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mise au point

La théorie du chaos en oncologie Vers une approche déterministe de la dynamique tumorale ? Dr Fabrice Denis*

L’oncologue est quotidiennement interpellé par des évolutions très variables, inattendues et souvent imprévisibles chez ses malades. La dynamique particulière du cancer, avec ou sans traitement, est individuelle. L’approche mathématique aujourd’hui utilisée pour décrire cette évolution est probabiliste : elle ne s’applique finalement pas à un malade spécifique, mais à une certaine population de patients plus ou moins hétérogène. Une telle approche caractérise donc mal la dynamique de cette maladie et ne permet pas de dire qu’un patient est guéri, de prévoir s’il y aura une rechute et quand elle surviendra, ni de prévoir (et donc d’optimiser) la réponse aux traitements, et notamment à la radiothérapie. La théorie du chaos, peu connue des oncologues, semble avoir de grandes analogies avec cette évolution basée sur un système déterministe, très sensible aux conditions initiales. Développée pour appréhender les systèmes dont les équations sont trop complexes et dont les comportements ne peuvent être prédits à long terme en raison de leur grande sensibilité aux conditions initiales, la théorie du chaos est riche de concepts propices à une nouvelle appréhension de la dynamique du cancer. Elle s’applique à l’étude de systèmes en compétition ou dits “proie-prédateur”, tels qu’ils sont rencontrés en oncologie biologique, et s’affranchit en partie de la complexité de cette maladie, notamment liée à l’instabilité génomique, en se concentrant sur la dynamique globale du système.

C

et article est à la fois une rapide introduction à la théorie du chaos, une mise au point des connexions possibles entre chaos et cancérogenèse, et une mise en avant de directions de recherches prometteuses, notamment en radiobiologie.

Introduction Le cancer a cette caractéristique qu’il correspond à une maladie dans laquelle les cellules ré*Centre Jean-Bernard, Le Mans. CORIA UMR CNRS 6614. Université de Rouen, Saint-Etienne-du-Rouvray.

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pondent à des lois relativement simples, telles que des cellules qui se divisent à l’infini, détruisent leur environnement et migrent à distance du site initial pour finalement menacer l’existence de l’hôte. Pourtant, il n’y pas deux évolutions semblables, même chez des jumeaux homozygotes, du fait de paramètres comme l’instabilité génomique des cellules cancéreuses, d’interactions fondamentales avec l’hôte, de conditions initiales de la cancérogenèse très individuelles... (1, 2). Ceci démontre bien le fait que

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Résumé

des lois simples peuvent donner des évolutions complexes paraissant aléatoires. Pour approcher cette complexité que l’on retrouve en radiobiologie afin d’évaluer la radiosensibilité tumorale, l’approche actuellement utilisée est principalement statistique, avant l’étude de la dynamique de croissance de cellules tumorales in vitro (privées de leur environnement) et l’étude de courbes de survie en clinique. Cette approche a d’indéniables succès, mais des limites apparaissent en clinique quotidienne lorsque deux patients ayant apparemment le même type de tumeurs de même taille et de même topographie ont une évolution totalement différente malgré un traitement de même nature. Pouvons-nous imaginer que ces questions d’imprédictibilité soient onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


La théorie du chaos en oncologie

en fait reliées à une théorie mathématique très peu connue des oncologues (et que nous manipulons parfois pourtant sans le savoir au quotidien), et d’utilisation récente en biologie ? Cette théorie a bouleversé la physique depuis 40 ans, et s’applique à des domaines aussi éloignés les uns des autres que l’astronomie, la climatologie, l’économie, les sciences sociales et la biologie. Il s’agit de la théorie du chaos. Nous allons voir en quoi consiste cette théorie, dans quelle mesure il existe de nombreuses transpositions en cancérologie et en radiobiologie, en quoi elle est intéressante à la compréhension globale du système adaptatif complexe qu’est un cancer.

La théorie du Chaos Historique C’est Pierre-Simon de Laplace qui avait postulé en 1812 que, si à un instant donné, la position et la vitesse de tous les objets de l’Univers étaient connues ainsi que les lois qui gouvernent leurs mouvements, on pourrait alors prédire indéfiniment aussi bien leur devenir que leur passé. Mais les travaux du mathématicien français Henri Poincaré à la fin du 19e siècle ont ébranlé cette vision qui faisait de l’univers un système géant muni de lois simples (ou non) qu’il suffisait de trouver (3). En fait, la théorie du chaos a été spécialement développée pour appréhender les processus déterministes dont le comportement ne peut être prédit à long terme. En 1963, Edward Lorenz, mathématicien devenu météorologue au MIT (Massachusetts Institut of Technology), fournit la première représentation d’un phénomène chaotique à la suite de calculs visant à comprendre l’origine de onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40

l’impossibilité à prévoir à long terme les phénomènes météorologiques (4). Un jour de 1961, après plusieurs heures de calculs, l’ordinateur de Lorenz s’arrêta. De manière à reprendre au plus vite ses calculs après réparation, Lorenz décida de reprendre ceux-ci où ils avaient été laissés peu avant l’arrêt inopiné de la machine. Toutefois, si la machine calculait avec six chiffres après la virgule, elle n’en imprimait que trois. Aussi, Lorenz ne disposait que de ces trois chiffres pour relancer son calcul. Il pensait, comme beaucoup de mathématiciens à l’époque, qu’une faible variation dans les valeurs des variables aurait une incidence du même ordre de grandeur sur le résultat final. Si au début du nouveau calcul, les résultats étaient à peu près les mêmes, très vite, les nombres imprimés par l’ordinateur différèrent de la première simulation. Lorenz crut d’abord à une erreur ou à un dysfonctionnement de l’ordinateur ; mais celui-ci fonctionnait parfaitement. Pourtant, les résultats étaient totalement différents. En fait, le problème était que les équations étaient extrêmement sensibles aux conditions initiales (les trois chiffres après la virgule non imprimés par l’ordinateur, et donc non reportés à la reprise du calcul), et avaient suffi à provoquer rapidement des évolutions différentes.

