Emmanuelle Kecir-Lepetit
Love in New-York
Emmanuelle Kecir-Lepetit
Love in New York
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À ma bande à moi, Alix, Carole et bien sûr Manue, ma « campagnarde » pas trouillarde. E. K. -L.
Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Virginie Gérard-Gaucher Direction artistique : Élisabeth Hebert Direction de la fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Florence Bellot © Fleurus, Paris, 2015. 15-27 rue Moussorgski, 75018 Paris Cedex 18 www.fleuruseditions.com ISBN : 978‑2-2151‑2847‑2 MDS : 652 319
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Partie I « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre. » Baudelaire, La Beauté
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1 Le départ . Vendredi 31 juillet, Paris, 4 h 50 du matin
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’un geste brusque, Leila stoppa la sonnerie de son réveil avant même la fin du premier bip. Puis elle attendit en silence, dans son lit, l’oreille aux aguets. Non, rien. Aucun bruit ne filtrait de la chambre de ses parents, située juste à côté de la sienne. Il ne s’était pas réveillé. Elle se redressa au milieu de ses draps défaits et frissonna. Pourtant, il ne faisait pas froid, loin de là. La nuit avait même été caniculaire. Mais la température n’avait rien à voir avec ses frissons. La culpabilité, oui. Pour la première fois de sa vie, elle s’apprêtait à désobéir à son père. À défier son autorité. Cela pouvait prêter à sourire ; la plupart de ses camarades de son ancien lycée se seraient même fichus d’elle s’ils avaient su. Mais pour Leila, cette désobéissance n’était pas un acte anodin. Elle s’était toujours attachée à respecter les règles que lui fixait son père – jamais d’ailleurs elle ne les avait trouvées abusives. Sauf cette fois-ci. Elle avait eu beau tenter de le convaincre, argumenter, lui démontrer par a + b combien son projet était solide et même positif pour elle et son avenir, il était resté inflexible. C’était 7
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non, un point c’est tout. Elle n’irait pas à New York. La ville lui semblait trop dangereuse pour une jeune fille de 16 ans et demi, sans adulte pour la chaperonner. Et même si la mère de Pauline était présente, elle n’aurait pas le temps de la surveiller en permanence, n’est-ce pas ? Non, il ne voulait rien entendre. Rien. Leila s’était retrouvée face à un mur. Elle le revoyait encore, il y a quinze jours, se tenant tout droit et maigre dans son bleu de travail, le visage blême comme la statue du Commandeur, sous le néon blafard de la cuisine : – Tu n’iras pas, ti entends ma fille ? Ti n’iras pas ! Quand il était en colère, il reprenait les intonations de ceux qui arrivent tout juste du bled. Un accent dont Leila ne pouvait s’empêcher d’avoir honte, malgré le respect et l’amour qu’elle portait à son père. Alors elle avait explosé, d’un seul coup, de tous ces silences retenus depuis tant d’années, ces non-dits, ces malaises sur lesquels elle n’avait jamais réussi à poser de mots : – Tu ne me comprends pas de toute façon, tu ne m’as jamais comprise ! On ne se parle jamais. Pour toi, je suis juste là pour récolter des bonnes notes, c’est ça ? – Ça n’a rien à voir… – Ça a tout à voir ! Cette année, je me suis crevée au travail pour intégrer le lycée Carnot et j’ai réussi ! Tu m’as dit que tu étais fier de moi, mais tu ne me fais pas confiance ! À ces mots, son père avait baissé la tête et s’était voûté, comme un homme blessé. Cette attitude, loin d’attendrir Leila, eut le don de l’énerver davantage. Les paroles, cruelles, avaient alors jailli de sa bouche sans qu’elle puisse les retenir : – J’en ai assez de faire comme toi : baisser l’échine, trimer sans rien demander en échange ! J’ai envie de vivre, moi ! Et 8
