Société nihiliste

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[3.] Pacôme Thiellement L’Éthique du Souterrain

Il y a plusieurs manières de distinguer l’éthique de la morale. L’une d’entre elles est le recours à l’origine toujours transcendante de la morale face au caractère immanent de l’éthique. On opérera une variante en parlant de l’ambition universalisante de la morale, de sa signification profondément religieuse, face au pragmatisme, à la spécificité et au réalisme de l’éthique. Si la morale est toujours donnée d’avance, on doit à chaque fois se constituer une éthique. On doit la construire relativement à nos conditions d’existence. Mais plus profondément, la différence entre l’éthique et la morale est dans la distribution de leurs lumières respectives. Car l’éthique est souterraine, runique, chtonienne. C’est du sous-sol de la Terre qu’elle puise ses matériaux constitutifs. Alors que la morale renvoie à un rayonnement, à une économie solaire des attributions, incarnée dans l’image souveraine du leader, du médiateur ou du prêtre, en qui se résume officiellement et frauduleusement l’Histoire, l’éthique est l’arme des travailleurs de la nuit, des opprimés et des vaincus. L’éthique est l’arme des taupes. La morale est toujours overground, et l’éthique, à chaque fois, souterraine. L’éthique est l’arme des métallurgistes. C’est le souterrain comme lieu d’émergence des nouvelles possibilités artistiques et politiques. Tout se passe depuis l’ombre de la vie sociale présente, en disjonction de toute chronologie officielle. La beauté (la nouveauté, la grandeur) est underground d’abord, avant d’être claire. Et les lignes les plus limpides recouvrent toujours une jeunesse pleine de fourmillements et de ténèbres.

« Je m’enfouis de plus en plus profond, le plus profond possible. Je veux m’enfoncer jusqu’au fond, tout au fond du fond du sous-sol du monde. » Dans les souterrains, le récit a la logique du cauchemar. Mais il aboutit au dégagement de la pleine lumière, qui est l’accomplissement nécessaire de toute œuvre au noir. On peut même dire de la lumière qu’elle ne peut, en droit, aboutir qu’à la fin d’une œuvre au noir. Car elle ne permet jamais de continuer l’histoire. Au contraire, elle l’entrave dès son arrivée. C’est la lumière qui masque la visibilité du visible et que les hachures permettent de rendre claire. L’ombre seule permet la construction, lente, parcimonieuse, précise, hésitante, complexe et simplifiante, de l’image. L’ombre seule nous apprend à voir. C’est pourquoi, une fois la lumière atteinte, il faut s’empresser de retourner, coûte que coûte, à l’ombre

pour reprendre la seule tâche qui nous incombe de fait : creuser le plus profond possible, ne cesser de retourner au soussol du monde. Le héros des souterrains, effectue le travail du négatif. Comme le héros hégélien, il ne puise pas ses fins et sa vocation dans le « cours des choses consacré par le système paisible et ordonné du régime » mais il incarne l’« Esprit caché, encore souterrain, qui n’est pas encore parvenu à une existence actuelle, mais qui frappe contre le monde actuel parce qu’il le tient par une écorce qui ne convient pas au noyau qu’elle porte. » Le grand stratège de l’Underground, le mystérieux N. Senada, le disait aux Résidents, qui en firent le modus operandi de leur esthétique. Les artistes font le

meilleur de leur œuvre dans l’obscurité. Dès que leur travail est reconnu, ils sont voués à régler des problèmes d’ego qui n’ont rien à faire avec l’art lui-même, mais avec la conscience individuelle de l’artiste comme leader ou porte-parole solaire (dont l’art, à la réception, se passe toujours étonnamment bien). De cette « Théorie de l’Obscurité », les Résidents tirèrent un opus magnum, The Mole Trilogy, qui décrit le combat immémorial des Moles, les héros de l’obscurité et de la puissance chtonienne, contre les Chubs, les hommes de la lumière et du divertissement. Mark of the Mole est le disque du souterrain, le disque du combat contre la corruption de la distribution et du rayonnement. Mark of the Mole est le disque de l’éthique. Beaucoup de bandes dessinées de Mattt Konture reprennent cette thématique de la corruption médiatique, de la corruption de la lumière, de la destruction par commercialisation et rayonnement d’une idée neuve. La dernière planche de Printemps Automnes est à cet égard exempl a i re, où Galopu déprime au milieu du centre de loisirs réalisé à partir de ses visions par un homme d’affaires véreux. Mais on la retrouve, à divers degrés, dans de nombreuses autres, par exemple Ivan Morve ex-anticonformiste primaire où le geste de transformation graphique psychédélique de Morve est répété, fashionisé et médiatisé, ce qui entraîne la révolte du personnage : « Aarg ! La récup a encore frappé !! (...) Grrr ! Cette fois ma colère monte ! C’est bon, je la sens, ma révolte, elle est là ! Ouaaii !! » Dans Barjouflasque, depuis son H.L.M., l’auteur le hurle à son héros qui se plaint de son peu de narrativité : « Mais quel est le connard qui a dit qu’une bande dessinée devait forcément raconter une histoire ?!? La Loi du Commerce ?! Hé ben jl’emmerde, moi, la loi du commerce ! La Loi du fric !! » [...] suite page 13


