Laurence De Leersnyder REsidence d'artistes 2014 Coordination générale Anne-Valérie Delval & Maxime Chevillotte
Textes Marie Cantos
Espace d'art contemporain HEC
entretien « J'aime l'idée de prélever
dans son environnement direct la matière d'une construction «
En résidence sur le campus, comment
Quelles relations avez-vous eues avec les
avez-vous approché le contexte HEC ?
élèves ?
Laurence De Leersnyder : J’ai exploré le campus
J’ai d’abord vécu sur le campus à la fin de
d’une manière paysagère. Le site abrite un très
l’année scolaire, ce qui ne m’a pas permis d’en
grand parc dans la tradition des parcs à fabriques.
rencontrer beaucoup. Quand je suis revenue
En contrebas, on trouve un château, un lac et
en septembre 2013, l’ambiance était totalement
une grotte artificielle datant du milieu du XVIIIe
différente. Les étudiants avaient réinvesti
siècle. Je suis d’emblée allée vers cette grotte
le campus. Lorsque j’ai fait des repérages
et j’ai choisi d’investir cette particularité des
derrière le bâtiment des études pour mon
lieux. D’une manière générale, j’ai plaisir à
second projet, j’ai eu l’occasion d’échanger
travailler à l’extérieur et dans la nature. Même
avec quelques-uns. Ils étaient intrigués de me
si ce n’est jamais évident de se confronter à
voir, depuis leur salle de cours, arpenter le
un paysage.
terrain dans un sens puis dans l’autre. Sans connaissance préalable du projet, mes gestes
Avez-vous eu des interactions avec le
pouvaient paraître absurdes. Surtout quand
personnel HEC ?
j’ai commencé à tester le travail de la terre.
Au début assez peu. Puis rapidement, quand j’ai commencé à produire, j’ai été amenée à rencontrer les gens qui travaillent sur le campus. Notamment les personnes qui s’occupent de la maintenance du site. Les espaces verts et
Je rentrais dans un coffrage pour piétiner la terre, puis je détruisais tout pour essayer une nouvelle méthode. Comment avez-vous travaillé ?
les ateliers (serrurerie, menuiserie) sont vite
Dès le départ j’ai proposé un projet de sculpture
devenus des interlocuteurs incontournables.
pérenne, parce que la volonté de montrer et
Qu’implique le fait de travailler sur place ?
le parcours, un parc de sculptures – était
de laisser des pièces sur le campus – à travers
Lorsque je travaille sur place, je déjeune au restaurant du personnel. Ce type de lieu favorise les moments d’échanges, même brefs. Ces occasions permettent de créer du lien. Néanmoins, cela prend du temps pour être identifiée et soi-même pouvoir identifier tout le monde. J’ai aussi rencontré les gens au fur
présente. Cette création a demandé une année de préparation pour trouver un partenariat, finaliser le budget, obtenir les autorisations et travailler avec un ingénieur et une entreprise de BTP. Quels sont les enjeux d’une telle création ?
et à mesure que j’avançais dans mes projets.
Pour ce projet, j’ai cherché une idée qui
Pour ma pièce pérenne, par exemple, j’ai sollicité
préserverait ma pratique de sculpteure tout
la direction des relations entreprises afin de
en allant vers une échelle plus monumentale,
trouver des partenariats, en l’occurrence avec
à l’image des espaces du campus :
Lafarge.
les bâtiments, les pelouses ou le parc présentent
tous des dimensions imposantes. Pour y
Envisagez-vous des détournements de
poser un objet sur le long terme, il fallait passer
votre travail ?
à cette échelle-là. En même temps, je voulais garder un geste, une démarche, qui soit celle du sculpteur, et non celle de l’architecte. En quoi consiste ce projet ?
