Sans que tu erres

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SANS QUE TU ERRES




Par une belle soirée d’août, dont les couleurs ne me reviennent que très peu, dont les mots ont été oubliés, dont les gestes ont été effacés, j’ai vu pour la première fois mon visage, j’ai vu mon identité.

J’étais moi.

Mais je me suis oublié, je sais que le temps m’a changé, que des strates de ma personne ont été dévoré par le temps qui passe. Je ne me retrouve plus.

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Dans le reflet de cette encre bleu azur, je me reconnaissais, j’en suis certain. Je dois retourner là-bas.


LE DÉTOUR

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J’ai toujours de longs cheveux qui s’accrochent sur mes vêtements ou dans ma barbe. De l’homme distingué par sa chevelure soignée et singulière, définie par de longues boucles blondes soyeuses, je peux devenir en un rien de temps, un garçon plus négligé et oisif, rien que pour un cheveux en dehors des sentiers battus, traînant comme une poussière pesante sur un sol pourtant nettoyé il y a peu. Mes cheveux ne sont pas là pour me tenir chaud, ni pour me parer d’une beauté que j’aurais cherché, puis étudié et traqué. Ils sont là car toujours, ils finissent par attirer les caresses de l’amant. Toujours, ils amènent la main à pénétrer dans une vague de fils doux et donnent alors à celui qui y plonge son attention l’occasion de se fondre contre l’être convoité. Une caresse qui amène une autre caresse en retour. Noah me tient contre le sable. Il m’enjambe et tient chacun de mes bras tourné vers le haut, se baisse de temps à autre pour me donner de petits baisers, tout en discutant. Puis il vient passer ses mains dans mes cheveux et je le sens concentré, omnibulé par un je-ne-sais-quoi que je ne peux pas voir. Je lui demande : « Qu’est-ce que tu fais ? - Je mélange tes cheveux au sable », répond-il, avec un regard gêné et une crainte non dissimulée, sachant que je pourrais ne pas approuver.

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Il secoue de plus en plus frénétiquement des mèches de cheveux dans le sable, les recouvrant petit à petit et effaçant la moindre trace de distinction entre les deux.

Je n’ai pas envie de l’arrêter.

J’ai la plage pour chevelure.


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CHAQUE GRAIN DE SABLE ATTRAPÉ 10


EST UNE PART DE MOI TROUVテ右 11


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La plage a cette main de bois tendue, suppliante et à la fois impériale, souhaitant à tout prix enlacer et agripper la mer . La terre avale l’eau de ses multiples doigts, effrayée à l’idée de perdre la rare étreinte des amants. Et moi, avec mon regard d’enfant, j’observe l’embarcadère d’un regard dubitatif. Je me demande : pourquoi cette menotte de bois, force la terre et la mer à vivre en codétenus? L’embarcadère, élancée et déterminée, est pour moi un point de repère, un monde à atteindre, comme une bouée à rejoindre, avant de revenir vers le sable. J’arrive sur la plage par la petite place longeant les dunes. S’étend devant moi alors la large et infinie étendue de grains de sable. De quoi marcher pendant des heures. De quoi rêver sans être agressé. Je me dirige vers cet endroit pour devenir aussi léger que le sable.

Tu restes en retrait, derrière. Tu tiens à respecter cet instant et ma volonté de me retrouver. Tu t’accordes le droit de poser ta main dans mon dos, tout en ayant conscience que cette main serait insolente de vouloir me diriger.

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Je peux me permettre d’osciller, de tomber. Protecteur, tu es là. Je souhaites me terrer sous le sable, loin des folles décisions. Tu sais que la mienne est réfléchie, légitime. Quelque part, tu ne comprends pas plus que moi ce que ce lieu peut m’apporter. Je t’ai seulement énoncé mon choix de vouloir creuser.

Si ce lieu peut me souffler ne serait-ce que quelques réponses, tu es celui voué à être le passeur naviguant sur cet interstice entre notre vie quotidienne et la vérité, ma vérité. Dis-moi Noah, pourquoi cet endroit d’eau salée?

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REFU [JE] S


QUELQUES TÊTES BRULÉES 18


POUR QUELQUES MOUCHOIRS EN CENDRE.

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Une centaine de mouchoirs brûlent dans une danse effrayante sur la place ronde qui devance la plage. Gardienne d’un champ de grains dorés, cette place a toujours été le repaire idéal de jeunes ados, qui, ensemble, ont peu à peu décidé de se désigner comme les vigiles téméraires d’une zone convoitée. Il y a alors l’odeur de l’eau salée, des algues, du vent frais mêlés aux émanations provenant du sable des dunes velues. Ces dunes emplies de queues de lièvres tirées et secouées par le vent, caressées par les derniers rayons de soleil de la journée. Cette odeur que j’assimile à la jeunesse éternelle. L’endroit m’appelle. Les jeunes se rapprochent, provocants et rieurs. Ils me tournent autour, sans dire un mot, seulement en se lançant des regards qui pour eux veulent tout dire. Ils clignent des yeux, émettent de légers bruits qui me feraient presque les confondre à des animaux. L’un décide de faire crisser son pied contre les graviers pour attirer mon attention, l’autre entreprend de me frôler, déclenchant des frissons d’étonnement. Ma tête n’arrête pas de pivoter. Ils ont pourtant mon âge, mais je distingue chez eux quelque chose de plus... de plus fou, de sauvage. 20


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Pour qui se prennent-ils ? De quels droits pensent-ils qu’un lieu si singulier et accueillant se doit d’être sous la tutelle de petits hommes à dents de lait ? S’il souhaite une bagarre, je suis prêt à les écraser jusqu’à les enfouir dans ce sable que je désire à tout prix frôler.