Effet “papillon” et émergence du Chaos C’est en 1972 qu’Edward Lorenz donna une conférence intitulée “Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas ?” (5). L’image évoque le fait que le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait avoir un effet sur l’atmosphère terrestre tel que, après quelques mois, il puisse induire

une tempête dévastatrice dans une contrée éloignée. L’image est suffisamment suggestive pour trouver écho dans l’imaginaire collectif et faire le tour du monde jusqu’à des représentations cinématographiques hollywoodiennes (6). Si elle suggère le potentiel de la théorie du chaos et de la sensibilité aux conditions initiales des systèmes déterministes, l’image est finalement inopérante. S’il est vérifié qu’une perturbation d’un dixième de degré de température sur un maillage d’une centaine de kilomètres a une influence sur les calculs telle que les conséquences prévues quelques semaines plus tard sur les continents traversés seront très différentes (avec une erreur qui s’amplifiera jusqu’à rendre toute prévision illusoire), en revanche, lorsqu’on passe de la petite dimension du papillon à la maille de 100 km utilisée pour les calculs, les théories ne sont pas fiables. En fait, le passage des petites aux grandes dimensions est tel que la sensibilité aux conditions initiales ne se retrouve pas nécessairement aux grandes échelles : ainsi, l’instabilité exponentielle du système “microscopique” n’est pas synonyme d’imprédictibilité à l’échelle “macroscopique” (7). L’effet papillon n’est donc pas à prendre au pied de la lettre. Dans les années 1970, quelques scientifiques américains, allemands et français ont commencé à s’intéresser à des systèmes simples dont l’évolution se révélait plutôt difficile à décrire. De là, émergea un nouveau regard sur des problèmes que nous croisons quotidiennement et qui étaient considérés depuis longtemps comme trop complexes parce qu’échappant à toute description : comment se forme la turbulence ? Qu’est-ce qui explique les variations météorologiques ? Les 115


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arythmies cardiaques obéissentelles à des lois ? Les populations animales ou cellulaires peuventelles évoluer indépendamment de leur environnement  ?, etc. Le terme suggestif de “chaos” a été introduit en 1975 par les deux mathématiciens Tien-Yien Li et James A. Yorke alors qu’ils se retrouvaient confrontés à des comportements qui leur semblaient indescriptibles, bien qu’issus d’applications récurrentes du second degré (finalement de structure plutôt simple) (8). Depuis, cette théorie mathématique s’est installée durablement dans de nombreux domaines où intervient l’évolution complexe de systèmes pouvant être très simples. Le chaos, puisque caractérisé par une grande sensibilité aux conditions initiales, propriété très prégnante en oncologie, pourrait également gouverner la maladie cancéreuse.

Définition et mots-clés Il faut retenir que la théorie du chaos s’attache principalement à la description de systèmes à petit nombre de degrés de liberté (par exemple, pour un système mécanique, un degré de liberté est une direction selon laquelle le mouvement peut se développer), souvent très simples à définir mais dont la dynamique semble échapper à toute description. Pour être plus proche d’une définition rigoureuse, la théorie du chaos traite des systèmes dynamiques (systèmes évoluant avec le temps) rigoureusement déterministes (l’état du système à un instant donné est déterminé par l’état à l’instant précédent), mais présentant un phénomène fondamental d’instabilité appelé “sensibilité aux conditions initiales” qui, associé à des propriétés de récurrence et d’apériodicité, les rend non-prédictibles à 116

“long” terme (9). Ainsi, le chaos, tel que le scientifique le comprend, ne signifie pas “absence d’ordre” ; il se rattache plutôt à une notion d’imprévisibilité, d’impossibilité à prévoir à long terme, d’ordre caché dans un désordre apparent. Parce que l’état final dépend de manière si sensible de l’état initial qu’un petit rien peut venir tout modifier. Nous sommes fondamentalement limités dans la prédiction de cet état final. Jusqu’à l’énoncé de la théorie du chaos (aussi appelé “chaos déterministe”), traditionnellement ce mot désignait la confusion, le désordre, le hasard, l’indescriptible et, par extension, ce que la science ne peut décrire, ce qu’elle est dans l’impossibilité de prédire. Prenons le cas d’un fluide. La théorie du chaos fait ressortir que deux particules fluides, aussi proches l’une de l’autre que nous

Ne pas confondre chaos et hasard Il ne faut pas confondre chaos et hasard. Un système chaotique est imprévisible à long terme mais il est gouverné par des lois déterministes (une cause donne un effet). A l’opposé, ce que nous désignons par hasard se réfère à des processus dont nous ne pouvons déterminer les lois sous-jacentes. La seule possibilité d’appréhender un système aléatoire est d’utiliser une approche statistique, d’autant plus fiable que l’échantillon est grand car plus représentatif. Lançons par exemple une pièce de monnaie ; il est difficile de prédire sur quelle face elle va tomber. Maintenant, répétons l’opération 1 000 fois : il est très improbable d’obtenir 1 000 fois “pile” ; effectivement, l’expérience montre que la pièce tombe environ 500 fois sur chaque face.