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d’abord tu me dégoûtes… Regarde-toi : tu me fais pitié. Je te déteste ! Puis elle avait claqué la porte et était partie s’enfermer dans sa chambre. Depuis cette scène horrible, tous deux n’avaient échangé ni un mot, ni un regard. Ils étaient bien trop fiers pour esquisser ne serait-ce qu’un premier pas l’un vers l’autre. Ce matin, Leila allait donc désobéir à son père et partir à New York contre son gré, sans lui avoir reparlé, sans avoir fait la paix avec lui et, qui plus est, après lui avoir balancé des choses terribles. Des choses qui dépassaient peut-être un peu sa pensée, mais… il y avait un fond de vérité dans tout cela. Si seulement elle pouvait lui parler. Mais il ne voulait jamais ! Il n’avait jamais le temps ni l’énergie ! Quand il rentrait du travail le soir, il était toujours trop fatigué et le dimanche, il préférait lire, se reposer ou aller fumer le narguilé avec quelques camarades de labeur, sur une terrasse ou dans la pénombre d’un bar, les yeux fermés, en écoutant de la musique orientale. Eh bien tant pis ! Peut-être que son départ à New York allait au moins lui faire comprendre quelque chose. Leila en avait assez d’obéir. Et ce matin, derrière la culpabilité qui la faisait frissonner, elle se sentait aussi incroyablement libre et heureuse ! Pour la première fois de sa vie, elle qui avait toujours été si raisonnable n’allait en faire qu’à sa tête ! Sans un bruit, la longue jeune fille brune enfila les vêtements qu’elle avait préparés la veille au soir, sur sa chaise. Elle sortit de dessous son lit sa valise déjà bouclée, plus un autre sac (des cadeaux pour la famille de Pauline). Pourvu qu’elle n’ait pas à payer un supplément de bagages ! Elle avait vidé son compte en banque pour payer son billet d’avion et si sa mère ne lui avait pas, en sous-main, donné 500 euros d’argent de 9
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poche, elle serait arrivée dans la Grosse Pomme les mains vides, tels ces pauvres émigrés du début du xxe siècle lorsque New York attirait par bateaux entiers les miséreux, les désespérés et les rêveurs venus des quatre coins du monde ! Dans l’obscurité de sa petite chambre, Leila ne put s’empêcher de sourire : cette idée lui plaisait. Un nouveau frisson la parcourut, d’excitation cette fois-ci. L’aventure commençait ! Dans la pénombre de la cuisine, l’adolescente faillit percuter son frère aîné, Ilan. – Tu es prête ? demanda-t‑il à voix basse. – Oui ! – Je vais descendre tes bagages. Il faut faire vite, Papa va bientôt se réveiller pour partir au travail. – Je sais. Tous les matins, six jours sur sept, leur père se levait à 5 h 30, comme un automate. Ou plutôt comme un esclave moderne, ne put s’empêcher de maugréer Leila. Cela finirait par lui miner la santé (avec les cigarettes qu’il fumait à la chaîne). Mais avait-il le choix ? On a toujours le choix, pensa Leila avec défi en s’engageant dans le petit couloir qui menait à la porte d’entrée. Juste au moment de refermer la porte, elle entendit un bruissement de jupes dans le couloir. Elle entrouvrit le battant et aperçut sa mère qui, à pas de chat, venait lui dire au revoir. Sa mère qui lui avait donné sa bénédiction et grâce à qui ce voyage tant désiré avait finalement été rendu possible. Le visage de Mme Bouzziane était tendu, elle prit les mains de Leila dans les siennes : – Fais attention à toi Leila, ma chérie ! S’il t’arrivait quelque chose (elle regarda vers le plafond comme pour prendre Dieu à témoin), ton père ne me le pardonnerait jamais. Il t’aime, tu sais ? Tu es la prunelle de ses yeux. 10