Je n’envisage pas réellement de détournement, mais j’aimerais que les étudiants puissent investir cette création comme un lieu. Je souhaite qu’ils s’approprient cet emplacement dessiné par ces trois sculptures, par exemple pour s’y réunir
J’ai été inspirée par le mégalithique et ses
ou tout simplement déjeuner : un peu sur le
pierres levées. Les menhirs sont une forme
modèle des cromlechs du mégalithique, dont on
d’architecture primitive dont les enjeux
ne connaît pas précisément les usages ni les
rejoignent ceux qui animent ma recherche,
rituels qui s’y déroulaient. Même si ce n’est pas
autour du geste premier et des formes
le seul enjeu de cette pièce, je souhaite que
archaïques. Concrètement, le projet consiste
l’on puisse se projeter dans cette mythologie.
à prendre une empreinte du terrain : je creuse, directement dans le sol, une tranchée, dans
Ce projet marque-t-il une rupture par
laquelle je viens couler du béton. J’obtiens
rapport à vos dernières créations ?
ainsi une empreinte moulée « d’après nature » avec des teintes dues aux différentes qualités de terre et de sable. Ensuite, chaque moule est levé, à la manière des monolithes. C’est important de le faire in situ : le lever et le poser directement là où il a été coulé. Quels effets comptez-vous obtenir ?
Il demande une logistique beaucoup plus importante que les pièces que je produis généralement dans mon atelier. Sa réalisation exige une autre échelle de travail : plus architecturale. Et je n’avais jamais collaboré avec des intervenants extérieurs. C’est complètement nouveau, car, d’habitude, je fais tout moi-même.
Il y a une confrontation entre une face coffrée totalement lisse – qui appartient davantage
Comment est né votre autre projet, celui sur
à l’univers du béton, du préfabriqué et de
la grotte, intitulé L’Envers du vide, laissé
l’architecture, rappelant un mur de bâtiment –
par la pierre de l’entrée ?
et une face contre terre qui présente un aspect rocheux avec des reliefs, des teintes. J’ai réalisé trois empreintes. Chacune mesure 5 mètres de haut sur 1,5 mètre de large et leur base de 80 centimètres se rétrécit en forme de triangle. Elles pèsent chacune entre 10 et 12 tonnes. Formant un trilithe – une association de trois monolithes –, elles sont placées à l’intérieur d’un cercle sur une pelouse derrière le bâtiment des études. En face d’un couloir qui dessert les salles de cours.
À mon arrivée sur le campus, j’ai tout de suite été intriguée par cette grotte artificielle située en contrebas. Avec la cascade et le lac, elle complète cette fabrique de jardin construite autour du château dans la tradition des fabriques dites naturelles. Et finalement le projet des monolithes rejoint cette question d’une nature artificielle. J’ai eu envie de réaliser un moule de l’entrée de cette grotte. Une manière d’évoquer aussi les grottes maniéristes du
XVIe figurant la nature sous ses formes les
quelque chose de la forme que l’on n’avait pas
plus étranges, à travers le moulage « d’après
saisi auparavant. Le moule est en réalité une
nature » ou le « prélèvement in situ ». Bernard
forme nouvelle.
Palissy en était le maître incontesté. Il a fait des moules de serpents et de grenouilles qui sont très intrigants. Qu’est-ce qui vous a intéressé ?
Que faut-il faire ensuite ? Une fois retirée, l’empreinte en élastomère est molle. Un peu comme une chaussette avant que l’on ne l’enfile. Une seconde étape
Cette grotte a été construite en pierres
consiste donc à badigeonner l’élastomère
meulières déterrées sur le site. J’aime cette
de résine pour former des coques rigides qui
idée de prélever dans son environnement
garderont la mémoire du volume de la grotte.
direct la matière d’une construction. On en
L’élastomère est ensuite replacé à l’intérieur de
retrouve aussi à de nombreux endroits sur
ces coques. On obtient ainsi un intérieur et un
le campus. Son évocation rentre donc en
extérieur, un devant et un dos. Ici, ces notions
résonance avec le lieu. Techniquement,
sont brouillées puisque le dedans est visible
comme c’est une pierre poreuse et pleine
au même titre que le dehors. Les deux se
d’anfractuosités, j’ai senti que son moulage
mélangent et créent ce jeu de matière entre les
donnerait des résultats intéressants. Au départ,
deux faces, entre l’organique et le synthétique.
