9782215130222 le ciel est la limite

Page 1


BellesPages_CielLimite.indd 1 1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 1

21/01/2016 09:43 29/01/16 15:04


À mes deux fils et à leur père. À tous les habitants des favelas de Rio. Puissent-ils vivre en paix chez eux et y rester tant qu’ils le souhaitent.

Illustration de couverture : Oriol Vidal Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud Direction artistique : Élisabeth Hebert Conception graphique : Bleuenn Auffret Fabrication : Thierry Dubus, Sabine Marioni © Fleurus, Paris, 2016 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3022-2 Code MDS : 652 375 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 2

29/01/16 15:04

Belles


Anne LanoĂŤ

FLEURUS

BellesPages_CielLimite.indd 2 1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 3

21/01/2016 09:43 29/01/16 15:04


1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 4

29/01/16 15:04


Prologue

Peut-on finir comblé au pied d’un souvenir ?

Je me souviens. J’avais huit ans. C’était une belle journée. Un après-midi ensoleillé d’hiver comme nous en connaissons tant à Rio. Le soleil caressait nos peaux et je portais une robe rouge à bretelles. Un cadeau de ma tante Celia, je crois. Nous étions montés au sommet de Vidigal sur l’Arvrão pour profiter de la vue et nous étions installés près des vieilles balançoires pour les enfants, fabriquées par mon père. Je n’étais pas encore bien grande et mon frère Rodrigo m’avait fait pleurer en se moquant de moi. – Alors petite, on a les pattes trop courtes ? – Arrête de toujours la chercher du haut de tes quatorze ans, avait dû lui répondre ma mère. 5

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 5

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

Quand ils sont arrivés. Ils marchaient doucement, un peu hésitants, et je n’ai pas attendu la remarque acide de ma mère – encore des gringos ! – pour comprendre qu’ils étaient des touristes. Ils étaient habillés simplement, en short et baskets, et avaient sans doute fait des efforts pour ne pas se faire remarquer, comme on leur conseillait dans les guides. Mais cela ne trompait personne, et même une enfant comme moi pouvait savoir au premier coup d’œil qu’ils étaient des étrangers. La forme des vêtements ? La marque inconnue des baskets ? Tout cela, mais aussi leurs gestes, leur manière de marcher. Et leur peau. Blanche, très blanche. Dans notre favela, personne n’a la peau aussi claire et je les regardais, fascinée par leur différence. Ils se sont assis sur quelques pierres et ont sorti un peu gênés leur pique-nique pour manger non loin de nous. Ma mère n’en revenait pas : – Tu vas voir qu’ils vont nous laisser toutes leurs miettes et leurs papiers ! Moi, je les trouvais extraordinaires et je ne les quittais pas des yeux. Ils étaient quatre mais je ne regardais que la maman et le plus petit des deux garçons. Elle était restée debout et faisait des sandwichs en souriant, l’air heureux. Et lui riait. À pleines dents. C’était la première fois que je voyais un garçon étranger de mon âge aussi à l’aise. On aurait pu le prendre pour un petit Brésilien. Était-ce son air confiant ? La blondeur de ses cheveux ? Ou son sourire incroyable ? Je ne saurais pas l’expliquer, même des années plus tard. Mais je suis tombée 6

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 6

29/01/16 15:04


Peut-on finir comblé au pied d’un souvenir ?

amoureuse de lui comme on peut tomber amoureuse à huit ans, sans rien savoir de la vie, et le souvenir de cette journée est resté gravé dans mon cœur. Après qu’ils ont mangé et tout nettoyé soigneusement, les garçons se sont approchés des balançoires et nous avons joué côte à côte sans nous parler. – Regarde ! a dû dire le petit à son frère. Je monte jusqu’au ciel ! Je n’ai rien compris à ce qu’il disait, bien sûr, mais j’ai compris l’essentiel grâce à ses mimiques. – Francês, a conclu mon frère d’un air entendu, en les écoutant l’air de rien, et de précieux instants ont coulé comme il ne s’en passe que durant l’enfance, de petits moments sans importance et qui vous marquent à jamais. Je les ai regardés partir, le cœur serré, tandis qu’ils grimpaient la côte pour monter jusqu’en haut des Dois Irmãos, où l’on peut profiter d’une vue imprenable sur Rio, et il me semble parfois que je les attends encore.

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 7

29/01/16 15:04


1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 8

29/01/16 15:04


1

Je vous déteste tous

« Allez au diable ! Je m’appelle Samuel Hall. Je vous déteste tous. » C’est curieux comme certaines chansons vous restent en tête et vous obsèdent. Des passages en particulier. Une seule phrase, parfois. Depuis ce matin, je me répète en boucle ces paroles de Bashung en serrant les dents, et à défaut d’être soulagé, je trouve un peu de réconfort à me rapprocher de ce Samuel. À mâcher sa rage. J’aimais bien écouter ce morceau en voiture avec les parents il y a quelques années. Je trouvais cette phrase dure et violente, et aujourd’hui elle me va comme un gant. Je regarde par la fenêtre du hublot le paysage morne, les pistes de Roissy qui se croisent à perte de vue, le bitume, et rien n’accroche mon regard. 9

