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société

Tag story Quelles significations du graffiti ? Sous nos yeux, chaque jour, faisant partie du décor urbain, ternes ou colorés, sauvages ou élaborés, les tags nous divisent. Certains les jugent agressifs et

Maud Gibert Sociologue, Paris

salissants, d’autres poétiques ou artistiques. S’imposant dans l’espace et dans le temps, ils méritent que l’on s’interroge sur leurs significations et leurs auteurs.

Histoire du graffiti bbUne origine datant b des années 60 Le graffiti est associé à la culture HipHop et reconnu comme une de ses disciplines, avec la Breakdance (danse hiphop), le Dj-ing (mix et scratch de vinyls), le Mc-ing (rap). Cependant, l’affiliation des tagueurs à cette culture n’est pas systématique. Le graffiti est un mouvement avec sa propre histoire, qui reste moins influencé que les trois autres disciplines étroitement liées par la musique. L’origine du graffiti est difficile à dater et les versions sur son apparition sont nombreuses.

La plupart des spécialistes datent son émergence du milieu des années 60, dans les quartiers noirs de Philadelphie (1) où un adolescent, surnommé Cornbread, taguait les métros de la ville pour attirer l’attention d’une dénommée Cynthia. Un de ses proches, Top Cat déménagea à New York en 1968 en emportant avec lui le tag. Au même moment, un jeune portoricain du Bronx, se baptisant Julio 204, le numéro de la rue où il était né, commença lui aussi à taguer.

bbEté 1971 : le tag s’affiche dans la presse Le tag apparaît dans la presse pour la première fois dans le New York Times de l’été 1971, avec l’interview d’un jeune tagueur américain d’origine grecque, Taki 183, expliquant pourquoi Adolescence & Médecine

Les pièces ou fresques représentent des versions de tag plus élaborées dans leur style, plus colorées et de plus grande envergure. il taguait son nom : « je ne me prends pas pour une célébrité en temps normal, mais quand les potes me présentent à quelqu’un, ils me donnent la sensation d’en être une ». Dans la suite, des milliers d’adolescents new yorkais écrivirent leur propre nom sur les arrêts de bus et les stations de métro des quartiers nord de la ville. Alors que l’influence des gangs s’affaiblit, les tagueurs, dans une démarche strictement individuelle, au nom de leur propre nom, « envahissent les territoires, sautent les clôtures, violent le concept de propriété et inventent une forme de liberté bien à eux » (2). Peu à peu, les graffitis ont envahi le métro,

et la municipalité a mis en place une législation anti-graffiti de plus en plus sévère. En 1972, l’étudiant en sociologie Hugo Martinez, créa la toute première association de graffeurs, United Graffiti Artists. L’effervescence de ce mouvement entraîna de plus en plus de jeunes d’origines sociales différentes. La compétition permanente les poussait à chercher des endroits toujours plus risqués ou sensationnels, comme le fit en 1972 l’une des premières graffeuses, Stoney, en taguant la Statue de la Liberté. Il s’agissait pour tous ces jeunes d’atteindre la célébrité en conquérant la ville, en imposant leur nom. 5


société bbLes artistes s’approprient b le phénomène Selon l’expression de Greg Tate, c’était « une colonisation inversée » et l’expression d’une génération souffrant d’invisibilité : « le graffiti est une manière d’acquérir un statut dans une société où l’identité se définit par la

des protagonistes donne une interview pour expliquer ce geste comme une contre-manifestation médiatique à la manifestation du FN du 1er mai, et une protestation contre l’effacement systématique des pièces de couleurs en laissant les autres tags pour influencer défavorablement l’opinion publique.

propriété » (3). Certains artistes com-

mencent à s’intéresser au phénomène, malgré une résistance hostile des deux camps, le monde de l’art et le monde de la peinture de rue. Henry Chalfant, sculpteur, suivit les tagueurs et photographia leurs œuvres pour les exposer dans son studio à Grandstreet. En 1980, il parvient à faire la première exposition dans la Harris Galery à Soho (NYc), sortant le graffiti de son cadre habituel. Parallèlement à cet engouement, la répression s’est accentuée et une brigade anti-graffiti a vu le jour. Le graffiti passa du simple délit au statut de crime. En 1984, un accident grave entre un vigile du métro et quatre adolescents déclencha de vives réactions de soutien… au vigile.