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L’un des garçons, cheveux mi-longs couvrant presque ses grands yeux noirs menaçants, doté d’un visage de minet, la mâchoire fine et le nez long, aquilin, s’approche plus précisément de moi, le menton relevé, le regard provoquant. Je sens sa respiration sur mon visage. Il attend, sans un mot, s’attendant à ce que je comprenne, que j’abdique devant une telle attitude. Il ne sait pas à qui il se frotte évidemment. Derrière, la mer me fait signe, elle m’appelle si distinctement, que ce serait un grand déshonneur de lui refuser ma venue. Elle a des réponses à me donner. J’ai quelques pleurs à lui livrer sûrement. Le garçon qui me fait face sort un paquet de mouchoir de sa poche gauche ; de l’autre poche, un briquet. Il réitère sûrement l’acte à l’origine des mouchoirs en feu que j’ai aperçu en arrivant.

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CHAQUE EFFIGIE DE FORCE 24


EST UNE STATUE SANS TÊTE 25


Toujours en me regardant droit dans les yeux, il réalise son petit tour préféré et à mesure qu’il jette les mouchoirs en feu, lesquels se mettent à tourbillonner autour de nous, il sourit plus amplement, dans un rictus qui pourrait paraître très amical s’il n’était accompagné à la fois de la fixité sombre de ses pupilles à l’encre noire. Les autres rigolent d’une manière très discrète, ce qui les rend encore plus effrayants. Il tente soudainement d’attraper ma main ou bien mon bras je ne sais pas, mais je recule rapidement, étonné par ce geste entreprenant. Son regard se veut plus doux mais son silence reste de mise, il semble vouloir me rassurer, après tout ce spectacle visant à m’impressionner. Le doute soudain. Son sourire paraît plus chaleureux sans toute cette attitude de lion fier et menaçant. Il cherche une seconde fois alors à attraper ma main et prévenu, je me laisse faire. Cette main est tellement douce, tellement tiède, tellement accueillante. Il me tire vers lui, enlace de ses bras mon corps, et pose sa tête contre mon épaule... souffle comme pour un soulagement, comme s’il avait attendu cet instant. Je suis partagé entre l’inquiétude et l’impression d’être à ma place contre ce garçon que pourtant je ne connais pas. Il me dit doucement à l’oreille : « J’aurais tellement aimé ... », puis se tait. Je ne comprend évidemment pas. Cette scène est irréelle. Mon seul but étant d’accéder à cette plage hypnotique, je me situe à présent au milieu d’un théâtre sans queue ni tête qui ne m’effraie pas. Je sens des larmes chaudes couler le long de mon cou. Puis sa tête s’incline légèrement, ses lèvres caressent ma peau. Il boit ses larmes. Je n’ai ni l’idée de réagir ni de contester.

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Le plaisir et la vague de force et de confiance que cela m’insuffle ne me permet pas de penser rationnellement. La gêne et le rouge me montant au visage sont d’une délectable douceur. J’ai l’impression d’être avec quelqu’un de si familier. Je suis effrayé mais c’est comme s’il ne me laissait pas le temps de trembler, comme si son étoffe absorbait entièrement toute convulsion possible. Les autres ricanent autour. J’entends quelques « pd » lancés dans l’air de ci de là. Certains sifflent. D’autres détournent l’attention. Je suis gêné, avec l’impression d’être nu en pleine place publique. « Non, laisse-moi... je … je ne peux pas... » finis-je par dire. Je pense à Noah. J’ai l’impression de le trahir même si je n’apparente pas du tout ce qui se passe à l’amour que je lui porte. La scène reste embarrassante et liée à quelque chose de l’ordre de l’affection. Et cet inconnu... non, je ne peux décemment pas demeurer dans ses bras de cette manière. Je le repousse alors délicatement, exerçant une légère pression de mes deux mains sur son ventre. L’étreinte se casse. Il émet une légère plainte, une petite expiration sonore qui souligne sa tristesse. Et je me trouve alors devant un garçon selon moi différent. Son visage s’est adouci, sa fierté est totalement abolie et remplacée par un désespoir visible, des yeux brillants, pleins de reconnaissance, presque... dirait-on, d’amour. Son sourire est devenu complètement attachant, loin de la moquerie et très proche de la complicité. Je le fuis du regard. Désorienté, je pose la question : « Es-ce que je peux aller sur la plage ? », comme si j’avais besoin de leur permission. « Non !!! » scandent tout les gamins autour alors que le garçon en face de moi répond plus timidement « oui ». Il tourne alors soudain des yeux colériques vers ses camarades. Sans dire un mot. Les autres reculent subitement, avec une 28


attitude de chiens vexés. Ils ne sont clairement pas satisfaits de sa réponse, mais ils n’ont pas l’air d’avoir le choix. Et je me sens totalement coincé dans cette parade que je ne comprends pas. Il me semble, au fond de moi, évident, que j’ai besoin aussi de sa permission pour les prochains gestes qui seront menés sur ce territoire. Mais pourquoi ? Il y a l’odeur du vent marin, des galets humides, il y a la danse des puces de sable et les tombeaux des méduses qui se creusent au rivage. Je regarde au loin alors que mon amant temporaire se tient face à moi et dos à la mer. Je sens aussi l’odeur des remords, des actes manqués, des mots lancés comme une poignée de tout et des phrases retenues comme une gorgée de rien. J’ai mal, mal de mes décisions, mal de ce passé dont je ne me souviens pas entièrement, mal de ce lieu qui donne l’impression de détenir les réponses mais qui présente un chemin plein d’épines et de creux. Si les larmes arrivent, je suis prêt à renverser quiconque sur mon chemin. Mais le garçon se pousse et tend le doigt vers la plage. Il me montre une direction évidente. Mais je comprend son geste. Cette autorisation. Je me dirige alors enfin vers ce lieu qui me dira, je l’espère, tout ce que je désire savoir sur moi. Une dernière fois, le garçon attrape mon bras, avant de me laisser continuer. Je ne me sens pas agressé. Avec confiance et gratitude, je regarde ses beaux yeux noirs. « Au fait, me dit-il, je m’appelle Théodore ».