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 9

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

« Ce garçon ne va pas bien, effectivement. Il lui faudrait un changement profond, un nouveau cadre pour reprendre pied. » J’entends encore la discussion du psy avec mon père, il y a quatre mois, à la porte du cabinet de consultation. Qu’est-ce que ce type a pu comprendre de moi à l’époque, puisque je n’ai rien dit ? Pas un mot. Rien. Je suis resté comme un mur triste, calé au fond du fauteuil. Ne pas parler, ne pas parler. Pas de fissure au barrage. Un bloc de non. Et maintenant, me voici enfoncé dans un fauteuil d’avion. Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change ! Je vais devoir participer à un programme écologique de revégétalisation d’une favela de Rio, et à défaut de parler, il faudra bien que je communique un peu. Un minimum. Ils m’ont tous bien eu. Je n’ai là-dessus aucune certitude mais je suppose que mon grand-père Eugenio a joué sa carte à plein, lui et sa fibre écolo de hippie soixante-huitard attardé. Il a passé sa vie à faire suer ma grand-mère en la traînant dans les forums altermondialistes. Mais il faut bien reconnaître qu’il s’est fait des copains dans le monde entier, et c’est chez son grand ami brésilien Helio Arrabal que je vais atterrir. L’avion vrombit et je regarde les familles parlementer, échanger les fauteuils pour se rapprocher les uns des autres avant le décollage. Cela me rappelle des souvenirs, mais il ne faut pas y penser. Quelle est l’expression ? « Un voyage d’agré-

10

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 10

29/01/16 15:04


Je vous déteste tous

ment. » Onze heures d’avion tout de même, tu parles d’« un petit voyage pour se ressourcer » ! Une hôtesse s’approche de moi : – Tout va bien Samuel ? me demande-t-elle en consultant sa fiche de bord. Je hoche la tête sans la regarder, pour l’expédier au plus vite. – Que voudras-tu pour le dîner ? Lasagnes ou émincé de volaille à la forestière ? Je fais un avec le pouce et l’hôtesse n’insiste pas, l’air entendu. Elle doit être au courant elle aussi. Tous dans le même sac ! Quand l’avion décolle, je regarde malgré tout le paysage disparaître et quelque chose s’effondre encore en moi. «  Descendre, descendre, pour ne plus avoir à remonter… » Encore un bout de chanson à la noix qui me revient. Un de ces morceaux que nous faisait écouter maman, sans se rendre compte des traces que cela laissait. Mais maintenant c’est en moi et je laisse la tristesse m’envahir, sans plus résister. Plusieurs heures passent sans que je trouve la force d’ouvrir vraiment les yeux. Un état de somnolence avancé. Puis le réel reprend le dessus et je m’occupe un bon moment en écoutant de la musique, en jouant à quelques jeux débiles avant de regarder pour la énième fois Le Père Noël est une ordure. Enfin l’aurore paraît, et aux cris d’extase que poussent certains passagers – « C’est le Pain de Sucre, c’est le Pain de Sucre ! » – en se contorsionnant dans tous les sens, je comprends que nous arrivons à destination. Rio de Janeiro. Son Pain de Sucre. Son 11

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 11

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

Christ rédempteur. Et pour moi, deux mois d’été dans la favela de Vidigal. Je débarque après au moins une heure d’attente et de formalités stupides : oui je suis moi, Samuel Rivière. Le même que celui contrôlé à Paris, soit dit en passant… Avec un passeport biométrique vérifié vingt fois entre l’aéroport et l’avion, et la pupille scannée et fichée à vie. Mais si vous avez la formule pour changer de peau en lousdé dans les toilettes de l’avion, je suis preneur ! Surtout la cicatrice, là, sur ma joue. Oui je suis seul et mineur. « Ouh la la quel long voyage pour un adolescent ! » Enfin, après avoir gentiment suivi l’hôtesse qui me parle comme si j’avais neuf ans, j’arrive devant Helio, un Carioca pure souche en short et tongs colorées. – Bom dia Samuel ! Tudo Bem ? Je suis Helio, le grand ami d’Eugenio, ton grand-père. C’est moi qui dirige l’association As sementes da esperança à Vidigal. Tu as fait bon voyage ? Bon… Il le sait ou quoi que je ne parle pas ? Avec la fiche de renseignements que nous avons fournie, et tous les papiers administratifs que nous avons dû remplir, mon père a bien dû glisser quelque part que je suis mutique, non ? Je fais donc couci-couça avec la main, sans faire plus d’efforts, et je me retrouve vite avec Helio et son ami chauffeur dans un taxi. – Tu vas voir Samuel, tu vas beaucoup te plaire à Rio. Je parle un peu le français, que j’ai appris autrefois au lycée, mais comme c’est un voyage culturel pour toi ici, tu vas vite

