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1 Migraine avec aura prolongée La migraine avec aura non hémiplégique prolongée existe-t-elle ? n L’aura prolongée non hémiplégique au-delà d’une heure existe. Elle est plus fréquente dans l’aura aphasique, puis dans l’aura sensitive et moins fréquente dans l’aura visuelle. La physiopathologie de l’aura prolongée repose sur la dépression corticale envahissante (DCE), avec vraisemblablement des répliques successives de DCE.
L
a migraine avec aura typique est caractérisée par la survenue récurrente (au minimum 2 crises dans la vie) de symptômes neurologiques totalement réversibles, le plus souvent visuels (dans 90 % des cas), incluant des phénomènes positifs (phosphènes, taches ou lignes) et/ou négatifs (scotomes, hémianopsie) et/ ou des symptômes sensitifs, incluant des phénomènes positifs (sensation de piqûre d’épingle) et/ou négatifs (engourdissement) et/ou des troubles phasiques. Ces symptômes se développent progressivement (“marche migraineuse”) sur au moins 5 minutes, et durent pour chaque symptôme entre 5 minutes et une heure [1]. Ce maximum d’une heure a été fixé arbitrairement. Dans la seconde classification de l’ICHD, hormis pour la migraine hémiplégique dans laquelle la durée de l’aura peut être prolongée au-delà d’une heure, n’apparaît pas la notion de migraine avec aura non hémiplégique
*Service de Neurologie et Pathologie Neurovasculaire, Hôpital Salengro, CHRU de Lille
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(MANH) prolongée. En fait, elle apparaissait dans la toute première classification [2], mais apparaît actuellement dans les complications de la migraine en tant qu’aura persistante sans infarctus (code 1.5.3) avec des symptômes d’aura persistant pendant plus d’une semaine sans signe radiographique d’infarctus. Concernant les auras durant entre 1 heure et une semaine, il faut actuellement les coder comme “probable migraine avec aura”, comme s’il y avait un doute diagnostique, ce qui est gênant pour le patient et le praticien. Nous verrons pourtant qu’il s’agit d’une réalité épidémiologique. Nous ferons également un rappel sur la physiopathologique de l’aura qui permet d’entrevoir pourquoi certaines auras peuvent être prolongées.
Epidémiologie de l’aura prolongée
(Hors migraine hémiplégique) Dans une revue très récente, M. Viana, de l’équipe de P. Goadsby [3], a réalisé une revue de l’ensemble de la littérature sur l’aura migraineuse non hémiplégique.
Christian Lucas*
Ils ont analysé 1 751 publications portant sur l’aura, typique ou non. Ils ont retenu 10 études s’intéressant spécifiquement à la durée de l’aura. Cinq publications ont évalué la proportion de patients avec aura non hémiplégique prolongée au-delà d’une heure et ont trouvé des pourcentages de 12 à 37 % des patients. Six publications ont permis d’avoir des données sur le type d’aura prolongée : 6 à 10 % des patients avec aura visuelle, 14 à 27 % des patients avec aura sensitive et 17 à 60 % des patients avec aura aphasique. A noter des différences méthodologiques dans ces études, avec des durées d’aura recueillies soit sur une crise, soit sur les crises les plus habituelles, soit avec des questionnaires rétrospectifs (avec des biais de recueil possibles) soit avec des agendas prospectifs. Deux études seulement ont été faites avec une méthodologie prospective rigoureuse, dont une en population générale danoise, avec 17 % des patients ayant des auras prolongées et 10 % des patients avec auras visuelles, 14 % des patients Neurologies • Décembre 2013 • vol. 16 • numéro 163
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avec auras sensitives et 22 % des patients avec auras aphasiques [4].
Physiopathologie de l’aura La compréhension de la physiopathologie de la migraine a beaucoup évolué au cours de ces dernières décennies. Rappelons que, dans la théorie vasculaire développée par Wolff [5], l’aura migraineuse était expliquée par une vasoconstriction primitive transitoire, et la céphalée par une vasodilatation de rebond des artères méningées provoquant l’activation des nocicepteurs périvasculaires [5]. Puis, dans la théorie neuronale, l’aura est expliquée par la survenue d’une dépression corticale envahissante (spreading depression de Leao) [6] avec implication, ensuite, du circuit trigéminovasculaire et libération de différents neuropeptides pro-inflammatoires, dont le CGRP (Calcitonin Gene Related Peptide) ; le tout étant sous-tendu par une susceptibilité génétique. Les modèles cliniques quasi expérimentaux de la migraine
hémiplégique familiale, affection autosomique dominante, font désormais considérer la migraine comme une possible maladie des canaux ioniques (channelopathy), permettant ainsi d’expliquer l’aspect paroxystique, évoluant par crise de la maladie.
