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Les troubles du comportement alimentaire Avant et après la chirurgie bariatrique Brigitte Quintilla*

Introduction Pour expliquer le possible devenir des Troubles du comportement alimentaire (TCA) après la chirurgie, il me paraît important de comprendre leurs origines. La clinique des sujets souffrant de ces troubles et plus particulièrement les patients atteints de boulimie, hyperphagie, c’est-à-dire, d’une alimentation par excès, nous a souvent montré le rôle des TCA dans l’économie psychique. « La dimension la plus urgente de l’économie psychique qui sous-tend ce type de trouble est le besoin de se débarrasser aussi rapidement que possible des sentiments d’angoisse, de colère, de culpabilité ou de tristesse qui font souffrir voire, dans certains cas, des sentiments agréables ou excitants mais qui sont vécus inconsciemment comme défendus ou dangereux. » J. Mc Dougall

Trauma ou conflit psychique Les TCA représentent une solution comportementale à ce que la subjectivité et l’appareil psychique ne peuvent gérer, comme le trauma ou le conflit non symbolisé qui sont alors, soit refoulés, soit déniés, ou encore barrés. L’acte de manger devient alors le symptôme

*Psychologue clinicienne, CHU de Toulouse

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élaboré à l’insu de la conscience, qui revient sous une forme inconsciente, indiquant bien une inhibition psychique qui ne peut activer autre chose que la répétition. “Manger” serait une sorte de solution somato-psychique permettant au sujet d’échapper au stress mental généré par le trauma et son souvenir ou le conflit psychique non élaboré et son souvenir. L’appel psychique est ici transformé en un besoin somatique et le corps utilisé pour calmer une angoisse identitaire. De ce fait, nous pouvons considérer que le trouble du comportement alimentaire est davantage une solution psychosomatique que psychologique à la souffrance psychique. Il est un compromis de symptôme, une réponse élaborée de façon inconsciente pour faire face à une impasse à laquelle se heurte le psychisme, impasse qui conduit au saut dans le corporel. Pour résumer, nous pourrions dire qu’en mangeant le sujet se défend de penser ou d’éprouver “un impossible à symboliser”. Les représentations et les affects, que le patient essaie d’éviter, sont bien ceux résultant d’événements traumatiques ayant eu lieu dans sa vie, de façon plus ou moins précoce ; ou ceux résultant d’événements internes ou externes qui, sans être traumatiques, ont tou-

tefois dépassé les capacités habituelles de contenir et d’élaborer les conflits. Cette économie psychique, “Manger”, devient problématique quand elle apparaît comme la “seule” solution dont le sujet dispose pour supporter la douleur psychique. Le trouble du comportement alimentaire devient alors le mécanisme de défense privilégié auquel le sujet a principalement recours pour se protéger contre l’angoisse, les représentations et les affects inélaborables ; c’est bien cela qui pose problème.

“Manger” serait une sorte de solution somato-psychique permettant au sujet d’échapper au stress mental. Processus des TCA Dans les deux cas, trauma ou conflit psychique, le processus se déroule de la façon ci-après. La prise alimentaire crée en quelque sorte un court-circuit biochimique de l’activité psychique. Ce processus permet de rejeter (forclusion) des représentations et des affects inélaborables. Ainsi, les représentations, les affects, les souvenirs ne pouvant être investis, sont refoulés, déniés ou barrés et s’expriment à travers une mise en acte Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76