12

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 12

29/01/16 15:04


Je vous déteste tous

apprendre le portugais avec nous. Nous les Cariocas, nous adorons parler ! Quel âge as-tu ? Je fais seize du bout des doigts, sans le regarder. – Dezasseis ! Commo minha sobrinha, ma nièce ! Elle s’appelle Céu. Et tu vas voir, elle va tout t’apprendre ! Le nom des plantes et des arbres ici, la samba et le forro, les quartiers de Rio. C’est une fille incrivel, formidable. Une fille vraiment à part. Elle étudie beaucoup et elle a appris le français pratiquement toute seule. C’est dur le français ! Je regarde Helio d’un œil morne. Il a une tête plutôt sympathique et je l’imagine bien en train de rire et de refaire le monde avec mon grand-père à la table des cafés. Mais ce voyage au Brésil est un sale coup pour moi et il est hors de question que je me fasse embobiner par ce vieux roublard. – Ah là, ce sont les favelas de la Maré, me dit-il en me voyant plisser le nez. Ça ne sent pas très bon, hein ? Cela fait des années que nous attendons une vraie pacification ici pour que les travaux commencent. Les poubelles ne sont pas ramassées, il n’y a pas l’eau courante, alors les gens font comme ils peuvent. Ça aussi c’est Rio ! Je n’ai pas le temps de réfléchir à ce qu’il vient de me dire car le taxi fait soudain une grande embardée. Helio éclate de rire en voyant ma tête. – La conduite à Rio est un peu especiale, hein ?

13

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 13

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

Plutôt especiale oui ! Son copain roule à toute vitesse et je ne suis pas plus rassuré que cela, une main accrochée à la banquette avant. – Tudo bem Samuel, tudo bem. Le chauffeur est mon ami et il sait ce qu’il fait. On a de la chance, parfois il y a des congestiones et on n’avance plus du tout ici. Un enfer de voitures ! Mais là, ça roule bien, alors on en profite. Regarde comme il fait beau ! Le portable d’Helio sonne et tandis qu’il répond et parlemente en brésilien en se retournant souvent pour me faire des clins d’œil ou me montrer du doigt des choses à ne pas rater, je regarde vaguement la ville. Ce n’est pas vraiment le paysage de carte postale qu’on m’a vanté… Des baraques de fortune peintes en vert, bleu ou jaune. Des dessins, des graffitis sur les murs, partout. C’est plutôt gai, mais franchement, c’est sale. Pas de quoi se pâmer comme l’ont fait tous ceux qui ont su que je partais : « Tu vas à Rio ! Oh tu as trop de la chaaaance ! » Quelle heure est-il à Paris au juste ? Je regarde ma montre et constate qu’il est déjà treize heures trente en France. Ils doivent être en train de manger et pour moi la journée commence ! Tu parles d’un décalage ! Je suis à l’autre bout de la planète et cela me semble soudain complètement fou. Et puis au sortir d’un tunnel, Rio apparaît. Celui des photos et des reportages télévisés. Des immeubles modernes encerclés de montagnes avec la mer juste à côté. Un paysage… assez étonnant, c’est vrai. 14

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 14

29/01/16 15:04


Je vous déteste tous

– Alors, c’est pas mal hein gringo ? me lance Helio en me voyant penché pour apercevoir le Christ rédempteur. Ne t’inquiète pas, celui-là tu le verras de partout. C’est notre protecteur à nous, les Cariocas. Et Helio se signe rapidement en regardant la statue aux bras grands ouverts. Puis nous suivons la route des plages, et les noms mythiques de Copacabana et Ipanema apparaissent sur les panneaux de signalisation. – On approche, Samuel, me renseigne Helio. Tu vois cette colline ? On appelle cela un morro en brésilien. Et là ce sont Los Dois Irmãos. Les deux frères. Parce qu’ils sont collés. Et bien c’est là que nous allons. Après Ipanema Leblon, tu verras l’hôtel Sheraton. Je crois que c’est là que logeait l’équipe de France de football pour la Coupe du monde en 2014, tu sais. Et après, c’est notre Vidigal ! Le taxi roule bon train et nous arrivons en quelques minutes sur une placette minuscule face à l’océan. Des enfants jouent, des motos s’arrêtent, se croisent, les gens se hèlent dans la rue en riant. Franchement, c’est le bazar mais il y a ici une énergie que je ressens d’emblée. – Bienvenue au Vidigal Samuel ! me dit Helio en me passant le bras sur l’épaule. Et maintenant nous allons prendre un petit van Wolkswagen pour monter. Pour monter tout en haut ! Tout en haut… Je regarde la route en lacets qui affiche une pente à quarante-cinq pour cent au bas mot, et je me demande 15

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 15

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

bien comment un minibus va pouvoir gravir une côte pareille. Mais Helio ne me laisse pas le temps de réfléchir longtemps. – Entre no carro Samuel ! Monte dans le van ! Tu vas voir, cela secoue un peu mais c’est encore ce que l’on a trouvé de mieux pour se déplacer ici. Je le suis sans discuter et m’assieds sur la banquette arrière, qui est déjà occupée par une mère et sa petite fille. Puis, après avoir payé quatre réaux pour notre voyage, Helio fait glisser la portière et notre mini bus s’élance dans la côte. Honnêtement, je défie quiconque de se sentir à l’aise sur une route pareille. Mais pour moi, c’est tout bonnement l’enfer, et Helio a beau me faire des petis signes, pouce levé, pour me dérider, je n’en mène vraiment pas large. Des flashs me reviennent. Je réentends le crissement des pneus. – Tranquilo, Samuel, tranquilo ! Tudo bem ! À peine Helio prononce-t-il ces mots pour me rassurer qu’un van arrive à toute vitesse en sens inverse, obligeant le chauffeur à piler sec. Je ne crie même pas, la bouche ouverte dans l’effroi. – Cretino ! Au juron qu’il pousse, je comprends que même le chauffeur a eu peur… La conduite à Rio est complètement dingue et je me jure solennellement de ne plus remonter dans une voiture avant longtemps. Puis le van repart et, après une manœuvre rocambolesque et cinq minutes interminables pour moi, nous nous arrêtons sur une petite esplanade. 16

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 16

29/01/16 15:04


Je vous déteste tous

– Allez Samuel ! Plus que quelques mètres à redescendre à pied et nous sommes arrivés. Tu es tout pâle ! On va te faire un bon café ! Je tremble comme une feuille, épuisé par la fatigue, le voyage et tout ce que je traîne avec moi depuis des mois. Et c’est ainsi que je me présente devant Céu, Céu la belle, Céu la brillante.