j’étais poussée par l’envie de voir le négatif de
J’ai traité les coques en résine comme l’arrière
la grotte : la possibilité d’imaginer son volume
d’un décor de théâtre en choisissant de laisser
en creux. Très souvent, mon travail joue sur
bruts et visibles les tasseaux de bois qui
des phénomènes d’inversion : du plein et du
viennent renforcer la structure pour la tenir
vide, du dedans et de dehors. Dans cette
debout.
création, plutôt que de voir l’extérieur d’une masse, on est confronté à l’intérieur d’un vide.
Aviez-vous envisagé cette allusion au théâtre dès le départ ?
Quelles techniques avez-vous utilisées ?
Cette intention était présente dès la genèse
Je suis partie d’une technique de moulage
du projet. Dans cette sculpture, l’empreinte se
assez traditionnelle, avec une empreinte en
joue de la notion de décor. Sa qualité de détail
élastomère. J’ai appliqué cette matière, proche
fait songer à s’y méprendre à de la roche, et
du silicone, sur la pierre de l’entrée. Ses plus
l’on pense à une reconstitution, un ornement.
petits reliefs, toutes les qualités et les teintes
On en revient aux réalisations maniéristes
ocre de la roche, les moindres débris comme
comme les fausses concrétions ou les fausses
des racines décomposées et des lichens ont
stalactites.
été pris au piège de cet élastomère. Ce fut assez émouvant de le découvrir au moment du démoulage. Dans l’empreinte, comme dans la photographie, le démoulage dévoile toujours
Comment découvrir ce projet ? Composée de trois parties, cette pièce a été exposée dans le hall du bâtiment académique
du MBA. Ce sont des sculptures imposantes
ambivalence et la possibilité d’être confronté
de 3 mètres de hauteur. Il fallait trouver un lieu
à quelque chose de très organique au hasard
qui puisse les accueillir. Le hall de ce bâtiment
de la déambulation. Le fait de passer tous les
possède une hauteur importante et c’est un
jours devant peut subrepticement changer le
lieu de passage, ce qui convenait parfaitement.
quotidien de ceux qui fréquentent le bâtiment.
De plus l’architecture de cet édifice est
Quand on l’enlèvera, j’aimerais que les gens
intéressante. Ses murs sont bruts de béton,
se disent : « Tiens, c’est dommage : on aimait
mais les aménagements intérieurs sont
rencontrer cette sculpture chaque fois que l’on
très chics. Cette dualité rappelle aussi celle
passait par ici ! ». Et la grotte du campus est
des sculptures qui sont à la fois brutes et
finalement peu connue du personnel. C’est
sophistiquées. J’ai envisagé ce lieu dès le
intéressant d’imaginer que le personnel puisse
départ et d’ailleurs j’ai teinté la résine en
découvrir l’existence de cette grotte à travers
fonction de la nuance générale qui se dégage
son moule.
à l’extérieur du bâtiment et dans les aménagements. Je voulais que la teinte de la pièce résonne
Est-ce important d’intervenir dans un lieu
avec celle du lieu, entre le bronze et le bronze
non dédié à l’art ?
doré. Quels retours avez-vous eus ?
Oui, cela m’intéresse. C’est là qu’il peut y avoir quelque chose de réussi, d’important qui se passe. Travailler dans ces lieux provoque
Nous avons eu des réactions positives :
ce type de confrontation. C’est toujours
les gens étaient contents de voir cette sculpture
intéressant de sortir du white cube de la galerie
dans leur bâtiment. Nous avons eu aussi
parce que nous avons aussi, à travers nos
la question traditionnelle « Est-ce de l’art ? »
études, formaté notre regard. Il faut, de temps
ou plus fréquemment, dans le contexte
en temps, le « dé-formater » ! Exposer dans
international de HEC : « Is it art? »
ce bâtiment m’a permis de me confronter à de nouvelles problématiques. C’est un enjeu
Que deviendra votre création ? Une des parties est aujourd’hui exposée à l’accueil du campus. Les visiteurs, les élèves et les professeurs peuvent la découvrir lorsqu’ils entrent par ce lieu de passage.Une autre partie
artistique de faire exister ce type de pièce dans ce lieu non dédié à l’art. Que vous apportent les résidences artistiques ?