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Leila hocha la tête mais un sursaut de fierté l’empêcha de répondre : « moi aussi ». À la place, elle embrassa sa maman qui, elle au moins, la comprenait. Elle se serra un instant dans ses bras si doux et enveloppants, inspira son parfum de cannelle et patchouli, puis s’arrachant à son étreinte, lança, bravache : – T’inquiète Maman ! Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ? Je serai avec mes copines. Allégée par cette pensée, Leila courut vers l’ascenseur. Elle avait trop hâte de les retrouver ! *** Au même instant, dans l’immeuble situé juste en face de celui de Leila, Gabrielle, aussi alerte et pétillante qu’au beau milieu de la journée, piétinait devant la porte d’un autre ascenseur. Elle enfonça son index sur le bouton d’appel pour la dixième fois de suite. – Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Il est en panne ou quoi ? Puis elle regarda sa montre (pour la onzième fois) et claironna vers une porte ouverte, de l’autre côté du palier. – Morgane, dépêche-toi ! On va rater l’avion… et puis Leila va nous attendre ! Pour toute réponse, un bruit confus d’objets dégringolant par terre lui parvint de l’appartement. La jeune campagnarde secoua ses cheveux châtains sur ses épaules dorées par le soleil et poussa un soupir. Son amie ne changerait jamais ! Même pour partir en vacances – et pas n’importe quelles vacances ! – elle n’arrivait pas à se réveiller. En ce qui la concernait, Gabrielle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Après un mois entier passé à cueillir groseilles et framboises dans le jardin de ses parents, au fin fond de 11
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la Normandie, elle se sentait comme une voiture de Formule 1, vrombissant sur la ligne de départ, prête à lâcher les chevaux ! Depuis quelques semaines, Gabrielle ne pensait qu’à ce voyage. Elle avait dévoré tous les guides touristiques publiés depuis au moins un demi-siècle sur la ville de New York. Listé les sorties qu’elle voulait faire. Et organisé son séjour jusqu’au moindre détail ; toutes ses économies, accumulées jour après jour au long de l’année en gardant la petite Lucie après le lycée, allaient sans doute y passer ! Et encore, peut-être ne suffiraient- elles même pas. Elle serait probablement obligée de se trouver un petit job d’été sur place, mais qu’importe ! Elle était débrouillarde, et cela ne lui faisait pas peur. Ses parents, qui la connaissaient par cœur, n’avaient d’ailleurs pas mis longtemps à lui donner leur feu vert pour ce séjour – d’autant plus qu’ils faisaient une entière confiance à la mère de Pauline chez qui elle serait logée. Et enfin, le grand jour était arrivé ! La veille, Gabrielle avait débarqué à Paris pour passer la nuit chez Morgane, sa grande copine du lycée Carnot – Gabrielle avait intégré ce prestigieux établissement parisien deux ans auparavant grâce à une tante qui habitait juste à côté et chez qui elle logeait. Malgré leurs différences, les deux filles (Morgane, la pure Parisienne, désinvolte, insouciante, la tête dans les étoiles ; Gabrielle, la provinciale, terre à terre et terriblement volontaire) étaient vite devenues inséparables. Et aujourd’hui, elles partaient en vacances ensemble ! À l’instant où Gabrielle s’apprêtait à écraser une nouvelle fois son doigt sur le bouton, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Au même moment, Morgane, mèches blondes en pétard et paupières ensommeillées, apparut sur le seuil de son appartement, suivi de Mme Lenvers, sa maman. Mère et fille s’étreignirent. Morgane attarda sa main sur le ventre rebondi de sa mère : 12
