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Cannabis De la consommation occasionnelle à l’addiction Au cours des années 90 et 2000, le cannabis est passé en tête des produits pris par les jeunes. Même si sa prévalence se stabilise voire diminue, la consommation reste à un niveau élevé. Il demeure un problème majeur chez les adolescents et une source de conflit et d’incompréhension entre générations. Selon le baromètre Inpes-ODFT, il y aurait 4,2 millions expérimentateurs
Dr Olivier Phan, Praticien Hospitalier, Consultation jeune consommateur, Centre Emergence, Institut Mutualiste Montsouris, Inserm U669, Paris
chez les 12-25 ans et 300 000 usagers quotidiens. Beaucoup d’informations circulent sur les effets du cannabis sur la santé, déformées dans un sens ou un autre selon la position que l’on prend par rapport au statut légal du produit. Le discours du professionnel doit avant tout être le plus adapté possible à la réalité de ce que vit l’adolescent tout en tenant compte des inquiétudes légitimes des parents. Sans banalisation ni sur-dramatisation, le thérapeute adaptera sa prise en charge en fonction de l’état clinique de son patient.
Généralités sur le cannabis bbQuelles sont les sources d’approvisionnement ?
© boojus-Istockphoto
Il existe plusieurs sources d’approvisionnement. Si la majorité du cannabis provient de la vallée du rif marocain, il existe d’autres sources comme la Hollande ou les productions locales qui prennent de plus en plus d’importance. Il est assez facile de cultiver du cannabis chez soi, et les récentes données de l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies soulignent la place croissante d’Internet dans le commerce des graines de cannabis pour la culture locale. Ainsi, se crée des micro-réseaux au
sein même des structures scolaires dont les “gérants” sont les élèves eux-mêmes qui ne sont pas forcément issus du milieu “traditionnel” de la délinquance, tout en se plaçant en situation lourdement illicite au regard de la loi.
bbQuelles sont les différentes formes consommées ? Les feuilles et tiges de marijuana séchées forment une herbe, appelée “beuh” chez les adolescents. Il en existe de toutes les variétés et de tous les prix (Fig. 1). Adolescence & Médecine
Figure 1 – Plant de cannabis.
La résine gluante, qui contient le plus de THC, est rassemblée et pressée en “barrette” ou en “savonnette”. Cette forme concentrée est appelée haschisch ou plus communément “shit” (Fig. 2). Pour améliorer la “rentabilité”, ce haschisch, rarement vendu à l’état pur, est coupé avec d’autres substances comme le henné ou la paraffine. Vu sa forme compacte, il est plus facile d’en faire la contrebande et c’est cette forme qui est la plus disponible auprès
des adolescents. Ce haschich est fumé, soit mélangé avec du tabac sous forme de “joint”, soit dans des pipes spéciales appelées “bongs” ou “hookahs”. Ces pipes à eaux refroidissent la fumée pour la rendre moins irritante et permettent d’absorber des quantités plus importantes de cannabis. Il existe enfin une consommation par voie orale, mélangée à de la nourriture, dans certaines pâtisseries ap33
pelées “space cake”. En raison du premier passage hépatique et de l’absorption lente, les effets sont plus lents à apparaître et peuvent durer de 8 à 24 heures, ils seront aussi beaucoup plus intenses.
bbDosage dans les milieux biologiques Le sang est le liquide biologique de choix dans tout contexte médico-légal, incluant les accidents de la voie
publique pour mettre en évidence ou confirmer un usage récent de cannabis. L’analyse sanguine permet de doser les différentes formes psychoactives ou non du cannabis et d’effectuer une analyse quantitative dont les résultats peuvent donner lieu à interprétation. Elle peut aussi donner une estimation du temps écoulé entre la dernière consommation et le moment du prélèvement. Le dosage dans les urines apparaît aujourd’hui comme le plus approprié pour un dépistage rapide d’une consommation de cannabis. Il ne détecte que le D9THC-COOH, forme non psycho-active et ne permet pas de préjuger du temps écoulé entre le moment de la consommation et celui du recueil des urines. Le dosage dans la salive, en raison de
la présence du D9-THC, la forme constitue un test non invasif permettant de mettre en évidence l’usage récent.
Le parcours des usagers de cannabis La population des usagers de cannabis n’est pas homogène dans sa façon de consommer le produit. On distingue les prises occasionnelles, souvent festives, l’utilisation à titre utilitaire, par exemple pour dormir ou supporter une atmosphère stressante et enfin la défonce à visée anti-pensée.
bbLes débuts Les premières bouffées de cannabis se prennent souvent en groupe en faisant “tourner le joint”. L’adolescent en découvre alors les effets : fous rires, levée 34
des inhibitions et amélioration de la convivialité entre copains. L’effet reste très variable d’un individu à l’autre et dépend surtout de l’état dans lequel on se trouve avant la consommation. Le cannabis a principalement une action neuromodulatrice, c’est-à-dire que les effets ressentis après une prise sont très variables et dépendent étroitement des ressentis personnels au moment de la consommation. Classiquement, l’usager va ressentir deux types de phénomènes.
