Anouk Journo-Durey est auteure de fiction pour la jeunesse et de documentaires, de poèmes, mais aussi traductrice d’anglais, lexicographe et animatrice d’ateliers d’écriture. Elle vit en Normandie, près de Giverny.
Illustration de couverture : Dorothée Jost Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Raphaële Glaux, assistée de Sarah Favaron Direction artistique : Élisabeth Hebert Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Sabine Marioni © Fleurus, Paris, 2016 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978‑2-2151‑2846‑5 Code MDS : 652 318 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49‑956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 6
19/11/2015 18:16:17
Pour Louise, alias Perce-Neige. Passionnée, écrivain en herbe déjà chevronnée. Je remercie aussi Patricia, qui a indirectement inspiré Grace et sa collection de bijoux… Enfin, un grand merci à Raphaële Glaux, mon éditrice.
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 7
19/11/2015 18:16:17
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 8
19/11/2015 18:16:17
Prologue Londres, 14 Lambay Crescent, 5 novembre Grace se cala dans le canapé et prit son chat sur ses genoux. Didon se lova contre son ventre et, dès qu’elle commença à le caresser, ronronna doucement. Un moment de pur bonheur… Elle renversa la tête en arrière, ferma les yeux un bref instant et soupira d’aise. – Enfin en vacances ! Je suis HS ! – Miss HC est HS ? plaisanta Amy qui disposait trois tasses de thé sur la table basse. C’étaient de jolies tasses chinoises, finement décorées. La théière était tout aussi belle, blanche et rose. Le breuvage infusait. Trois minutes, pas plus, faute de quoi, le thé serait trop fort. Amy respectait ce rituel quoi qu’il arrive. – Ne m’appelle pas comme ça, toi aussi, protesta Grace. Elle se redressa, et Amy lui lança un coup d’œil moqueur. – Miss HC, miss Haute Couture… Je croyais que tu aimais bien ! – Bof. – Tu le lui as dit ? – Bien sûr ! Au risque de le vexer. – S’il se vexe pour si peu… – Il est super-sensible. 9
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 9
19/11/2015 18:16:17
Amy sourit. – Autant que toi ? – On est différents. En fait, non, on est pareils… mais différents ! En tout cas, je sais que je peux compter sur lui. Ça me change ! En prononçant ces paroles, Grace songea à tout ce qui s’était passé depuis son retour à Londres. Sa rentrée à la Fashion Academy, le programme de deuxième année à intégrer, sa déception suite à la manière dont les professeurs avaient accueilli son projet… Elle qui croyait être soutenue ! Et puis son incroyable histoire d’amour… Last but not least 1, le problème de Charlie, devenu aussi leur problème. Sienna, Amy et elle-même se sentaient aussi touchées que concernées, bien que Charlie ait essayé de les tenir à distance. Pour les protéger ? Ou parce qu’il avait honte ? Les deux, peut-être. Oui, heureusement, les vacances de la Toussaint commençaient ce soir. Dix jours de relâche ! « De presque relâche », se rappela Grace. Elle devrait continuer à travailler. Dessiner, coudre, réfléchir… Créer, encore et encore. Sauf qu’elle n’aurait pas à se lever à 6 h 30 du matin et qu’elle pourrait aller le voir, lui qui lui manquait tant, tout le temps… – Tu ne rentres pas en France ? demanda Amy, interrompant ses réflexions. – Non, mes parents savent que j’ai trop à faire. J’irai à Noël. Et toi ? Quand rentres‑tu ? – Je ne retournerai pas chez moi avant Pâques. Mais ça ira… Je suis bien, ici. À Taïwan, dans ma famille, j’ai l’impression de redevenir ado, limite petite fille ! confia Amy en versant le thé. 1. Et enfin, pour couronner le tout.