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– Tu prendras bien soin de ma petite sœur, chuchota-t‑elle. Et surtout repose-toi. – Ne t’inquiète pas ma puce. Amuse-toi bien et… n’oublie pas de nous appeler de temps en temps. – Ça ne risque pas ! La blondinette rejoignit Gabrielle dans la cabine de l’ascenseur, en ajustant sa vieille sacoche en cuir sur son épaule. Elle ne quittait jamais ce sac tanné par les années car il contenait son précieux matériel à dessin. – C’est bizarre, j’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… grommela-t‑elle. – Tu as ton passeport au moins ? aboya presque Gabrielle. Morgane tâta la poche droite de sa veste en jean. – Oui. – C’est tout ce qui compte, on y va ! Gabrielle enfonça (enfin !) le bouton qui menait au parking. Christophe, le sympathique beau-père de Morgane, avait proposé de conduire les trois filles, à l’aéroport. Il était descendu un peu plus tôt charger la voiture et devait les attendre depuis déjà un moment. – Il y avait un vol qui décollait plus tard, ronchonna Morgane tandis que l’ascenseur descendait en tremblotant. Pourquoi on ne l’a pas pris ? – Eh bien, primo, pour que Leila puisse filer en douce sans éveiller les soupçons de son père, rappela Gabrielle. – Ah oui, c’est vrai… – Et deuzio, parce que le vol était deux fois moins cher, reprit Gabrielle. Avant d’ajouter, avec sarcasme : Même si ce genre de considération bassement matérialiste passe bien au- dessus de la tête de mademoiselle la bobo ! Les joues de Morgane s’empourprèrent. – Désolée… je ne suis pas encore bien réveillée. 13
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Gabrielle éclata d’un rire sonore qui se répercuta contre les parois métalliques. – Je te signale qu’on part à New York, ma vieille. La ville qui ne dort jamais ! The city that never sleeps, répéta-t‑elle, avec son meilleur accent anglais. Alors il est temps de te secouer ! La jeune artiste laissa échapper un soupir blasé : – Mouais. Enfin, ces trucs-là, moi, ça ne m’impressionne pas. C’est des clichés. À mon avis, je ne vais pas trop aimer cette ville… Gabrielle ouvrit des yeux effarés : – Attends d’y être pour juger. – Bof, les gratte-ciel, ce n’est pas mon truc. C’est moche. Et puis les Américains avec leurs sourires Colgate, ils ne me font ni chaud ni froid ! – Bah j’espère, pouffa Gabrielle. Sinon tu risques de briser le cœur d’un certain… euh… attends, comment il s’appelle déjà ? – Jules ! sourit Morgane. Depuis trois semaines, lors de leur premier baiser à la fête d’anniversaire de Gabrielle, Jules et Morgane ne s’étaient guère revus. Pour la simple raison que le garçon, n’ayant aucun moyen de se loger à Paris pendant les vacances quand l’internat du lycée Carnot fermait, avait dû rejoindre sa famille dans le Sud-Ouest. Toutefois, malgré la distance qui les séparait, les deux jeunes gens étaient en contact permanent via leur téléphone portable, Skype, Facebook, Instagram, Twitter et tous les moyens de communication virtuelle existants. L’idylle allait bon train. Et Morgane l’indécise, qui avait passé l’année précédente en atermoiements, se sentait aujourd’hui plus apaisée. Arrivées dans le parking, les deux filles sautèrent dans la voiture dont le moteur ronflait. 14
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– Vous n’avez rien oublié ? interrogea Christophe en pivotant vers le siège arrière où les deux copines s’étaient serrées. Morgane tâta à nouveau la poche droite de sa veste, sourcils froncés : – Non, je crois… enfin… je pense… – Feu vert pour moi ! l’interrompit Gabrielle, les yeux brillants. – Alors c’est parti ! Le véhicule gravit le raidillon qui menait vers la rue, où l’aube verdissait. À quelques mètres de la sortie, une autre jeune fille attendait sur le bord du trottoir, ses bagages posés à ses pieds, aux côtés de son frère. Apercevant la voiture, elle le serra dans ses bras, puis ouvrit la portière avant, avec un sourire victorieux. Elle glissa un œil vers le beau-père de Morgane, qui ignorait royalement qu’elle partait sans autorisation paternelle. Le voyant occupé à charger ses valises dans le coffre, elle chuchota à ses deux amies sur un ton de conspiratrice : – J’ai réussi à m’échapper : YES !!! – Ça va être trop bien, jubila Gabrielle. Des vacances entre copines, à l’autre bout de la terre, j’en ai rêvé toute ma vie ! – J’ai hâte d’y être ! lâcha Morgane, gagnée à son tour par l’exaltation. Après les dernières embrassades et au revoir à travers les vitres, la voiture s’éloigna en direction de l’aéroport. À 5 h 15 du matin, au creux de l’été, le périphérique était désert et l’autoroute tout autant. Alors qu’ils filaient à travers les tristes banlieues de la région parisienne, Christophe, avec son sens habituel de l’à-propos, demanda : – Eh, les filles, ça vous dirait de vous plonger un peu dans l’ambiance ? 15