© Eric Gevaert-123rtf
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Figure 2 – Résine de cannabis.
bbL’accroche Un sentiment de relaxation D’une part, un sentiment de relaxation au cours duquel il va être légèrement confus et psychologiquement séparé de son environnement. Ainsi, les travaux ennuyeux et sans intérêt semblent se dérouler plus vite. Il existe aussi un sentiment de compréhension intérieure intense qui, pour certains, donne l’occasion d’une impression de forte créativité. Mais comme pour l’alcool, la relecture à jeun des productions artistiques qui, composées sous l’emprise de produit semblaient génialissimes, offrent parfois quelques déconvenues. Charles Baudelaire en a fait une remarquable description.
Une modification de toutes ses sensations D’autre part, une modification de toutes ses sensations. Les variétés de cannabis les plus puissantes peuvent provoquer une excitation avec une augmentation de la vivacité, des distorsions majeures des perceptions du temps, de la couleur et des sons. Les fumeurs décrivent ainsi une exacerbation des perceptions sensorielles et une impression de ressentir le monde qui les entoure avec une acuité plus grande. L’un ressentira mieux la musique, l’autre aura une meilleure communication avec son entourage. Des doses très fortes peuvent même produire des sensations cénesthésiques et visuelles. Il n’a jamais été décrit de surdose mortelle au cannabis. Les surdoses (ce que les ados appellent bad trip) se manifestent essentiellement par des nausées et des vomissements.
Pour certains, l’usage du cannabis restera festif et associé à la convivialité. Pour d’autres, généralement les plus fragiles, les effets relaxants et hypnotiques ressentis lors des premières prises seront mis à profit pour palier les troubles du sommeil, atténuer le retentissement des tensions familiales ou encore rendre supportable une scolarité honnie. C’est l’étape de la consommation “utilitaire”. Progressivement, le cannabis va devenir indispensable pour les bénéfices qu’il apporte, sans qu’il y ait dépendance
au sens propre du terme même s’il n’est pas rare d’observer des signes de sevrage pendant les périodes d’abstinence. Ceux-ci se manifestent sous forme d’une anxiété avec irritabilité, de perturbations du sommeil et de l’appétit, et surtout une envie presque irrésistible de prendre des produits. Enfin, il y a la “défonce” qui efface d’un coup toute pensée douloureuse. Généralement, cela nécessite des prises importantes sous forme de pipes à eau qui permettent d’absorber une grande quantité de produits en un minimum de temps. Le cannabis peut alors avoir pour but de mettre à distance les problèmes psychologiques sous-jacents. Arrêter la consommation devient alors synonyme de retour au réel et donc de souffrance.
bbLa lune de fiel Les effets délétères vont progressivement apparaître avec troubles cognitifs, répercussions sur la scolarité (chute des résultats, absentéisme) et Adolescence & Médecine
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risque de désinvestissement plus ou moins global. Ces perturbations, réversibles, concernent surtout la mémoire à court terme, les autres fonctions étant conservées. Certains adolescents vont développer ce que certain nomme “un syndrome amotivationnel”. Celui-ci comporte un apragmatisme important, avec perte d’intérêt, une anhédonie, une intolérance aux frustrations et un ralentissement psychique. Plusieurs mécanismes ont été évoqués. De par ces effets anxiolytiques, surtout lorsqu’il va être utilisé chez des adolescents ne présentant pas d’anxiété pathologique, le cannabis va annihiler tout stress. Or, celui-ci est un moteur fondamental dans la poursuite des activités scolaires ou extrascolaires nécessitant un investissement important. De plus, le THC a une action sur les zones du cerveau dites des circuits de récompenses. Celles-ci sont activées lors d’une stimulation “satisfaisante” que le sujet va justement rechercher par la poursuite d’une activité professionnelle, extraprofessionnelle et/ou relationnelle gratifiante. Lorsque ce circuit est activé de façon artificielle, comme c’est le cas avec toutes drogues, la personne va entièrement se détourner de toutes ces activités au profit de la seule quête du produit miracle. La dépression, primaire ou induite, va aggraver ce syndrome amotivationnel. En effet, on le retrouve fréquemment chez les adolescents dépressifs même chez les non-consommateurs, tant la dimension de passivité défensive peut apparaître au premier plan chez des sujets dont les assises narcissiques sont fragiles.
cas par le vol, va aussi aggraver le climat familial. Concernant l’argent de poche, les parents sont face à un dilemme. Ou bien ils le suppriment, au risque de faire plonger l’adolescent dans la délinquance pour faire face aux dépenses liées à la consommation, ou bien ils le maintiennent et ils peuvent se sentir “complices” de la prise de cannabis. Cette dégradation relationnelle peut faire suite à une période plus ou moins longue de déni des proches ou à l’inverse d’une suspicion persécutrice compromettant dans un cas comme dans l’autre les tentatives pour le jeune de pouvoir parler de la réalité de sa consommation. Certaines attitudes de l’entourage vis-à-vis de cette consommation vont avoir une influence sur le risque de pérennisation de la conduite. On rencontre alors plusieurs cas de figure qui vont des parents qui consomment avec leur enfant à ceux qui vont le menacer de le chasser du domicile.
savoir à partir de quand on pourra considérer le cannabis comme facteur perturbateur de la vie du jeune. Le thérapeute prendra garde qu’il ne demande pas aux parents d’accepter cette consommation, mais de prendre les mesures les plus efficaces possibles sans perdre la qualité de lien avec leur enfant.
bbLa vie de l’adolescent est affectée Deux types de réponses peuvent être abordés.
