FESTIVAL DE CHAILLOL
une itinérance musicale en territoire rural de montagne du 18 juillet au 12 août 2013, 17 e édition www.festivaldechaillol.com
Notes d’amour dans le Bocage un article de Michaël Dian images Pascal Colrat, assisté de Laëtitia Lamblin et Marie Philippe. Revue L’Alpe, n°61 (Éditions GLÉNAT)
Le dossier
Notes d’amour dans le bocage
En Champsaur, Michaël
Dian a créé en 1997 un festival qui met en résonance musiques (vivantes) et paysages (habités). Il nous dit ici son attachement au territoire et à une décentralisation culturelle qui a permis à une telle aventure d’exister, aux franges méridionales du parc national des Écrins.
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J’ai été surpris que l’on veuille m’associer à une publication qui prend la montagne pour objet car on trouve difficilement moins expérimenté que moi sur le sujet. À l’exception d’un sommet que je réussis à identifier, la ligne de crête reste à mes yeux d’une indéchiffrable beauté, musicale ou graphique, que la lumière changeante du jour renouvelle continûment. Médiocre marcheur, je pratique rarement la montagne. J’ai le pied peu sûr et, pour tout dire, je me suis rarement senti à ma place sur les chemins où parfois l’on m’entraîne, comme si je m’étais introduit dans un lieu réservé. Non que je ne goûte les beautés d’un paysage ou les joies d’une promenade. Mais celles-ci me comblent si intensément que je ressens déjà le besoin de retourner d’où je viens. Le Vieux Chaillol, ce sommet qui donne son nom à la petite station de ski du parc national des Écrins où se sont posés les premiers pas du festival, attend toujours une ascension dont je repousse l’échéance année après année. Je soupçonne que la plupart des Haut-Alpins font la même chose que moi : le plus souvent, ils tournent autour du massif, laissant les plus aguerris s’aventurer en son cœur. Appuyé aux premières pentes du relief, je me tiens prudemment sur le seuil du monde d’en-haut, inaccessible et mystérieux, lumineux et intimidant. Depuis la station de Chaillol où l’équipe du
festival installe chaque été ses bureaux, le regard Ce paysage de bocage, que l’on s’attend plutôt à trouver embrasse l’horizon largement déployé. Le dos au en Normandie ou en massif, il suffit de tourner le visage vers le Vendée, est bien situé sur le territoire du parc national bocage champsaurin, entrelacement savant et silencieux que les générations ont composé. des Écrins ! C’est même l’un des rares ainsi conservés en Alors la fatigue vous quitte, l’attention se renou- Europe. Un cadre bucolique (et néanmoins très velle, profondément rafraîchie par ce « respir » du regard. Derrière, à moins d’une heure de montagnard) qui accueille chaque année depuis marche, le massif des Écrins s’offre sous les pas dix-sept ans maintenant, un des promeneurs qui affluent et bientôt s’éprou- festival de musique créé par le pianiste Michaël Dian veront à son contact. avec beaucoup d’inventivité Jeune musicien, je me souviens avoir éprouvé et d’ancrage au terrain. ce sentiment de fascination mêlé d’appréhension Photo : Bertrand Bodin. face à l’étendue du répertoire pour piano qu’une vie entière ne permet pas de parcourir dans sa totalité. J’ai gardé une conscience charnelle de ce qu’exigent ces œuvres des maîtres des siècles passés. La musique est un territoire immense, qui offre de vastes paysages et des points de vue éclairants sur la condition de vivant. Pierre Barbizet, grand pianiste et pédagogue réputé, avait l’habitude de prévenir les jeunes musiciens qui ambitionnaient de « faire carrière » : on entre en musique comme en religion, avec un don de soi total, presque une ascèse, dont souvent le public ignore tout. Comme pour un massif montagneux, il existe mille voies, plus ou moins accessibles, balisées ou à découvrir, pour accéder aux sommets de la musique. On L ’auteur aime certaines œuvres comme on goûte les MICHAËL DIAN douceurs de ces vallées dont les paysages Pianiste né à Marseille, il a été formé accueillent le regard. D’autres fois, ce sont par Pierre Barbizet. Après des études des parois austères, vertigineuses, que au Conservatoire national supérieur seuls quelques initiés peuvent gravir, rarede musique de Paris et une dizaine ment sans risque. Depuis la nuit des temps, d’années de concerts en France et à le regard se porte vers ces hautes cimes l’étranger, il s’oriente vers la direction de projets culturels. que l’érosion n’atteint pas.