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Les trois adolescentes se regardèrent sans savoir où il voulait en venir. Sans piper mot, il baissa en grand toutes les vitres de la voiture et mit en route son lecteur CD à plein régime. Au milieu des pulsations de trompettes d’un orchestre de jazz, la voix de Frank Sinatra s’éleva : Start spreading the news… I’m leaving today ! I want to be a part of it… New York ! New York ! Tandis que Gabrielle et Morgane applaudissaient à l’arrière en entonnant le refrain à tue-tête, Leila, elle, pencha son visage par la fenêtre. Laissant ses longs cheveux tournoyer dans le vent et le souffle de la vitesse fouetter son visage, elle se répéta à voix basse, mais en français : « Répands la nouvelle, je pars aujourd’hui… Je veux être une part de New York, New York… » Son cœur se serra dans sa poitrine. Ce voyage était pour elle une fête, mais aussi un arrachement.
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2 Breakfast chez les Hutchinson . Vendredi 31 juillet, neuf heures plus tard, à New York –
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ood morning, Pauline !
L’adolescente, qui venait de pénétrer dans la cuisine, sursauta. Elle ne s’y habituerait jamais. Depuis qu’elle était arrivée à New York, chaque matin lorsqu’elle descendait prendre son petit déjeuner, Nathan, le nouveau compagnon de sa mère, l’accueillait d’un puissant et enthousiaste « Good morning ! » dont l’énergie aurait été capable de réveiller les morts… Chaque matin, elle le trouvait à la même heure, impeccablement rasé et habillé mais la taille ceinte d’un tablier, debout devant les fourneaux en train de faire cuire des pancakes. Malgré son poste d’avocat dans un grand cabinet, il prenait le temps de préparer le petit déjeuner pour toute la maisonnée. Il ne semblait jamais pressé. Jamais stressé. Et toujours de bonne humeur. Comment faisait-il ? – Hello… euh… bonjour, good morning, bafouilla Pauline en s’approchant pour lui serrer la main. 17
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Elle aurait peut-être dû l’embrasser… mais elle n’osait pas. Ils se connaissaient à peine. Et puis, aux États-Unis, elle avait vite compris que les gens ne se faisaient pas la bise, à tout bout de champ comme en France. En famille, bien sûr, c’était différent. Mais Pauline ne considérait pas encore Nathan Hutchinson comme faisant partie de sa famille – si tenté qu’elle en ait jamais eu une ! L’avocat s’empara de la main de Pauline pour la serrer dans la sienne – si fort que l’adolescente entendit ses phalanges craquer. – Je peux aider… euh… I can help ? reprit laborieusement la rouquine. Depuis qu’elle était arrivée, elle avait aussi pris conscience d’une seconde chose : son niveau en anglais était pitoyable ! En bonne petite Française, elle n’avait jamais vraiment pris au sérieux la langue de Shakespeare. Elle en trouvait l’accent ridicule, voire grotesque… Au collège et même au lycée, être nulle en anglais n’avait jamais été très grave. C’était même, à la limite, une preuve d’intelligence. Et d’un seul coup, elle se retrouvait en immersion en plein New York, dans une famille américaine, et s’avérait incapable d’aligner une phrase correcte. Quelle idiote ! Nathan secoua la tête et lui désigna une chaise autour de la grande table ronde, qui trônait au milieu de la non moins grande cuisine de son duplex new-yorkais. – Have a seat, assieds-toi, je t’en prie ! Lui, en revanche, parlait extrêmement bien français… – Maman n’est pas encore réveillée ? demanda Pauline en renonçant à faire le moindre effort de langue. – Elle est sous la douche, elle arrive… L’adolescente tiqua : – Faut qu’elle se dépêche. L’avion de mes copines atterrit dans une heure ! On va être en retard ! 18