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L’ODEUR DU SEL


Je m’éloigne peu à peu du groupe. Je me retourne quelques fois et aperçoit mon interlocuteur rejoindre les siens. Atteignant son but, il se fait bousculer, j’entends quelques mots forts, des protestations, mais il reste de marbre et ne se laisse pas faire, distribue même une claque à l’un d’entre eux, sans qu’aucun n’ose rendre la pareille.

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CASSANDRE

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NE ME JUGE PAS SI VITE  34


CAR TU NE ME VOIS PAS ENCORE 35


Cet endroit me file la chair de poule. J’ai l’impression d’être en plein rêve tout en sachant que malheureusement, et c’est cela qui m’inquiète, je ne le suis pas. J’entends une fois de plus une voix qui parle avec force derrière moi ; je me retourne et je vois Théodore qui me regarde. Je présume que c’est lui qui parle, on dirait qu’il me dit quelque chose mais la distance et le vent qui souffle rend toute conversation entre nous inaudible. Je décide de ne plus faire attention à eux. Je me détourne de lui et je continue mon chemin, enlevant mes chaussures en arrivant à la frontière entre le goudron et les premières couches de sable, ayant pour douane quelques grains orphelins. Je n’ai rien de suspect sur moi, à part ma personnalité incomplète ; je peux donc passer. Je laisse mes chaussures sur le sol goudronné. Je regarde mon portable mais je n’ai pas de réseau. Où suisje bon sang ! À l’écart ! Je ne retrouve pas ici l’endroit de mon enfance. Je me souviens de la joie, des amis dont je ne retrouve pas le visage, des bains de mer ensemble, et du sable qui colle sur le peau en ressortant. Je me rappelle de la chaleur qui éveillait mon désir, et d’un garçon qui me plaisait et sur lequel j’appose le visage de Noah aujourd’hui. Mais ce n’était pas lui à cette époque... ça ne pouvait pas être lui. Quelques notes répétitives atteignent mes oreilles alors que je commence à déambuler sur la plage. Je ne sais pas d’où vient la mélodie. Il me semble que c’est un air de Steve Reich. Un compositeur que j’admire mais que je n’ai pourtant pas écouté sur la route ni au chalet. Dès que j’ai passé la limite de la plage, cet air s’est immiscé dans ma tête, pour m’accompagner peut être. Il me semble que j’appartiens d’ailleurs à un film, mes pas accompagnés de ce fait par la musique idéale que j’aurais souhaité apposé sur cet instant anormal. Je n’ai même pas la sensation que celle-ci est dans ma tête, mais bien dans l’air, autour de moi, dansant et me narguant. 36


La mer s’étend à perte de vue, le sable ressemble à une écharpe qu’on lui aurait posé sur les épaules, volant au vent, légère et capricieuse, pleine de caresses et de gifles. Je ferme les yeux quelques fois, il me semble que cette écharpe a quelque chose à protéger. Elle détient la mer et ne laisse pas n’importe qui s’en approcher. Je suis prévenu. 37


Je longe alors de loin cette plaine bleue, me demandant combien de temps je vais devoir marcher près d’elle, comme un dresseur auprès d’un animal revêche, pour enfin l’approcher, la caresser, et lui faire murmurer quelques secrets à mon oreille. Il n’y a personne à part moi. Je suis étonné. Je doute que les gamins de tout à l’heure aient assez de moyens pour couvrir toutes les entrées possibles, circuits ou chemins plus sauvages, de ce lieu. Et pourtant... personne à part moi. Je me souviens de quelque chose. Un souvenir, imprécis mais pourtant fort. Je me rappelle une promenade un soir, avec deux adultes, peut être mes parents génétiques, je ne sais pas. On se dirigeait, comme je me dirige à présent, en suivant le large, vers l’embarcadère. Près de celle-ci, une ville ; cité balnéaire, dont je n’ai pas retenu le nom évidemment, sûrement pleine de touristes. Nous marchions grâce aux derniers rayons du soleil. Il devait se faire tard, si nous étions en été. Ils se tenaient devant moi, et de ce souvenir, je ne distingue que deux silhouettes rapprochées, se tenant la main, et jetant, de temps en temps, quelques coup d’oeils pour voir si je suis toujours là. Il faisait encore très chaud. Je crois que j’étais torse nu. Je n’avais qu’un short. Mon téléphone, dans une des poches, s’était mis à sonner. Puis la voix d’un garçon, à l’autre bout du fil. Je ne me souviens que de quelques mots, sans savoir s’il y a une vérité quelque part, une discussion qui, me semble t-il, était une amorce à plusieurs autres discussions avec cet interlocuteur. « Ça me fait plaisir de t’entendre ». 38


L’eau froide sur mes pieds nus et le sable mou qui ensevelit mes petits doigts. « J’ai envie de te voir ».

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Les mots sont adolescents, leur tonalité rose, et l’écho juvénile mais le plaisir est si innocent et naïf qu’il est décuplé dans une joie incommensurable. Cette joie que je ressens à présent, en poussant mes souvenirs à revenir dans toute leur clarté. J’aperçois soudain une silhouette, qui n’appartient pas à mes souvenirs. Une véritable forme, de chair et d’os, vêtue d’habits noirs. Un peu d’encre noire sur un désert blanc. Sa robe, légère et virevoltante, cette encre, n’est pas vraiment la plus adaptée pour un endroit comme celui-ci. Elle semble se battre avec elle pour ne pas que le vent la déshabille complètement. Sa présence explose au sein de ce désert. Je la perçois comme une actrice de polar, visage sérieux, une beauté froide portée par un visage d’un blanc doux et élégant, adoptant une démarche pleine d’assurance et de classe, avec à la fois la fragilité d’une femme déjà éreintée d’un combat futile. Me mettant à sa place, j’imagine qu’elle laisserait bien le tissu de côté pour cesser de se braquer et vivre pleinement son parcours. Elle ne me voit pas tout de suite. Mais quand elle me remarque, je vois ses bras se resserrer plus fortement au bas de sa robe: je lui donne plus de raisons de ne pas se retrouver dénudée. Elle sourit poliment mais sans grande conviction, étonnée peut être de voir quelqu’un d’autre. 41