Pouvons-nous imaginer que les questions d’imprédictibilité soient en fait reliées à une théorie mathématique ? puissions l’imaginer, évolueront nécessairement de manières finalement très différentes. L’écoulement turbulent d’un fluide étant sensible aux conditions initiales, les deux particules étant obligatoirement en des positions distinctes, les trajectoires de ces deux particules finiront par être décorrélées, bien qu’à court terme, les trajectoires demeurent quasisemblables. Si nous extrapolons ceci au cancer, il apparaît que les phénotypes différents adoptés par des cellules cancéreuses issues d’un même clone, dont certains deviendront métastatiques, peuvent adopter des comportements totalement différents au détour d’un événement génomique (gouverné par l’instabilité génomique) parfois insignifiant.

Dans son chapitre sur le hasard, Poincaré écrit qu’une « cause très petite qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard » (10). L’utilité du concept de hasard est qu’il permet de désigner des processus dont on ne connaît pas les lois déterministes qui les gouvernent. Le chaos étant déterministe, ces lois sont connues mais il demeure impossible de faire des prédictions à long terme. La propriété de sensibilité aux conditions initiales permet de comprendre pourquoi des systèmes relativement bien connus (nous savons écrire les équations du mouvement régissant le lancer d’une pièce de monnaie) échappent à notre connaissance onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


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dans la mesure où ils ne se laissent pas facilement prédire. Nous verrons qu’en oncologie, ce que l’on attribue souvent au hasard pourrait être vraisemblablement rattaché au chaos déterministe.

Représentation géométrique du chaos Les attracteurs (qu’ils soient chaotiques ou étranges) sont des objets mathématiques abstraits auxquels les ordinateurs ont donné un visage. Pour ce faire, les phénomènes physiques, chimiques ou biologiques, sont représentés par un certain nombre de variables définissant les états successifs du système étudié. Ces variables (que nous notons de manière abstraite x1, x2... xn) correspondent, en chimie par exemple, aux concentrations des différents réactifs mis en jeu dans le système. En cancérologie, ces variables pourraient être l’effet de l’expression de certains gènes, l’effet de l’expression plus ou moins grande de récepteurs à facteurs de croissance par les cellules cancéreuses, le comportement de différentes populations de cellules (saines ou tumorales), etc. Les systèmes chaotiques peuvent donc être représentés géométriquement dans un espace dont le nombre de dimensions dépend du nombre de variables nécessaires à la description complète de l’état du système ; il peut donc y avoir plus de trois dimensions. L’espace de représentation est un espace abstrait qui se distingue le plus souvent de l’espace physique usuel. L’état du système est alors représenté à chaque instant par un point dans cet espace appelé “espace des phases”. Lorsque les états changent au cours du temps, on obtient une courbe qui correspond à la trajectoire représentative de l’évolution du système à partir d’un point (un état) donné. onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40

Figure 1 - Attracteur chaotique de Lorenz obtenu à partir de l’évolution temporelle d’un modèle simplifié de convection (système de Lorenz). Chaque aile est formée par des spirales divergentes qui finissent par faire transiter la trajectoire sur l’autre aile pour recommencer une nouvelle spirale : les transitions surviennent de manière chaotique (sans périodicité). La trajectoire ne se coupe jamais avec elle-même. Deux trajectoires issues de conditions initiales très voisines vont rapidement présenter des évolutions très différentes (sensibilité aux conditions initiales). Toutefois, elles décrivent globalement la même structure que celle représentée ici.

On constate alors que cette trajectoire est attirée vers un objet sur lequel la trajectoire se développe finalement. Ces objets sont désignés par le terme d’attracteur : ils sont chaotiques lorsque le système est sensible aux conditions initiales. Le concept d’attracteur est au cœur de la théorie du chaos. Les attracteurs chaotiques présentent par ailleurs une caractéristique bien particulière, une invariance d’échelle, de sorte que, quelle que soit l’échelle à laquelle l’attracteur est regardé, c’est toujours la même structure que l’on retrouve (propriété d’autosimilarité qui définit aussi les fractales) (Fig. 1) . Ainsi, bien qu’imprévisible à long terme, l’évolution du système est régie par un ordre sous-jacent. Finalement dans le concept de chaos, il y a deux aspects. Le pre-

mier aspect, le “déterminisme”, se traduit par l’existence d’un attracteur qui structure la trajectoire représentative de l’évolution du système de manière à “dessiner” une forme caractéristique : c’est l’existence de cette structure qui témoigne d’un ordre sous-jacent. Le second aspect réside dans la très grande sensibilité aux conditions initiales qui impose le caractère imprévisible à long terme des comportements chaotiques. Dans les systèmes dits chaotiques, l’incertitude de l’état du système (ou l’erreur de prédiction) croît exponentiellement avec le temps (au temps t, l’erreur est minime, au temps 2t elle est multipliée par 2, à 3t par 4, à 10t par 1 024, à 20t par 1 million, etc.) jusqu’à devenir inacceptable, c’est-à-dire jusqu’à entacher suffisamment les prédic117


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Théorie du Chaos pour l’oncologue Le cancer a une dynamique déterministe et non aléatoire, sinon il y aurait de nombreuses rémissions spontanées ! Pourtant, nous utilisons au quotidien des approches statistiques avec de nombreuses limites ne nous permettant jamais de prévoir l’évolution individuelle précise de nos patients à long terme.