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“Manger !”. Cet acte a pour fonction de barrer l’accès à toute mentalisation et de se substituer ainsi à toute sensation de déplaisir ou d’angoisse. Mais pour continuer d’éviter le déplaisir lié à des idées et des affects anxiogènes, pour les empêcher de se manifester à nouveau à la conscience, le sujet devra réitérer son comportement chaque fois que ces pensées, ces affects, menaceront de réapparaître. La répétition de cet agir, de cet acte symptôme, se manifestera alors sous la forme d’une compulsion de répétition. Cette compulsion peut présenter des cycles de manifestation plus ou moins sévères. Ainsi, nous nous apercevrons qu’il peut exister, dans la vie de ces sujets, des périodes d’accalmie de ces troubles. Il est important d’avoir à l’esprit que l’apaisement des TCA ne signifie pas de façon systématique la résolution de la problématique psychique les ayant générés. En effet, la clinique nous montre qu’ils peuvent s’atténuer sous l’effet d’une amélioration plus ou moins transitoire des conditions de vie (moins stressantes), d’un projet de vie stimulant (mais plus ou moins adapté à la réalité), d’un environnement plus étayant, plus sécurisant, du moins perçu comme tel par le sujet, etc. Cette amélioration contextuelle peut être une voie de sortie du trouble mais pas forcément. La diminution des troubles n’est donc pas systématiquement le signe que la problématique psychique les ayant générés est résolue ou, dit autrement, que la problématique est symbolisée. De ce fait, elle risque de réapparaître quand les facteurs contextuels d’amélioration n’y seront plus et que le sujet traversera une Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76

période de vie plus délicate. La prudence quant à l’évaluation de ces troubles dans le cadre d’une demande de chirurgie est donc de rigueur. Ce que nous venons de dire nous montre bien que l’évaluation des TCA ne peut se limiter à une simple prise en compte de l’intensité (la sévérité) et de la fréquence des troubles. La sémiologie de ces troubles est avant tout une sémiologie de la signification, une sémiologie complexe, qui repose essentiellement sur l’entretien clinique.

Que peut apporter la chirurgie dans les TCA ? La demande de chirurgie bariatrique chez les patients atteints de TCA est souvent une demande de limite. « Mettez à l’intérieur de moi une limite, que je ne peux pas mettre moi-même malgré toutes mes tentatives, tous mes efforts, pour y arriver ! » Elle porte aussi sur une demande de sortie “d’une répétition”, répétition d’échecs : échecs de tentatives d’amaigrissement et échecs de contrôle de la prise alimentaire. Ces répétitions ont conduit sur le long terme à une aggravation de la problématique plutôt qu’à son amélioration. La lecture de ces échecs répétés nous conduit à nous poser la question de leurs rôles et de leurs fonctions pour le psychisme.

La demande de chirurgie bariatrique chez les patients atteints de TCA est souvent une demande de limite.

Une façon pour le sujet de permuter un ressenti Nous pouvons voir dans la compulsion de répétition des TCA – en plus de tout ce que nous avons évoqué auparavant – une façon pour le sujet de permuter un ressenti, un peu comme l’enfant qui répète dans ses jeux des situations, cherchant ainsi à changer un éprouvé déplaisant en une sensation plus plaisante. L’exemple du jeu du “Fort-da”, cité par Freud, est un bon exemple du but recherché par la compulsion de répétition. Ici, Freud nous montre comment l’enfant, à travers la compulsion de répétition du jeu de la bobine, cherche à se représenter les allers et retours de sa mère. L’activité ludique de l’enfant consistait à lancer plusieurs fois la bobine au loin, pour la ramener vers lui. Freud nous explique qu’en répétant ce jeu, l’enfant cherchait à dépasser le ressenti désagréable de l’expérience liée à l’éloignement maternel. Par la répétition du jeu, l’enfant devenait ainsi actif dans ce qui lui arrivait, il en prenait la maîtrise. De plus, en accédant à la symbolisation de l’absence de sa mère, son ressenti de la situation finissait de perdre son caractère déplaisant, l’enfant pouvait, à partir de là, arrêter de répéter ce jeu et passer à autre chose. De la même façon, le patient en surpoids, en répétant ses régimes pour maigrir, cherche à changer le ressenti de sa prise de poids. Il tente bien ici de redevenir maître de son corps, de son image et de ce qu’il mange. Il passe ainsi d’une position passive, où il subissait sa prise de poids, à une position active, où il agit sur son corps. Il change ainsi son éprouvé corporel et son ressenti psychique, de passif il devient actif. Mais contrairement à l’enfant avec le 57