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« C’est une vraie bataille n’est-ce pas ? m’adresse t-elle. Je me retourne un peu bêtement pour voir si quelqu’un d’autre ne se tient pas derrière moi. Elle continue alors : - Ce vent, vous savez ! Une vraie bataille ! Je ne sais pas ce qui m’a pris de venir aussi légèrement vêtue. J’imaginais déjà le soleil et le seul bruit des vagues. Je me suis allongée sur le sable et puis le vent s’est levé assez vite. Elle me sourit à présent d’une manière plus naturelle mais ce sourire là indique aussi une attente, le retour simple d’un début de dialogue. Je ne me suis pas préparé à parler à qui que ce soit. « Comment avez-vous fait pour entrer ? ». Je lui demande cela comme si c’était normal de poser la question. Elle semble alors étonnée. Légitime réaction. « Comment avez-vous fait pour entrer ? ». Je lui demande cela comme si c’était normal de poser la question. Elle semble alors étonnée. Légitime réaction. Elle ne réponds pas tout de suite, prend une poignée de sable et laisse couler doucement la sève ocre d’entre ses doigts. Je remarque que ses mains sont abîmées, au niveau des phalanges, elle semble blessées, éraflées. Elle s’est battue ? 43


Elle remarque mon regard prolongé, et range ses mains comme une enfant qui aurait fait une bêtise. « Si vous parlez de ces maudits gamins à l’entrée là-bas, ils ne me font pas peur. » Elle semble vraiment haineuse en évoquant leur présence. « Non il ne me font pas du tout peur, poursuit-elle. Ils se sont dit depuis un certain temps que cet endroit pouvait être leur fief mais en réalité, ce sont juste des gosses paumés qui ne savent pas quoi faire de leur journée. Ils m’ont interpellé une fois et dès que j’ai vu leur attitude effrontée, j’ai houspillé bien rapidement le plus insolent, celui avec les beaux cheveux noirs et les grands yeux. Il a un air angélique qui cache de bien mauvaises intentions j’en suis sûr. » Elle me regarde en attendant, comme si c’était d’une importance capitale, mon approbation. Puis continue puisque je n’ai pas de réaction : « Il vous ont causé des problèmes? Dites-moi et je m’en vais leur dire de ce pas qu’il n’ont pas le monopole de ce lieu unique. Nous avons tous le droit d’être ici. ». L’écoutant prononcer ces mots, je perçois dans le ton de sa voix quelque chose qui tient d’un mépris d’une origine plus personnelle, comme si elle dissimulait une histoire bien plus compliquée avec ces jeunes gens mais qu’elle ne pouvait pas en parler librement. « La plage n’est pas très fréquentée, murmure t-elle alors, je... je me demande si ils y arrivent vraiment, à faire reculer les personnes qui veulent s’y aventurer. Je trouve ça étrange tout de même. Il y a de multiples entrées. En même temps vous savez, ce n’est pas le site touristique le plus fréquenté. 44


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UNE MEUTE DE JEUNES 46


LOUPS AVIDES DE POUVOIR 47


- Mais pourtant, lui dis-je alors, j’ai des souvenirs un peu vagues de vacances d’été avec mes parents ici, et il me semble qu’il y avait du monde alors. - Oh oui, je vois très bien, moi-même il y a dix ans à peu près, je me trouvais ici au beau milieu de nos chers vacanciers qui se laissaient brûler comme des homards, croyez-moi. Mais une sale histoire est venu entacher tout cela. Un gamine, il y a longtemps, qui a été tuée apparemment par son père. Un scandale familial dont on n’a pas entendu les détails. La police voulait fermement rester discret sur ce sujet grave qui a déjà donné assez de théâtralité aux estivants. Figurez-vous qu’une femme apparemment a retrouvé le corps, a couru chercher du secours, mais quand elle est revenue avec eux, le corps n’était plus là. Emporté par la mer. Les sauveteurs ont ensuite chercher, longtemps, longtemps, en se disant qu’elle finirait bien par revenir au rivage. Voilà pourquoi les touristes se sont fait absents cet été là. Personne ne voulait retrouver près de soi le corps d’une gamine inerte. C’était affreux. Et puis c’est devenu une habitude, cette absence de touristes. La plage n’avait plus une très belle histoire. Elle porte depuis les cicatrices de cette tragédie. Et la petite n’est jamais réapparue. » La femme souffle un grand coup en baissant la tête. Elle décide de s’asseoir sur le sable, tenant habilement sa robe. Je la vois prendre sa tête entre ses mains, comme si elle était soudainement épuisée par l’affreux souvenir. Elle ne dit plus rien. Alors je m’assoie à mon tour près d’elle, en me disant que de cette manière, elle sera prête à poursuivre son histoire. Avant cela, je la regarde toute même une dernière fois avec fascination. Sa posture et le noir de sa robe donne à sa présence sur le sable une étrangeté particulière, comme une tâche d’encre qui ne sèche jamais. Une fois à ses côtés, je sens entre nous une familiarité soudaine alors que ça ne fait que dix minutes à peine que nous sommes ensemble. Peut être un rapprochement dû à la triste histoire, comme deux 48