est présentée dans l’Espace d’art contempo-
J’aime le principe des résidences : cela
rain.
m’oblige à sortir de la pratique d’atelier. C’est l’invitation de l’Espace d’art contemporain
Quelles réactions souhaitez-vous susciter ? Cette sculpture joue de l’ambiguïté : beaucoup pensent qu’il s’agit d’un artefact, alors que c’est réellement une empreinte. J’aime cette
HEC et la présence de ce parc à fabriques sur le campus qui m’ont amenée à ce projet-là. Sans cette résidence, je n’aurais jamais fait ce type de moulage. Je n’en aurais même
pas eu l’idée. Je ne me serais pas dit : il faut absolument que je trouve une grotte pour faire un moule ! Cela me donne envie d’explorer d’autres fabriques : cela pourrait m’intéresser d’avoir plusieurs entrées de grotte… Propos recueillis par Laurent Lefèvre
Pour en savoir plus www.laurence-de-leersnyder.com www.facebook.com/laurence.deleersnyder
l'envers du vide L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée est la première des deux œuvres réalisées par Laurence De Leersnyder lors de sa résidence. Elle fut inspirée par l’aménagement paysager du campus HEC, notamment ses « fabriques de jardin ». Au nombre des morceaux de nature artificiellement recréés là dans ce parc : une grotte. Une grotte, dont l’artiste décide de réaliser le moule de l’une des entrées. Techniquement, une arche conçue en trois morceaux est extraite du moulage des « pierres de l’entrée ». En résine et élastomère, ce moulage dévoile le négatif de la roche et révèle, comme le nomme l’artiste, son « volume en creux ». Mais si l’inversion des reliefs fait songer à un moule, les infinis détails de l’empreinte donnent le sentiment d’un tirage positif, un artefact. Une impression de facticité qui renvoie à l’ambiguïté des « fabriques de jardin » dont elle est empruntée. Formellement, tout oppose la face convexe de la sculpture et sa face concave, pourtant l’assignation de l’envers et de l’endroit, du moule et du volume, de l’extérieur et de l’intérieur, de l’empreinte et de l’objet est brouillée. Un brouillage accentué par le motif de la grotte lui-même : un seuil, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. L’artiste peut choisir d’en dissocier les trois éléments, ou, au contraire, de les présenter ensemble, comme elle le fit à HEC. Des possibles éclatements et / ou recompositions qui rejouent, une fois encore, le cheminement du promeneur dans les « parcs à fabriques ».
