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Médecine personnalisée, maladie chronique Quels sont les enjeux ? n À travers cet entretien, le Pr Jacques Bringer, doyen de la Faculté de Médecine de Montpellier-Nîmes, revient sur le concept de médecine personnalisée et nous en explique les enjeux.

Diabète & Obésité : Que vous évoque le thème de cet article « Médecine personnalisée, maladie chronique » ? Pr Jacques Bringer : Pour moi, cela revient à répondre à la question : « Comment concilier, dans la prise en charge des maladies chroniques, une médecine des maladies avec une médecine de la personne ? ». Aujourd’hui, les maladies chroniques, dont certaines connaissent une progression exponentielle – c’est le cas de l’obésité, du diabète, des maladies cardiovasculaires, du cancer, des maladies respiratoires et des maladies neurodégénératives –, nécessitent un changement profond de la manière de soigner. Ces dernières années, les grands progrès de la médecine ont concerné la connaissance et l’exploration des maladies et le développement des traitements spécifiques à celles-ci. Aujourd’hui, on voit que l’approche centrée sur la maladie est pour une part cloisonnée et aboutit à des stratégies spécialisées avec des recommandations de soins et de traitements spécifiques et à une Éducation thérapeutique des patients (ETP) qui est ellemême cloisonnée. Cela conduit à de multiples examens et à de multiples thérapeutiques qui parfois se retrouvent empilés chez un même patient qui peut avoir plusieurs maladies. En effet, parallèlement à l’épidémie environnementale de certaines maladies chroniques, on observe l’émergence de plus en plus de polypathologies chez une même personne, et ce n’est pas forcément lié au phénomène de l’âge. On peut citer l’exemple d’un patient obèse diabétique, qui a des problèmes cardiaques, respiratoires et rénaux, ce qui est très fréquent. Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76

Les maladies chroniques doivent donc induire aujourd’hui une réflexion et une organisation vers une stratégie centrée sur le malade que l’on pourrait appeler « la médecine de la personne », par opposition à la « médecine des maladies ». Concrètement, cela veut dire qu’il faut personnaliser les démarches de prise en charge, les éducations, et qu’il faut le faire en conciliant à la fois la compétence sur les maladies mais aussi la coordination nécessaire des soins de l’ETP. Dans notre pays, les lacunes dans la prise en charge des patients atteints de maladies chroniques sont évidentes. On pourrait dire qu’il y a de très bons professionnels de santé, d’un bon niveau de formation, malheureusement inégalement répartis sur le territoire, mais qu’il y a un amateurisme de la coordination des multiples acteurs de santé qui interviennent autour d’un malade souvent atteint de plusieurs maladies chroniques. La coordination des soins et, dans le même temps, la mise en place d’une ETP accessible et adaptée aux besoins des patients, sont deux éléments synergiques. Un patient qui n’est pas éduqué ne respecte pas la coordination des soins et le fait de bénéficier d’un juste soin à un juste coût. Sans un minimum d’éducation thérapeutique, on favorise l’errance des malades et l’inflation des actes de soins parfois inappropriés ou insuffisamment coordonnés. Le prérequis de l’acceptation de soins coordonnés est l’ETP, facilitant la participation volontaire et comprise des malades à la gestion coordonnée de leurs soins. Cela conditionne l’efficacité des soins en ciblant une meilleure adhésion au traitement et en réduisant le risque de décompensation de la 43


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maladie chronique. L’ETP représente aussi un levier sur l’objectif de réduction du nombre d’hospitalisations en urgence. La coordination des soins réussie, comme dans certains pays nordiques par exemple, passe d’abord par une ETP des patients qui deviennent partenaires de leurs soins et qui prennent conscience de leur responsabilité partagée à se prendre en charge. Ainsi, dans la maladie chronique, la coordination des soins, c’est-à-dire l’intervention de multiples professionnels de santé autour d’un même malade et dans le même temps, et l’éducation thérapeutique sont deux éléments consubstantiels. L’un ne pouvant pas être efficace sans l’autre, et notamment la coordination ne pouvant pas être efficace sans l’ETP.

Dans la maladie chronique, la coordination des soins et l’éducation thérapeutique sont deux éléments consubstantiels.

D&O : Quelle serait pour vous la solution ? Pr J.B. : Aujourd’hui, la stratégie de santé relayée par la HAS définit et structure les parcours coordonnés de soins. En revanche, s’il est certain que le médecin traitant est le pilier de la continuité des soins, il ne peut pas, dans les conditions actuelles de tarification et de temps dont il dispose, être à lui seul l’organisateur de toute la logistique permettant de coordonner les soins et d’assurer l’ETP. Donc, l’idée que je défends consiste à faire émerger, par une tarification appropriée, des structures et des équipes logistiques activées à la carte, de façon individualisée, en fonction : • de la fragilité des patients ; • de la lourdeur plus ou moins grande des pathologies qu’ils présentent ; • du niveau requis des interventions médicales, paramédicales et sociales nécessaires. Il s’agirait d’un socle commun de coordination avec des déclinaisons spécifiques pour chaque maladie et pour chaque patient. On imagine des équipes professionnelles formées à la coordination, à l’éducation thérapeutique et à l’accompagnement qui vont associer un coordonnateur médecin ou paramédical, des infirmiers, 44