personnes qui s’agripperaient bras dessus bras dessous dans un destin tragique commun qui les rassembleraient du même désarroi. Une vague vient toucher nos pieds. Elle, est pieds nus. Moi j’enlève mes chaussures pour ne pas qu’elles soient abîmées par le sel et l’eau. Le vent frais caressent mes pieds. « Attendez, nous allons reculer, la mer monte de toute manière, me dit-elle. Nous allons nous mettre sur le sable fin là-bas ». Puis se retournant, je vois son visage se crisper et son corps se figer, quelqu’un lui a jeté un sort. Je regarde là où ses yeux se sont fatalement fixés. J’aperçois alors le coupable. Théodore nous regarde de là où nous souhaiterions justement nous diriger. Il semble hésitant. Il me regarde avec un regard presque suppliant il me semble, puis ses yeux basculent sur la femme qui m’accompagne et deviennent alors plus noirs, son visage se durcit, j’ai l’impression de voir un chat hérisser le poil. Et c’est d’ailleurs presque ce qu’il fait, je sens sa tête rentrer légèrement dans ses épaules et si je n’étais pas loin de lui, j’aurais souhaité vérifier s’il n’émettait pas un sifflement de menace en ce moment même. « Casse-toi, petit con », hurle t-elle brusquement à côté de moi. Je sursaute, complètement étonné de ce comportement inattendu, qui ne lui va certainement pas. Le lien de familiarité est brisé. Un pas de recul. La méfiance. Le plus étonnant est de voir le garçon prendre ses distances. Je ne peux pas m’empêcher de l’interpeller et la femme se tourne subitement vers moi, comme trahie. Je lui lance un regard noir, pour préciser qu’elle n’a pas à décider de la situation. Je ne sais pas si elle me comprend mais je ne m’en soucie guère. Je me dirige vers lui. Il me sourit, comme heureux de la décision que je viens de prendre. 49




Je destine un léger « bonne soirée », pour rester polie, à la femme en noire. Elle ne me répond pas. Elle s’est déjà détournée de moi. La trahison peut être.

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« Excuse-moi, me dit Théodore. Je t’ai vu avec cette femme et j’étais inquiet. - Inquiet pour quelle raison ? - Elle n’est pas vraiment... normale. Enfin, j’ai la ferme impression qu’elle est un peu dérangée mentalement. La première fois qu’elle m’a vu, elle m’a frappée en m’insultant de tout les noms, en me disant qu’un gosse de mon âge n’avait rien à faire là, que nous étions sûrement tous des bons à riens, qui ne feraient pas beaucoup avancer le monde. Et puis elle a continué, comme ça, à dire des stupidités tout en agitant violemment ses bras. Il rigole alors. - Je te jure, on aurait dit une folle furieuse. Et nous avons ris, comme je le fais maintenant. Ça ne lui a pas du tout plu, je peux te l’assurer. - Mais vous lui avez réservé un accueil digne de ce que vous m’avez présenté tout à l’heure ? - Non, non, répond-il vivement, nous jouons aux rebelles tu sais, pour passer le temps, nous impressionnons juste les visiteurs les plus inattendus, pour avoir de quoi railler ensuite, mais elle, elle n’a rien d’inattendue. Elle est là tout les jours. Je suis plongé dans mes pensées, visualisant une question que je n’ose pas formuler, de peur de le vexer. Il se rend compte de ma retenue.

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- Qu’est-ce que tu as ? - Je me demandais juste, … enfin, c’est vrai, enfin... qu’est ce que tu fais de tes journées ? Tu es toujours là toi aussi ? Il éclate alors de rire. Je suis gêné. - Non, tu m’as bien piégé. Sauf que non, non, je ne suis pas planté à l’entrée de la plage avec mes amis. Puis il se tait, en gardant un reste de rire, il baisse les yeux, un grand sourire aux lèvres. Puis poursuit : - Je suis étudiant. À l’université la plus proche d’ici. En histoire de l’art et sinon je fais une option théâtre, avec les personnes que tu as vu tout à l’heure justement. Cette manière que l’on a de tester les voyageurs de passage ne nous coûte rien, à part un peu de danger. Encore que nous évitons de nous frotter à de trop gros morceaux. Je rigole à mon tour, imaginant que je ne suis pas un de ces gros morceaux. Il devine puis ajoute, quelque peu embarrassé : - Je veux dire, nous n’allons pas non plus nous attaquer à quelqu’un de violent. Notre expérience consiste à surprendre le passant en réalisant un numéro comme tu as pu le voir tout à l’heure. Nous essayons de changer de comportement, de tester ce qui surprend, ce qui effraie, ce qui fait rire. Cela fait partie de notre entraînement personnel, de notre signature. Ça peut paraître très insultant, mais nous nous en fichons un peu à vrai dire, car nous savons que la personne que nous testons ne reviendra pas souvent ici. - Donc, tout à l’heure... ton attitude ; les propos que tu as tenu, cette tendresse et ces gestes... Il ne me répond rien et me scrute avec le même sourire. Je tiens à préciser mon propos : - Ce n’était que du bluff ? Il sourit avec le même silence, puis ajoute la bouche en coin : - Peut être pas. 54


Son regard est malicieux mais je n’aime pas son comportement. D’autant plus que je ne le connais pas. Et je pense à Noah qui serait assez énervé de voir ce jeune homme me draguer d’une telle manière. Je me retourne pour reprendre mon chemin et j’entends Théodore ajouter : - Qu’est-ce que tu as ? - Je n’ai pas le temps de jouer c’est tout ! ». Puis je poursuis mon chemin en accélérant le pas, sans vouloir me retourner, de peur de casser l’effet de mon acte, qui souhaite avant tout dire non à sa manière d’agir avec moi. Ce n’est qu’un inconnu et je ne suis pas là pour ça. La silhouette de la femme en noir se déplace au loin maintenant. Je suis son parcours, sans vouloir la rattraper, loin de là. On dirait que toutes les personnes sur cette plage sont disposées à discuter sans se soucier de connaître ou non la personne. J’ai un goût âcre dans la bouche, la saveur de l’étrange instant poussé à l’écoeurement. Je me retourne finalement, pensant à une dernière question qui ma taraude l’esprit et dont je souhaite me débarrasser vivement. Il me regarde toujours partir, alors que je me tourne vers lui et lui adresse la question : « Pourquoi n’a tu pas joué le jeu plus longtemps avec moi ? » Il ne répond pas. Il boude. Et moi je pars. La nuit est complètement tombée. Je dois rentrer déjà. Noah doit s’inquiéter. Je ne veux pas repartir par là où je suis arrivé. Ça serait le croiser. Me confronter à lui. Alors que je suis déjà épuisé de l’incongru. Je passe par les dunes, les queues de lièvres me caressent les jambes. J’ai peur de ne pas avoir de repères. En fait je n’en ai pas. Mais je dois tout de même retrouver la voiture. Le noir ici ne me va pas. Je ne suis pas fuyard face aux épaisses nuits, quand elles recouvrent les villes où les lieux qui sont pour moi des foyers. Mais ici, dans cet endroit bardé de fantasmagories, j’ai profondément peur, que la nuit soit alors, une porte ouverte aux pires cauchemars, 55