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 17

29/01/16 15:04


1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 18

29/01/16 15:04


2

Je ne parle qu’à des gens qui n’sont pas là

– Voilà notre petit Français ! annonce Helio en arrivant à la maison. Céu, voici Samuel Rivière ! Samuel, ma nièce, Céu. Le minimum syndical pour les présentations. À nous de meubler pour la suite, et Céu me racontera plus tard tout ce qu’elle a ressenti lors de notre première rencontre. Quand j’entre dans le salon, elle a les mains dans la couleur et retouche une de ses peintures sur le bar en écoutant Buffalo Soldier de Bob Marley en fond sonore. Du reggae… Tout ce que je déteste. Je la regarde vite, un peu ahuri par sa manière d’être et de s’habiller, si colorée, si originale, et je mesure d’un coup d’œil le fossé qui nous sépare elle et moi. Un perroquet bariolé rouge 19

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 19

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

et violet ne me ferait pas d’autre effet. Elle est affairée, un peu décoiffée, et la seule chose que je remarque avec précision est le tatouage qu’elle porte sur l’épaule. Une petite étoile sur sa peau dorée. Pour le reste, une jolie fille, mais je n’ai pas la tête à ça et je me concentre sur le cadre. Il y a des verres alignés, des plats et des bouteilles partout et cela sent la préparation d’une fête à plein nez. Je sais qu’elle me regarde attentivement et ses yeux brillants glissent sur moi comme un laser tranchant. Au scan, cela doit donner : cheveux châtains, yeux noisette, peau pâle avec une cicatrice sur la joue droite, mâchoires serrées. Plutôt grand, mince. Regard dur. Nez prononcé. Antipathique. Rien à voir en tout cas avec la photo qu’ils ont reçue de moi un mois avant. Sans doute un vieux Photomaton d’avant l’accident. Mais je ne supporte plus les photos et papa a fait avec ce qu’il a trouvé. Si elle pensait découvrir un adolescent de son âge, en pleine crise d’acné et un peu empoté, elle doit être étonnée… – Bonjour Samuel ! Bienvenue à Vidigal ! Tu dois être très fatigué par le voyage, me dit-elle enjouée. Veux-tu quelque chose à boire, un café ? Je crois qu’elle n’a pas bien compris le mode d’emploi des mutiques, alors je prends mon air buté en hochant vaguement la tête en signe d’acquiescement. Eh oui… Les choses ne vont pas être faciles.

20

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 20

29/01/16 15:04


Je ne parle qu’à des gens qui n’sont pas là

C’est alors qu’Helio nous annonce tout de go, avec son air débonnaire, qu’il doit partir : – Bon, les amis, je vais vous laisser entre jeunes. Je dois aller chercher les autres à l’aéroport dans l’après-midi et faire quelques courses pour ce soir. Vous serez mieux pour papoter tous les deux, hein. Tu lui montres tout, Céu. La chambre des garçons, le jardin. Je compte sur toi ! Papoter. Il en a de bonnes ! Helio part en nous laissant seuls et Céu me regarde tandis que je grimace en buvant son café. – Tu le trouves trop fort Samuel ? Je fais non de la tête en grimaçant encore un peu plus et elle est soudain prise d’un fou rire inattendu. – Pardon Samuel ! Je ne veux pas me moquer de toi mais tu fais une tête tellement drôle en buvant ce café que c’est plus fort que moi. Ben voyons… Je souris vaguement – bien qu’elle soit effectivement en train de se foutre de ma gueule – et je mime un truc qu’on met dans une tasse. – Oh mais oui pardon ! J’ai oublié de te proposer du sucre. Et elle m’apporte aussitôt de quoi adoucir mon café. – Pour la prochaine fois, je vais te montrer où sont les choses. Comme ça, tu sauras trouver ce qui te manque. Dans ce placard il y a le café, le chocolat et le thé pour le petit déjeuner. Là il y a la farine, le sucre, le riz et les pâtes. Et sinon, tu fouilles dans le frigo pour le beurre et tout ce qui doit rester au frais. N’hésite pas à me demander. Nous ferons la cuisine à 21