Une réponse individuelle avec l’adolescent Il est important d’expliquer les risques encourus en recherchant l’alliance avec l’adolescent. Que pourra lui ap-
porter l’arrêt voire la diminution de sa consommation ? Que pense-t-il de son parcours, dans quel avenir peut-il s’inscrire ? La pression pour changer
“Certaines attitudes de l’entourage vis-à-vis de cette consommation vont avoir une b influence sur le risque de pérennisation b de la conduite.” La prise en charge Elle doit être adaptée à la situation clinique. Deux questions doivent se poser au thérapeute : l’adolescent est-il en situation de souffrance ? Son parcours actuel est-il en rapport avec l’idéal de ce qu’il pourrait être ?
bbLa vie de l’adolescent est peu affectée Il s’agit avant tout d’accuser récep-
est souvent externe. L’objectif du thérapeute sera de transformer cette demande externe en une demande plus interne, propre à l’adolescent. Des outils, utilisés dans la prévention peuvent être utiles pour créer un lien entre adolescent et thérapeute. Dans notre centre, nous utilisons un manga que nous avons élaboré dans le cadre du projet Kusa (Fig. 3).
bbL’enfer familial
tion de la demande et des craintes
L’altération des relations avec son en-
des parents, souvent porteurs de la
Une prise en charge familiale
tourage et en particulier ses parents est
demande dans ce genre de situation. Il ne faut surtout pas annuler celles-ci ce qui ne ferait qu’aggraver la situation.
Une prise en charge familiale s’avère parfois nécessaire quand la situation est trop difficile voire lorsqu’il n’existe aucune motivation voire une franche réticence de l’adolescent. Décentrer la problématique de l’adolescent vers les relations familiales permet de créer une alliance avec l’adolescent et
une autre conséquence. De par les ef-
fets anti-stress, l’adolescent est dans une bulle, peu réceptif aux remarques. Ce sont bien souvent les parents qui s’aperçoivent du désinvestissement progressif de toutes activités. La nécessité de récolter des fonds, y compris dans certains Adolescence & Médecine
L’important est d’expliquer que l’on ne gère pas un risque pour l’avenir comme un danger dans l’ici et le maintenant. La question va être de
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Société ainsi permettre de poursuivre la prise en charge. Il va falloir créer une alliance multiple avec l’adolescent, ses parents et la famille dans son ensemble. Pour ce dernier type de traitement, une formation spécifique est nécessaire. Toutefois il paraît important d’inclure les parents dès le début de
de poison et de médicament. Après discussion, la conclusion est souvent que toute substance pharmacologiquement active peut appartenir à plusieurs de ces catégories. Il n’y a pas de bons produits d’un côté et de mauvais produits de l’autre. Tout dépend de la façon dont on les utilise et de la personne qui les prend. Il est important de tenir compte non seulement du produit mais aussi de la
“Il est important de tenir compte non seulement du produit mais aussi de la personne et du contexte d’utilisation” Figure 3 – Couverture du manga
la prise en charge. Cela, dans la majorité des cas, n’altérera pas le lien de confiance avec l’adolescent bien au contraire.
Conclusion
personne et du contexte d’utilisation. L’adolescent a souvent une attitude de déni par rapport à sa consommation et à ses conséquences. Il est toujours très méfiant vis-à-vis du discours de l’adulte quand il ne l’invalide pas systématiquement. De plus, pour certains, le cannabis va faire partie de leur identité qu’ils vont garder jalousement. Les données que nous avons
Le cannabis a une position particulière parmi les substances psycho-actives. Banalisé pour les uns, diabolisé pour les autres, il doit nous offrir la possibilité de nous questionner sur ce qui fait la dangerosité d’un produit. Lors de nos interventions de repérage et de prévention dans les lycées, nous demandons aux élèves
énumérées ne doivent pas être uti-
de réfléchir sur les notions de drogue,
son, écoute ce qui est un préalable
Kusa, utilisé comme outil pédagogique. Le manga a été agréé par la commission de validation des outils de prévention de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (www.kusa-lemanga.fr).
indispensable à toute relation thérapeutique de confiance.
l
lisées pour lui montrer que nous en savons plus que lui, ce qui aurait des conséquences catastrophiques sur la relation, mais pour nous sensibiliser à
Mots-clés : Cannabis, Formes, Addiction, Consommation, Effets, Prise en charge.
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