10
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 10
19/11/2015 18:16:17
– Pourquoi ? Ils te surveillent ? plaisanta Grace. Amy hocha la tête. – Tu rigoles, mais Jim, mon frère, se la joue un peu trop Big Brother is watching you. – Ça veut dire quoi ? Il t’espionne ? – Pas loin. Quand il a découvert pour Charlie… Elle laissa sa phrase en suspens. – Tout se finira bien, tu verras, promit Grace, espérant ne pas se tromper. Amy esquissa une moue dubitative. En legging noir et sweat gris clair, elle venait de faire du yoga, comme chaque jour. C’était sa manière de tenter de maîtriser son anxiété, plus forte ces derniers temps. Il y avait de quoi. Tous ces chamboulements, dans sa vie… Ce stress ! – Par moments, j’ai encore des doutes, avoua-t‑elle. Ça me change. – Tu n’en avais pas, avant ? – Quoi, des doutes ? Non, j’éprouvais une confiance totale et absolue, limite aveugle. Mais j’ai découvert le vrai Charlie… À ce moment-là, Sienna les rejoignit, un grand sourire aux lèvres. Elle apportait un plateau garni de cookies tout juste sortis du four. – Et voilà mon œuvre ! annonça-t‑elle fièrement. Bon, certains sont un soupçon cramés, mais tant pis ! Vous parliez de quoi, au fait ? – Devine, marmonna Amy. Sienna hocha la tête. – OK. On connaîtra le verdict tout à l’heure, non ? – En principe, répondit Amy. – C’est ce que Charlie a dit, rappela Grace en contemplant les biscuits ratatinés, noircis sur le bord. Hum, hum… 11
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 11
19/11/2015 18:16:17
– Comment ça « Hum, hum » ? Tu critiques ? s’exclama Sienna, faussement indignée. Puisque c’est comme ça, interdiction d’en goûter ! – Je parie que même s’ils ne sont pas beaux, ils sont délicieux, affirma Amy, de nouveau enjouée. Ne pas se fier à l’apparence, règle numéro un ! C’est valable pour tout : les gens, les gâteaux… – Ah, toi, au moins, tu es une vraie amie ! Tu m’encourages ! ajouta Sienna sur un ton de défi. Je vous signale que la pâtisserie et moi, ça fait deux… J’apprends ! Grace se mit à rire. – Tu sais bien que je ne suis pas plus douée que toi ! – Parce que tu insinues que je ne suis pas douée ? rétorqua Sienna. Grace l’observa, désemparée par la vivacité de son ton. Vêtue d’un jean et d’un pull ample, ses courts cheveux noirs en bataille, Sienna semblait si différente de la mannequin archisophistiquée – et maigre ! – qu’elle avait rencontrée l’année précédente. Elle était un peu plus en chair, et ça lui allait très bien ! Mais du coup, elle défilait moins, ce qui ne semblait pas la gêner. Évidemment, elle préparait un autre projet passionnant. Et ce projet la rendait encore plus dynamique… et autoritaire ; sûre d’elle… à outrance ? – Je n’insinue rien ! Tu es vexée ? Sienna haussa les épaules et croqua un cookie. – Mmm… Delicious. Et les pépites de chocolat sont excellentes. – Je confirme, renchérit Amy après avoir goûté à son tour. – Sienna, ne me dis pas que je t’ai vexée ! insista Grace, décontenancée. Elle se pencha pour saisir sa tasse de thé, et Didon bondit par terre, mécontent d’avoir été dérangé. Il resta assis quelques 12
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 12
19/11/2015 18:16:17
secondes, se lécha la patte droite puis se dirigea vers le radiateur électrique qui répandait une douce chaleur. Le nouveau convecteur imitation poêle à bois – il arborait de fausses bûches rougeoyantes – avait été installé cet été par Mme Dudley, la propriétaire. La maison du 14 Lambay Crescent, leur maison depuis un an maintenant, s’était avérée glaciale durant l’hiver dernier. Elles avaient attrapé rhume sur rhume à cause des courants d’air et du manque d’isolation. Mme Dudley avait promis d’intervenir, et elle avait tenu parole. – Non, non, rassure-toi, de vexation il n’y a point ! chantonna Sienna en haussant les épaules. J’ai l’habitude, avec toi. – Pardon ? fit Grace, perplexe. Tu as l’habitude de quoi ? À mon tour de te demander ce que tu insinues ! Sienna échangea un bref coup d’œil avec Amy qui se contenta de lever les yeux au ciel. Oh là là ! qu’est-ce que ça signifiait ? – OK, sois franche, reprit Grace. Si quelque chose ne va pas, Sienna, si tu as des reproches à me faire, dis-le moi ! On a toujours été franches l’une avec l’autre ! Mais à ce moment-là, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Grace, Sienna et Amy se regardèrent. Il était bientôt 21 heures, c’était forcément Charlie. Amy se leva d’un bond et gagna le couloir. « Qui est-ce ? » demanda-t‑elle quand même prudemment avant d’ouvrir. Grace et Sienna l’entendirent rire, puis elle revint en tenant la main de Charlie. Tous deux souriaient. Charlie portait une casquette sur ses cheveux blonds, et ses yeux brillaient de joie. À côté de lui, si grand et mince, Amy paraissait minuscule, fragile et heureuse… Très heureuse, tout à coup. Manifestement soulagée. – Salut, la bande des trois ! déclara Charlie. La bande des trois géniales. Je vous dois vraiment une fière chandelle. Que serais-je devenu sans vous ?