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jeu de la bobine, les tentatives répétées d’amaigrissement et de contrôle alimentaire vont le plus souvent aboutir à une succession d’échecs. La répétition ici, à l’opposé de l’exemple du jeu du “Fort-da” cité plus haut, va aggraver la problématique et non permettre d’accéder à un autre stade. Le sentiment d’impuissance, de découragement ainsi que la blessure narcissique vont s’accroître (comme le poids d’ailleurs) au lieu de diminuer. Ces exemples nous montrent que le besoin de ressentir quelque chose de différent peut activer la compulsion de répétition, mais que les effets de cette dernière ne mènent pas toujours vers une progression psychique. La compulsion de répétition peut échouer à transformer un ressenti déplaisant en un ressenti plaisant et, dans le cas des obèses, elle l’aggrave le plus souvent. C’est d’ailleurs à partir de cette aggravation que la demande de chirurgie va émerger.

Le patient en surpoids, en répétant ses régimes pour maigrir, cherche à changer le ressenti de sa prise de poids. Une nouvelle tentative pour le sujet de sortir du processus de répétition Nous voyons dans cette demande de chirurgie une nouvelle tentative pour le sujet de sortir du processus de répétition, en essayant une nouvelle fois de reprendre la maîtrise de sa prise de poids. Il redevient ainsi à nouveau actif dans ce qui lui arrive, il ne subit plus. Mais à la différence de ses essais précédents, il demande à un tiers 58

d’intervenir directement sur son corps pour y trancher quelque chose. Cet acte aura pour conséquence de changer les messages sensoriels qui traitent l’information venant de l’intérieur du corps et plus particulièrement les messages proprioceptifs et intéroceptifs. C’est à partir de tous ces changements perceptivo-sensoriels que va commencer l’amaigrissement du patient. De toutes les modifications sensorielles (gustatives, olfactives, digestives) va aussi naître un nouveau rapport à la nourriture. Mais ces transformations de ressentis peuvent être ambivalentes dans leurs effets. Certaines seront perçues comme très plaisantes, d’autres beaucoup moins, elles peuvent même être parfois vécues comme très déplaisantes. Le but est cependant atteint, il y a un changement de ressenti. C’est bien par les modifications que la chirurgie provoque dans le corps, son image, ses sensations, son ressenti, que s’offre au patient une nouvelle possibilité de sortir de la répétition. Et ce, notamment, parce qu’à l’intérieur de ces transformations, s’introduit ou se réintroduit une sensation importante qui est “la sensation de satiété”, sensation essentielle à la reprise d’un contrôle sur l’absorption de nourriture. Il est utile de préciser ici que les restrictions alimentaires que le sujet s’imposait dans le passé, lors de ses régimes successifs ne lui avaient pas permis d’accéder à la sensation de satiété, bien au contraire. Ils avaient engendré de la frustration. Essayant d’échapper à ce nouveau stress mental dû à ces trop fortes restrictions alimentaires, le patient perdait à nouveau le contrôle de

sa prise alimentaire, ce qui avait pour conséquence d’éveiller en lui des sentiments d’échec, d’impuissance et de culpabilité. Nous pouvons résumer le phénomène ainsi : la restriction fait naître la frustration, la frustration mène à l’échec de la restriction, l’échec conduit au sentiment de culpabilité et d’impuissance qui générera plus tard une nouvelle phase de restriction. Ainsi s’active la répétition pourtant née du désir initial de maîtriser la prise alimentaire et le poids par un “effort psychique”.

La chirurgie pour agir sur le corps lui-même Le sujet voyant ses tentatives d’action sur le corps échouer les unes après les autres et son psychisme impuissant à y changer quelque chose, c’est sur le corps lui-même qu’il décide maintenant d’agir, en faisant sa demande de chirurgie. Cela n’est pas neutre sur le plan symbolique, car il y a déplacement de l’action, changement dans la stratégie de résolution de la problématique. En réclamant à un tiers cet acte sur son corps, le sujet déplace du même coup ses tentatives psychiques d’action sur le corps par une action sur le corps lui-même qui aura des effets sur le psychisme. Ce n’est plus au psychisme d’agir sur le corps mais au corps d’agir sur le psychisme. À partir de l’acte chirurgical, la transgression de certaines règles alimentaires va devenir difficile voire impossible, le prix à payer pour chaque transgression étant une réaction organique douloureuse ou inconfortable. Le corps ainsi mis dans l’incapacité future de “manger trop” est “hors-jeu”. Il ne pourra alors que signifier, dans les mois qui suivent l’acte chirurDiabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76


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gical, un refus au Moi, chaque fois que celui-ci tentera d’activer la compulsion de répétition par les voies régressives habituelles “Manger” pour pallier ses défaillances.