La dépression corticale envahissante ou “spreading depression” La dépression corticale envahissante (DCE) correspond à une vague de dépolarisation neuronale et gliale, suivie d’une dépression neuronale de longue durée, observée expérimentalement après application de potassium sur les cortex de rats. Ce phénomène électrique est contemporain d’une vague d’hypoperfusion, puis, quelques heures plus tard, d’une hyperperfusion cérébrale. Cette DCE progresse lentement à la surface du cortex et peut être interrompue par un sillon ou une scissure. La DCE induit une hyperactivité neuronale initiale avec libération massive de K+ et de glutamate,
suivie d’une entrée massive de Na+ et de Ca++ dans les neurones et les astrocytes. Les astrocytes, en situation d’hypofonctionnement, sont alors incapables de protéger le neurone du glutamate et du K+ qui sont en excès dans le milieu extracellulaire avec pérennisation de la dépolarisation neuronale. Le glutamate joue un rôle essentiel avec blocage de la DCE par les antagonistes des récepteurs NMDA. Chez l’Homme, le rôle de la DCE est longtemps resté controversé, du fait de la rareté de déclenchement des DCE et de difficultés à interpréter les phénomènes électromagnétiques observés. Grâce à l’utilisation de stimulations visuelles répétées prolongées en IRMf par effet BOLD, Cao et al. [7] ont pu démontrer que certaines zones cérébrales passaient d’un état de réponse à la stimulation visuelle, vers un état de non-réponse, selon un “front de désactivation” se propageant avec le temps le long de la scissure calcarine à une vitesse de 3-6 mm/min. Ces données ont été confirmées lors de l’étude d’auras migraineuses spontanées par l’équipe de Hadjikhani [8]. Ces phénomènes peuvent entraîner des “ré-
Tableau 1 - Similitudes entre les phénomènes de dépression corticale envahissante chez l’animal et l’aura migraineuse chez l’humain. D’après Tfelt-Hansen, 2009.
Localisation initiale Mode de propagation Excitation, puis dépression Vitesse (mm/min) Unilatéral Vagues répétées Hyperhémie initiale Oligémie persistante Hypoperfusion Autorégulation Réactivité au CO2 Réaction à l’activation Métabolisme cérébral Neurologies • Décembre 2013 • vol. 16 • numéro 163
Migraine avec aura
DCE chez le rat
Cortex visuel primaire Continu, cortical Oui 3-5 Oui Oui (?) Oui Heures > seuil ischémique Préservée Perturbée Diminuée Normal
Densité neuronale élevée Continu, cortical Oui 2-6 Oui Oui Oui 1,5 h > seuil ischémique Préservée Perturbée Diminuée Normal
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dossier pliques”, à l’instar d’un tsunami, et pourraient expliquer des auras prolongées. Ces phénomènes ne semblent toutefois pas spécifiques à l’aura, puisqu’ils peuvent parfois s’observer au cours de crises migraineuses sans aura [9]. La DCE semble donc bien être à l’origine de l’aura migraineuse (Tab. 1) comme le suggère TfeltHanssen [10], et est vraisemblablement aussi impliquée dans la migraine sans aura, soit avec une DCE survenant dans des zones silencieuses, soit avec perturbation de l’excitabilité corticale, mais sans traduction clinique. Ceci pose la question d’une seule et même maladie migraineuse, sans et avec aura, et la question d’une physiopathologie monoforme ou pas.
Figure 1 - Hypométabolisme prolongé (hémisphère droit) en PET chez une patiente avec migraine hémiplégique familiale avec mutation du gène ATP1A2. PET réalisé lors d’une crise avec hémiparésie et troubles sensitifs G (le SPECT et les IRM T2 et Flair étaient normaux). Dr Anne Donnet, Hôpital de La Timone, Marseille.