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Paysages naturels et paysages sonores
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Fallait-il donner du sens à la présence de musiciens venus de si loin que ladite présence risquait de paraître exotique ? J’ai senti très tôt que nous devrions chercher l’endroit où musique et montagne se rencontreraient, qu’il nous faudrait découvrir l’intersection de ces deux plans. Sans cette distance reconnue, il n’est pas de jeu possible entre ces deux réalités. Sans cette mise en perspective de l’une par l’autre, il n’y aurait jamais eu de festival de Chaillol, si l’on veut bien admettre que celui-ci présente au public autre chose qu’une série de concerts de belle envergure dans de somptueux paysages de montagne. Ce que le festival porte, en s’efforçant de créer les conditions dans lesquelles cet écart sera le plus fructueux, c’est l’exigence passionnée et méthodique de cette recherche. Nos réalisations témoignent de notre volonté de donner sens à cette tension première, heureusement irréductible, mais toujours questionnée. C’est dans cet entre-deux généreusement entretenu, poétiquement productif, que le festival a construit son identité, dessiné sa trajectoire, singulière et savoureuse. D’un territoire à l’autre, d’un texte à l’autre aussi, car la musique et la montagne sont ici envisagées comme une écriture, un ensemble de signes à déchiffrer, de récits à partager. Et chacun de se révéler plus vibrant, plus vivant, car augmenté d’une dimension supplémentaire, celle de la part de l’autre. Ces deux univers entretiennent de multiples correspondances, qui invitent au passage : paysages naturels des vallées alpestres ou paysages sonores des grandes œuvres du patrimoine musical, ils s’offrent à la contemplation. Face à eux, nulle leçon n’est nécessaire pour en capter la beauté et pour qu’à chaque fois renouvelé s’éveille le sentiment de l’exceptionnel. Une symphonie,
un paysage nous renvoient, avec tendresse ou violence, à la nature fragile et transitoire de notre condition. Ayant su résister à l’épreuve du temps, à la durée dont ils sont le résultat, ces paysages sont aussi des réalités construites. Et ce que le temps et le travail des générations ont créé, notre génération doit apprendre à l’interpréter, pour se situer. Le projet du festival de Chaillol se trouve à cet endroit : écouter au-delà de ce qui est à entendre, regarder au-delà de ce qui est à voir, faire sentir et aimer, en réintroduisant de la durée, de la perspective, donc du lien.
Actualiser l’expérience de l’éducation populaire Que de chemin parcouru depuis 1997 et nos premières tentatives, joyeuses et insouciantes ! Nous étions alors de jeunes musiciens, pleins de vigueur et portés par le désir de partager notre passion. Désintéressés, nous étions aussi très concentrés sur nous-mêmes, sur le travail titanesque que doivent accomplir des artistes à l’aube de leur carrière. Sans doute étions-nous aussi un peu maladroits, sourds à la vibration particulière des lieux, à la mémoire dont chaque paysage est autant un vecteur qu’une trace. Avec un brin de candeur, les plus conscients d’entre nous cherchaient les formes d’un engagement vis-à-vis de la collectivité humaine dans son ensemble. C’est de cette conception émancipatrice, directement héritée de l’idéal humaniste du Siècle des Lumières, que procède la grande geste de la démocratisation et de la décentralisation culturelles. J’éprouvais, en plus, l’obligation impérieuse de répondre des œuvres que j’admirais et qui libéraient en moi une formidable pulsion
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Un brin d’imagination et une hache, un pincée d’astuces et une perceuse, le grand ciel bleu du parc national des Écrins, un marteau, trois bouts de ficelle et quelques branches, un sécateur, un petit bouquet coloré des plus belles fleurs du Champsaur, un joli (et grand !) chaperon rouge, pas de loup, mais quelques rayons de soleil sur le bocage, une échelle et aucun raton laveur, il n’en faut pas davantage pour créer la surprise (voir page suivante)… Images extraites d’une captation vidéo réalisée par Laëtitia Lamblin.