des pharmaciens, des psychologues, des diététiciens, certains professionnels de l’éducation physique, des assistantes sociales et même des patients experts qui ont une formation, une expérience pour accompagner d’autres patients. Ces équipes de soins coordonnés, d’ETP et d’accompagnement seraient mobilisées de façon plus ou moins allégée. • Ponctuellement pour les patients à faible risque. • Avec un soutien plus régulier, appuyé et prolongé pour les patients dont le risque de complications de la maladie est plus élevé (patients plus sévères qui ont des risques de complications et de décompensations, patients mal observants ou rejetant leur maladie). • Avec un appui intensif, très coordonné et prolongé pour les patients complexes en raison de la gravité de leur maladie, de multiples pathologies associées, de leur fragilité liée à l’âge mais aussi en raison du profil psychologique (personnalités totalement non observantes, addictives, très difficiles) ou du niveau social (précarité, migrants…). La tarification serait bien sûr adaptée en fonction du niveau d’intervention requis. Tout cela a pour but de réduire l’hospitalo-centrisme et le nombre d’hospitalisations par des équipes et une tarification qui inciteraient les établissements de santé eux-mêmes (hôpitaux, cliniques, mutualités, centres de santé pluriprofessionnels) à déployer une logistique hors les murs qui devrait être appuyée par la télémédecine. Cela permettrait un maillage régional et une véritable alternative à l’hospitalisation. La coordination des soins et l’ETP activées conjointement sont des leviers synergiques qui permettraient d’autonomiser et de responsabiliser les patients et de réduire les complications et les décompensations parfois sévères et précoces des maladies chroniques.

D&O : L’idée de personnaliser le traitement est-elle une idée nouvelle ? Pr J.B. : C’est quelque chose que je présente un peu partout parce que, premièrement, j’y crois ! Deuxièmement, parce qu’on est en échec sur la coordination des soins et que d’autres pays l’ont réussie. On peut citer comme exemple la Finlande qui a connu une augmentation des maladies respiratoires de 70 % et qui a réduit dans le même temps ses hospitalisations de 60 à 70 % (décompensations, formes sévères et compliDiabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76


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quées des maladies respiratoires) par la coordination des soins et l’ETP. Cela veut donc dire qu’une forte action de soins coordonnés et d’ETP est capable d’endiguer l’impact humain et le coût des dépenses (puisque celui-ci n’a pas augmenté en dix ans). Si l’on continue à dépenser uniquement à l’acte, on subira fortement l’impact humain et financier des formes sévères des maladies chroniques.

D&O : Le concept de médecine personnalisée est-il déjà mis en place ? Pr J.B. : La HAS souhaite mettre en place le parcours de soins. De même, l’Assurance maladie et les ARS, dans certains endroits, souhaitent privilégier un développement des parcours de soins et de l’ETP. Cependant, aujourd’hui, entre la volonté et la mise en action effective, il y a une hétérogénéité territoriale considérable et on est loin du financement et de la réalisation concrète de cette ETP et de cette coordination des soins. Donc, la volonté y est mais les moyens n’y sont pas. L’ARS Île-de-France va tenter des expérimentations supplémentaires sur des soins coordonnés avec des appels d’offres et des forfaitisations. C’est une expérience intéressante mais, pour le moment, cela diffuse lentement.

D&O : Avons-nous la preuve que la médecine personnalisée est plus efficace ? Pr J.B. : Je pense qu’il y a deux dimensions. Il y a la dimension médecine des preuves et la dimension éthique. Au niveau éthique, autonomiser un patient, le rendre responsable de sa maladie et lui donner les moyens de ses cibles n’est pas discutable : c’est déjà un intérêt majeur. Ensuite, il y a la démonstration par la médecine des preuves. Je pense qu’il sera extrêmement difficile de démontrer l’apport de la personnalisation. La médecine des preuves est parfaitement adaptée à une thérapeutique donnée dans une maladie donnée. Lorsqu’on est en polypathologie, multithérapie, avec des profils de patients dont la typologie psycho-socio-éducative est extrêmement diverse, la médecine des preuves est en difficulté. Seule la personnalisation permet de savoir où mettre les forces d’intervention et de quelle manière.

Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76

D&O : Les patients sont-ils en demande de soins coordonnés ? Pr J.B. : Oui, les malades désirent ne pas être ballotés de plate-forme en plate-forme, d’examen en examen, de spécialiste en spécialiste. Ils souhaitent un chef d’orchestre qui leur permet de ne pas être en errance. C’est une demande forte, y compris au sein des grands établissements. C’est pour cela que dans les stratégies nouvelles, on va vers des coordinations de platesformes. Parce que si on prend l’exemple de patients obèses, diabétiques, avec des problèmes respiratoires et rénaux, 80 % d’entre eux nécessitent les mêmes examens. Cela veut donc dire que la coordination des soins demande de repenser même l’organisation des grands hôpitaux à travers des plates-formes d’exploration où ce n’est plus le malade qui bouge mais les spécialistes qui se déplacent. Il s’agit donc d’une démarche centrée sur le malade. En revanche, il ne s’agit pas, et c’est important de le dire, de remettre en question les progrès des cinquante dernières glorieuses liés à la médecine des maladies, à toute l’innovation technologique autour des maladies. Cela doit être concilié avec l’approche d’une médecine de la personne et il ne peut pas y avoir de médecine de la personne sans coordination des soins et ETP, tout est lié. Donc, si l’on rembourse de l’ETP mais que, dans le même temps, on ne coordonne pas les soins, cela n’est pas efficace. De même, si l’on ne fait pas d’éducation thérapeutique et que l’on impose simplement un parcours de soins, cela ne fonctionne pas. Pour conclure, je dirais que la médecine personnalisée doit intégrer trois dimensions : • L’indication thérapeutique ciblée en fonction de marqueurs prédictifs de la réponse individuelle. • La personnalisation de l’ETP, des parcours de soins et des traitements selon le profil psycho-socio-éducatif. • La qualité humaine relationnelle individualisée visant l’autonomie responsable du patient. n Propos recueillis par Caroline Sandrez

Mots-clés : Maladie chronique, Médecine personnalisée, Éducation thérapeutique, Coordination des soins

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