Comprendre est différent de ressentir Il semblerait donc que la limite physique, demandée par le patient et introduite par la chirurgie, vienne suppléer une incapacité du Moi à sortir de la compulsion de répétition “Manger” pour accéder à un autre stade. Les connaissances que le sujet avait acquises en matière alimentaire, les régimes qu’il s’était imposés, ne lui avaient pas permis de trouver cette limite et avaient entretenu la répétition. Le sujet a beau savoir ce qu’il faudrait qu’il fasse pour maigrir, connaître par cœur toutes les règles alimentaires, cela ne met pas fin pour autant à sa compulsion de répétition. Comprendre et ressentir sont deux choses de nature psychologique tout à fait différentes. L’expérience clinique nous montre clairement que le “verbal”, la connaissance, ne peuvent suffire à elles seules à changer l’état psychique des patients, il faut qu’il y ait quelque chose de plus qui se passe. Le thérapeute l’observe bien quand il voit qu’il a beau expliquer au patient ce qui dysfonctionne, lui donner des conseils, sans obtenir les résultats thérapeutiques escomptés, ou alors de façon transitoire. Force est alors de constater qu’écouter ou éprouver ne mobilise pas les mêmes contenus latents dans le psychisme. Pour se libérer de la compulsion de répétition “Manger” et de ses effets pathogènes, il est important que le sujet, en plus de comprendre, Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76

puisse établir les connexions associatives nécessaires entre son conscient et son inconscient. En sachant que les traces mnésiques inconscientes ne sont pas constituées seulement de sémantique, de cognitif, mais aussi de sensations, de perceptions, de sentiments, d’affects, etc., bref, de tout un vécu somato-psychique. Il semblerait donc que, pour obtenir une modification durable sur le plan psychique et somatique, il faille solliciter de façon simultanée les perceptions somatiques et l’appareil psychique. Ce serait à cette condition que “l’insight nécessaire” (gestalt) à une réorganisation somato-psychique mieux organisée aurait le plus de chances de se réaliser. L’insight est ici envisagé comme la voie à privilégier pour mettre un terme à la répétition. De l’acte chirurgical est susceptible de naître ce changement de ressenti. Il va permettre une restructuration perceptivo-sensorielle porteuse du pouvoir de créer de nouvelles connexions de signification modifiant les impressions de vie, et pouvant aller jusqu’à transformer la notion que le sujet a de lui-même. Il va le faire, notamment, en introduisant une limite organique à l’acte de “Manger”.

La chirurgie permettrait-elle de mettre un terme à la compulsion de répétition ? Il semblerait bien, et elle le ferait en fermant certaines voies d’accès aux tendances régressives du Moi. L’une des conséquences majeures de l’acte chirurgical est bien de couper l’accès des différents frayages physiologiques, or-

ganiques et corporels qui s’étaient formés ou plutôt déformés suite aux TCA ; avec le temps ces frayages ainsi créés avaient permis le maintien des TCA, faisant ainsi entrer le sujet dans le cercle infernal cité plus haut, dont il ne parvenait plus à sortir. En barrant l’accès vers ces frayages physiologiques, la chirurgie ferme du même coup les voies d’accès habituelles aux mouvements régressifs du Moi exprimés par l’acte symptôme “Manger”. On pourrait même dire que la défaillance du Surmoi et du Moi en tant qu’instances psychiques à enrayer le processus mortifère de la répétition “Manger” est ici relayée par la mise en place de ce que nous pourrions nommer : “Surmoi corporel” ou “Limite corporelle du Moi”. Il ne reste plus maintenant au Moi que deux alternatives, soit trouver d’autres voies d’accès aux tendances pulsionnelles régressives, soit pouvoir permettre au conscient de créer un lien avec les traces mnésiques inconscientes du trauma ou des conflits internes et/ou externes non résolus. Il est donc important que la chirurgie soit étayée par d’autres prises en charge thérapeutiques permettant au sujet d’effectuer un travail d’élaboration pour éradiquer l’acte symptôme. Les tendances régressives pulsionnelles se voyant désormais, les voies d’accès habituelles vers l’acte symptôme “Manger”, en grande partie barrées par “la chirurgie”, peuvent chercher d’autres voies d’accès si le Moi ne parvient pas à atteindre une organisation plus évoluée. Il s’agit bien ici de considérer le corps comme le lieu d’où peut émerger une possibilité de réa59