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– Relax ! la rassura Nathan avec un grand sourire. – Oui, mais le temps de trouver un taxi… Nathan secoua la tête, sans se départir de son sourire : – Pas besoin de taxi, vous prenez la Jeep… Pauline le dévisagea, ébahie, hésitant entre lui sauter au cou et se confondre en remerciements polis. Ce type était la coolitude absolue ! L’adulte le plus génial qu’elle ait jamais rencontré… Mais aussi, elle osait à peine se l’avouer : le père qu’elle avait toujours rêvé avoir. Or justement là était le problème : son père à elle, le vrai, était parti deux ans auparavant, du jour au lendemain, en abandonnant sa famille qu’il venait de ruiner. Depuis, pas de nouvelles. Elle ne savait même pas où il vivait. Pauline avait donc un peu de mal avec tout ce qui pouvait se rapprocher d’une figure paternelle. Et la vérité, c’est qu’elle ne savait pas sur quel pied danser avec Nathan. Ne sachant comment réagir, elle décida de ne pas réagir du tout. À peine marmonna-t‑elle un : « Ah ? Sympa, merci… » avant de plonger le nez dans son pancake (qui sentait délicieusement bon). Elle savait pourtant que se priver de son véhicule allait singulièrement compliquer la journée de Nathan, qu’il passait en navettes incessantes entre son bureau, le tribunal et les différents parloirs des prisons de New York où ses « clients » étaient incarcérés (Nathan était avocat pénaliste, il défendait des criminels ou plutôt, selon ses propres mots, des « personnes accusées de délits ou de crimes et présumées non coupables »). Et surtout, il fallait bien l’avouer, Pauline était ravie de pouvoir débarquer à l’aéroport à bord de ce 4 × 4 hallucinant, mieux équipé qu’une station spatiale et aussi confortable que la suite royale d’un hôtel cinq étoiles, qui n’existait sans doute qu’en Amérique. Elle avait hâte de voir la tête de Leila, Morgane et Gabrielle lorsqu’elles découvriraient l’engin. Aller 19
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les chercher dans une de ces limousines blanches longues comme un paquebot qu’on voyait à chaque heure du jour et de la nuit se promener sur Broadway ne leur ferait pas plus d’effet ! Quelques secondes plus tard, Mme de Saint-Sevrin, la mère de Pauline, apparut dans la cuisine, vêtue d’un pantacourt et d’un tee-shirt reproduisant un dessin de Keith Haring – un style vestimentaire aux antipodes de celui qui était autrefois le sien ! Après avoir déposé un baiser sur la joue de sa fille, elle s’assit à côté de Nathan. Par pudeur, les deux adultes n’échangèrent aucun baiser mais Pauline devina que leurs mains s’étaient enlacées sous la table. Un geste de connivence comme n’en ont que les amoureux… Gênée, elle baissa de nouveau les yeux. Nathan, sentant son malaise et désireux de le dissiper, se pencha aussitôt vers elle et demanda d’un ton enjoué : – Alors… tout est prêt dans la chambre pour l’arrivée de tes amies ? – Oui, merci… c’est vraiment trop chouette de m’avoir laissé utiliser la chambre de votre fille. – Ce n’est pas moi que tu dois remercier mais Sarah ! s’esclaffa Nathan. – Bien sûr. Pauline réprima une grimace : cette Sarah avait beau être la fille de Nathan (il était séparé de sa première femme depuis quelques années), elle ne lui ressemblait pas du tout. Autant lui était gentil, serviable, drôle, détendu… autant cette gamine lui paraissait capricieuse et superficielle. Une pestouille de 14 ans qui parlait avec un accent nasillard désagréable, se mêlait en permanence de ce qui ne la regardait pas et avait le don – depuis son arrivée – de pénétrer en coup de vent dans « sa » chambre… sous prétexte que c’était la sienne ! 20