bbArrivée du tag en France Le graffiti arrive en France une dizaine d’années après son apparition aux Etats-Unis. Le phénomène présente de fortes similitudes et prend racine dans les quartiers périphériques des grandes villes. La première présentation dans la presse française est faite dans le journal Libération en octobre 1981, mais il est encore confondu avec l’art de rue des pochoirs et des slogans politiques émanant de la révolution culturelle de mai 68 et des années 70 (4). Sa prolifération accentue sa médiatisation et sa diabolisation. Le Figaro titre en septembre 1985 : « Paris est tatoué ». Les tageurs répondent à la politique d’effacement en descendant dans les tunnels du métro. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1991, la station de métro Louvre est entièrement taguée par trois jeunes, après plusieurs années de rénovation. Le 1er mai, toute la presse se fait écho du “scandale”. L’un 6

La répression se durcit, le tag est pénalisé par des travaux d’intérêt général (souvent travaux d’effacement des graffitis), des contraventions, voire du sursis. La RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens) entreprend une politique d’effacement et de nettoyage

“fresques” sont une version plus élaborée dans le style, plus colorée et de plus grande envergure. Le “sketch” est une esquisse ou un dessin perfectionné sur support papier dans un book, cahier où le tagueur travaille en miniature ses lettrages.

bbUne pratique sur plusieurs plans La pratique du tag se divise en plans légaux (murs autorisés, devantures d’épiceries, certains camions avec l’accord du propriétaire) et les plans vandales (toutes surfaces non autorisées ou espaces interdits). Les métros

« Le tag n’est pas dépourvu de codes et de lois qui sont, bien sûr, plus ou moins respectés » immédiat. En parallèle, une politique de prévention se met en place, reconnaissant ce phénomène comme l’expression d’une partie de la jeunesse et en essayant de lui donner un cadre légal, par la mise à disposition des murs à cet effet. Les endroits légaux sont investis, mais la dynamique “vandale” ne perd pas son souffle.

Les règles du tag bbPoint de vocabulaire Le tagueur choisit son nouveau nom, appelé “blaze”, en fonction de son imagination et de l’harmonie graphique des lettres entre elles. Il peut être affilié à un groupe, appelé “crew” ou plus anciennement “posse” et apposer à sa signature les initiales de son groupe. Ces outils principaux sont les marqueurs et les bombes de peinture en spray, mais beaucoup d’autres outils, comme le rouleau à peinture ou la peinture à l’aérographe, sont de plus en plus utilisés. Le “Tag” (étiquette de bagage en Anglais) est une signature rapide et vandale, le “Flop” est une performance graphique, consistant à peindre une pièce en un seul coup de bombe, tandis que les “pièces” ou

et autres véhicules sont très appréciés, car ils se déplacent dans les quartiers et dépassent les frontières. Le tag n’est pas dépourvu de codes et lois, qui sont bien sûr plus ou moins respectés. Taguer les biens personnels (voitures, maisons…) et certains supports (pierre de taille…) est proscrit. Il existe aussi

des règles de cœxistence entre les tagueurs. Un tagueur peut “repasser” le tag d’un autre et il peut aussi le rayer, autrement dit le “toyer” par défi ou parce qu’il le juge médiocre.

bbUne activité parfois risquée Généralement, le tagueur opère la nuit, pour ne pas se faire repérer. Il se balade dans la ville, seul ou accompagné, à la recherche d’un ou plusieurs endroits propices, ou cherche à se faire enfermer dans le métro, passant une bonne partie de la nuit dans les tunnels. Afin d’assurer discrétion et sécurité, le tagueur s’associe à de petites équipes. Les risques sont nombreux et propres à l’exercice. Le risque pénal est bien sûr le premier risque, mais d’autres dangers sont à redouter. Pour apposer

sa signature, il faut parfois accéder aux toits, grimper sur le mobilier urbain ou encore braver les clôtures. Les blesAdolescence & Médecine


Tag story

sures sont nombreuses. Deux cas de décès aux Etats-Unis sont à déplorer suite à une chute sous une rame d’un métro, et à l’explosion d’une bombe de peinture. En France, en 2004, un jeune tagueur de 19 ans décède noyé dans la Marne après une course poursuite avec la police. D’autres jeux dangereux sont appréciés et les performances les plus risquées sont filmées. Le “saut de rail” consiste à attendre l’arrêt du train sur le quai en face, à descendre sur la voix et profiter des quelques secondes de stationnement pour tager les wagons en pleine circulation. Le “Scriptambule”, pour reprendre l’expression de A. Vulbeau (4), est animé par l’émulation d’une compétition permanente où la prise de risque est une valeur ajoutée.