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« Un Monstre Grotesque »


[13.] Le pouvoir distributif, se donnant de luimême comme un intermédiaire, un passeur, avoue à mi-mots son rôle de séparateur social, de ralentisseur énergétique, ne pouvant occuper vampiriquement que l’espace qui nous retient de ce que l’on désire obtenir (le but : l’émotion, mais aussi et toujours le savoir propre à l’émotion, la connaissance comme la plus puissante des passions). Le pouvoir distributif est lui-même victime d’un vice de forme. On doit passer par lui pour recevoir ce qu’on ne demandait pas et ce qu’on ne lui proposait pas de nous offrir. La télévision, la publicité ne sont guère plus qu’une succession de constats d’échec : elles ne peuvent exister socialement qu’en abolissant toute réalité à leur propre substance, en se plaçant toujours en position intermédiaire et en niant à chaque fois toute positivité à leur état, mais en étendant le pouvoir de cette position de telle sorte que les éléments qu’elles sont censées réunir ne puissent jamais le devenir. Les rares fois où la télévision pouvait s’affirmer en tant que telle, comme porteuse d’une puissance réelle d’affecter et d’être affectée, elle a dû refouler avec violence et véhémence cette possibilité. Ne pouvant rompre avec l’histoire économique, le pouvoir distributif doit aussi refouler comme menace immédiate tout emploi irréversible du temps, tout emploi du temps en tant que tel. La passion triste est sa chasse gardée. Le pouvoir distributif est comme un serveur qui renverrait les plais commandés par le client et exigerait des cuisiniers une nourriture plus grasse et moins fraîche, sous prétexte qu’elle sera plus facile à digérer. C’est en compréhension de la nature parasitaire de ce pouvoir non-nécessaire et auto-institué que se sont développées les pratiques souterraines de communication artistique et politique. C’est dans la conscience de la nullité du pouvoir distributif à effectuer

un rôle qu’on ne lui demandait même pas (de passeur, d’intermédiaire) et qui en soi n’a aucune existence concrète autre qu’une création artificielle de manque insérée à même le corps de ses suppôts, que ces pratiques souterraines se sont développées dans la seconde moitié du XXe siècle et continuent à s’exercer infailliblement de nos jours. Il n’y a jamais que d’elles dont on peut attendre du nouveau ; et cette réalité, car c’en est une, il est impératif de la part du pouvoir distributif de la taire ou de la relativiser. « Ce qui est bon est difficile autant que rare » est le dernier mot de l’éthique. Mattt Konture explique : « Comme j’étais très intéressé par l’expressionnisme, on me conseilla d’aller voir Eraserhead qui

imprima en moi d’une manière indélébile : ce fameux film-culte collait très étroitement à ma propre vision de moimême et de la ville : dans Paris, ce qui me plaisait le plus, c’était les tunnels du métro. » L’Underground se dit de plusieurs sens, et c’est d’abord le métro. Ce qui est plus obscur va plus vite. C’est la lumière, et le temps de sa répartition, qui ralentit la production. Un des multiples comix à petit tirage de Mattt Konture, consacré à ses magnifiques carnets de croquis, s’appelait d’ailleurs Dans l’métro. Une belle histoire primitive de métro, dans le Lynx à tifs, s’appelait Dans le noir. Dans le mé-

tro, dans le noir : on ne dessine jamais assez noir, on n’agit jamais assez vite, on ne contrecarre jamais assez les impératifs extérieurs de la conscience en devançant ses attentes et en annulant ses prérogatives. Tout ralentissement dans l’action, comme toute exposition à la lumière, est une menace de dissolution. Le métro est le chemin le plus rapide pour aller droit au but : l’émotion, le système nerveux, en évitant les stéréotypes exigés par les puissances rayonnantes du dehors, les monnaies d’échange et les mots de passe de la distribution. Le métro est le lieu où se dessine le plus clairement l’alliance objective de la vitesse et de la torsion. Par conséquence, l’Underground se dit d’une économie, d’un rapport particulier à la politique culturelle comme à la communauté, mais s’inscrivant d’abord e s t h é t i q u e m e nt et poétiquement. Comment l’Underground s’est-il objectivement proposé comme courant artistique ? En 1967, à partir d’une impulsion venant presque spécifiquement de la bande dessinée tout d’abord, à travers les comixs de Robert Crumb et de Gilbert Shelton. Ensuite, par extension, dans toute pratique artistique n’ayant pas besoin de l’adoubement des médias ou de la voie déjà frayée de la reconnaissance publique, pour exercer son rapport au monde. Ceux qu’on dit underground, les artistes «  souterrains » (que ce soit dans le domaine de la bande dessinée, de la peinture, de la musique, du cinéma ou de la littérature), ne cherchent rien moins que de rencontrer leurs lecteurs ou leurs auditeurs à travers un autre rapport social que celui, stéréotypé, préfabriqué, de l’industrie du divertissement ou de la culture académique. Ils se séparent ainsi des deux « genres » les plus représentés : les « artistes publics » et les « artistes privés ». Les artistes « publics » [...] suite page 31