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 13
19/11/2015 18:16:17
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 14
19/11/2015 18:16:17
Trois mois plus tôt Août
Un été mouvementé
« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Antoine de Saint-Exupéry Le Petit Prince
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 15
19/11/2015 18:16:17
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 16
19/11/2015 18:16:17
1
Questions en tourbillons Île de Taïwan, Tainan, 3 août L’e-mail s’afficha à 22 h 07 sur le portable d’Amy. D’abord, elle crut avoir mal lu, mais non, l’expéditeur était bien charlie@miller.com. Qui se trouvait juste à côté d’elle… Sur le petit écran, les mots semblaient surlignés, phosphorescents : En raison du piratage de plusieurs sites de financement participatif hébergés par la même plate-forme sur Internet, et des plaintes consécutives, nous menons depuis plusieurs semaines une enquête d’envergure. Votre nom apparaît dans la liste des développeurs informatiques concernés, et votre déposition s’avère indispensable. À ce titre, vous recevrez une convocation au commissariat de Hampstead prochainement, ainsi qu’une copie papier de ce courriel. Nous vous remercions de vous tenir à notre disposition…
– Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura-t‑elle, abasourdie. Elle relut l’adresse de l’expéditeur du message que Charlie venait de lui transférer : l.bloom@cyberpolice.com. – Pourquoi tu reçois ça ? Et pourquoi tu me l’envoies ? En face d’elle, affalé sur le canapé, Charlie sirotait un thé glacé. Apparemment tranquille, mais il agitait le pied droit. Quelques instants plus tôt, Amy avait remarqué ce signe de nervosité chez son petit ami, qu’elle avait attribué à la fatigue. L’appartement du 78 Chung Tao Road était climatisé, dehors, 17
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 17
19/11/2015 18:16:17
la température frôlait les 40 °C. Ils venaient de rentrer à la hâte : Charlie ne supportait pas cette chaleur étouffante, et malgré leur objectif plutôt motivant – trouver des costumes pour un festival de mangas –, il avait préféré retourner chez les parents d’Amy. Le cosplay 2 attendrait. – Alors, tu me réponds ? s’impatienta Amy. C’est quoi, ce mail ? Cette enquête ? Charlie fit glisser son téléphone sur la table basse d’un geste dégoûté. – Ben, tu as lu, non ? – Oui, mais tu crois que j’y comprends quelque chose ? Charlie se racla la gorge, s’ébouriffa les cheveux. Amy l’observait, peu à peu envahie par un étrange sentiment d’incrédulité. Elle parcourut de nouveau le message. – C’est vraiment la cyberpolice ? – La police du Web, mouais, fit Charlie, très embarrassé. Ils savent tout sur tout le monde. Tu appuies sur la touche u de ton clavier, c’est enregistré quelque part et tu es fiché sans le vouloir… – Qui est fiché ? demanda Jim, le frère d’Amy, en s’engouffrant dans le salon à cet instant-là. De la sueur perlait sur son front. Il revenait de la salle de gym située au rez-de-chaussée de leur immeuble. Mince, pas très grand, musclé et robuste, il avait les traits plus typés que ceux d’Amy : il ressemblait davantage à leur père chinois qu’à leur mère, originaire d’Angleterre. – Charlie a un petit problème, dit Amy, consciente de minimiser la vérité. 2. Mot-valise créé à partir de « costume » et « play ». Le cosplay est un loisir qui consiste à se déguiser et à adopter l’attitude d’un personnage de fiction, dans l’idéal avec des costumes réalisés soi-même. Des concours de cosplay se déroulent dans le monde entier.
18
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 18
19/11/2015 18:16:17
« On a un problème », aurait-elle dû préciser. Mais elle préféra ne pas inquiéter Jim. Ce n’était pas le moment : il avait décidé de partir voyager en Europe pendant plusieurs semaines, se détachant enfin de leurs parents. Il s’était toujours senti concerné par leur mésentente, il avait essayé de les aider… Et peut- être que ça avait marché car aujourd’hui, M. et Mme Wang ne voulaient plus divorcer. Ils consultaient un psychologue et faisaient le maximum pour sauver leur couple. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’Amy avait souhaité passer les vacances à Tainan avec Charlie. Elle avait eu envie de se sentir de nouveau en famille, de montrer à son père et à sa mère qu’elle les aimait et qu’elle était heureuse qu’ils se soient retrouvés. Hélas, entre Charlie et elle, c’était apparemment l’inverse qui se produisait. Elle avait espéré que ce séjour lui plairait, qu’il désirerait découvrir le pays et ses coutumes… Mais il restait scotché à ses jeux vidéo, à chatter en ligne pendant des heures, le casque vissé sur les oreilles, comme si elle n’existait pas. Qu’ils soient à Taïwan, au cœur de l’Asie, si loin de la Grande- Bretagne, ne changeait rien à ses habitudes. – Petit problème ? répéta Jim. À ta mine, little sister, je n’en suis pas si sûr… Amy se força à sourire. Jim la connaissait bien. Il avait trois ans de plus qu’elle, et une licence de philosophie. Il analysait et réfléchissait beaucoup. Beaucoup trop ! Quelquefois, il se torturait l’esprit en vain, cherchant des solutions à toutes sortes de problèmes théoriques. Pour sa part, elle préférait méditer, peindre et dessiner. Ces derniers jours, elle avait d’ailleurs créé des styles de tatouages qui plairaient sûrement à Grace : des félins en mouvement ou en sommeil ; des chats, tigres et lions colorés. – Ce n’est vraiment pas grave, t’inquiète, affirma-t‑elle. 19
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 19
19/11/2015 18:16:17
Jim l’observa fixement, devinant sans doute qu’elle taisait la vérité. Discret, il n’insista pas, mais jeta un coup d’œil perçant à Charlie. – OK, je vais prendre une douche ! À tout à l’heure. Dès qu’il eut quitté la pièce, Amy reporta son attention sur Charlie, qui détourna les yeux, gêné. Elle sentit sa gorge se nouer. Oh là, oui, c’était sérieux… Jamais il n’évitait son regard. En une fraction de seconde, plusieurs questions s’enchevêtrèrent dans son esprit. Comment allait-il se tirer de ce pétrin ? Comment Sienna réagirait-elle ? Et Grace ? Et Cara ? Elle pensait souvent à ses amies. Elle leur rapporterait des soieries, peut- ê tre des foulards, des mooncakes 3 porte-bonheur… Soudain, elle eut hâte de s’installer de nouveau dans sa petite maison de Londres, avec Sienna et Grace. En moins d’un an, toutes deux étaient devenues comme des sœurs. Mais depuis le mois de juillet, elle ne leur avait donné aucune nouvelle : elle était triste et déçue de ce qui se produisait avec Charlie, et ça la minait. Elle préférait ne pas en parler. Pas pour l’instant. – Tu te rends compte de ce qui m’arrive ? reprit Charlie, interrompant ses pensées. Je voulais rendre service à ta copine, et voilà le résultat… Ça se retourne contre moi. – Justement, je n’y comprends vraiment rien du tout ! Pourquoi tu es soupçonné ? s’indigna Amy. Tu as créé le site de Sienna et il a été piraté. L’argent qu’elle avait reçu a été volé ! Et maintenant, la police veut te convoquer… mais pourquoi ? Charlie soupira, mal à l’aise. Il but plusieurs gorgées de thé glacé avant de répondre. 3. Littéralement « gâteau de lune ». Petite pâtisserie chinoise ronde, traditionnellement consommée pendant les célébrations de l’automne.
20
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 20
19/11/2015 18:16:17
– C’était un site de crowdfunding 4. Les gens ont soutenu son projet, ils ont versé des sommes… Et ça a attiré des escrocs. Parce que la plate-forme qui hébergeait ce site n’était sans doute pas fiable. – Et tu l’ignorais ? Toi, le pro de l’informatique ? Le geek ? s’étonna Amy. Charlie lui lança un regard sombre. – Geek ? – C’est ce que tu es… – Geek ! Étiquette mégapéjorative ! Moi, mademoiselle, je suis étudiant en systèmes informatiques et communicants. – Mais tu vas rentrer en troisième année ! – Et alors ? Ce n’est pas pour ça que je connais tout ! La programmation, les codes, je maîtrise, oui, mais parfois, il se passe des choses qu’on ne contrôle pas. Amy se tut, envahie par un mélange de découragement et de perplexité. Elle aimait Charlie mais elle détestait cette facette de sa personnalité. Il refusait d’admettre qu’il ne pouvait pas se passer de jouer en ligne ou d’être simplement connecté. Il était addict. Et associé à une histoire de piratage qui impliquait Sienna… Bon sang, pour que la cyberpolice s’intéresse à lui, c’est qu’il avait dû faire quelque chose de mal ! Elle se leva et regarda par la fenêtre. En contrebas de l’immeuble, il y avait une cour arborée où les enfants pouvaient jouer en fin de journée, quand la chaleur diminuait. Au loin, à la périphérie de la ville, des gratte-ciel s’élevaient sous le ciel blanc de chaleur. « Non, c’est sûrement une erreur… Il doit 4. Financement participatif. Cagnotte constituée grâce à des sites Web spécialisés, selon le principe du don pour financer un projet. Les personnes sont alors solidaires et, d’une manière ou d’une autre, associées à l’évolution du projet auquel elles ont participé.