L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée, 2013 Moule en trois parties I & II & III Résine, élastomère, bois I : 280x80x100cm II : 100x160x80cm III : 280x80x60cm
Laurence De Leersnyder
Les Formes du retrait
Une équation à trois termes C’est une équation à trois termes que Laurence De Leersnyder reformule à chaque invitation : un matériau, un geste, un espace. Dans son atelier, elle expérimente des liens entre gestes et matériaux. Dans les espaces où elle est invitée à intervenir, elle projette une forme. Pas d’idée préalable, pas de concept sous-jacent, mais une attention au faire. Pas de hasard non plus : il ne s’agit pas de laisser la matière opérer à sa guise. L’artiste choisit lesdits matériaux pour des propriétés physiques, symboliques ou esthétiques qu’elle fatigue, voire contrarie. Du bois, du béton, du plâtre, de la terre, notamment, à contre-emploi, souvent. Au fur et à mesure des opérations plastiques, les murs de l’atelier se remplissent de miniatures en cire, en plâtre, des Fragments d’atelier qu’elle a récemment présenté, disposés sur des étagères-architectonies, dans l’exposition Grey Matter [1]. Ces essais sont les témoins de ce qu’elle définit comme une « connaissance empirique », un « savoir-faire qui [lui] est propre ». De là, des procédures s’établissent et des séries s’élaborent, sans que la dimension processuelle du travail ne se confonde jamais avec une posture in progress. La forme finale – achevée, parachevée – est héritière de l’Antiform, où le matériau vient buter, au propre et au figuré, contre la géométrie des volumes et la simplicité des manipulations. Quelles sont-elles, ces manipulations ? On pourrait noircir deux feuilles de papier d’une « liste de verbes », à l’instar d’un Richard Serra [2] : creuser, étirer, verser, etc. On pourrait aussi bien n’en choisir qu’un seul : retirer. Toujours, quelque part, retirer : que ce soit physiquement, mentalement, métaphoriquement. Dessiner une croix à la mousse polyuréthane dans un moule carré, remplir les interstices restants de plâtre, puis ôter la mousse et le coffrage [3]. Plonger la main dans la terre, ménager un creux, puis couler dans ce moule la matière d’un volume à venir [4]. Tasser de la terre dans un parallélépipède rectangle, puis séparer le pilier de terre de son coffrage en bois pour, parfois, faire apparaître une crête en bas-relief sur des panneaux bakélisés [5], parfois, faire s’ériger de friables stèles sans destination [6]. Agglomérer du bitume de rebouchage sur une surface, comme l’empreinte factice d’un nid-de-poule dans une route, relever au mur cette étrange cartographie, insulaire, escarpée, volcanique [7]. En somme : élaborer des formes du retrait – dans toute l’acception du terme.
A Guest + a Host = a Ghost Les projets réalisés lors de sa résidence sur le campus de HEC poursuivent et prolongent les réflexions que mène Laurence De Leersnyder sur les processus d’empreinte et de moulage. Sur l’inframince, plus précisément : cette trouvaille duchampienne, mystérieuse et féconde, que l’on rechignera à qualifier de notion ou de concept afin de lui laisser tout l’espace – un espace inframince, évidemment – où glisser les possibles. L’inframince, ce sont, bien sûr, les points de contact entre les différentes feuilles de bois brut ou peint (contreplaqué et cintrable) construisant, par équilibres ténus et tensions physiques les occurrences de Mouvements, des installations sculpturales matisséennes en diable qu’elle rejoue régulièrement. Mais l’inframince, c’est aussi et surtout l’écart. Celui, donc, que génèrent ces processus, cette évidence qui laisse pantois, ce « semblable […] comme négativité » [8]. Dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Georges Didi-Huberman note que l’empreinte « dédouble » (c’est-à-dire qu’elle crée « un double » mais également « un dédoublement », voire une « duplicité »), puis « redouble » (en créant une « doublure » protectrice : sa contre-forme) et, finalement, « renverse tout » : « D’une part, elle inverse symétriquement les conditions morphologiques de son référent : l’empreinte d’un corps convexe est en général un corps concave. D’autre part, cette inversion topique engage toute la sphère des significations : elle fonctionne alors comme un « renversement de sens » – sens-sèma ou sens-sôma –, dans une acception presque nietzschéenne du terme » [9]. Cette dialectique, Laurence De Leersnyder en maîtrise parfaitement subtilités et contradictions. Dans son travail, le vide, créé par le retrait, devient moule puis sculpture. Plus encore : les coffrages servent régulièrement de socles aux formes qu’ils ont participé à contraindre. Les titres des deux œuvres réalisées à HEC ont d’ailleurs valeur de manifeste : L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée, sculpture en résine, élastomère et bois, et CONCRETUM. L’empreinte du sol levée vers le ciel, ensemble monumental en béton. En eux se disent déjà le sentiment de la nature, le redoublement de l’artefact, l’attachement quasi pictural à la qualité des surfaces ainsi que la puissance évocatrice de ces sculptures auxquelles se heurte l’analyse. Mais surtout, en eux se dit le « renversement de sens » (le renversement des sens ?) où, du ciel ou de la terre, bien malin celui qui saurait déterminer la forme de sa contre-forme.