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En plus, elle ne faisait jamais l’effort de parler français ! Elle était pourtant scolarisée au collège du Lycée Français de Manhattan, l’école la plus prestigieuse de la ville, et devait donc être parfaitement bilingue. Pauline en était persuadée : Sarah comprenait le français, ne ratait pas un seul mot de ce qui se racontait autour d’elle et si elle faisait semblant de ne pas s’exprimer dans cette langue, c’était dans l’unique but de l’énerver, elle. Révoltant ! Quand on parle du loup, il ne tarde pas à sortir du bois. La délicieuse Sarah fit irruption dans la cuisine : – Hello dad ! Hi Camille ! fit-elle en plaquant un baiser sur la joue de son père ET de Mme de Saint-Sevrin – un comble ! Puis elle se tourna vers Pauline : Hi ! How are you ? – Faïneu, tanque you ! répondit la rouquine en forçant son mauvais accent. Sarah éclata de rire : elle avait l’air de trouver Pauline très drôle. Puis elle reprit, en anglais : – J’espère que tes amies sont aussi sympas que toi. On va pouvoir s’éclater toutes les cinq ! – Toutes les cinq ? s’étrangla Pauline. – Bah oui, je connais Manhattan comme ma poche, je vais vous servir de guide ! Pauline la fixa, catastrophée mais sans savoir quoi dire – surtout qu’elle ne trouvait pas les mots pour le dire ! Sarah en profita aussitôt pour avancer un autre pion : – Je peux venir avec vous à l’aéroport ? – NON ! Ça, Pauline savait le dire, même en anglais. Mais elle avait dû le crier un peu trop fort car à présent tout le monde la fixait, les yeux ronds. Nathan, sa mère… et l’adorable petite Sarah, bien entendu ! 21
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– Je veux dire… euh… I mean… il ne va pas y avoir assez de place dans la voiture, tenta Pauline pour se rattraper aux branches. – Pas assez de place ? répéta Sarah, hilare. Dans la Jeep ? Elle se leva, fourra dans sa bouche un énorme morceau de pancake et annonça en postillonnant : – Dans cinq minutes je suis prête ! Pauline se tut, vaincue. À côté, sa mère étouffait un petit rire tandis que Nathan levait les mains de façon drolatique en lâchant : – It’s family life, Pauline ! « Le pire, pensa l’adolescente, c’est qu’il a sans doute raison… »
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3 Le choc . Vendredi 31 juillet, 10 a.m., aéroport John F. Kennedy, NY
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lantée tel un piquet devant le portique des « arrivées », Pauline bouillait d’impatience ! Cela faisait plus de trois semaines qu’elle était privée de ses amies ! Avant de s’envoler pour New York, elle avait dû régler une tonne d’affaires pratiques qui ne lui avaient guère laissé le loisir de les fréquenter. Et le peu de temps libre qui lui restait, elle l’avait bien sûr consacré à Balthazar, son petit copain, sachant qu’elle allait être séparée de lui pendant tout l’été… Autant dire une éternité ! Il lui manquait terriblement. Depuis ce qui s’était passé au printemps – et notamment ses démêlés avec l’odieuse Tara qui avait tout manigancé pour les séparer – elle avait la sensation de l’aimer dix fois plus qu’au départ. Et elle savait que cet amour était réciproque. Il avait résisté aux préjugés, aux médisances, à la méchanceté. Il s’était révélé plus fort que tout ! La certitude que Balthazar, malgré la distance, pensait à elle chaque jour là-bas, en France, rendait désormais Pauline beaucoup plus sûre d’elle. ***