Limites des modèles statistiques actuels en clinique Il ne viendrait pas à l’idée d’un météorologue de vous annoncer le temps qu’il fera dans un mois en s’appuyant sur l’ensoleillement et les précipitations médianes des 30 dernières années sur votre ville. Il s’appuie sur des observations et des modèles mathématiques de dynamique non-linéaire déterministes comme la théorie du chaos pour vous aider à organiser votre prochain barbecue. Ce que nous 118

100 % 80 % Survie globale

tions pour que celles-ci n’aient plus aucun intérêt. Plusieurs exemples de dynamiques chaotiques ont été mis en évidence ces dernières années notamment en astronomie (trajectoire du satellite de Jupiter Hypérion (11), stabilisation de l’axe de rotation de la Terre par la Lune (12), étoiles variables...), en physique avec l’étude des turbulences, en climatologie, en épidémiologie, etc. Cette science de l’imprédictibilité qu’est la théorie du chaos a ainsi permis d’améliorer la compréhension des irrégularités présentes dans de nombreux domaines. En médecine, l’application de cette théorie a montré son intérêt pour l’étude de la rythmologie cardiaque (13, 14), de l’épilepsie (15), ou en endocrinologie avec la sécrétion de la parathormone par exemple (16).

60 %

Stade

Décès / n

IA IB IIA IIB IIIA IIIB IV

443/831 750/1 284 318/483 1 652/2248 2528/3175 676/748 2 627/2 757

% de survie % de survie à 5 ans au TSM 50 60 43 43 36 34 25 18 19 14 7 10 2 6

40 % 20 % 0%

0

2

4

6

8

10

Années Figure 2 - Courbes de survie globale des cancers bronchiques (TNM 2009). Est représenté le nombre de décès parmi les n patients inclus dans l’étude, les pourcentages de survie au temps médian de survie (TSM) et à 5 ans. Par exemple, le taux de survie des patients ayant un stade IA est de 50 % à 5 ans (19).

n’imaginons pas chez le météorologue est pourtant ce que nous faisons (faute de mieux, pour l’instant) avec nos patients. Nous utilisons quotidiennement une approche statistique pour évaluer les probabilités d’évolution de la pathologie de nos patients - puisque nous ne connaissons pas les équations maîtresses gouvernant la dynamique spécifique de chacun d’entre eux - notamment à l’aide de courbes de survie. Les statistiques sont basées sur des lois probabilistes qui reposent, par définition, sur le fait que, étant donné nos connaissances imparfaites tant des lois gouvernant le phénomène que des conditions initiales, il n’est pas possible d’obtenir un modèle déterministe complet du phénomène étudié. Les modèles actuels du cancer ne constituent pas une description déterministe de celui-ci. Une autre limite est que nos courbes et médianes de survie ne s’appliquent qu’à de larges populations d’individus et ne sont pas transposables à un individu donné. Leur utilisation est

à l’origine de limites d’application qui posent problème au quotidien dans notre pratique. Pour s’en convaincre, prenons l’exemple de la nouvelle classification TNM 2009 des carcinomes bronchiques (Fig. 2). La courbe de survie des différents stades représente le devenir de 68 463 patients atteints de cancers bronchiques non à petites cellules diagnostiqués dans plus de 20 pays entre 1990 et 2000 (17). Cette courbe révèle que la probabilité de survie d’un patient ayant une tumeur de stade IA (stade le plus précoce de la maladie) est de 50 % à 5 ans. Que dire à votre patient qui présente un stade IA en 2012 sur son pronostic ? Que selon cette étude, il a une chance sur deux d’être vivant dans 5 ans ? Cela est sans doute intéressant sur le plan statistique, mais une telle imprévisibilité de l’évolution individuelle a finalement peu d’intérêt pour lui (autant jouer à pile ou face). L’approche statistique d’un système aussi complexe que le cancer atteint là ses limites, car elle est inopérante au onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


La théorie du chaos en oncologie

Dose / Gy

Fraction de cellules survivantes

1E+00

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1E-01

1E-02

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Figure 3 - Modèle linéaire-quadratique. Exemple de représentation de l’effet de la dose d’irradiation sur la fraction de cellules survivantes de deux lignées cellulaires malignes différentes. Les résultats seraient tout autre si les interactions avec les cellules non-tumorales étaient prises en compte (cellules endothéliales, fibroblastes activés, etc.).

niveau de l’individu, notamment parce qu’elle n’intègre finalement qu’une très faible quantité de données spécifiques au patient. Le peu de fiabilité des prévisions réalisées avec les courbes de survie plaide donc pour des modèles sensibles aux conditions initiales, c’est-àdire reposant sur une dynamique non-linéaire. Cette dynamique non-linéaire est observée dans l’évolution de la plupart des cancers. Quelle est la différence entre un phénomène linéaire et un phénomène non-linéaire ? Dans tout système dynamique linéaire, variant avec le temps, une petite différence sur les conditions initiales entraîne une différence à peu près proportionnelle (k) sur le résultat au bout d’un temps t : ∆xt ≈ k.t.∆x0. Dans un système dynamique non-linéaire, l’écart varie exponentiellement avec le temps  : ∆xt ≈ ∆x0. ekt. Une petite variation onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40

initiale entraîne des variations du résultat variant exponentiellement avec le temps. C’est ce que l’on observe, par exemple, lors du switch angiogénique où la néo-angiogenèse s’accompagne d’une accélération de la croissance tumorale et d’une diffusion de métastases, accélérant ainsi la dynamique tumorale. De même, une action thérapeutique faisant fondre la masse tumorale rend la dynamique tumorale non-linéaire… On note ainsi une autre limite des statistiques puisqu’elles étudient et comparent des moyennes et supposent un comportement linéaire du système. Or, le cancer est un système à dynamique non-linéaire, et un système non-linéaire ne respecte pas les moyennes… Elles sont donc inadaptées à la prévision individuelle de la dynamique tumorale.