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qui proposent une pratique artistique «  divertissante  », sont les plus inconséquents. Ils se parent de la modestie de l’artisan mais ils ont l’orgueil de croire à la nécessité d’un délassement de la  ; psyché d’autrui par leur imaginaire. Au fond, il n’y a rien de plus présomptueux que de vouloir « divertir » autrui : utiliser le temps qu’ils vous a imparti en le payant de monnaie de singe. En tant qu’il sépare davantage sa « cible », son « public », de tout risque et de toute puissance, eu tant qu’il soustrait toujours les moyens (son mode d’expression, et l’intensité qu’il est susceptible d’en tirer) aux fins (que celles-ci soient hédonistes ou apologétiques), l’artiste « public » n’opère qu’un parasitage conscient et continu, une mise à disposition personnelle du cerveau des autres hommes, un meurtre d’âme. Il « divertit », il « amuse », c’est-à-dire que, littéralement, il nous fait perdre notre temps. Il s’inscrit, en bon valet de l’Etat, dans la répartition du travail et des loisirs. Quant à la pratique culturelle académique des artistes « privés », subventionnés ou plébiscités par une soi-disant élite, elle ne tend rien moins qu’à anéantir toute possibilité de vie à l’intérieur d’une proposition artistique nouvelle. En lui offrant une légitimité sociale, elle lui ôte toute réalité historique, celle-ci n’existant que dans l’ombre qui la rapproche de sa propre naissance et dans laquelle elle puise sa puissance régénératrice. Elle fait jouer un «  p ouvoir », le pouvoir intimidant de la culture « supérieure », et n’offre d’autre alternative que l’admiration paralysante et l’appréciation conformiste. C’est un autre leadership, un autre capital de rayons, mais il est tout aussi nocif que le précédent. C’est parce que le capitalisme est une religion, et même la religion absolue, que le combat contre les moyens d’expression du capitalisme dans le domaine de la culture (médiation, distribution) ne peut s’arrêter raisonnablement à un principe ou à une déclaration d’usage, mais doit passer par une exploration prolongée des puissances de l’ombre, un retour sans fin au souterrain, un travail esthétique qui soit

à la mesure de ce présupposé éthique. L’Underground est l’hérésie de la religion capitaliste, ou sa gnose, c’est pourquoi le pouvoir médiatique ou distributif doit toujours, de toutes ses forces, la nier ou la relativiser. Parce que son esthétique n’est que puissance, l’éthique de Mattt Konture souscrit entièrement à ce postulat. L’éthique de Mattt Konture est toujours restée indéfectiblement inscrite dans l’esprit de l’Underground. Sa fidélité à ses principes est même d’une intransigeance qui force l’admiration. On ne peut certes réduire Mattt Konture à des relations à l’intérieur de ce qu’on appelle l’histoire des idées, ni même ramener innocemment le contenu de sa bande dessinée à des philosophèmes ; mais on ne peut pas davantage le séparer des relations collectives à l’intérieur desquelles son œuvre s’est constituée et avec lesquelles elle communique jusque dans les cellules de son langage, jusque dans les torsions les plus périphériques de son style. Non seulement dès la sortie de Souterrain, son premier album officiel, Mattt Konture s’est attelé, avec Krokrodile Komix, à la tâche de faire renaître le comix comme support

de ses bandes dessinées, mais également, à chaque fois qu’il le lui a semblé nécessaire, il a contribué avec insistance à la reviviscence de cette forme. Il n’y a d’art que de la puissance, sans contreparties, insolvable et incomparable. Il n’y a d’art que faisant de la connaissance la plus puissante des passions, et refusant toute compromission avec le pouvoir qui est toujours le plus bas degré de la puissance. Et comme tout art finit toujours par être révélé, lumineusement, et rendu populaire, magiquement, ou culturellement accepté mystérieusement, alors autant faire que cela arrive le plus tard possible, comme consécration et mise à mort. La continuation de l’expérimentation dans les conditions de répartition de la lumière ne peut jamais être bien longue, et surtout ne peut être tentée, à chaque fois, dans chaque genre, qu’une seule fois. Il nous faudra toujours retourner dans le métro, dans le noir, et recourir aux souterrains pour retirer des forces du sous-sol de la Terre, ces forces qui sont seules à nous permettre de vivre.




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