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N’empêche… un peu de compagnie – autre que celle de sa mère et de la famille de Nathan – allait lui faire du bien ! Mais que se passait-il ? Les minutes s’écoulaient, et toujours aucun signe de la bande. Leur avion avait pourtant déjà atterri depuis une heure ! C’était sans doute dû à tous les contrôles antiterroristes à la frontière… Pauline y avait eu droit, comme tout le monde, quinze jours auparavant, et elle savait désormais que les Américains ne plaisantaient pas avec la sécurité. Pour tromper l’attente, Mme de Saint-Sevrin et Sarah étaient parties faire du shopping dans la zone marchande. Quant à Pauline, qui brandissait à bout de bras une pancarte où elle avait écrit, en grosses lettres roses, les prénoms de ses trois amies, elle commençait à fatiguer. Enfin, le portique métallique s’ouvrit et, parmi la cohue grise des voyageurs en provenance de Paris, Pauline aperçut un casque auburn qui semblait dominer toute la foule d’une tête. À côté ondulait une chevelure difficile à domestiquer… et derrière, oui, les reflets paille d’une frimousse à nulle autre pareille. Pauline hurla à pleins poumons : – GABY ! LEILA ! MORGANE ! JE SUIS LÀ ! Les trois intéressées se précipitèrent en bousculant leurs voisins et en poussant force cris ravis : – YOUUUUUU ! ON EST ARRIVÉES ! À NOUS NEW YORK ! Les quatre ados tombèrent dans les bras les unes des autres sous l’œil réprobateur des autres passagers parisiens, mais celui, rigolard et complice, de tous ceux qui étaient venus les attendre. Quelques Américains se mirent même à battre des mains. Morgane se retourna, étonnée : – Je rêve ou… ils nous applaudissent ? – Tu ne rêves pas, pouffa Pauline. Welcome to the United States, ma choute ! Ici, les gens sont super bon public, tu vas t’y faire. 24
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– Ouh là, c’est relou… grimaça Morgane qui n’en revenait pas. – Venez ! enchaîna Pauline en s’emparant de deux valises. Ma mère nous attend et aussi, euh… Sarah. – Sarah ? demandèrent en chœur Leila, Gabrielle et Morgane. – Hum… je vous expliquerai. La réaction des vacancières devant l’imposante Jeep de Nathan fut à la hauteur de ce qu’espérait Pauline. Après avoir tourné autour plusieurs fois, puis chargé leurs valises dans l’immense coffre, elles rejoignirent la rouquine sur les banquettes arrière, situées en vis-à-vis, des étoiles dansant dans les yeux : – Wouah… ça déchire ! – Grave ! – C’est une voiture de location ? – No ! intervint Sarah, qui était installée sur le siège avant. Et elle ajouta en anglais : C’est la voiture de mon père. – Ooooh… eh bien, good ! Bravo ! Congratulations to him, reprirent les trois nouvelles venues après un léger silence. Satisfaite, Sarah se retourna vers le pare-brise. Les quatre filles échangèrent des regards narquois, en pouffant en silence, et Pauline eut l’intuition qu’elle n’aurait finalement rien à expliquer à ses amies. Elles avaient déjà tout compris ! Pendant ce temps, Mme de Saint-Sevrin s’était mise à rouler, en lançant dans le rétroviseur de petits coups d’œil attendris à la jolie troupe qui, à l’arrière, était tout à la joie de ses retrouvailles. Sarah, elle, ne disait plus rien. Elle pianotait sur son téléphone portable pour envoyer des rafales de textos… Au 25
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Composition et mise en pages : Facompo, Lisieux N° d’édition : 15279 Achevé d’imprimer en août 2015 en Italie par Lego Dépôt légal : septembre 2015.
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Love in New York Une ville, deux cultures, trois semaines, quatre amies. Quatre filles à New York vont apprendre à se connaître et unir leurs forces pour aller à l’assaut de la Grosse Pomme et croquer la vie à pleines dents !
Dans la même collection : Emmanuelle Kecir-Lepetit
Bouquet de roses, playlist et nouvelle vie !
Illustration de couverture © Shutterstock, Mike Demidov
Pauline acceptera-t-elle sa nouvelle famille ? Gabrielle se décidera-t-elle enfin à écouter son cœur ? Leila parviendra-t-elle à faire face à sa famille et à ses origines ? Morgane saura-t-elle apprivoiser ses sentiments ?