21
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 21
19/11/2015 18:16:17
être innocent ! » se dit-elle alors, en appuyant le front contre la vitre. – Amy, tu m’en veux ? demanda Charlie. Elle ne répondit pas. – Amy ! Le cœur battant, elle conserva le silence encore quelques secondes puis elle se retourna et soutint le regard de Charlie. Elle détestait montrer sa colère. Elle avait été élevée ainsi… Ne pas trahir ses émotions, surtout négatives, garder son calme… Mais brusquement, un tourbillon l’envahit. – Oui, je t’en veux ! Tu aurais dû être prudent ! – Je l’ai été ! – Alors pourquoi tu vas être convoqué ? Charlie fronça légèrement les sourcils. – Je ne sais pas… Peut-être parce que… Il s’interrompit. – Parce que quoi ? Explique-moi ! insista Amy en lui attrapant le bras. En plus, il va falloir prévenir Sienna. Et si jamais mes parents apprenaient que la police veut t’interroger, je… – Il n’y a pas de raison qu’ils le sachent, objecta Charlie. On va bientôt repartir à Londres, tout ça va se régler là-bas. – Il vaut mieux que ça s’arrange, intervint alors Jim, qui se tenait dans l’embrasure de la porte. Amy se sentit pâlir. Elle ne l’avait pas entendu arriver. – Little sister, tu ne leur diras rien du tout, ordonna Jim. Il faut les laisser tranquilles. Quant à toi, Charlie… Il le fixa avec froideur. Si tu as entraîné ma sœur dans une sale histoire, attention… Notre père est avocat. Il pourrait se retourner contre toi. Charlie le regarda droit dans les yeux. – M’en fiche, je n’ai rien à me reprocher. 22
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 22
19/11/2015 18:16:17
– Je l’espère. En Angleterre, on est présumé innocent jusqu’à ce qu’on ait prouvé le contraire, ajouta Jim. Ça tombe bien… si tu es réellement innocent. – Quoi, c’est dingue, vous ne me croyez pas ? s’indigna Charlie. Tiens, je regrette de t’avoir montré ce mail, Amy. Si j’avais su… Vive la confiance ! Il se leva et se mit à marcher de long en large, visiblement à cran. Amy échangea un coup d’œil avec Jim. Il avait dû prendre une douche très rapide ! En short, débardeur, les cheveux encore humides, il croisait les bras façon Monsieur Muscles. Imposant. Protecteur comme un grand frère. Mais là, franchement, elle aurait préféré qu’il ne se mêle pas de ses affaires. À partir de quel moment avait-il écouté – épié – leur conversation ? Et de quel droit ? – Mets-toi à ma place, dit-elle, de plus en plus mal à l’aise, en reportant son attention sur Charlie. Comment tu réagirais, toi, si un truc pareil m’arrivait ? Un silence tendu régna quelques instants. – Je t’aiderais, lâcha Charlie. Au lieu de te soupçonner, de te menacer, je te soutiendrais ! Mais toi, tu me lâches ! Amy le dévisagea, le cœur serré. Et brusquement, sa colère s’évanouit. Charlie paraissait tellement secoué, lui aussi ! Son désarroi semblait si sincère ! Ou alors il mentait comme il respirait. – D’accord, oui… Tu as raison, je n’ai peut-être pas très bien réagi, admit-elle, ignorant le regard sévère que Jim braquait sur Charlie. Mais ça se comprend, non ? Soudain, elle ne savait plus quoi penser. – Il faut que je réfléchisse, murmura-t‑elle. – Pourquoi ? En fait, ça ne te concerne pas. Ça ne te concerne plus. Bon, si on allait acheter des déguisements pour 23
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 23
19/11/2015 18:16:17
le cosplay ? enchaîna Charlie d’un ton volontairement enjoué. Il y a un festival de mangas dans un centre culturel pas très loin d’ici, c’est trop bien ! précisa-t‑il à l’intention de Jim. – Je suis au courant, marmonna Jim en haussant les épaules. Désolé, la BD japonaise ne me branche pas. – Mon frère est passionné de philo, et seulement de philo, rappela Amy. Le reste n’existe pas. Maintenant… Elle les regarda tour à tour. – Je vais téléphoner à Sienna. – Tu te trompes, je m’intéresse à des tas de choses au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, répliqua Jim avec une légère irritation. Puis il se radoucit : n’oublie pas le décalage horaire avec l’Europe. Sept heures de moins… Donc il est environ 15 h 30 en Angleterre. – Sienna est en France, avec Grace et Cara, une autre amie, répondit Amy. – Il y a une heure de moins en France par rapport à l’Angleterre, précisa gentiment Charlie, puis son visage s’assombrit encore. Franchement, pourquoi tu veux appeler Sienna ? Si tu lui racontes, ça l’inquiétera et… – Si je ne le lui dis rien, ce serait comme une trahison, rétorqua Amy. Entre nous, il n’y a pas de vilains secrets ! Sur ces mots, mal à l’aise comme elle ne l’avait plus été depuis longtemps, elle quitta la pièce et se dirigea vers sa chambre.