Un Invité + un Hôte = un Fantôme Lors du vernissage de l’exposition William Copley à Paris, à la galerie Nina Dausset, en décembre 1953, Marcel Duchamp fit distribuer des bonbons avec, sur la face intérieure du papier d’emballage, cette mystérieuse formule : “A Guest + a Host = a Ghost” soit, en français, « Un Invité + un Hôte = un Fantôme » [10]. La définition la plus juste, à mon sens, des processus d’empreinte et de moulage… Cette formule pourrait également s’appliquer ici au fait même de produire dans le contexte d’une résidence. Ainsi, Laurence De Leersnyder ne pouvait que trouver, dans l’aménagement paysager du campus de HEC, un terrain de jeu propice au développement de sa pratique : un château, un lac et une grotte, tous trois artificiels, quelques imposantes pierres meulières posées çà et là, le tout ébauchant le pittoresque d’un « parc à fabriques » des XVIIIe et XIXe siècles, ces parcs dont le parcours était ponctué de « fabriques de jardin », de petites constructions ornementales empruntant à l’architecture antique, à un imaginaire exotique ou aux curiosités naturelles. Au-delà du rapport de la sculpture à l’architecture et au paysage, questionnements récurrents dans le travail de l’artiste, c’est bien évidemment celui de l’homme aux formes naturelles et artificielles qui intéresse Laurence De Leersnyder. L’ambiguïté des « fabriques de jardin » recréant artificiellement des morceaux de nature aurait cependant pu apparaître trop évidente à celle qui considère que ses formes s’apparentent à « des moules d’après-nature ». Au contraire, à l’instar de l’empreinte elle-même, l’évidence permet d’entériner l’ambiguïté et d’instiller le doute. Sont-ce là des morceaux de nature ou des artefacts les imitant ? L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée s’observe comme un des « curios » qu’évoque André Leroy-Gourhan dans l’un des derniers chapitres de La Mémoire et les rythmes (le second tome de son ouvrage Le Geste et la Parole) intitulé « L’Aube des images » [11]. À travers cette œuvre comme à travers de plus récentes – je pense notamment aux Empreintes perdues (2014) –, l’artiste semble en effet partir en « quête du fantastique naturel » [12]. Posé au sol, le moulage de la clef de voûte de l’entrée de la grotte s’offre comme une conque. « Sont insolites au plus haut point les objets qui n’appartiennent pas directement au monde vivant, mais qui en exhibent ou les propriétés ou le reflet des propriétés », écrivait le penseur, grand spécialiste de la préhistoire. Et de préciser : « Ce qu’il y a de mystérieux et d’inquiétant même à découvrir dans la nature une sorte de reflet figé de la pensée est le ressort de l’insolite. » Insolites, les œuvres de Laurence De Leersnyder le sont alors, assurément.
[1] Du 4 au 26 septembre 2014, à la galerie laurent mueller, Paris. [2] Richard Serra, Verb List, 1967-1968. [3] Moule Perdu – Plâtre III (2012). [4] Volumes en creux I, II et III (2012). [5] Lignes de terre I (2012). [6] Colonnes de terre I, II et III (2013). [7] Empreinte de bitume (2013). [8] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 275. [9] Ibid., p. 230, p. 238 et p. 254. [10] Marcel Duchamp, « Morceaux moisis », in : Duchamp du signe : écrits (1975), Paris, Gallimard, Coll. Champs/Arts, 2013, p. 177. Étrangement, résonne, dans cette formule comme dans les titres des œuvres de Laurence De Leersnyder, le souvenir de ces quelques mots glanés dans L’Apocalypse : « Au principe, le fantôme est le verbe de la forme »… Étrangement, parce que seul son pouvoir suggestif justifie de convoquer une telle référence lorsque l’on évoque Marcel Duchamp et/ou que l’on aborde le travail de Laurence De Leersnyder ! [11] André Leroy-Gourhan, Le Geste et la Parole. Tome II : La Mémoire et les rythmes (1964), Paris, Albin Michel, Coll. Sciences d’aujourd’hui, 1998, p. 213. Remarquons que, bien qu’il n’y soit absolument pas fait référence, ce titre de chapitre rappelle le mythe platonicien de la Caverne ; une association d’idées que le choix du motif de la grotte – même artificielle, même fabriquée – justifie tout autant. [12] Id.