Limites des modèles radiobiologiques Aujourd’hui, l’évaluation de la radiosensibilité tumorale et des tissus sains est représentée en radiobiologie par le modèle dit “linéaire quadratique” (18), qu’il serait d’ailleurs plus rigoureux d’appeler “modèle quadratique” car la dénomination se fait, en mathématiques, selon le degré le plus élevé. L’exemple ici présenté (Fig. 3) est issu du comportement de lignées cellulaires in vitro, pour une administration d’une dose de 2 Gy. Ce modèle est limité à des doses par fractions inférieures à 6 Gy, et ne reflète pas l’hétérogénéité des cellules tumorales, ni leur comportement au sein d’une tumeur, ni leurs interactions avec l’environnement (comme l’angiogenèse, les cellules saines de contact...) ou le système immunitaire. Or, la radiosensibilité tumorale ne dépend pas uniquement de la radiosensibilité des

cellules cancéreuses. En effet, il a été montré in vivo que la réponse tumorale à la radiothérapie est aussi liée à la sensibilité des cellules endothéliales du stroma. Le degré d’apoptose radio-induite des cellules endothéliales conditionne la sensibilité de la tumeur (19). De fait, l’évaluation par les modèles actuels de la radiosensibilité tumorale par cette méthode passe par deux écueils qui expliquent les irrégularités (ou discordances) observées en clinique. • D’abord, la dynamique cancéreuse est rarement linéaire (sinon elle serait facilement prédictible par un ou des systèmes d’équations simples) ; pourtant, le principal modèle se nomme “modèle linéaire-quadratique”. • Puis, le comportement de la tumeur soumise à une irradiation n’est pas aléatoire mais déterministe : l’usage des statistiques (en termes de probabilité de réponse par exemple) se heurte à ce principe. En effet, si le hasard guidait la radiosensibilité, il y aurait beaucoup plus de fontes tumorales spontanées, or l’hétérogénéité tumorale et les mutations rencontrées du fait de l’instabilité génomique notamment, conduisent systématiquement à des avantages biologiques. Malgré tout, les modèles TCP (Tumor Control Probability) font appel… aux probabilités et donc aux lois du hasard… pour un phénomène dont la dynamique semble parfois aléatoire, mais ne l’est pas ! Une approche qui réconcilierait ces deux observations est-elle possible ?

Analogie entre fonction logistique et progression tumorale La progression de la maladie est communément considérée comme un processus multi-étapes, provoqué par une cascade de mul119


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tiples mutations considérées comme aléatoires. Cependant, on peut s’étonner d’observer que ces mutations aboutissent toujours à un avantage biologique pour la maladie : le hasard ferait donc bien mal les choses. En effet, la maladie se développe avec une accélération de sa diffusion dans l’organisme, une implantation dans des organes vitaux et un raccourcissement du temps de doublement cellulaire. La dynamique de la maladie est modifiée par les traitements qui peuvent détruire ou stabiliser la maladie, et par l’écologie tumorale qui peut parfois contribuer à provoquer une explosion de la maladie rapidement fatale, ou des évolutions lentes spontanées. La théorie des systèmes dynamiques nous offre des schémas plus riches et correspondant mieux à notre expérience de la maladie. Pour cela, faisons appel à un modèle simple de populations, la fonction logistique Xn+1→ m Xn (1-Xn), qui décrit l’évolution d’une population (de cellules cancéreuses aussi bien que de poissons dans un étang  !) en fonction de son taux de reproduction m. Xn+1 représente le nombre de cellules cancéreuses à t+1, Xn le nombre de cellules cancéreuses de départ (entre 0 et 1), m le taux de reproduction de ces cellules (entre 1 et 4), et (1-Xn) un facteur de décroissance du nombre de cellules cancéreuses (apoptose, traitements, etc.). Observez l’évolution du nombre des cellules cancéreuses (Xn+1) lorsque l’on fait varier le taux de croissance ou de reproduction m (Fig. 4) : pour m < 3, la population croît de manière monotone. Puis, à m = 3, une bifurcation (un changement brutal de comportement) par “doublement de période” survient : la population se met spontanément à osciller entre deux 120

Figure 4 - Diagramme de bifurcations de la fonction logistique. Ce diagramme traduit comment évolue la population (de cellules tumorales en ordonnée, par exemple) en fonction du taux de croissance m de ces cellules (en abscisse). Le développement de la population n’est pas monotone comme ce serait le cas avec une simple sigmoïde : des fluctuations de la population apparaissent (ce qui est impossible avec une sigmoïde) par différentes bifurcations (liées à l’apparition de phénotypes cellulaires différents). Comme en clinique, une petite modification dans un paramètre de la maladie peut s’accompagner d’une accélération de la maladie et de sa diffusion (ici quand m = 3,6 par exemple). Les fluctuations peuvent régresser (par exemple quand m ≈ 3,82), de la même façon qu’un effet thérapeutique stabilise la dynamique de la maladie. Cette représentation d’une équation non-linéaire simple a un profil très proche des évolutions du cancer observées en clinique.