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 24
19/11/2015 18:16:17
2
Le déclic Paris, 3 août Grace aurait adoré savoir marcher avec des chaussures à talons hauts. Très hauts. Ceux qui transforment votre allure, vous rendent sublime… Et vous grandissent de quelques centimètres. Un avantage appréciable en compagnie de Sienna Walker ! Elle l’avait remarqué : tous les regards se tournaient vers Sienna, pourtant vêtue d’une simple robe dos-nu et affublée d’une large paire de lunettes noires. Mais sa silhouette, sa démarche… Effet magnétique garanti. À côté de Sienna, qui avait maintenant les cheveux courts, d’un noir ébène méché d’acajou, Cara et Grace semblaient si petites… Banales ? Invisibles ? Cara, avec ses rondeurs et sa taille « bouée de sauvetage » – elle-même employait ce terme pour qualifier son 42‑44 –, voûtait presque les épaules. – Pssst ! Redresse-toi ! lui chuchota Grace. Cara leva aussitôt le menton, bomba la poitrine et clama : – Yesss… Tu as raison ! – Raison ? De quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sienna. – Rien, rien, dit Grace, échangeant un sourire avec Cara. Elles n’allaient quand même pas lui dire : « On est trop complexées, on te déteste d’être aussi belle ! » Mais bon, par moments… 25
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 25
19/11/2015 18:16:17
– Alors, on va où ? reprit Sienna. – Oui, qu’est-ce que tu nous conseilles ? renchérit Cara. On se perd dans toutes les beautés de Paris ! Il y a tant à voir ! Grace sourit. Elles étaient arrivées de Londres ensemble, la veille. Sienna et Cara repartiraient trois jours plus tard. Si vite ! Elle aurait aimé qu’elles prolongent leur séjour mais Sienna devait retourner travailler à la parfumerie de tante Kate, et Cara rejoindrait sa famille au bord de la mer, à Brighton. Du coup, Grace se retrouverait toute seule chez ses parents, boulevard du Montparnasse, jusqu’à fin août. Très seule… À moins qu’elle puisse revoir Chloé, son amie d’enfance, ou sa grand-mère, Alexandra ; et peut-être d’autres camarades du lycée de sa période d’avant. Beaucoup de choses avaient changé en un an ! Elle avait mûri et appris à vivre loin de sa famille, à l’étranger, en colocation. Ce n’était pas rien ! – Grace, on t’a posé une question ! lança Cara, interrompant ses réflexions. Où va-t‑on ? – Pardon, j’étais dans la lune ! À droite, le Louvre. À gauche, la Comédie-Française et son quartier de chouettes boutiques, ajouta Grace sur le ton d’une guide touristique. Vous préférez l’option culture ou l’option chaussures ? Sienna et Cara éclatèrent de rire. Au même instant, une voiture longea le caniveau d’en face, et des gerbes d’eau giclèrent sur les passants qui s’écartèrent vivement. Quelques heures plus tôt, il avait plu à torrents. À présent, le soleil brillait, mais le temps demeurait lourd et orageux. – Ce sera l’option éclaboussures ! plaisanta Sienna. – Chaussures, pour moi, dit Cara. On a déjà visité Beaubourg, admiré des collections d’art contemporain… Maintenant, je peux faire du shopping sans culpabiliser ! – Culpabiliser ? Et de quoi ? s’étonna Sienna. 26
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 26
19/11/2015 18:16:17
– De ne pas me cultiver, rétorqua Cara le plus sérieusement du monde. – Waouh ! – Eh oui, Cara est comme ça, confia Grace, également impressionnée. Je suis bien placée pour le savoir ! Après avoir travaillé d’arrache-pied avec elle pour préparer le concours d’Ascot 5 – elles avaient quand même remporté le troisième prix ! –, elle avait en effet constaté à quel point Cara avait soif d’apprendre : elle lisait, écoutait la radio, les nouvelles, toujours aux aguets, anxieuse de rater quelque chose et d’être ordinaire dans ses créations. Elle voulait bâtir une collection de vêtements « anti-silhouettes anorexiques », et cette idée plaisait beaucoup à Sienna qui rêvait de lancer une agence de mannequins 38‑44. Toutes deux ne pouvaient que s’entendre ! Sauf que jusqu’à présent, elles n’avaient pas vraiment évoqué ces perspectives, peut-être parce que, pour l’instant, le projet de Sienna était au point mort. À cause du piratage de son site. – Bon, puisque vous êtes d’accord, on pourrait aller découvrir la boutique Louboutin, suggéra Grace. C’est à côté. Un lieu de rêve, je vous préviens. – Super ! s’exclama Sienna. Les escarpins de Christian Louboutin sont les plus beaux que j’aie jamais vus. – Très beaux et très chers, soupira Cara. – Et impossibles à porter, du moins pour moi. Je me casserais la figure illico, regretta Grace. Vlan ! Par terre ! – Pareil pour moi, dit Cara en riant. – Oh, ce n’est pas compliqué de marcher avec des talons, assura Sienna. Si vous voulez, je vous apprendrai. 5. Voir Grace and Fashion, tome 2 : Londres, la mode et toi. Ascot est une petite ville, à environ quarante kilomètres de Londres, célèbre pour ses courses hippiques dans l'un des plus prestigieux hippodromes anglais, et notamment son meeting royal qui se déroule en juin.