une angoisse supplémentaire et fatale. Le sable qui se soulèvent dans le vent ressemblent à des draps qui volent, des esprits qui errent ici et là. Des fantômes qui foncent sur moi. Ce n’est peut être pas une bonne idée, tout ça, cette décision, de revenir sur le lieu qui suscite en moi ces impressions paradoxales d’oubli et de familiarité. Je sais que cette mer a des choses à me révéler. Mais ai-je la force de supporter une quelconque information qui compléterait ma personne tout en risquant de définitivement me détacher de toute stabilité ?

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À peine suis-je arrivé sur ce lieu que je ressens déjà une inquiétude croissante. Si ce n’est pas à cause de la curiosité qui tape dans un coin de ma tête à m’en donner des questions s’infiltrant en moi comme des décharges électriques, je n’arrive pas à discerner une autre raison qui pourrait me retenir. C’est alors qu’en réfléchissant à tout ça, je me rends compte que le noir m’a avalé. Ma motivation à rentrer n’est pas simplement présente, elle transpire par tout les pores de ma peau, ceux qu’il me reste et qui ne sont pas couverts de sable.

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Le vent redouble de force. Je redouble de peur. Je cherche de tout les côtés, une issue, et dans un frisson, il me semble apercevoir la silhouette de la femme en noir. Mais peut être n’es-ce que le délire d’un trop plein d’émotions accumulées depuis mon arrivée. Je ferme les yeux, comme pour me pincer d’un cauchemar trop persistant, les rouvre. La silhouette n’est plus là. Je poursuis ma marche, de pas précipités en grandes enjambées. La panique me donne de l’endurance. Je ne m’avoue pas vaincu, refuse d’être statique, indice selon moi de l’abandon. Je sens une main qui agrippe mon bras, pousse un cri que je n’entends même pas au milieu de cette tempête naissante. Je me tourne vers son possesseur, et je vois Théodore. Une bouffée de soulagement m’envahit. Ce garçon a beau m’être inconnu et a peut être joué avec moi sans me connaître, je préfère son aide à celle de la femme qu’il m’a décrit comme folle. De plus, il m’a agacé sans rompre le lien de complicité pour autant. Je ne suis pas déçu de m’en remettre à lui. La peur baisse peu à peu alors qu’il me traîne je ne sais où, mais avec une assurance qui présage la bonne voie, ou tout du moins c’est ce qu’il pourrait me faire penser. Je le vois se retourner de temps en temps vers moi, le regard inquiet et tant bien que mal, il esquisse un petit sourire qui a peut être la volonté de me rassurer. Soudainement, il trébuche et m’entraîne avec lui. J’ai l’impression de tomber plus longtemps que prévu. Mes yeux se ferment. Ma conscience aussi.

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L’ENDROIT L’ENVERS


LA DANSE

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ET LA RAGE

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CE N’EST PAS L’HABIT 66


QUI DURCIT TA PEAU 67



J’ouvre les yeux. Je me réveille la bouche emplie de sable. Je crache ce que je peux, presque étouffé. La panique me ralentie. Je me sens enlisé. J’agite comme je peux mes bras et mes jambes, en leur demandant presque de me sauver sans que ma volonté ait à agir. Théodore n’est pas dans mon champs de vision, aussi réduit soit-il. Mon dernier repère a donc disparu.

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Soudain, le calme. On a tiré sur la tempête, elle est tombée. Le calme qui naît de cette chute est terriblement inquiétant. Quelques secondes seulement. Car plus brusquement, plus fortement, se forme impressionnante, une grande tornade, pas très loin de moi. Tout les grains la rejoignent et lui donnent l’étoffe d’une grande, immense, gigantesque créature prête à engloutir le monde. Une douleur à la mâchoire. Je me rends compte grâce à elle que je crie depuis un petit moment déjà, effrayé par le monstre de sable en face de moi, qui après s’être formé, va sûrement commencer son parcours de faucheuse. Je suis enfoncé dans une dune. Je me sens condamné. Je pense à Noah. J’aimerais qu’il me sorte de là. Je m’inquiète plus de l’effet que pourrait avoir ma disparition sur lui que de cette disparition elle-même.

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Je l’ai tellement mis en dehors de tout ça, alors que j’aimerais qu’il soit près de moi. Je ne voulais pas qu’il se blesse en cherchant avec moi la partie manquante. Devant cette tornade, je regrette.

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Je ne souhaiterais pas qu’il soit là, mais je souhaiterais l’avoir impliqué un peu plus car jusque-là je n’ai été qu’un petit ami fuyant, écartant l’aide qu’il aurait pu m’apporter. Le voilà à m’attendre au chalet. Me voilà à attendre la fin. Je cherchais le refuge. J’imaginais la nostalgie, j’imaginais la tranquillité. Jamais je n’avais pensé auparavant que ce lieu pouvait être hostile, que c’était là justement la remise en question, que ma recherche, la manière de me trouver, ne passerait pas auprès d’une mer rassurante et maternelle, près à accueillir le fils trop longtemps disparu. Je n’avais jamais pensé que cela tenait peut être plutôt d’un vieux conflit jamais réglé. J’ai les cordes vocales à vif, adoucies quelque peu par la caresse suave de mes larmes salées. La plage risque à tout instant de venir de nouveau se dissimuler dans ma gorge, ensevelissant ma langue, colmatant mes poumons. Je souhaite vivre. Je vois une forme noire approcher très rapidement. C’est Théodore, qui revient, complètement alerte. « Te voilà enfin , crie t-il souligné par une bourrasque de vent, viens avec moi ! ». Il prend ma main à nouveau, et c’est aussi une nouvelle fois pour moi un moyen de me sentir sauvé. Le temps d’un instant. Y croire. Croire que je vais sortir de l’enfer. J’ai peur, que malgré tout les efforts de mon Orphée, je sois happé par un destin qui m’appelle malgré moi. Il se retourne vers moi, obligé de crier près de mon oreille pour se faire entendre : « Écoute, je vais te demander quelque chose un peu spécial. Mais tu dois absolument le faire. Je te promets que tout ira