Les métros et véhicules sont très appréciés car ils se déplacent dans les quartiers.

Le tag du côté législatif

être accompagnée d’un emprisonne-

Du point de vu légal, le délit est estimé en fonction de deux critères : le support dégradé et l’indélébilité de la signature. Le fait de tracer, sans autorisation préalable, des inscriptions, signes ou dessins, n’ayant entraîné qu’un “dommage léger” (inscription effaçable sans attaquer le support) sur les façades des immeubles, des véhicules, les voies publiques ou mobilier urbain, entraîne la sanction d’une amende de 3 750 euros et/ou de travaux d’intérêt général allant de 40 à 240 heures. L’amende peut atteindre les 7 500 e s’il s’agit d’un endroit historique ou un monument classé et jusqu’à 15 000 e si les faits ont été commis en réunion « au préjudice d’une personne particulièrement vulnérable ou dans un lieu d’habitation ou destiné à l’entrepôt de fonds, valeurs, marchandises ou matériels après pénétration par ruse, effraction ou escalade ». Si les conséquences sont irréversibles et altèrent la valeur du support, l’acte est qualifiable de dégradation ou de détérioration volontaire du bien d’autrui au sens de l’article 322-1 alinéa 1er qui prévoit deux ans de prison et 30 000 e d’amende (5). Bien qu’il n’existe pas de peine type, la sanction est générale-

ment avec sursis de trois mois s’il y a

ment une amende de 500 euros, accompagnée de 120 h de TIG et peut Adolescence & Médecine

récidive.

Regard sociologique sur la pratique

lisation. Il s’impose au regard des passants, des usagers des transports et est perçu comme une invasion. Cependant, le caractère polémique que revêt le tag, souvent dû à son emplacement, n’est pas toujours à

bbQuelle symbolique ?

prendre comme un outrage systéma-

Le tag, élément incontournable de la décoration urbaine, est le sujet de nombreuses études sociologiques. Il est perçu comme une manière d’interagir avec un environnement public de moins en moins socialisant, et devient l’expression d’une catégorie d’une jeunesse invisible et muette. Ecrire son nom revient à planter son drapeau et à affirmer son existence. Dans les années 70, le graffiti américain est une spécialité urbaine, ethnique et générationnelle, portée par les jeunes Noirs et Portoricains de 12 à 24 ans. Son succès assurera une mixité sociale et générationnelle plus élargie. Le

tique. La ville, parfois inconnue, n’est

graffiti est compris sociologiquement comme une conquête de la ville, une appropriation des espaces publics et des supports de communication.

La signature est une empreinte individuelle, symbolisant l’apparition et la disparition du protagoniste. Le tag n’est pas figé, il est dispersé dans toute la ville, souvent éphémère et prend de la valeur dans sa répétition et sa loca-

pas perçue comme un “sanctuaire de valeurs” par ces jeunes (4). Les graffitis n’ont pas de vocation revendicatrice, ni une recherche de considération esthétique pour les non-initiés. Ils sont auto-centrés, le tagueur faisant sa propre promotion et créant sa propre liberté. Il cherche à être connu et reconnu parmi ses pairs pour son originalité, son cran, son audace et son style. La fonction socialisante est à la base de toute expression, et il s’agit bien de s’intégrer à un groupe social régi par des codes, et des classements hiérarchiques, les plus anciens, les plus reconnus. On entre dans une double compétition, avec les autres et avec soi-même. Poser sa signature, c’est l’envie de faire partie d’une mémoire collective, de marquer l’histoire, où la ville servirait de grand livret d’or. Selon le concept de P. Bourdieu (6), le tag devient un instrument d’“éternisation” pour enrayer un processus symbolique de disparition. Le tagueur 7


société se crée une nouvelle identité et choisit son blaze en toute liberté ; certains prennent des noms de héros de fictions, d’autres choisissent des qualificatifs ou des jeux de mots malins.