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 21

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

tour de rôle et chacun mettra la main à la pâte pour le rangement et le ménage. Je serai là les deux mois sur le projet avec mon oncle Helio et je parle le français comme tu vois. Enfin je fais beaucoup d’efforts mais c’est une langue très difficile. Et toi, tu parles le brésilien ? Je fais non de la tête – j’ai tout de même appris deux trois trucs au cas où – et elle me conduit sur la terrasse pour que je découvre un peu la vue. – Voilà, c’est chez nous ! Nous avons des maisons de pauvres comme tu vois mais le monde entier nous envie cette vue sur Rio. Ce n’est pas pour rien qu’on cherche à nous déloger d’ailleurs ! C’est bien trop beau pour nous. Ils s’acharnent depuis cinq ans à essayer de nous faire partir d’ici mais nous tenons bon comme tu vois. Seul le ciel nous arrête. Et toi, tu habites Paris alors ? Cela doit être fantastique d’habiter dans une des plus belles villes du monde ! Je hoche vaguement la tête sans plus me donner de peine, avec l’air de m’ennuyer à cent sous de l’heure, et comme je suis peut-être le seul être humain à ne pas s’extasier devant la baie de Guanabara et les plages de Leblon et d’Ipanema, elle me prend pour un bêcheur et me plante net, à peine arrivée devant la porte de ma chambre : – Bon eh bien je vais te laisser te reposer. Si tu as besoin de moi, je suis dans le salon, je t’emmènerai voir le jardin un peu plus tard. Ciao !

22

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 22

29/01/16 15:04


Je ne parle qu’à des gens qui n’sont pas là

Que voulait-elle que je lui dise ? J’ai bien vu son visage ­s’allonger au fil des minutes qui passaient sans que j’ouvre la bouche. Mais je n’ai pas choisi d’être là et je ne vais pas faire d’efforts pour ses beaux yeux. Cela leur fait toujours le même effet. Ils pensent que je parlerai avec eux, qu’ils perceront la coquille. Et puis ils se vexent. S’énervent. Renoncent. Ne parlent plus. Comme moi. Cela m’est venu il y a un an et huit mois. Six cent cinq jours de silence aujourd’hui. Et le temps passant, je ne vois plus de raison de me remettre à parler. Pour leur dire quoi au juste ? Que c’est de ma faute ! Ils s’en foutent de la vérité. Alors se taire, c’est très bien. Bien sûr c’est dur pour eux. Cela a même rendu papa complètement dingue au début. Un soir il m’a giflé de toutes ses forces puis il a pleuré en me suppliant de dire un mot. – Pardon, pardon, mon bonhomme. On a fait comme on a pu. Tu étais dans le coma, Samuel ! On a cru te perdre aussi. Mais je n’ai rien dit. Par peur de tout faire exploser. C’est avec Isaac que cela a été le plus dur. Ne pas parler aux parents, OK. Mais ne plus parler à son frère… Un soir j’ai failli craquer. Cracher le morceau. Mais j’avais tellement honte face à lui que j’ai renoncé. Je l’ai serré dans mes bras et je n’ai rien dit. Alors pourquoi parler ici ? Pour faire plaisir à qui ? Je les imagine déjà pianotant sur leurs claviers pour annoncer la bonne nouvelle à Eugenio mon grand-père. Ça y est ! Il se

23

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 23

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

décoince enfin ! Mais non. Je ne parlerai pas. Pas plus ici qu’à Paris. C’est foutu. Partout. On toque soudain à ma porte et, en ouvrant, je suis étonné de découvrir le petit visage pointu de Céu. Je ne m’attendais pas à la voir revenir de sitôt. – Bon excuse-moi. Je suis au courant que tu ne parles pas mais j’ai été un peu déstabilisée tout à l’heure. Helio dit que je suis un peu trop sanguine parfois. Alors, je me suis énervée. Viens, je vais te montrer le jardin et ce que nous pensons en faire durant les deux mois. Tu t’intéresses aux plantes je crois ? Je hoche la tête, en la regardant cette fois-ci, droit dans les yeux. Elle est forte tout de même. Revenir sans bouder, au bout de dix minutes. Simplement. Sans faire de chichis. Alors je me lève et la suis dans son jardin du bout du monde. Je dois reconnaître que je suis un peu étonné… En lieu et place du jardin que j’imaginais s’étale une friche de terre nue assez étendue, enserrée d’arbres tropicaux étranges, et la puissance de cette nature sauvage me saisit aussitôt. Ici tout jaillit, luxuriant, débordant. Une débauche de feuilles, de lianes et de verdure. Un enchevêtrement saisissant de végétal à l’état pur. Je me sens toujours aussi seul, aussi misérable, mais cette nature indomptable me prend aux tripes et m’affole. Comment pourrons-nous construire un jardin dans cette jungle en puissance ? Céu me regarde du coin de l’œil comme on épie un chat sauvage apeuré et je la laisse faire. Dégagé. Elle ne trou24

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 24

29/01/16 15:04


Je ne parle qu’à des gens qui n’sont pas là

vera rien mais elle ne me dérange pas. Pas comme tous ces gens au lycée qui m’exténuent par leurs questions : « Mais Samuel, ce n’est pas normal de ne plus parler ! Tu en veux à la terre entière et c’est normal, mais qu’est-ce qu’on t’a fait, nous ? Tu te souviens qu’on était amis ? » Ou bien : « Salaud, va ! Tu m’as bien eue ! Je n’en peux plus, Samuel ! Tu te souviens qu’on était ensemble ? » Un maelström de reproches sans réponse. Une noyade de trop dits qui me conforte dans l’idée de me taire. Ne plus participer au monde. « Écran total sur les pores de ma peau, écran total sur mes remords. » Une fois de plus Bashung me revient en tête et je me rends compte que tout est dit avec ça. Le monde peut bien continuer sa course folle. Mais sans moi. Nous passons de longues minutes dans le jardin à marcher côte à côte. Puis Céu se pose sur un banc et je la suis naturellement en m’asseyant près d’elle, sans y penser. Désormais, c’est entendu. Je ne parle pas et elle l’accepte. – D’habitude, je parle tout le temps, lâche-t-elle au bout d’un moment. Mais là, je ne sais pas quoi dire. Cela ne te gêne pas j’espère ? Je manque d’éclater de rire devant l’incongruité de sa question. Mais au fond, cela me désarme. Je suis touché par cette douceur. Je fais non de la tête en poussant un peu la terre sous mon pied et je souris malgré moi. Elle est drôle celle-là ! Cela ne te dérange pas que je me taise ?