valeurs. Au fur et à mesure que le taux de reproduction “m” des cellules augmente (par prolifération ou par diminution de la vitalité des cellules hôtes), les bifurcations s’enchaînent de plus en plus rapidement pour conduire brutalement quand m = 3,6 à une évolution chaotique de la population de cellules tumorales : il n’est alors plus possible de prédire ce que va devenir la population de cellules tumorales. Si l’on continue la lecture du diagramme de bifurcations, on constate que pour m ≈ 3,82, la population de cellules se stabilise sur une orbite de période 3, c’està-dire qu’elle oscille seulement entre trois valeurs. Une forme de stabilité au sein du chaos apparaît, tout comme l’effet d’un traitement en situation métastatique par exemple. Une nouvelle cascade de doublements de période conduit

ensuite à de nouvelles fluctuations chaotiques, dont la variabilité est encore accrue. Selon ce modèle, la population fluctue de plus en plus violemment jusqu’à une croissance fulgurante (population infinie) pour m = 4. Selon ce modèle, l’hôte est menacé puisque le décès surviendrait à cette valeur. Cette simple équation reflète les diverses dynamiques observées en clinique avec ou sans traitement. Des phases de stabilisation, des évolutions rapides, des réponses tumorales apparaissant pour la simple et faible variation d’un paramètre (ici la variation d’un taux de prolifération, pourquoi pas une surexpression d’un facteur de croissance, etc.). Le concept de bifurcation est, de plus, d’un point de vue sémantique au moins, ce que l’on observe dans cette maladie où, chez certains onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


La théorie du chaos en oncologie

Modèle proie-prédateur : modèle chaotique par excellence... Il existe des concepts communs fascinant en biologie du cancer et en mathématiques : les modèles proie-prédateur et les modèles en compétition. Cette approche relatant les interactions entre cellules tumorales et non-tumorales est bien décrite en biologie et témoigne de la puissante interaction entre cellules tumorales et non-tumorales, et à une échelle plus grande, entre le patient et sa tumeur (2). Depuis longtemps, et sans se concerter avec les biologistes du cancer, les mathématiciens ont exploré la dynamique évolutive entre une proie onko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40

2,5

2

Population des cellules saines y

patients et non chez d’autres, une modification brutale, souvent radicale, du comportement de la maladie (longtemps localisée, voire indétectable) conduit à une poussée évolutive polymétastatique incontrôlable. Dans d’autres cas, nous observons des situations métastatiques inverses avec une maladie à croissance variable alternant des phases de forte progression et des phases de stabilisation, comme le suggère notre analogie avec la fonction logistique. La similitude entre le diagramme de bifurcations de la fonction logistique et la cinétique de prolifération cellulaire mérite d’être approfondie. Cette représentation correspond bien mieux à la réalité que la simple et classique évolution sigmoïde finalement peu observée chez nos patients traités. Après ces aspects dynamiques proches de l’évolution de nos cancers retrouvés avec une simple équation, voyons ce qui se passe si l’on ajoute d’autres variables telles les cellules non-tumorales dont l’influence sur la dynamique et la thérapeutique est fondamentale.

1,5

1

0,5

0 0

0,5

1

1,5

2

2,5

Population des cellules tumorales x Figure 5 - Portrait de phases du modèle proie-prédateur à deux populations. Les états d’équilibre sont représentés par des disques blancs. L’état sain (x = 0 ; y = 0,5) comme l’état de décès (x = 1 ; y = 0) sont stables : chacun de ces deux états possède un bassin d’attraction propre, délimité par la droite x = y. La population surnuméraire l’emporte donc. Tant que les cellules saines sont majoritaires, l’état du patient évolue naturellement vers l’état sain. Si jamais les cellules tumorales venaient à être majoritaires, l’évolution du patient serait attirée vers le décès, à moins qu’un traitement ne vienne inverser le rapport des populations (rendre minoritaire la population de cellules tumorales) ou ne booste la population non tumorale.

et un prédateur, telle qu’elle est observée dans la nature. Comment prévoir qui va l’emporter ? Comment modifier la dynamique pour éviter la disparition de la proie ? Comment suivre l’évolution du système ? Par quelle variable ? Les mathématiciens ont démontré que la dynamique proie-prédateur ou des modèles en compétition est chaotique. C’est-à-dire que la sensibilité aux conditions initiales est telle, qu’elle rend l’évolution quasiment imprévisible et une représentation de cette dynamique est faite sous la forme d’un attracteur chaotique, et non d’un nuage de points aléatoires. Or, si nous considérons que la progression tumorale d’un cancer est le résultat d’un réseau complexe

d’interactions entre plusieurs types de populations cellulaires, le développement d’un cancer peut résulter d’un modèle mathématique de populations en compétition, comme ceux décrits par Lotka (20) et Volterra (21). En d’autres termes, la progression d’un cancer dépend aussi bien de la population de cellules tumorales que de la population de cellules normales (du tissu malade, stromales, immunitaires, endothéliales, etc.)  : tout dépend du rôle de ces cellules pour lutter contre la population tumorale. C’est ce que retrouve un modèle récent (22) mettant en jeu deux populations en compétition, respectivement de cellules malignes et de cellules normales (par exemple du parenchyme atteint), 121


mise au point

A

B

C Figure 6 - Modélisation des interactions entre populations. A : Diagramme de bifurcations du modèle proie-prédateur à trois populations : une population de cellules malignes (en ordonnée), une population de cellules saines (en abscisse) et une population de cellules immunitaires effectrices (non représentée). Observez la structure très proche de ce diagramme avec celui de la figure 4 qui n’est la solution que d’une simple équation logistique. B : Représentation de cette interaction des effectifs des trois populations cellulaires sous la forme d’un attracteur typique dans les modèles proie-prédateur d’une dynamique chaotique du système. C : Représentation de ce que serait l’interaction entre les cellules tumorales-non tumorales et immunitaires d’une dynamique aléatoire : un nuage de points… et non un attracteur chaotique.