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bien. Ce qui se passe, là maintenant, moi et mes amis on appelle cela la colère des limbes. Ça arrive de temps à autre. Juste sur cette plage, depuis... enfin on a pas le temps. Tu vas devoir enlever tes vêtements ! - Quoi !?! Mais t’es fou ! - Fais-moi confiance. Je te promet. Je te donnerais une explication plus tard. Mais tu dois te déshabiller. C’est comme ça que ça doit se passer, comme toujours. Si tu ne lui obéis pas, ça finira mal. Elle ne te fera pas de mal si tu te laisses porter. - Elle ? Mais qui elle ? Je suis abasourdi par tant de folie. C’est un rêve, un cauchemar, ce ne peut être que ça. On atteint les sommets de l’étrange. Théodore se déshabille devant moi alors, montrant l’exemple. Je suis totalement gêné car il n’y met aucune retenue. Il se presse d’enlever son pantalon, son t-shirt et se retrouve bientôt nu, comme si je n’étais pas là. Mais rougir dans une tempête de sable n’a pas de grande conséquence. Son regard montre qu’il ne joue plus. - Déshabille toi nom d’un chien ! crie t-il alors. Cela ressemble à une agression. Exténué par l’affreux ouragan, effrayé à l’idée de cette tornade qui n’est plus très loin de nous engloutir, je me dis qu’enlever des vêtements est un acte qu’il faut au moins tenter, aussi stupide cela me semble t-il. Défaisant les boutons de ma chemise en plein dans ce désert en colère, je me met à genoux, affaibli par la tournure des événements. J’écarte les bras en les secouant, la chemise tombe, puis je m’allonge à terre, sur le dos, avec l’impression d’être couché en plein dans une fourmilière. Ma chemise est capturée. En un rien de temps, je ne la vois déjà plus. 77




Des deux mains, je retire mon pantalon, puis mon caleçon. Et puis je sens un rire monté jusqu’à ma gorge. Osé. Je suis étonné et bizarrement heureux. La sensation est nouvelle et agréable. Je me retourne vers un Théodore qui semble en pleine transe, le visage illuminé de joie. Je n’ai jamais eu cette impression de ne vraiment pas être seul. Je me sens... comblé. Protégé. Invincible. Une muraille contre les coups. La sensation de solitude semble lointaine. Et je parle de cette solitude que l’on peut avoir encore malgré la famille et les amis qui nous entourent.

Cette solitude qu’on ne peut supprimer qu’en fusionnant avec quelqu’un ou quelque chose. Ici, sur cette plage, car c’est là que Théodore a réussi à me ramener, ici, au cœur du typhon infernal, je trouve une étreinte solide et rassurante. Je ressens l’étreinte de Noah. Plus forte que jamais, comme si ils étaient mille comme lui.


Nu, je me mets à pleurer. Je pleure de joie. Je pleure d’une délivrance. Je me retourne vers Théodore. Il n’est plus là. Encore disparu. Mais cette fois-ci, aucune panique ne m’envahit. Je suis matérialisé. Je suis réel. Et mon imposante présence est un fort que l’on ne peut franchir. J’entends maintenant plus distinctement le cri de la mer. Elle semble en colère que j’ai pu suivre la décision de Théodore. Elle vient de me donner un indice, de par sa complainte, elle m’a vendue sa position. Mais peut être que, comme le cri de la sirène, l’appel est un piège, attirant mais mortel. Je m’en fiche. Je suis intouchable. Le sable a ôté son habit d’étrangleur sournois, le troquant contre celui d’une statue de titane, massive et protectrice. L’air devient de plus en plus chaud, et je ressens l’effet que l’on vit lorsque l’on se glisse dans la couette, après avoir marché avec hâte dans la chambre, les pieds contre le sol froid. L’accueil soudain, d’une peau parfaite, solide et délicate. Il y a l’ombre, au loin, l’ombre de la femme en noire, que j’aperçois de plus en plus. L’effroi de la voir habillée. J’ai déjà avec confiance, assimilé la concession de la mise à nu, qu’elle ne semble pas vouloir respecter. Je vois sa bouche grande ouverte, et le sable s’y dirige comme une nuée d’abeilles vers la ruche. Elles s’y logent, jusqu’à en tuer le porteur. De véritables termites au sein d’un environnement idéal. Je cours tant bien que mal vers elle, pour la prévenir, l’aider, tant que je peux. Mais soudain, comme un rideau fermant la scène de théâtre, une grande bourrasque compacte et opaque me barre le passage. Je recouvre la visibilité en quelques secondes. Elle est toujours là, se débattant. Puis la tornade se rassemble, plus visible et menaçante, et s’abat tel un éclair sur la cible. Disparition totale, au cœur de la tour de vent ; la femme est happée sans détour. Cela me tire de cette joie incommensurable que je ressentais à peine encore il y a quelques secondes. Je cours vers la tornade.

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UNE TU AS MEUTE TON DE SOUFFLE JEUNES 80 82


MOI J’AI MES RACINES 83


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Je peux peut être encore faire quelque chose. Peut être en ai-je la force, le pouvoir mystérieux. On me retient le bras derrière. Théodore. Il me plaque les mains, jointes dans mon dos. Il m’arrête. Je tente de m’extirper de son emprise.

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« Que fais-tu? Lui dis-je. Nous devons la sauver. - Nous ne devons rien faire du tout, me répond-il. - Laisse-moi faire, je peux y arriver. Je suis sûr que j’en ai la force. Regarde ce que nous sommes capables de faire. Nous restons intacts, dans cet enfer. C’est un signe. Je ne peux pas rester immobile. » Théodore a le visage grave, plus que résolu.