25

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 25

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

On regarde ensemble les carrés à bêcher, le petit matériel acheté par Helio pour fabriquer un bac à compost, les séparateurs de plates-bandes, et nous rentrons peu avant la nuit, qui tombe vers seize heures trente ici en hiver, pour retrouver Helio et tous les autres participants au projet, qui doivent être arrivés. Un grand type se tient dans l’embrasure de la porte, l’air franchement antipathique, et je comprends au premier coup d’œil qu’avec lui ce sera difficile de s’entendre. – Samuel, dit Céu, je te présente mon frère Rodrigo. Il viendra de temps à autre nous donner un coup de main. Rodrigo, voici Samuel Rivière, le petit-fils d’Eugenio. La poignée de main est glaciale et l’échange de regards éloquent. Mais c’est vraiment sans importance. Je ne cherche à faire ami-ami avec personne ici et ce que peut penser ce type de moi me passe totalement au-dessus de la tête. J’ai parcouru un sacré chemin tout de même. Je me souciais sans cesse des autres avant, quitte à me dissoudre, mais le choc m’a transformé, enfermé avec moi-même. Pas d’échappée possible. Céu est là, joyeuse, virevoltante. Elle nous présente les uns aux autres, en souriant, nous passe les verres, et je la trouve incroyablement solaire sans bien comprendre d’où vient la lumière. Peut-être est-ce dû à la manière qu’elle a de s’habiller, en superposant les couleurs. Au foulard qu’elle porte en bandeau dans ses cheveux et qui rehausse le vert de ses yeux. Je ne tranche pas, mais elle exerce un charme certain et tous les 26

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 26

29/01/16 15:04


Je ne parle qu’à des gens qui n’sont pas là

garçons la regardent ce soir. Parmi eux, je remarque assez vite un garçon qui a l’air aussi paumé que moi, et sans que je lui aie fait le moindre signe, il ne tarde pas à s’approcher. – Salut ! Il paraît que tu es français comme moi. Je m’appelle Kader, et toi ? Je le regarde, sans trop savoir ce que je vais faire. Puis je hausse un sourcil, la tête de côté, façon de lui dire : tu t’es adressé à la mauvaise personne, mec. Dommage… – Ah c’est toi qui ne parles pas ? T’es muet peut-être ! Je sais ce que c’est parce que mon cousin est comme toi. On va pouvoir parler la langue des signes si tu veux. J’ai appris deux trois trucs. Ce mec est hallucinant ! Il fait les questions et les réponses sans se soucier de moi… Je le laisse continuer pour voir un peu jusqu’où il ira. Il me fait des tas de signes en se cognant le poing sur la poitrine ou en pointant l’index et le majeur serrés, et je l’imite, comme ça pour voir. – Ouais mec ! Je crois que l’on va bien s’entendre, me dit-il au bout d’un moment en me serrant la main. T’es bien aussi fêlé que moi et t’es aussi muet que je suis sourd. Mais on va bosser deux mois ensemble, ici, alors autant se marrer un peu ! Autant se marrer un peu. C’est sans doute ce dont j’ai le moins envie mais je décide de me laisser aller ce soir. Grâce à l’humour de Kader, au décalage horaire et à Céu qui me regarde l’air de rien.

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 27

29/01/16 15:04


1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 28

29/01/16 15:04


3

Nous les écorchés

Le lendemain, au réveil, je suis moins sûr de moi et, en enjambant les matelas où dorment encore la plupart des ­ invités de la veille, je me demande ce que je fais là. J’ai mal au crâne et la sensation d’avoir perdu quelques neurones avec la fatigue et le décalage horaire : « Voyager n’est pas guérir son âme », disait ma mère. C’est vraiment ça, oui. Et je trouve papa et Eugenio complètement stupides d’avoir pensé me soulager en m’envoyant ici. Le salon bohème de Céu, peint en rouge et vert, ne ressemble plus à grand-chose ce matin et les canapés occupés hier par de joyeux lurons font triste figure. On dirait que les lendemains déchantent aussi ici… Je vais me faire un café en désespoir de cause et, en m’installant sur la terrasse pour le boire au soleil, je pense soudain que je suis un survivant. J’ai survécu à un 29