27
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 27
19/11/2015 18:16:18
– Avec moi, c’est perdu d’avance, s’esclaffa Grace. Je reste clouée sur place ! – Ta ta ta… Question d’habitude ! affirma Sienna. Tiens, chez toi, entre ce soir et après-demain soir, vous pourriez vous exercer : aller, retour, aller, retour, sur un pied, sur l’autre… – Je n’ai que des baskets, prévint Grace. – On essaiera avec mes escarpins, insista Sienna. Même si on n’a pas la même pointure… – Hum, ça promet ! On va se tordre la cheville. Ouille ouille ouille. Et on rentrera à Londres avec un gros bandage ! conclut Cara. – Cool, tu es optimiste, se moqua Sienna. – Réaliste, plutôt. Vous savez quoi ? reprit Cara. J’adorerais inventer le talon de taille réglable. Tu dois courir ? Hop, tu le descends. Tu veux paraître à ton avantage ? Hop, tu le remontes ! – Et dans l’esprit clown, un talon haut, un talon bas, olé, olé ! plaisanta Sienna. Mais ton idée est plutôt bonne, j’avoue. Tu paries qu’un jour, ça existera ? – Tu n’as qu’à le proposer à la Fashion Ac, dit Grace à Cara. Tu dois soumettre un nouveau projet à la rentrée, non ? – Oui… Et toi aussi, je te signale, rappela Cara. – Ah, non, moi, je garde le même ! Ma collection Métissage ! – Pas sûre que ce soit possible, objecta Cara. On risque d’exiger autre chose, parce qu’il faut se renouveler. Ce sera la surprise du chef. La Balmore adore nous surprendre à la dernière minute. – La Balmore… C’est la directrice de votre fac ? demanda Sienna. – Elle-même. On pourrait la surnommer Cruella ! pouffa Cara. 28
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 28
19/11/2015 18:16:18
– Elle connaît tous les grands de la mode, donc elle ne se prend pas pour n’importe qui, commenta Grace, désinvolte. Mais moi, pour l’instant, elle m’a plutôt soutenue. – Veinarde ! C’est pour ça que tu as fait des jaloux, rappela Cara. – Je ne suis pas sa chouchoute pour autant ! – T’inquiète, je m’en doute… Et tout en continuant à bavarder, les trois amies s’engagèrent dans la rue du Louvre. Elles dépassèrent plusieurs magasins de prêt-à-porter et bifurquèrent rue Jean-Jacques-Rousseau. La vitrine du célèbre créateur de chaussures jouxtait une galerie couverte. Elles y flânèrent quelques instants, admirant les devantures bariolées. Vêtements, bibelots, cartes postales… tout respirait l’opulence, tout était splendide, rare, coûteux. Les touristes affluaient, les Parisiens couraient, toujours pressés, sauf certains qui avaient le temps – et l’argent – d’acheter ce qu’ils voulaient. Grace se sentit soudain très heureuse d’être là avec Cara et Sienna. Dommage qu’Amy n’ait pas pu venir ! Elle aurait aimé, mais elle avait choisi de retourner à Taïwan pour l’été. Au bout d’un an en Angleterre, ce voyage s’imposait ! Et puis, surtout, elle avait eu envie de présenter Charlie à sa famille. Ils sortaient ensemble depuis plusieurs mois déjà… Amy n’avait pas répondu aux deux e-mails qu’elle lui avait envoyés, mais « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » ! Entre Sienna et Luke, ça durait aussi. Sienna avait rencontré Luke peu de temps après sa rupture d’avec Ryan 6. La solitude amoureuse, elle ne connaissait pas ! « Et moi je suis célibataire, songea alors Grace avec une pointe de tristesse. À moins que, lui… » 6. Voir Grace and Fashion, tome 1 : À la vie à la mode.
29
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 29
19/11/2015 18:16:18
Le visage d’un garçon brun au sourire terriblement craquant surgit à son esprit. Un doux frisson l’envahit. Elle n’en avait pas parlé à Sienna et Cara, mais depuis leur départ de Londres, il lui envoyait SMS sur SMS. Qu’est-ce que tu aimes le plus dans la vie ? Tu écoutes quelle musique, en ce moment ? C’est quoi, ta couleur préférée ? Si tu étais une fleur, ce serait laquelle ? Si tu étais un parfum, lequel choisirais-tu ? Et si tu étais un animal ? J’arrive bientôt à Paris, moi aussi, tu seras là ? Amusée, étonnée, elle lui avait confié : J’aime vraiment… dessiner, rêver et essayer de rendre mes rêves réels ! J’écoute du rock, du jazz et aussi de la musique classique… plutôt baroque, en fait. Purcell, tu connais ? Toutes les couleurs me plaisent ! Mais j’ai peut-être une préférence pour le vert et le rouge… Enfin, ça dépend des moments ! Une fleur ? Je serais… du lilas ! Un parfum ? Le santal et l’ambre. Un animal ? Un chat ! Elle n’avait pas répondu à son dernier texto, craignant soudain de précipiter les choses. – Oh, vous avez vu ? dit Cara, la ramenant à l’instant présent. Le pauvre ! Un peu plus loin, un clochard poussait péniblement un chariot rempli d’affaires en vrac. Il s’assit sur le trottoir pour souffler. Il était tout gris, vêtements et barbe ; mal en point. – Vous pariez que dans moins d’une minute, on va le chasser d’ici ? reprit Cara d’un ton attristé. – Dans moins de cinq secondes, renchérit Grace, la gorge nouée. 30
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 30
19/11/2015 18:16:18