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ménagement psychique permettant l’accès à une organisation plus adaptée, plus mature. Dans ce parcours, le travail de symbolisation aura, comme on l’a dit, un rôle important à jouer. Il ne faut pas perdre de vue qu’à l’origine de la problématique, le recours à l’acte de manger a témoigné d’un impossible à élaborer sur le plan psychique. La compulsion de répétition était le reflet renouvelé d’un passé désagréable que le patient essayait d’oublier sans toutefois y parvenir complètement. Le somatique, le corps, l’acte, s’étaient donc exprimés faute de mentalisation. L’acte symptôme “Manger” nommait une défaillance symbolique d’un refoulé inconscient et/ou d’un trauma non abréagi qui ne cessaient de revenir, finissant pas s’inscrire dans le corps par le biais de la répétition. Nous pensons, de ce fait, qu’il est nécessaire d’accompagner le patient avant et après la chirurgie, vers un réaménagement psychique plus mature, en favorisant un travail de symbolisation. Le but de ce travail étant de permettre, dans l’avenir, la décharge des surplus d’excitations internes et externes, passés ou présents, autrement que par l’acte de manger. Cela est d’autant plus essentiel que, comme on l’a vu, la chirurgie a coupé les anciennes voies d’accès physiologiques vers la régression. Le Moi, à partir de maintenant, aura beaucoup plus de difficultés à emprunter ces voies pour se débarrasser des sentiments d’angoisse, de colère, de culpabilité ou de tristesse qui le font souffrir, par l’acte de “Manger”.

que la solution “Manger” ne demeure plus, dans l’avenir, la solution principale pour le patient de contenir sa douleur psychique.

Toute l’activité de symbolisation, d’élaboration en psychothérapie, visera donc à compléter le travail amorcé par la chirurgie afin

Est-ce que le déplacement du symptôme, son renversement ou son retour à l’identique est le signe d’une décompensation

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Si les expériences traumatiques ne sont pas abréagies et les conflits psychiques élaborés avant et après la chirurgie, il ne restera plus au Moi que l’alternative de se défendre des sensations désagréables émergeant de l’inconscient par un nouvel acte symptôme, qui sera soit déplacé (compulsions d’achat, prise d’alcool), soit renversé en son contraire (anorexie), ou apparaîtra sous la forme d’une décompensation somatique ou d’une décompensation psychique ou encore le trouble reviendra à sa forme initiale : boulimie, manger la nuit, grignotage, besoin de sucre, etc. Nous trouvons aussi le cas où le patient garde pendant de nombreux mois, voire des années après la chirurgie, la maîtrise de ses compulsions alimentaires, il les a toujours mais elles ont perdu de leur force, les compulsions sont devenues maîtrisables mais toujours présentes, la fragilité psychique reste quasi entière ; il suffira alors d’un contexte de vie plus déstabilisant pour qu’elles reprennent de la puissance. Ces constats se doivent d’attirer l’attention du thérapeute sur l’importance de repérer ces manifestations dans un premier temps, et dans un second sur la nécessité de saisir ce qu’elles signifient pour le psychisme du patient.