Données récentes sur DCE, gènes, hormones et canaux ioniques Des données remarquables sur DCE, gènes, hormones et canaux ioniques ont été publiées par l’équipe de Moschkowitz [11] avec rappels sur les dysfonctionnements des canaux calciques et des pompes en rapport avec des mutations génétiques. La traduction clinique de ce dysfonctionnement ionique est illustrée par la migraine hémiplégique familiale (MHF) pour laquelle quatre types sont à l’heure actuelle connus. Cette maladie représente un lien entre l’implication des gènes et la DCE. Au cours de cette pathologie, les crises sont déclenchées par le stress, l’effort, un traumatisme même minime. Les crises se manifestent par des migraines avec aura et le nombre de 350
Figure 2 - Hypothèse d’un lien physiopathologique avec un possible continuum entre les différents types d’aura. MHF : migraine hémiplégique familiale ; MHS : migraine hémiplégique sporadique ; DCE : dépression corticale envahissante.
crises serait plus important chez la femme. La MHF est en rapport avec une mutation sur le gène CACNA1A pour le type 1 et avec une mutation sur la sous-unité α2 de la pompe ATP-ase dépendante pour le type 2. Les variations de susceptibilité de la DCE entre les deux sexes ont été
testées chez un modèle de souris (R122QK1), avec l’hypothèse que l’imprégnation hormonale pouvait expliquer une proportion plus importante de crises chez la femme. Il a été démontré que l’ovariectomie entraînait chez la souris une diminution de la survenue de la DCE. Les mêmes résultats ont été reproduits Neurologies • Décembre 2013 • vol. 16 • numéro 163
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chez la souris ménopausée. Il existe donc chez l’animal des preuves d’une relation entre les hormones ovariennes et la DCE. Enfin, les travaux de Takano [12] sur la NADH (nicotinamide adénine dinucléotide), substance responsable du transfert d’énergie dans la chaîne mitochondriale et mesurée par techniques fluorométriques, ont démontré que l’hypoxie était un facteur clé du déclenchement de la DCE.
Traitements de l’aura prolongée On ne dispose d’aucune donnée spécifique à cette thématique. Les traitements de fond de la migraine pourraient agir en supprimant la DCE. Dans le travail rapporté par Ayata en 2006 [15], cinq substances ont été essayées chez l’animal (valproate, topiramate, bêtabloquants, amitriptylline et méthysergide), prouvant, avec un délai de plusieurs semaines, que ces substances diminuent la DCE.
Imagerie de l’aura prolongée
Conclusion
Des anomalies transitoires de diffusion en IRM sont tout à fait possibles dans l’aura non hémiplégique prolongée comme a pu le montrer Bereczki [13] dans une observation d’un patient avec aura visuelle à type d’hémianopsie prolongée avec un hypersignal en IRM de diffusion qui s’est normalisé en 8 semaines. Une observation en PET-scan de Guedj et al. [14] a montré un hypométabolisme prolongé hémisphérique droit qui a duré 78 jours ; mais il s’agissait dans ce cas d’une jeune femme avec migraine hémiplégique familiale (Fig. 1).
On peut retenir globalement de la littérature que : 1. l’aura prolongée non hémiplégique au-delà d’une heure existe, et affecte 12 à 37 % des patients ; 2. elle est plus fréquente dans l’aura aphasique (17 à 60 % des patients), puis dans l’aura sensitive (14 à 27 %), et moins fréquente dans l’aura visuelle (6 à 10 %) ; 3. la physiopathologie de l’aura prolongée repose sur la DCE, avec vraisemblablement des répliques successives de DCE ; 4. un continuum physiopathologique entre aura typique, prolongée,
basilaire et hémiplégique est plausible, sous-tendu par la génétique et des phénomènes glutamatergiques ; 5. aucune donnée n’est disponible au plan thérapeutique (Fig. 2). Une 3e classification de l’ICHD est disponible dans sa version bêta depuis quelques semaines [16]. La notion de migraine avec aura prolongée n’apparaît pas non plus. Cette version bêta doit évoluer vers une version définitive. Gageons qu’au vu des toutes dernières données épidémiologiques, ce code diagnostique soit réinstauré. n
Correspondance Dr Christian Lucas Service de Neurologie et Pathologie Neurovasculaire Hôpital Salengro, CHRU de Lille 59037 Lille Cedex E-mail : christian.lucas@chru-lille.fr
Mots-clés : Migraine, Aura, Aura non hémiplégique prolongée, Dépression corticale envahissante, Hypoxie, Canaux ioniques, Génétique, Imagerie, PET
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