde le thé diffuser et la vapeur. Mais souvent ça foire. Parce que souvent, se concentre trop sur la fumée ou sur la surface de l’eau. alors les formes reviennent. Et alors on repart.







Et pendant que vous parlez, j’aurais pu être là-bas, avec des bottes en caoutchouc trop grandes parce qu’on me les aura prêtées, et je serais là, dans la boue, y’auraient les motifs laissés par les sabots des vaches, et leur merde. J’aurais pu être là-bas, et tremper mes bottes dans la rivière, pour enlever la terre, et regarder le voile marron s’échapper d’en-dessous pour suivre le courant. J’aurais pu être dans ce petit ruisseau, avec ces bottes en caoutchouc trop grandes, j’aurais pu ressentir le froid de l’eau de la glace fondue de la montagne autour de mes pieds mais en étant au sec. J’aurais pu être là-bas et remonter de l’autre côté, j’aurais pu regarder en l’air et voir une chenille microscopique, courbée, pendue à un fil transparent, semblant voler, immobile tournant sur elle-même, puis se roulant en boule. J’aurais pu être là-bas, et remonter ce champ en pente et ses paliers, chemins créés par le passage des vaches, m’arrêtant parfois pour regarder les alentours, pour regarder en bas, et peut-être me prendre les pieds dans une branche bouffée par du lichen jaunâtre-bleuâtre. J’aurais pu être là-bas, en haut de la colline, et regarder plus loin par-dessus les arbres, me laisser absorber par l’un d’entre eux, et me retourner vivement en entendant du mouvement dans les feuilles brunes. Oui, j’aurais pu être là-bas, et pendant que vous parlez, je suis là sur cette chaise, les jambes croisées, et j’écoute vos balivernes, vos divagations, mais mon esprit est déjà loin.
















C’est la transition. Le passage. C’est toujours comme ça que ça se passe : avant de dormir, il y a les montagnes, l’herbe, parfois rase parfois haute, le rocher, le vent et le soleil qui chauffe. Y’a que l’herbe qui bouge.


















C’est toujours pareil. Se taire et attendre un signe. Garder sa colère pour soi, regarder le vide, puis regarder en arrière. L’auto-flagellation comme nouvelle habitude, le passé comme nourriture, le dépit, la mélancolie, la culpabilité sont tes nouveaux amis.




























D’abord il a fallu rentrer dans la forêt. Y’avait pas de chemin. Au début c’était dans les ronces. Elles écorchaient les chevilles. Y’avait aussi du houx. Parfois ça s’accrochait aux cheveux. Et puis il a fallu aller plus loin. Casser des branches et dépasser la fine barrière, non sans échardes. Plus ça allait loin plus c’était sombre. Les pas étaient maladroits. Mais la curiosité était plus forte. Alors on a continué. On a commencé à se souvenir. On les voyait bien. Parfois on pensait qu’il valait mieux les laisser dormir ; mais parfois la tentation de les réveiller était plus forte. On avançait encore. Et les ombres ont commencé à apparaître. On a perdu sa lucidité. Réel, iréel, la frontière devenait mince. Le bruit des feuilles au sol, en l’air, le bois qui craque. La température. La respiration. Puis vint le temps de la réflexion et des pensées. Et ensuite, on a regardé autour. Les arbres n’avaient plus que des allures de foule. Celle qui attend. On a jamais su ce qu’elle attendait. On est ressorti les mains pleines, la tête un peu plus légère.




Clémentine Gracies Imprimé en 2015 Réalisé dans le cadre de l’Atelier de Recherche et de Création «Errances» La typographie utilisée est la typographie Anonymous Pro, créée en 2009 par Mark Simonson. EESAB - Site de Rennes http://www.errances-editions.fr http://www.errances.fr





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