bbQui est le tagueur ? En France, la pratique du tag touche un milieu social et économique diversifié et le seul dénominateur commun des tagueurs reste leur classe d’âge. Le tag regroupe une population juvénile, essentiellement masculine, habitant généralement les villes. Ce constat

conduit à l’interprétation psychologique du temps de l’adolescence, paraissant plus pertinente qu’une analyse se focalisant sur une rébellion d’une classe socio-économique “dominée” et bafouée. Se basant sur des enquêtes qualitatives de tagueurs, l’adhésion au monde du tag est décodée comme un processus de rite initiatique de passage vers le monde adulte (7). Il assure les fonctions classiques d’identification et d’affiliation de la construction identitaire adolescente, instaurant un “entresoi” adolescent loin de la tutelle des adultes. L’ethnologue A. Van Gennep lit le tag comme un réel rite de passage, avec une première étape de “préliminarité”, où le novice rompt avec l’enfance, une deuxième étape de passage au monde adulte en se situant dans une période de marge, puis d’une troisième étape dite de “postliminarité”, où le jeune retourne dans la société avec son statut d’adulte (8). Ainsi, le tag assure un rite de séparation, d’agrégation et de réintégration, comme tout rite initiatique, de plus en plus inexistant dans nos sociétés.

bb“Carrière” d’un tagueur Le tag procure du plaisir, de l’action, de l’adrénaline et sert de défoulement, d’exutoire. La “carrière” du tagueur se déroule en plusieurs étapes (9). Il commence souvent à griffonner sur les cahiers d’école et choisit son blase, puis appose petit à petit sa signature sur ses trajets familiers comme le chemin pour l’école. Il intègre ensuite un “posse” et passe l’épreuve du “toyage” pour obtenir le droit au respect. Son activité s’intensifie et il se juge et est jugé comme un vrai tagueur. Les premières confrontations avec la police sont déterminantes dans l’arrêt ou la poursuite de la pratique. En

grandissant, il n’est pas rare que les pièces graffitis légales prennent plus d’importance que les tags vandales. L’âge adulte atteint, avec le statut social et les responsabilités qui lui incombent, le tag vandale devient de plus en plus incompatible avec la vie d’adulte.

Quand le tag devient discipline L’ambivalence de la perception du graffiti reste inhérente à sa dualité intrinsèque d’art et de vandalisme. Le tag reste une manière de s’affronter pacifiquement entre adolescents et de chercher ses propres limites et celles du monde qui l’entoure. Il faut cependant noter, que pour certains, la pratique du tag vandale ou légal les accompagne bien au-delà de l’adolescence et constitue une discipline à part entière. Cette pratique reste en constante évolution, loin d’une mode, certains parlant de “subculture”. L’apparition récente des gravures et d’autres techniques de tag démontre que cette discipline évolue, se transforme en réponse à la politique d’effacement, et se transmet de génération en génération. n

Mots-clés : Tags, Graffiti, Sociologie, Symbolique, Histoire, Signification, Société, Interdit, Sanctions, Artistes, Peinture, Loi

Un adolescent “repassant” un ”blase” : une forme de défi à un autre tageur.

Références 1. Stewart J. Subway graffiti: an aesthetic study of graffiti on the subway

rencontres. Bordeaux, juin 2003. Bordeaux : CRDP d’Aquitaine, 2004.

system of New York City. New York: New York University, 1999.

6. Bourdieu P. Le sens pratique. Paris : Editions de Minuit, 1980.

2. Chang J. Can’t stop won’t stop : une histoire de la génération Hip Hop.

7. Felonneau ML, Busquets S. Tags et grafs, les jeunes à la conquête de la

Paris : Editions Allia, 2006.

ville. Collection Psycho-Logique. Paris : Editions l’Harmattan, 2001.

3. Tate G. Graf rulers /Graf untrained: one planet under a groove, hiphop

8. Van Gennep A. Les rites de passage : étude systématique. Paris :

and contemporary art. New York : Bronx Museum of Arts, 2001.

Picard, 1981.

4. Vulbeau A. Légende des Tags. Paris : Sens et Tonka, 2009 .

9. Boudinet G. Pratiques tag, vers la proposition d’une « transe-culture ».

5. Civilise AM. Patrimoine, tags et graffs dans la ville, Actes des

Paris : Editions de l’Harmattan, 2002.

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