122

qui permet de s’affranchir de l’hétérogénéité tumorale et de la complexe instabilité génomique en se concentrant sur la dynamique des populations cellulaires (Fig 5). Les paramètres pris en compte dans ce modèle sont le taux de multiplication des cellules malignes, un facteur réduisant le taux de croissance dû à la compétition pour les ressources telles que les nutriments et l’oxygène ou l’accumulation de substances délivrées par le métabolisme cellulaire. Un facteur correspond à l’action des cellules saines sur les cellules malignes, qui peut être positive ou négative selon que l’effet est inhibiteur ou stimulateur. L’effet inhibiteur des cellules saines sur les cellules malignes peut être dû à la réponse immunitaire, à l’inhibition de contact, à l’induction de différenciation terminale ou à l’apoptose. L’effet stimulateur est dû à la production de facteurs de croissance ou à la fourniture de néo-vaisseaux par l’hôte qui stimule la croissance des cellules tumorales (23). Les équations de ce modèle permettent d’obtenir différentes configurations - dépendantes des valeurs des différents paramètres qui traduisent déjà de nombreux cas cliniques fréquemment rencontrés. Un modèle fascinant de populations cellulaires en compétition représente les interactions possibles entre trois populations, à savoir des cellules tumorales, des cellules saines environnantes et des cellules du système immunitaire (24). Cette modélisation des interactions entre ces populations révèle clairement une dynamique chaotique des différentes populations et non aléatoire (Fig. 6). Les populations des différentes cellules fluctuent de telle manière que la trajectoire se développe sur un atonko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


La théorie du chaos en oncologie

tracteur chaotique dans l’espace défini par ces trois populations. En d’autres termes, on retrouve la même dynamique chaotique du système cancer à plusieurs populations cellulaires qu’avec une simple équation logistique  ! Ce résultat apporte par ailleurs des concepts fascinants que l’on retrouve parfaitement en clinique : l’observabilité et la contrôlabilité. Dans les modèles proie-prédateur, la théorie du chaos permet d’apporter des éléments de réponse à la question : quel paramètre choisir pour suivre l’évolution du système : la proie ? le prédateur ? les deux ? Dans le modèle à trois populations cellulaires précédent, une analyse de l’observabilité, c’est-à-dire de la qualité des informations sur l’ensemble du système, transmise par une variable (x, y, ou z) (25, 26) révèle que la population de cellules saines est celle qui “voit” le mieux l’ensemble de la dynamique. De plus, les relations entre observabilité et contrôlabilité (27) font que c’est par cette population que le contrôle de la dynamique semble être le plus efficace. Cet aspect concernant l’observabilité de tel système est retrouvé en clinique. En effet, un moyen simple et validé d’observer globalement la dynamique et l’évolution péjorative ou non de la maladie réside dans le suivi du poids et de l’état général (performans status) de nos patients (28). Nous le savons, la probabilité de survie de nos patients est associée à la dégradation de l’état général ou à une baisse rapide du poids. Selon une analogie avec les modèles typiquement chaotiques proie-prédateur, cet état général reflète l’impact des cellules cancéreuses (le prédateur) sur le patient (la proie). En clinique humaine, nous savons bien qu’un patient ayant un PS à 3 avec 5 g de tumeur a un moins bon pronosonko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40

tic à moyen terme qu’un patient PS 0 avec 1 kg de tumeur ! Comme dans le modèle mathématique, l’observation de la proie (le patient) donne parfois plus d’informations sur la dynamique et l’impact de la maladie qu’une batterie d’examens radiologiques qui n’observent que la tumeur. Nous savons aussi en général à quoi nous attendre lorsqu’un patient a un état général qui se dégrade rapidement sous l’effet de sa pathologie. A l’inverse, les progressions tumorales évaluées sur un scanner ne sont pas toujours symptomatiques ou menaçantes. Autrement dit, la clinique (l’observation de la proie) est un moyen d’observer la maladie et son impact, qui se révèle souvent être meilleure que la simple observation des tumeurs (alias les prédateurs). Un aspect que la théorie du chaos encourage sans aucune notion préalable clinique (29, 30) !

Modèle proie-prédateur et ciblage thérapeutique des tissus sains : la contrôlabilité La théorie du chaos nous apporte des informations très intéressantes sur les possibilités de contrôler un système chaotique proie-prédateur : pour faire évoluer le prédateur (ici se débarrasser si possible d’un cancer), il serait souvent pertinent d’agir sur la proie plutôt que sur le prédateur. Ce concept de ciblage thérapeutique de l’hôte plutôt que de la tumeur est relativement récent en oncologie et apporte des résultats intéressants en s’affranchissant, en partie, de la grande variabilité biologique de la maladie cancéreuse. Un exemple typique de ciblage de la proie est l’angiogenèse (31). Les thérapeutiques antiangiogéniques visant à inhiber

la croissance de néo-vaisseaux (issus de la proie !) vers la tumeur donnent des résultats intéressants dans un grand nombre de pathologies tumorales comme les cancers du rein, du côlon, du poumon, les tumeurs gliales, etc. Les hormonothérapies, elles aussi, agissent directement sur la proie et non sur le prédateur, appuyant ainsi l’approche soutenue par la théorie du chaos de contrôlabilité du système par une action sur la proie. Les résultats récents sur le rôle de la périostine de Malanchi (32) étayent l’idée du ciblage thérapeutique du tissu sain pour modifier la dynamique du système (qui, sans cela, est naturellement attirée vers la destruction de l’hôte), en le contrôlant vers une prédominance de la proie sur le prédateur : il s’agit ici vraisemblablement d’une avancée majeure dans la prise en charge de cette maladie. La périostine ciblée est produite par les fibroblastes des tissus normaux et situés autour de la tumeur primitive. Les cellules souches tumorales migratrices, qui ont la capacité de déclencher dans l’organe de destination la production de périostine par le stroma d’accueil, survivent et se développent (via la voie Wnt). En l’absence de production de cette périostine ou en utilisant des anticorps anti-périostine, Malanchi et ses collègues ont montré dans un modèle de carcinome mammaire métastatique, in vivo, l’inhibition de l’implantation et du développement de métastases à distance. Cette interaction de deux types cellulaires et la capacité à modifier la dynamique du système en agissant sur la population de proies est tout à fait compatible avec la transposition de l’approche proieprédateur sur le comportement du cancer, et donc d’une dynamique 123