– Mais pourquoi vous regardez ? s’insurgea Sienna. Ça ne sert à rien ! – À rien ? Désolée, je ne sais pas fermer les yeux sur ce qui se passe autour de moi, répliqua Grace d’un ton plus vif qu’elle ne l’aurait voulu. Et, ignorant le coup d’œil que Sienna lui lançait, elle contempla la scène. Une femme élégamment vêtue venait d’émerger d’un des magasins de vêtements. Elle échangea quelques mots avec le SDF, retourna dans sa boutique, revint avec un gobelet de café, puis s’adressa de nouveau à lui. Facile de deviner la teneur de ses propos… L’homme se releva et, d’un geste maladroit, renversa le verre en plastique. Il haussa les épaules et s’éloigna d’un pas traînant en s’appuyant sur son chariot. – Le pauvre, répéta Cara, peinée. – À Londres, on l’aurait sans doute laissé tranquille, observa Sienna. Du moins à Camden Town. – Normal, à Camden, il y a beaucoup de marchés, d’entrepôts, d’artistes de rue… Et tout est possible, le pire comme le meilleur ! rétorqua Grace. Ici, on est dans un arrondissement chic où l’apparence compte beaucoup, beaucoup… « Et en fait, plus ça va, plus je déteste ça », réalisa-t‑elle. Ce qui venait de se produire la chagrinait et l’indignait tout autant. Même si elle comprenait que l’univers du luxe ne puisse pas s’accommoder de la misère, le choc des deux mondes la heurtait plus fortement qu’elle ne l’aurait souhaité. Pourquoi n’avait-elle pas cette sensation en Angleterre ? Voyait-elle les choses différemment ou la vie, là-bas, était-elle vraiment plus cool pour tout le monde ? Face à la fabuleuse vitrine de Christian Louboutin, laissant son regard errer sur les différents modèles de chaussures vernies, en cuir, en velours, si belles, si étincelantes, Grace éprouva 31
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 31
19/11/2015 18:16:18
alors l’ultime déclic. La mode, oui, elle y travaillerait, mais pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix. Son idée, celle qu’elle mûrissait depuis plusieurs mois déjà, elle la concrétiserait. Coûte que coûte. Ne serait-ce que pour faire un pied de nez à l’univers fashion qu’elle connaissait déjà et qu’elle n’appréciait pas vraiment. La faute à Natacha de Staël, sa chère maman ! « Dommage que je ne puisse pas en discuter tranquillement avec elle », pensa-t‑elle en se détournant de la devanture du magasin. Mais sa mère avait des idées bien tranchées. Elle aurait préféré que Grace soit comme elle, adepte du chic, du beau, sans rien remettre en question. Impossible… Grace réprima un soupir. Des bribes de souvenirs lui revenaient régulièrement à l’esprit : ces défilés, quelquefois enchanteurs, parfois si ennuyeux, auxquels elle avait assisté durant son enfance et son adolescence. Il fallait qu’elle reste assise sans parler ni bouger… Ensuite, elle devait saluer les uns et les autres et faire la bise à des personnes inconnues mais soi-disant importantes, respirant les parfums coûteux, parfois écœurants, des collègues de sa mère. Elle se rappelait très bien du mépris que certains journalistes manifestaient face aux créations des stylistes qui essayaient toujours de faire mieux, différent, plus beau, plus original. Un jour, une jeune créatrice avait fondu en larmes parce que la robe de soirée qu’elle avait présentée n’avait pas remporté tous les suffrages. Pourtant, la tenue était magnifique ! Grace avait ressenti tant de peine pour elle. Le problème ? Tout était superbe. Tout ! Alors, au milieu de cet ensemble de beautés, de chatoiements, comment se démarquer ? Comment exister ?
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 32
19/11/2015 18:16:18
3
Escarpins Observant Grace, Sienna sentit que quelque chose n’allait pas. Son amie était beaucoup trop sensible, ces derniers temps… Rectification : Grace avait toujours été extrêmement sensible. C’était d’ailleurs ce qu’elle appréciait le plus chez elle : son caractère romantique, naïf, un peu rebelle… Et son imagination débordante qui lui jouait parfois de drôles de tours. – Arrête d’envisager l’impossible, conseilla-t‑elle. Grace la contempla fixement. Ses yeux, d’un brun perçant, exprimaient un vif agacement. – Envisager l’impossible ? Mais c’est permanent chez moi ! J’aime croire que l’impossible peut devenir possible ! – Un jour, tu iras vivre en Utopie, c’est ça ? répliqua Sienna, involontairement provocatrice. Parce que là, c’est au SDF que tu penses, je me trompe ? Grace ébaucha une moue triste. – Oui et non. À plein d’autres choses, aussi. Des choses pas du tout idéalistes, si ça peut te rassurer. – N’importe quoi. En tout cas, ne te fais pas du mal pour rien : ne peut pas aider ce pauvre homme, ajouta Sienna. – Cette scène était quand même dure, intervint Cara. – Dure, oui, mais… c’est la vie, osa dire Sienna. Regardez autour de vous… 33
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 33
19/11/2015 18:16:18
Composition et mise en pages : Fa Compo, Lisieux Nº d’édition : 16039 Achevé d’imprimer en décembre 2015 par Lego S.p.A. (Italie) Dépôt légal : janvier 2016
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 287
19/11/2015 18:16:24
250882LBM_EMBRASSE_MOI_cs6_pc.indd 288
19/11/2015 18:16:24