vitale. Nous avons progressé, gens d’ici et artistes venus d’ailleurs, ignorant que nous remettions nos pas dans ceux de grands aînés qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, renouvelaient en l’actualisant l’expérience de l’éducation populaire et permettaient au pays tout entier de retrouver un horizon commun et une raison d’avancer. Comme eux, nous vivions la joie du partage, nous portions l’exigence artistique la plus haute et la conviction définitive qu’il est des œuvres qui permettent une prise de conscience de ce que nous sommes, individuellement et comme société. Comme eux, nous gardions à l’esprit qu’en ces domaines il n’est jamais de victoires définitives, mais aussi que celles-ci, toutes provisoires qu’elles soient, ne peuvent se concevoir sans le soutien opiniâtre de collectivités véritablement attachées à défendre l’intérêt général. Favoriser l’accès à la culture, sur l’ensemble du territoire et auprès de tous les publics, reste encore aujourd’hui un marqueur fort de l’identité politique française. Le projet du festival de Chaillol s’inscrit lucidement dans ce vaste récit. Aux côtés des militants de l’action culturelle, passeurs de savoirs, j’aime penser qu’une œuvre d’art, aussi aboutie soit-elle sur le plan esthétique ou formel, se vérifie en dernier lieu à sa capacité à créer du lien entre les hommes, à donner corps à cette intuition fragile, parfois illusoire mais tellement essentielle, d’une commune appartenance.
Une tendresse pour le berceau champsaurin Les Hautes-Alpes sont un territoire comme nul autre. Ici, l’habitat et les modes de vie ont dû s’adapter à une nature si peu domestiquée qu’elle
Festival de Chaillol Les Écrins pour écrin
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n quelques mots : « Musique d’aujourd’hui, contemporaines et traditionnelles, d’ici et d’ailleurs », le festival affiche clairement son désir d’inviter tous les publics à faire preuve de curiosité pour la créativité musicale sous toutes ses formes, depuis le tango argentin jusqu’à Bach, en passant par le jazz ou les musiques orientales. Une trentaine de concerts se déploient depuis le Champsaur, berceau de l’évènement, sur l’ensemble du pays gapençais, dans des églises, salles des fêtes, châteaux ou en plein air. Mais on ne vient pas ici juste pour écouter, applaudir et s’en retourner. Il s’agit aussi de temps de rencontres, avec des artistes et des écrivains, au travers d’ateliers découverte, stages d’initiation, danse, cinéma, pique-niques ou encore de balades musicales, moments
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privilégiés d’échange et d’harmonie entre le projet et les gens, d’ici et d’ailleurs. Cet itinérance qui tisse sa toile à travers les villages, reliant les paysages, les musiques et les hommes, s’est installé comme un rendez-vous culturel phare dans le parc national des Écrins. Né en 1997 de la rencontre entre des musiciens passionnés et un pays de montagne, il est devenu un véritable lieu de soutien aux démarches créatives. C’est dans un rapport intime au territoire qui le porte et aux artistes qui s’y produisent que le festival de Chaillol puise une grande partie de son identité. La dix-septième édition aura lieu du 18 juillet au 12 août 2013 (voir nos pages Actus). En complément de cette manifestation, des concerts ponctuent également l’ensemble de l’année. www.festivaldechaillol.com
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Les écrins japonais de la province de Kagoshima
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continue d’exercer son autorité et impose des contraintes formidables. Dans un tel milieu, répéter les modèles de nos aînés ne suffit pas. En leur temps, ils avaient fait rimer décentralisation culturelle avec aménagement du territoire et développé un réseau de lieux de diffusion, dense et très structuré, qui a profondément et durablement transformé le paysage culturel et l’horizon d’attente des Français. Ce mode de diffusion de la culture est la marque d’une époque caractérisée par une prospérité économique et un volontarisme politique centralisé. Cette vision du développement culturel n’avait pas encore, ou si peu, à composer avec des collectivités qui, des régions aux communautés de communes en passant par les pays, sont devenues depuis les principaux financeurs de la culture. Dire cela n’est en rien contester l’importance historique et les succès indiscutables de ces premiers outils de la décentralisation, dont les artistes de notre génération sont les enfants. Mais reconnaître la part essentielle qui a été la leur dans l’évolution des mentalités et des pratiques culturelles n’empêche pas de constater une limite lorsqu’il s’agit d’aller plus près encore des publics, et surtout plus haut, dans les villages les plus reculés et les moins peuplés des vallées de montagne. « Chaillol, une itinérance musicale », est devenu la signature de notre dessein. Non pas seulement parce qu’elle indique, en plus de notre tendresse pour le berceau champsaurin, un mode de déploiement, une modalité d’organisation. Ce serait réduire un désir, une soif, une identité aux gestes qu’elle engendre et par lesquels elle s’offre au monde. Non, l’itinérance musicale, cette conjonction faite d’élans et de vibrations, signale avant tout un état d’esprit, une manière d’être au monde, propres à qui renonce à un attachement exclusif.