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 29

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

accident et trois tonneaux, et si je garde des cicatrices indélébiles, ce n’est pas celle que je porte sur la joue qui me pèse le plus. Le bazar qu’il y a autour de moi me convient au bout du compte assez bien. De la brocante, du rafistolé, comme moi. Bizarre d’avoir besoin de ce décor pour me sentir en vie. Je ne cherche pas à approfondir et les autres se réveillent un à un tandis que je les regarde évoluer derrière la vitre, comme des insectes étranges. Un aquarium pour grands enfants. Rodrigo tendu dès le réveil et énervé sans même savoir pourquoi. Kader, souriant et affable avec son beau visage noir. Céu, endormie et gracieuse avec ses airs de chat. Et puis aussi Peter, Alan, Cécile, Sophie et Luisa, ceux qui participent au programme comme moi et dont je connais seulement les prénoms. Dire que je vais devoir passer deux mois avec eux ! Je les ai évités toute la soirée d’hier, je n’ai rien à leur dire et il va falloir composer chaque jour. Et de un ! me dis-je en barrant le 1er juillet dans ma tête. La matinée passe ainsi, dans les brumes d’un lendemain de soirée, et Helio qui nous rejoint frais et dispo vers midi nous explique le programme de la journée et du séjour en général : – Comme vous le savez peut-être, Vidigal est une favela qui s’est construite peu à peu et sans plan établi, comme toutes les favelas d’ailleurs ! À cette époque, on ne s’est pas soucié d’écologie vous voyez, et on a défriché, coupé les arbres sans penser aux lendemains. Tant pis pour le morro, il fallait bien vivre quelque part ! Maintenant on le paie. Glissements de terrain, 30

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 30

29/01/16 15:04


Nous les écorchés

pollution. Ce n’est pas facile de repenser des espaces verts alors que tout est bâti. Mais le parc de Sitié juste à côté d’ici a été un formidable exemple de reconquête végétale. Et nous voulons faire de même avec l’association. Remettre du vert dans Vidigal, planter les semences d’un nouveau contrat avec la nature. Vous êtes ici pour nous y aider et je vous remercie de vous être engagés dans ce projet. Chaque matin nous nous réunirons ici dans ce salon pour faire le point sur la journée. Aujourd’hui, nous commencerons à dessiner les plans du jardin et je vous attribuerai à chacun une petite parcelle pour que vous puissiez vous projeter. À vous de rêver votre jardin ! – Il parle bien cet Helio, me souffle Kader dans l’oreille. À un meeting il ferait un tabac, tu ne trouves pas ? Je hausse les épaules, façon de lui dire que je ne sais pas et que je m’en fous, mais je me souviens soudain de ce que racontait mon grand-père sur lui. « Un grand orateur dans les forums. Une tête pensante dans un corps de colosse. Un homme au charme fou. » Tout cela oui. Et un sacré roublard qui a comploté ce petit voyage dans mon dos avec mon grandpère ! Kader est près de moi, souriant, et tout me semble si faux, si décalé qu’il me prend une envie de ruer dans les brancards et de tout envoyer valser. Alors je fais un geste à Kader, pour lui signifier de dégager, mais c’est moi qui suis soufflé par sa réponse :

31

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 31

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

– T’as pas choisi d’être ici mec et tu en veux à la terre entière ? J’ai bien compris le message ! Mais moi non plus je n’ai pas vraiment choisi. Et c’est pareil pour Alan, Peter et les autres. Nous ne sommes pas seulement là pour reverdir Vidigal. On est tous ici pour réapprendre à vivre ! Alors mets-y un peu du tien ! Eh ben voyons ! Il ne manquait plus que cela ! Nous avons tous été envoyés à Vidigal pour réapprendre à être heureux… Une petite thérapie de groupe pour détraqués de la vie en somme. On va bien rigoler ! Si avec ça on ne fait pas sauter la baraque ! Un vrai feu d’artifice de névroses et de problèmes à régler ! J’ai déjà l’impression d’avoir été roulé dans la farine depuis le début de l’organisation de ce séjour, mais j’enrage à présent d’apprendre que nous sommes tous des éclopés embarqués dans la même galère. Mais on se fout de qui ici, putain ? Je ne suis pas venu au Brésil pour entendre parler de la souffrance des autres. J’en bave déjà assez tout seul avec mes vieux souvenirs et tout ce que je ne veux pas dire. Je fonce dans le jardin pour passer mes nerfs sur une bêche et je me défoule sur la terre en la frappant de toutes mes forces jusqu’à ce que je sois en nage. Et un coup sur mon père, ce lâche. Et un coup sur Eugenio, ce menteur de première. Et un coup à la face de tous ces mecs pourris ! Allez au diable, je m’appelle Samuel Hall, je vous déteste tous. Je vous déteste tous, je vous déteste tous. Je frappe, je frappe la terre.

32

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 32

29/01/16 15:04


Nous les écorchés

Et puis tout à coup, alors que je regarde le trou que je viens de creuser, un grand vide s’empare de moi. Je fixe mon trou, pareil à une fosse, et je sais que tout est là. Ma peine incommensurable depuis la mort de maman. Mon deuil impossible dans un trou que je n’ai pas creusé. Des tonnes de remords impossibles à enfouir. Je m’allonge face contre terre pour sentir l’odeur de l’humus, et je pleure comme cela ne m’est pas arrivé depuis longtemps. Jamais peut-être. Je râle en chialant et cela dure de longues minutes jusqu’à ce que je n’aie plus rien à vider en moi. Puis je me relève, comme en dehors de moi-même, et en levant les yeux je croise le regard de Céu qui me fixe sans rien dire. « Je suis désolée Samuel », me dit-elle du regard. Et pour la première fois depuis mon arrivée, je la regarde simplement pour ce qu’elle est : une belle fille de mon âge, une Brésilienne métisse aux yeux verts. Un moment passe sans que nous ne disions un mot et à je ne sais quoi dans l’air, à l’épaisseur du silence, je sens que je vis un moment un peu à part. Quelque chose passe, un rien électrique. Mais le téléphone portable de Céu sonne et la magie s’enfuit. Saleté de téléphone ! Je remonte les escaliers qui mènent à la maison en laissant Céu à sa conversation. Kader est assis, imperturbable, et dessine sur une feuille de calque ce qui ressemble à une parcelle.