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Je ne sais pas ce qu’il pense, mais cette sévérité lui donne un statut effroyable. J’ai l’impression de voir un meurtrier, maintenant le couteau dans sa victime, en plein ventre, et la fixant parée d’une folie calme dans les yeux. « Théodore, je t’assure, lâche-moi », dis-je plus fermement. J’ai envie de le frapper. Je suis blasé du contrôle qu’il s’est permis d’avoir sur moi en si peu de temps. Et puis ce cauchemar qui ne s’arrête plus depuis que je suis arrivé sur la plage. Et si je partais... peut être que tout s’arrêterait. Je me dirige vers la tornade qui maintient sa position, là où la femme se tenait. Théodore avance avec moi, me tenant, tout en essayant de me retenir. Soudain sa main attrape mon épaule. Il me retourne vers lui. Je suis consciemment prêt à lui envoyer mon poing dans la figure. L’inconscience qui suit indique seulement qu’il a eu la même idée, la mettant à exécution plus rapidement que moi. Le noir.

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Je me réveille alors. Théodore est penché au dessus de moi, l’air inquiet. Le ciel est complètement bleu. C’est d’ailleurs le soleil qui a percé à travers mes paupières et m’a sommé de m’éveiller. Quelle insolence. Je pousse Théodore brusquement, pour qu’une distance conséquente nous sépare. Je suis vraiment en rogne contre lui et ses actes démesurés. Tout d’ailleurs. Toute cette démesure me dépasse. Plus de nuit. Plus de tempête. Plus de femme en noir. Et un ciel d’azur aussi calme que de la peinture posée sur une toile. Je suis exténué. J’arrache le portable de ma poche. Je vois tellement d’appels en absence de la part de Noah que je ne préfère pas retenir le chiffre tellement ça m’effraie. Il doit être paniqué, ne connaissant pas la direction de la plage, il doit même être détruit, imaginant le pire, et peut être même parcourant les alentours, à la recherche de l’endroit possible, là où il me retrouverait. Je suis indigne. Théodore me parle mais je ne l’écoute pas. Je le gifle soudainement. J’ai la tête qui tourne. J’ai l’impression de sélectionner mes actions dans un brouillard total. Un brouillard qui engourdit mes pensées. J’ai envie de tout pousser autour de moi. De pousser tout ces décors qui construisent ce lieu. Et refaire mon petit monde, loin de tout ça. « Où est-elle ? ». Je lui demande tout de même, je suis inquiet pour cette femme que je ne connais pas. On dirait qu’aucun déluge n’a atteint cette plage immaculée. Affolant. Il souffle. Je l’exaspère. « Tu n’es pas facile, me dit-il. Tu veux trouver cette femme mais si tu savais. - Si je savais quoi? Arrêtes maintenant. Ce n’est plus ton petit théâtre. On ne se débarrasse pas des gens qui nous agacent. 90


C’est une personne quand même. Ça ne t’inquiètes donc pas plus que ça ? - Si, ce qui m’inquiète c’est qu’elle va très bien comme d’habitude et que tu la reverras très certainement si tu traînes par ici. Je me sens très fatigué. Mes membres sont ankylosés. C’est à n’en rien comprendre. Je le sais à présent. La plage est un endroit mystique. Et je comprends pourquoi je dois revenir. Si je suis déjà venu dans cet endroit presque hanté, je n’ai pas dû en ressortir indemne, j’ai du changer. Si je veux rester, je devrais supporter le pire, le plus effrayant, tout ce qu’elle serait capable de matérialiser. Nous ne sommes pas dans un endroit normal, c’est sûr. Il doit bien en exister, des endroits emplis de magie dans ce monde. Je savais que ma personnalité avait été effacé par quelque chose de violent, d’irrationnel. Je ne pensais pas qu’on irait si loin dans l’incongru. Théodore me regarde comme un chat que l’on aurait fustigé, méfiant et aigri. « Si tu souhaites te balader par ici, cette nuit ne sera pas la dernière des expériences étranges que tu vivras. Tu t’en doutes ? - Je veux juste... des réponses, dis-je fatigué. - Des réponses ? - Des réponses sur moi. J’aimerais qu’on me dise qui je suis. Tu n’es pas déjà quelqu’un ? - Je ne me souviens pas du passé. Je ne voies pas mes origines. J’aimerais les connaître pour être complet. - Je ne pense pas que connaître tes racines te permette de savoir qui tu es présentement. - Je ne sais pas non plus... mais je me sens... brisé, morcelé, et cet endroit m’appelle dans mes rêves. Je ne fais que suivre mon instinct. Qu’est-ce que je peux refuser, face à tant d’obsessions ? 91


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J’aimerais bien que tu me le dises. Que refuser à la mer qui a avalé mon passé ? Sûrement pas l’invitation qu’elle m’a fait. Si je la contrarie, j’ai peur qu’elle parte définitivement, engloutissant mes dernières chance de comprendre et de peut être me sentir mieux dans cette peau qui me semble tellement inconnue parfois. Cet endroit n’a rien de bon et généreux. Je veux seulement te mettre en garde. J’y ai vu des malheurs, des tristesses qui apposent le doute sur l’opportunité de vivre. Je ne sais pas pourquoi tout est différent d’ailleurs ici. Tout y est étrange, démesuré, irrationnel. Mais je ne veux plus voir des personnes être tentées de le découvrir. Je n’ai rien à dire à cela. Bien sûr, je suis inquiet. J’aimerais fuir vers la terre, y enfouir mes jambes et ne plus en bouger. La mer possède en effet cette allure menaçante, mais les silhouettes les plus hostiles ne sont pas toujours les mauvais gardiens. Je me dirige vers le parking pour prendre la voiture, et une dernière fois, me tournant vers Théodore, je lui dis : - Je m’y sens presque contraint.

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J’IRAIS LÀ-BAS 94


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