Quel que soit le territoire considéré, la musique ou la montagne, le festival de Chaillol invite à une redéfinition des cartographies, convaincu qu’il n’est de territoires qu’imaginés, projetés, rêvés. Il donne corps à une représentation particulière du territoire haut-alpin, discrète et subtile, mais non moins agissante que celles, administratives ou politiques, qui prévalent avec plus de netteté. La sienne s’imprime doucement, questionne les définitions les mieux installées et réveille le désir d’autres agencements. Et notre équipe d’aller réaliser, au Japon, dans la province rurale de Kagoshima, deux éditions d’un festival de Chaillol parfaitement inscrit dans son territoire… Des balades musicales aux commandes d’œuvres nouvelles passées aux compositeurs, chaque moment du festival est une occasion supplémentaire de s’interroger sur ce qui, en chacun et pour chacun, fait territoire. De la musique, comme de la montagne dont je continue de connaître si peu, j’ai aujourd’hui une compréhension plus fine et la certitude que l’une et l’autre offrent des joies et des dévoilements comparables. Leurs paysages sont de vastes compositions, lente et riche sédimentation d’expérience et de savoirs, dans laquelle nous inscrivons les gestes d’aujourd’hui. Si la musique et la montagne s’offrent comme lieux privilégiés de la convivialité, de la rencontre avec l’autre, elles sont aussi ceux de l’épreuve, plus risquée et toujours solitaire, de la verticalité et de la transcendance. Et d’autres, en en renouvelant après nous l’ascension, viendront éprouver ce qu’ils sont et découvrir ce qu’ils veulent être. ✥ À lire • Chaillol, portraits d’un festival. Quinze années d’action culturelle en territoire rural de montagne (collectif), édition Aedam Musicae, 2012. Voir notre chronique dans les pages Actus de ce numéro.
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pASCAl COlRAT Exposé dans le monde entier, travaillant pour de prestigieuses institutions culturelles et de grands quotidiens nationaux, ce « photo-graphiste » a été accueilli, avec ses deux assistantes (Laëtitia Lamblin et Marie Philippe), en résidence à l’été 2012 au festival de Chaillol. Durant une dizaine de jours, il a ainsi travaillé à cette œuvre in situ, sur le canal de Malcros, un chemin de promenade de la commune. Son travail se déploie dans des installations plastiques composées de matériaux du quotidien, de récupération, qu’il met en scène avec un soin méticuleux. Son approche de l’objet dans l’espace est avant tout sculpturale et scénique, poétique et politique. Signe à lire, la Flèche de Chaillol, une installation de quatre mètres d’envergure, est constituée d’éléments collectés sur les abords du site. Sa création est ainsi faite de tout ce que porte un territoire, de son matériau premier, jusqu’au désir de ceux qui en ont accompagné la réalisation. Quant à sa signification, elle est, comme celle de tout œuvre d’art, plurielle, ouverte et volontairement laissé à la libre appréciation de ceux qui l’interrogeront.
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