mise au point

chaotique du cancer. D’autres exemples d’interventions thérapeutiques sur les tissus sains sont étudiés, notamment dans les cas de cancers bronchiques où l’interleukine 6, contribuant à la résistance aux inhibiteurs des tyrosines kinases de l’EGFR et produite par les cellules immunitaires du stroma inflammatoire, pourrait être prise pour cible (33). Il est intéressant d’observer que cette approche assez récente (et encore insuffisamment étudiée) du ciblage des tissus non tumoraux se justifie biologiquement et mathématiquement par une approche dynamique des systèmes typiquement chaotiques proie-prédateur. Ainsi, une modélisation en phase métastatique des cancers selon ce type de modèle dynamique mériterait une attention toute particulière pour déterminer les catégories de cellules à traiter de manière prioritaire (immunité / angiogenèse / cellules tumorales / cellules normales environnantes  ?) et le meilleur moment pour éviter une “bifurcation”, en fonction d’éléments précurseurs cliniques ou non. En d’autres termes, une piste de recherche consisterait à déterminer le diagramme de bifurcations type du cancer, un modèle réaliste d’interactions des différentes populations de cellules saines, endothéliales, immunitaires et tumorales afin de simuler, pour un individu donné, les interactions entre les cellules et leurs comportements sous une action thérapeutique. Les premiers modèles à dynamique chaotique à quatre populations (cellules tumorales, normales environnantes, immunitaires et endothéliales) montrent en effet “spontanément” des propriétés telles que le switch angiogénique et le phénotype métastatique (34). 124

L’interface entre oncologues ou biologistes et chaoticiens semble prometteuse pour mener à terme un tel programme de recherche.

Conclusion Aujourd’hui, la théorie du chaos est considérée comme la 3e grande révolution de la physique après la relativité et la mécanique quantique. Elle a permis la compréhension de nombreuses situations dans des domaines qui, bien que très éloignés les uns des autres, ont en commun de se ramener à un système dynamique complexe dont l’horizon de prédiction est

mique des symptômes de patients a, en effet, montré son équivalence en termes de détection de rechute de cancers bronchiques (35). Tout ceci suggère ainsi une évolution chaotique, c’est-à-dire déterministe, de la population tumorale alors qu’elle est habituellement considérée comme aléatoire (bien qu’elle n’aboutisse pourtant jamais à la guérison spontanée). Les applications en diagnostic ou en thérapeutique sont actuellement en maturation, notamment parce que cette théorie n’est pas encore suffisamment connue des cliniciens et des biologistes. En radiobiologie, plus particulière-

L’instabilité exponentielle du système “microscopique” n’est pas synonyme d’imprédictibilité à l’échelle “macroscopique”. limité par une grande sensibilité aux conditions initiales. Cette théorie contribue non seulement à remettre du déterminisme là où régnait de l’aléatoire qui n’était qu’apparent. Nous avons vu qu’elle a déjà été appliquée à certains systèmes complexes ; nous pensons que le cancer pourrait être l’une des manifestations biologiques du chaos. Les concepts que nous avons présentés semblent permettre une description pertinente de la croissance tumorale et des irrégularités que l’on retrouve en clinique et non dans les modèles classiques. Les modèles proie-prédateur permettent également d’envisager de nouvelles stratégies thérapeutiques et sont à rapprocher des récentes stratégies ciblant l’hôte et retrouvent l’intérêt de l’observation de l’hôte (le patient - la proie) pour apprécier l’état de tout le système. Une approche clinique récente d’observation de la dyna-

ment, cette approche pourrait être intéressante pour quantifier la radiosensibilité tumorale au-delà du modèle linéaire-quadratique avec la modélisation des interactions et des dynamiques cellulaires par les modèles plus globaux soumis à une irradiation. Ces systèmes chaotiques par excellence offrent en effet des analogies troublantes avec la clinique en termes d’observabilité, d’optimisation de cibles et expliquent les anomalies (les écarts par rapport à ce qui est prévu) si fréquemment observées dans les tumeurs soumises à une radiothérapie (36, 37). Les développements en cours ont pour objectifs, premièrement de vérifier biologiquement in vitro les données théoriques (par exemple des modèles de cocultures cellulaires 3D) et, deuxièmement en clinique humaine, d’étudier la dynamique tumorale après radiothérapie et la modulation de cette dynamique avec des paramètres non “tumoonko + • Septembre 2013 • vol. 5 • numéro 40


La théorie du chaos en oncologie

raux” à définir. Des liens étroits entre les cliniciens, biologistes, mathématiciens (chaoticiens) et biophysiciens pourraient s’avérer très utiles pour transposer certains des concepts atypiques

de la théorie du chaos à cette maladie afin d’aboutir à une meilleure maîtrise de son évolution, évolution qui résiste aujourd’hui à toute prédiction individuelle fiable. n

Mots-clés : Cancer, Biologie, Déterminisme, Dynamique tumorale, Radiothérapie, Radiosensibilité, Théorie du chaos

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