Analyser les symptĂ´mes

psychique ? D’une régression désorganisatrice ? Ou bien, le signe d’une régression réorganisatrice signant une étape vers un réaménagement psychique plus adapté ? Dans les premiers cas, le symptôme signale une difficulté de l’appareil psychique à accéder à une nouvelle organisation plus adaptée. Ce qui risque fort de l’amener à rester fixé à la nouvelle compulsion de répétition. Dans les deux derniers cas, le symptôme ne sera sûrement que transitoire, signant une étape nécessaire au psychisme pour accéder à une organisation plus évoluée. La reconnaissance de ces mouvements psychiques va permettre au thérapeute de mieux accompagner tous les réaménagements provoqués par l’intervention chirurgicale. Pour cela, il faudra du temps ainsi qu’un concept thérapeutique englobant plusieurs méthodes de travail psychothérapeutique. La chirurgie, en permettant au patient de faire une rupture avec un état d’être au monde, à soi, à son corps, à la vie, lui donne une possibilité supplémentaire d’accéder à autre chose, à un autre stade de maturité psychique, à sortir d’une position de passivité. Cependant, nous insisterons ici sur la nécessité d’accompagner ces patients, sur du long terme, pour les soutenir dans les réaménagements corporels, fonctionnels, sensoriels, toniques, psychiques qui ne manqueront pas de se manifester dans l’après-chirurgie.

Conclusion Tout ce que nous venons de dire rend compte de la difficulté à Diabète & Obésité • Février 2014 • vol. 9 • numéro 76


Les troubles du comportement alimentaire

prévoir ce que les TCA peuvent devenir après une chirurgie, d’anticiper leur évolution. La question de ce qu’en fera le sujet reste entière. Ce que nous retiendrons toutefois, c’est que ce type d’intervention offre au patient une voie particulièrement efficace pour sortir de la répétition et atteindre des lieux, des états, des ressentis qui ne peuvent être atteints autrement. Après la chirurgie, le corps n’est plus le même et le ressenti de ce corps non plus. Le corps, ses sensations, son image, deviennent quelque chose d’étrange et d’étranger pour certains ou une réconciliation, des retrouvailles, avec un Moi-corps perdu depuis des années, pour d’autres. Il est essentiel que la chirurgie soit étayée par une prise en charge pluridisciplinaire, durable, afin qu’elle ne soit pas un nouvel échec dans la vie du sujet. Pour cela, il est préférable qu’elle s’accompagne d’un cadre thérapeutique structuré et sécurisant où l’inhibition psychique ayant généré l’acte symptôme

“Manger” puisse devenir un début de questionnement. Initier ce travail d’élaboration facilitera pour le sujet l’accès à la mise en place de nouvelles défenses psychiques plus économiques et mieux adaptées. Ce cadre semble offrir plusieurs possibilités de prise en charge, afin qu’il puisse s’adapter à la singularité de chaque sujet et accompagner au mieux le parcours de chacun.

Il est essentiel que la chirurgie soit étayée par une prise en charge pluridisciplinaire, durable, afin qu’elle ne soit pas un nouvel échec dans la vie du sujet. La difficulté à laquelle nous nous heurterons souvent est la résistance du sujet atteint de TCA à entamer un tel travail psychothérapeutique. À l’origine, comme nous l’avons évoqué plusieurs fois, la mise en place de l’acte symptôme “Manger” s’est faite autour du désir de ne pas

penser, autour de l’évitement du déplaisir que pourrait provoquer la libération de l’inconscient refoulé, dénié. Or, la psychothérapie peut l’amener justement à penser l’impensable, à faire émerger les expériences déplaisantes du passé dont le patient évitait la manifestation en mangeant. Toutefois, la psychothérapie est nécessaire pour permettre au sujet de reconnaître dans ce qu’il vit aujourd’hui, ce qui peut apparaître comme le reflet d’un passé qui vient encore parasiter son présent malgré la chirurgie. Ce travail thérapeutique aura essentiellement pour but d’éviter que la compulsion de répétition perdure ou ne revienne sous sa forme initiale ou sous une autre, et de faciliter une réorganisation psychique plus adaptée dont l’acte chirurgical pourra être le précurseur. n

Mots-clés : Troubles du comportement alimentaire, Chirurgie bariatrique, Manger

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