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DOSSIER
from femmes 227
LA COVID
AURA-T-ELLE LA PEAU DU CASH ?
L’usage des espèces recule rapidement au Luxembourg. Cette tendance, observée depuis plusieurs années, s’est accélérée avec la crise sanitaire qui a favorisé les paiements sans contact et les achats en ligne. L’abandon total du cash n’est cependant pas souhaitable car il s’agit d’un bien commun accessible à l’ensemble de la population. Contrairement aux moyens de paiement dématérialisés et toujours plus simple d’utilisation, il permet au consommateur de mieux contrôler ses dépenses.
TEXTE : FABIEN GRASSER
Sur l’étal du fleuriste du marché de la rue Aldringen trône une caisse enregistreuse un peu désuète. « Je n’accepte que du liquide et ça ne pose pas de problème car il y a un bancomat à 20 mètres d’ici », dit Manu en désignant le coin de la rue. « C’est vraiment très rare que quelqu’un renonce à son achat parce qu’on n’accepte pas les cartes », poursuit-il. « En général les gens vont retirer », affirme le fleuriste dont « les clients sont pour la plupart des habitués qui prévoient du liquide pour venir acheter leurs fleurs chez nous ». Dans le métier depuis 30 ans, Manu reconnaît avoir déjà pensé à se munir d’un terminal de paiement par cartes « mais pour un petit stand comme le nôtre, ce n’est vraiment pas rentable ». Et à titre personnel, « je suis plutôt liquide, à l’ancienne », convient-il avec le sourire.
Manu est-il une espèce en voie de disparition dans un monde où, d’année en année, le cash s’efface au profit des paiements dématérialisés ? Alors qu’en 2017, les règlements en liquide représentaient 64% du total des transactions effectuées au Luxembourg, ils ne pesaient plus que 54% en 2020, un recul de dix points en trois ans à peine, selon des données publiées par la Banque centrale européenne (BCE). Et la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer la tendance, constatent les banques centrales européennes, même s’il est encore prématuré d’avancer des chiffres précis sur l’ampleur du phénomène.
Ce changement est déjà visible pour les petits achats du quotidien qu’on réglait en pièces ou en petites coupures de 5 ou 10 euros avant la pandémie. « Il y a beaucoup plus de cartes maintenant, même pour payer un pain ou un croissant », confirme Tatiana, vendeuse dans une boulangerie place de Paris, à Luxembourg. Sur la terrasse d’un café voisin, un client règle sa bière par carte, un geste devenu habituel, dit un serveur : « Il y a bien moins de cash depuis la covid, les gens ont peur car l’argent passe de main en main. »
La crainte de la contamination par la manipulation des pièces et billets a favorisé le paiement sans contact, parfois incité par des commerçants qui refusaient le liquide au début de la pandémie. Face à cette peur irrationnelle, tant le risque est minime, les autorités avaient rappelé aux commerçants qu’ils n’étaient pas en droit de refuser les espèces. L’avertissement visait notamment à préserver les personnes âgées et celles socialement les plus vulnérables, souvent dépourvues de moyens de paiements électroniques. Parallèlement au paiement sans contact, les confinements et fermetures des commerces « non essentiels » ont fait bondir les achats en ligne comme l’illustrent les spectaculaires chiffres alignés par Amazon, le numéro un mondial du secteur dont les ventes ont progressé de 100 milliards de dollars en 2020. Obligés de tirer leurs rideaux, de nombreux commerçants ont sauté le pas et se sont convertis à l’Online et au click and collect, favorisant l’usage des paiements électroniques.
Début août, l’ABBL (Association des banques et banquiers du Luxembourg) indiquait qu’en 2020, les retraits aux distributeurs automatiques avaient chuté de 25% et les retraits aux guichets de 51%. « La croissance des paiements électroniques n’est pas seule en cause, c’est surtout lié au ralentissement de l’économie : les gens ne retiraient par exemple plus d’argent pour aller dans les restaurants qui étaient fermés », explique le service communication de l’ABBL. Quoi qu’il en soit, le contexte a accéléré la mutation vers le paiement électronique. En zone euro, 87% des consommateurs qui ont abandonné les espèces pour le digital en raison de la pandémie ne pensent pas renouer avec leurs anciennes habitudes, selon une enquête de la BCE.
Ce qui n’est pas pour déplaire aux banques qui encouragent les règlements électroniques, bien moins coûteux pour leur fonctionnement, notamment en frais de personnel. Si l’ABBL « ne prend pas position sur la politique commerciale de ses membres », elle estime néanmoins que les banques répondent d’abord « à la demande de leurs clients » qui seraient de plus en plus friands de nouvelles technologies permettant les paiements digitaux. L’argument a été maintes fois avancés ces dernières années pour justifier les fermetures d’agences bancaires dans plusieurs communes. Ou encore la suppression de bancomats dont le nombre dans le pays est passé de 642 en 2018 à 603 en 2020.
La disparition du cash « est en général présentée comme la conséquence inéluctable et naturelle du développement inexorable des technologies numériques », constate également Bruno Théret, un économiste français, directeur de recherche à l’université Paris-Dauphine. Dans un article intitulé « Bonjour la finance, au revoir la monnaie », il conteste cette vision, voyant dans la disparition annoncée des espèces « un projet politique » élaboré par des néolibéraux américains dans les années 70. Dans ce modèle, explique-t-il, l’émission de monnaie par les États constituent une entrave à « une économie capitaliste non perturbée par la politique et autorégulée par un système complet de marchés libres ». L’objectif est dès lors de confier l’émission de monnaie à des acteurs privés qui percevront des intérêts pour son utilisation, « y compris pour les petits paiements du quotidien ».
