TOUT EST DANS LE REGARD
Le confort urbain et les flux constants qu’il amène tels que la foule, la circulation, le bruit, le quotidien, sont des choses dont on s’accommode très bien. Il est conforme à notre réalité, installe un bienêtre tiré du fait que tout un chacun est accepté dans cette réalité, est normal pour cette réalité. S’échapper n’a apparemment pas son utilité. Pour pouvoir s’échapper, il faudrait fuir quelque chose qu’ici il est difficile de définir. Alors on préfère taire cette insidieuse envie qui vient de naître en nous, on se dit que ce n’est de toute façon pas normal de vouloir s’éloigner pour un sentiment qui semble en dessous de la futilité. C’est rien. Pourtant, un trouble reste tapis dans notre ombre et grossit. Il se nourrit de tout ce qui peut le sustenter : la morosité, la jalousie, la colère ou même l’envie, jusqu’à en devenir insupportable. On craque, on sort de la norme, certains pourront nous fuir, quelques uns voudront nous aider, mais toujours est-il qu’on craque, et on ne sait pas pourquoi. Dans ces cas là les larmes peuvent être autant d’appels à l’aide qu’une vague dans un océan. Personne ne sait définir notre mal, on nous rassure en nous disant que ça va passer, tient c’est justement ce que l’on pensait déjà avant que ça n’arrive. Comme on me l’a toujours dit, le calme revient après la tempête. Il est des états qu’on accueille comme de vieux amis qu’on retrouverait dans notre abris de montagne, perdu en pleine forêt. Dans ces instants, le temps semble suspendu ou du moins ralenti. Il y a la conscience d’être là, la conscience du temps qui passe, mais goutte à goutte. Il en deviendrait même gustatif selon certains. On savoure les rayons du soleil, on se délecte de la présence d’un ami ou d’un moment de repos. Quand ces instants durent assez pour qu’on ose y croire, on s’effraie soi-même, on a peur de le perdre, on se dit que c’est trop beau. La plénitude est quelque chose de dure à atteindre, mais elle n’est pas inaccessible, tout le monde la vit de temps en temps et de manière tout à fait diverse, lorsque tout va bien, que tout s’écoule, sans défaut. Il est certainement futile de croire que ce calme durera, il est semblable à ces bouffées d’air frais que l’on peut capter sous un arbre, dans une forêt vierge de tout. Là où les silences sont mélodieux. Ses havres de verdures, difficiles à constituer seront toujours perturbés d’un moment à l’autre. Un sentiment d’injustice s’emparera de nous lorsqu’une remarque assassine viendra piétiner nos fougères, que la présence d’un individu transformera l’atmosphère ou lorsque nos états d’âmes reprendront le dessus pour un temps.
Cette représentation totémique symbolisée par deux troncs avait été initialement intégrée à la scénographie de mon projet. Cependant elle semble être un nouveau thème plutôt qu’un élément de mon sujet. Ces troncs étaient là pour rendre compte du parcours à travers la vie. L’idée que l’on puisse grimper et s’élever ou se laisser glisser le long et ne pas chercher à intervenir dans le cours des choses.
J’aimerais que les gens qui verront mon travail comprennent que nous aurions besoin de faire de nouveau face à notre nature profonde. Nous sommes courageux. Nous relevons, pour la plupart, le défi de nos existences et pourtant la manière dont nous vivons aujourd’hui n’a surement pas été la bonne solution. Mais il ne s’agit pas là de faire un énième reproche à l’humanité. J’aimerais déstabiliser les gens. En plein affront avec la tempête de nos existences fragiles, instables, j’aimerais ramener un instant de plénitude, retrouver un rapport frontal et simple avec la nature que nous perdons de plus en plus et notre propre nature. Le monde tournant plus vite, je cherche à ce que mon travail en interrompe la course l’espace d’un instant. Interroger l’individu sur le chemin emprunté par l’humanité. Prendre du recul. La nature est pour moi un bon moyen d’y parvenir car elle ne vit pas au même rythme. La question du regard inverse les rôles en rendant l’animal juge de nos actions. C’est aussi une manière de revenir à nos origines. Malgré notre capacité, sans doute merveilleuse, à avoir une réflexion sur notre propre destin, nous n’en gardons pas moins la même fin que notre cousin animal. Sa présence actuelle est amenuisée. La nature est globalement repoussée aux bords des villes et nous avons installé l’animal domestique auprès de nous. Peut-être qu’au fond nous avons simplement peur de notre animalité. À travers ces faces à faces je cherche à reproduire cet aller-retour incessant entre la marche inlassable que nous devons mener et les multiples refuges que nous regagnons lorsque nous arrêtons notre course pour un temps.
«Vivre, se nourrir, se reproduire, accomplir la tâche pour laquelle on est né et mourir. Ça n’a aucun sens, c’est vrai, mais c’est comme ça que les choses sont. Cette arrogance des hommes à penser qu’ils peuvent forcer la nature, échapper à leur destin de petites choses biologiques… et cet aveuglement qu’il ont à l’égard de la cruauté ou de la violence de leurs propres manières de vivre, d’aimer, de se reproduire et de faire la guerre à leurs semblables… (…) Moi je crois qu’il y a une seule chose à faire, trouver la tâche pour laquelle nous sommes nés et l’accomplir du mieux que nous pouvons de toutes nos forces, (…) sans croire qu’il y a du divin dans notre nature animale.» L’élégance du hérisson, Muriel Barbery.
Tout est dans le regard.
Salle constituée d’une porte coulissante, d’un écran plat, diffusant en boucle la vidéo Tout est dans le regard. Aux murs, dessins d’animaux. Ce dispositif cherche à déstabiliser le visiteur, l’inviter à avoir un nouveau regard sur notre mode de vie. Celui-ci se retrouve devant à un comportement «décérébré» de l’être humain qui est admis dans notre quotidien et face à cela des animaux comme figés de stupeur, qui semble spirituellement plus nobles. Le titre de ce dispositif vient achever cet ensemble. Ayant étêté les humains de la vidéo et vidé le regard des animaux, il ne reste que celui du visiteur pour avoir du recul et se questionner sur le face à face qui lui est proposé.
Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemin, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés. Chacun d’eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un fantassin romain. Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi. Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher. Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos; on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours. Et le cortège passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain. Et pendant quelques instants de m’obstinai à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.
Chacun sa chimère, Charles Baudelaire
Réalisé au sein de l’atelier Chroniques multimediums, à l’EESAB, Rennes. Achevé d’imprimer en 2012. Alexa Perchemal