33

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 33

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

– Ah Samuel, te voici revenu ! s’exclame Helio en me gratifiant d’un sourire. Nous avons tiré au sort les parcelles et tu as hérité de la parcelle numéro 7. Une des plus grandes et des plus compliquées ! Tu vas devoir faire avec un relief assez gênant et une terre plus caillouteuse qu’ailleurs mais, si tu as de la ténacité, le rendu sera formidable. C’est ça, cause toujours ! Je pense encore au trou que je viens de faire dans la terre et je préfère le montrer de la fenêtre à Helio pour éviter les exclamations quand nous descendrons dans le jardin. – Mais bien sûr, répond-il imperturbable, en souriant. Tu avais des choses à sortir de toi et tu l’as fait ! Nous nous servirons de ton trou pour planter quelque chose à la place. De la vie contre le vide. C’est très bien. Je le regarde un peu ahuri. Je ne vois pas ce qu’il y a de si formidable à défoncer la terre et son histoire de vie face au vide m’énerve passablement, mais je hausse les épaules et je m’assieds dans un pouf, épuisé. Ce voyage m’éreinte. Céu remonte, les joues en feu et les yeux brillants, et à son air joyeux quand elle découvre qu’elle a la parcelle numéro 8, je me dis que je ne lui suis peut-être pas indifférent. – Tudo bem ! Si Samuel est d’accord nous pourrions fusionner nos parcelles pour faire quelque chose de joli et de plus grand, annonce-t-elle tout sourire. C’est alors que tout se déchaîne.

34

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 34

29/01/16 15:04


Nous les écorchés

– Mais il n’a jamais été question de fusionner les parcelles, explose son frère Rodrigo qui a décidément une tête de tueur. Tu ne vas pas modifier les plans simplement parce que tu en pinces pour ce gringo ! Si on devait tout changer à chaque fois que tu t’amouraches d’un garçon, Céu, on n’en finirait pas ! Céu rougit sous l’insulte et je regrette presque de ne pas parler pour la défendre mais elle s’en sort comme une reine : – Cretino ! Cela ne risque pas de t’arriver à toi, c’est sûr ! Avec toute la rage qu’il y a en toi, je ne vois pas où tu pourrais loger un peu d’amour ! Dans ton portefeuille peut-être ? Bon, ça au moins c’est dit ! Mais je ne viens pas de me faire un ami et, aux regards que me lance Rodrigo, je sais que nous n’avons pas fini de nous opposer… Il me fixe l’air mauvais et la bouche tordue de fureur. Un vrai pitbull, ce mec ! – De toute façon, c’est à Samuel et Céu de décider, ajoute Helio philosophe. Chacun fait ce qu’il veut de sa parcelle et vous pouvez choisir de les réunir si cela vous convient. Le principal est que cela avance ! Tout le monde se regarde l’air penaud et je vais me réfugier devant l’ordinateur du salon – une véritable antiquité ! – pour me donner un peu de contenance. Je pense à Isaac, mon frère, qui a toujours détesté les conflits, et j’aimerais l’avoir près de moi comme lorsque nous nous faisions engueuler par les parents, dans la voiture. Il leur tirait la langue, dès qu’ils avaient le dos tourné, et rien ne me semblait bien grave puisqu’il tenait le choc. Mon frère aîné, mon modèle. 35

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 35

29/01/16 15:04


Le ciel est la limite

Mais avec la mort de maman, tout a changé. Isaac a tout encaissé alors que j’étais dans le coma, et quand je me suis réveillé, maman était enterrée depuis des semaines et mon frère avait pris un sacré coup de vieux. Alors j’ouvre ma boîte mail et je lui écris un message, un truc que je n’ai pas fait depuis une éternité ! Salut Isaac, Je suis bien arrivé au Brésil, mais je ne t’apprends rien je suppose car Helio a dû faire son boulot de mouchard et annoncer à papa que je m’acclimatais en douceur ! Je me suis déjà mis à dos un mec de la « colo » – ce qui facilite toujours les choses – et je viens de comprendre que la famille m’avait envoyé au Brésil pour un stage de télé-réalité : « Vis pendant deux mois avec des dingues comme toi ! » Mais à part ça, tout roule ! Non franchement, cela ne va pas vraiment mais pour la première fois depuis la mort de maman j’ai réussi à pleurer. C’est bizarre, hein ? C’est toi qui tenais toujours le coup et moi qui chialais quand on se faisait attraper par papa, mais je n’arrive plus à pleurer depuis des mois, et aujourd’hui, il a fallu que ça sorte ! Je le sens mal ce voyage au Brésil, je le sens mal…

1512_166_Le-ciel-est-la-limite.indd 36

29/01/16 15:04



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.