Face à cette perspective qui sonnerait le glas de l’argent tel qu’on le connaît, la Banque centrale européenne se pose en gardienne du temple : « Les espèces, qui nous permettent de choisir librement comment payer, sont cruciales pour l’inclusion financière de toutes les composantes de la société. Notre stratégie fiduciaire vise à garantir que les espèces restent largement accessibles et acceptées, aussi bien comme moyen de paiement que comme réserve de valeur », assure-t-elle sur son site internet. « Les banques doivent offrir des services de caisse appropriés, notamment des retraits d’espèces gratuits ou d’un coût raisonnable », insiste l’institution. Une manière de rappeler que l’argent liquide est un bien commun public dont l’usage est gratuit. En théorie du moins.
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La stratégie de la Banque centrale européenne vise à garantir que les espèces restent largement accessibles et acceptées
Depuis quelques années, les banques luxembourgeoises prélèvent en effet des commissions fixes sur les retraits en espèces au guichet. Il en coûte ainsi 2,50 euros par retrait chez ING et jusqu’à 5 euros chez BIL, indique le site frais-compte-paiement.lu qui publie chaque mois un comparatif des tarifs appliqués par les principales banques de dépôt du Luxembourg. L’ensemble des établissements offre la gratuité des retraits aux mineurs et personnes âgées.
Avant la pandémie, les Luxembourgeois transportaient en moyenne 102 euros de cash dans leur portefeuille, rapporte la BCE. Il n’est pas certain que ce sera encore le cas à l’avenir. Pour s’en convaincre, direction le coiffeur. « Le covid n’a pas changé grand-chose car la plupart des clients payaient déjà par carte et de plus en plus souvent avec leur téléphone ou leur montre connectée, y compris les personnes âgées », raconte Elisabeth, chargée de l’accueil dans un grand salon de l’avenue de la Liberté. « Mais ce qui est certain, poursuit-elle, c’est que les clients ont moins d’espèces sur eux car il y a nettement moins de pourboires pour les coiffeurs. Ils voudraient l’ajouter sur la carte, mais ce n’est pas possible. » Vu sous cet angle, le cash conserve au moins l’avantage de la convivialité. ●
Pour un shopping en toute insouciance et sans entrave, privilégiez les paiements dématérialisés. Si au contraire vous voulez rester maîtresse ou maître de vos dépenses, mieux vaut s’en remettre au liquide. La différence réside dans ce que les spécialistes anglo-saxons de la consommation désignent par la douleur de payer.
« Nos actes d’achat ne sont pas dictés par des décisions purement rationnelles mais par des mécanismes psychologiques profonds, les biais cognitifs, qui influencent nos décisions. Le plus puissant d’entre eux est ce que l’on pourrait nommer le mal de la dépense. Or, l’intensité de cette douleur varie en fonction des caractéristiques du moyen de paiement que nous utilisons », explique Delphine DardPourrat, économiste comportementale indépendante au Luxembourg.
« Un billet de banque est quelque chose de tangible. Lorsqu’on paye en cash, on voit très clairement les pièces et billets changer de mains. Cela nous fait réfléchir au coût de la dépense qu’on effectue et cela peut diminuer le plaisir qui découle de l’achat », poursuit l’économiste. « À l’inverse, quand on fait par exemple les soldes sur internet, on peut dépenser 500 euros sans s’en rendre compte car on pense essentiellement aux bénéfices et aux plaisirs associés aux achats. Cela réduit substantiellement le mal de la dépense ressenti au moment de faire le paiement. » Au Luxembourg, la question n’est pas anodine signale Delphine Dard-Pourrat car « le pays se classe parmi ceux observant la plus importante croissance annuelle de transactions dématérialisées par habitant ».
Cartes bancaires, smartphones, montres connectées, empreinte digitale et bientôt reconnaissance faciale, comme c’est déjà le cas en Chine, témoignent des innovations progressivement mises en œuvre pour simplifier les paiements. Avec pour conséquence de les rendre de moins en moins douloureux.
Au Luxembourg, 54 % des transactions sont effectuées en cash, selon l’étude SPACE (Study on the payment attitudes of consumers in the euro area) publiée en décembre 2020 par la BCE. Ailleurs, le cash reste de loin le moyen de paiement privilégié dans les pays méditerranéens, le record étant détenu par les Grecs qui règlent 89 % de leurs achats de cette façon. Il reste également très présent en Allemagne (77 %) où les sondages montrent régulièrement l’attachement quasi viscéral de la population à ce moyen de paiement traditionnel. Il en va de même en Autriche (79 %) où le gouvernement songe à graver dans le marbre de
LA DOULEUR DE PAYER !
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ESPÈCES RÉSISTANTES
la constitution l’obligation d’accepter les paiements en espèces. À l’opposé, c’est aux Pays-Bas qu’elles sont le moins utilisées (34 %).
En matière de paiement dématérialisé, la Suède, qui n’est pas membre de la zone euro, est un cas d’école. Le pays s’était engagé sur la voie de l’abandon du cash il y a une dizaine d’années, autorisant les commerçants à refuser les espèces. Il s’est pour cela doté d’un système de paiement instantané par téléphone, en usage jusque dans les églises pour la quête. Dans les commerces, le liquide n’était plus utilisé que pour 15 % des achats en 2016 et nombre d’analystes ont alors parié sur sa disparition définitive en 2022. Mais les Suédois ont fait marche arrière l’an dernier, la course vers le tout digital excluant notamment les personnes âgées, les handicapés et les immigrés.
Paradoxalement, la crise sanitaire a également fait revenir la population vers le cash, perçu comme une valeur plus sûre en temps d’incertitude économique. La peur de pannes dans les datacenters ou de cyberattaques ont également joué en ce sens. Résultat : en 2020, les émissions de couronnes sont reparties à la hausse, une première depuis 13 ans.