CONCRETUM CONCRETUM. L’empreinte du sol levée vers le ciel est la seconde des réalisations proposées par Laurence De Leersnyder sur le site de HEC. Celle-ci creuse encore davantage – au propre et au figuré ! – la relation au lieu de résidence et de production. Cet ensemble de trois sculptures monolithiques en béton est une référence directe au mégalithisme en tant que forme d’architecture primitive. À travers ce projet, elle se confronte à l’échelle monumentale (ainsi qu’à la pérennité dont celle-ci s’accompagne bien souvent), tout en réussissant à préserver sa démarche de sculpteure. Car il s’agit bien ici de ce geste récurrent dans le travail de l’artiste : une prise d’empreinte. Un processus élémentaire, premier même, qui s’applique ici directement au sol. Trois vastes trous furent d’abord creusés dans la terre, formant des moules naturels où le béton fut coulé ; les trois volumes ainsi obtenus furent ensuite levés au même endroit, in situ. Ces empreintes « d’après-nature » s’inscrivent, tout comme L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée, dans la réflexion menée par l’artiste sur les « fabriques de jardin ». Ces constructions, dont elle trouve sur le campus de HEC quelques exemples notables, recréent artificiellement un morceau de nature. Cependant, davantage qu’un point de vue dans le cheminement d’un « parc à fabriques » : CONCRETUM. L’empreinte du sol levée vers le ciel convoque un imaginaire qui n’est pas sans évoquer la mythologie des cromlechs – ou « enceinte de pierres levées » –, dont on ignore encore à l’heure actuelle les usages précis. Quelque chose du lieu de culte, presque. En choisissant d’ériger ses trois sculptures en cercle, l’artiste dessine un nouveau site : un espace de projection où se rencontrent passé, présent et avenir; un espace à investir pour toutes les générations d’étudiants, de chercheurs, de visiteurs.
CONCRETUM, 2014 Trois sculptures monolithiques Béton, terre 500x150x80cm
CERCLE DIAMETRE 20 M
10 m 16 m
11 115°
5°
17 m
9m 130
°
17 m 10 m
L’Espace d’art contemporain HEC remercie les partenaires du projet : Coredia, Jean-François Picardat, Lafarge, la galerie laurent mueller, ainsi que Hélène Maslard, Bérangère Pagès, la Direction générale du campus, les services techniques et plus chaleureusement encore, Laurence De Leersnyder. Coordination générale Anne-Valérie Delval & Maxime Chevillotte Textes Marie Cantos Interview Laurent Lefèvre Crédit photographique William Gaye Maquette Arthur Ballay ballay.arthur@gmail.com Espace d’art contemporain HEC 1, rue de la Libération 78 350 Jouy-en-Josas + 33 1 39 67 94 55 www.hec.fr/espaceart ISBN 978-2-9543844-5-0
Situé au coeur du campus, l’Espace d’art contemporain HEC, créé en 2000 par la Direction générale et sous l’impulsion de Paul Dini, un ancien HEC, a pour mission d’expérimenter de nouvelles pratiques et rencontres entre des artistes et une institution d’enseignement supérieur. À destination des étudiants et de la communauté HEC, l’Espace d’art contemporain HEC propose des cours, des conférences, des expositions et résidences d’artistes, des séminaires de recherche et de réflexion ainsi que des publications.