9782215130291 juliette la mode au bout des doigts

Page 1


Pour Nita, en souvenir de nos joyeuses déambulations dans les traboules de la Croix-Rousse.

Illustration de couverture : Jérôme Pélissier Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud, Anne Castaing Direction artistique : Élisabeth Hebert Mise en pages : Text’Oh ! Fabrication : Thierry Dubus, Nicolas Legoll © Fleurus, Paris, 2015, pour l’ensemble de l’ouvrage Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3029-1 Code MDS : 652 382 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

1506_084_Juliette.indd 2

25/08/15 08:28


GwenaĂŤLe Barussaud

Les

1506_084_Juliette.indd 3

Lumières de

Pa r i s

25/08/15 08:28


1506_084_Juliette.indd 4

25/08/15 08:28


Première Partie Chapitre 1

D’autres projets… Paris, mars 1865

V

–  otre nom ? – Renard. – Prénom ? – Juliette. – Quand êtes-vous arrivée à L’Élégance parisienne ? – Il y a trois ans, au printemps de l’année 1865. – Quel rayon ? – Celui des confections. – Et pourquoi donc nous quittez-vous, hein ? L’homme avait soudainement levé la tête de son registre. Monsieur Coquelin était le comptable de L’Élégance parisienne, un petit homme ventru et chauve qui se faisait une gloire d’être entré au magasin au moment de sa création et de n’avoir jamais, depuis, lâché ses registres dans lesquels s’alignaient des chiffres 5

1506_084_Juliette.indd 5

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

croissants, des recettes grandissantes, toute une gradation ascendante de sommes colossales qui témoignaient de la réussite éclatante du grand magasin. Maintenant, monsieur Coquelin observait Juliette par-dessus ses bésicles, dérouté, déconcerté. Décidément, il ne pouvait concevoir qu’une jeune fille qui avait eu l’honneur d’être embauchée à L’Élégance parisienne par faveur, qui avait participé à l’expansion du grand magasin, puisse en partir de son plein gré. Et il regardait comme une curiosité cette demoiselle au teint pâle, aux cheveux de jais, aux grands yeux verts comme des agates. Cependant, comme Juliette ne répondait pas, il reprit : – C’était pourtant une fameuse place que vous aviez trouvée là ! J’en connais qui donneraient cher pour venir travailler dans un grand magasin comme celui de monsieur Bauvincard… – Je sais… répondit Juliette, hésitante. Alors, il plissa ses petits yeux gris et d’un air entendu murmura : – C’est un garçon, c’est ça ? C’était le coup classique. Les demoiselles étaient embauchées à quinze ans, et à dix-huit, quand elles avaient amassé un peu d’argent et gagné une réputation d’honnête travailleuse, un galant venait leur conter fleurette, leur faire tourner la tête, et elles abandonnaient la place, attendu qu’on ne pouvait pas être employée si l’on n’était point célibataire. Ah ! Combien s’étaient fait avoir à ce petit jeu-là ! Et maintenant, voilà que cette grande fille pâle avec ses mirettes émeraude qui vous fixaient sans ciller se faisait berner à son tour ! Si ce n’était pas malheureux tout de 6

1506_084_Juliette.indd 6

25/08/15 08:28


D’autres projets…

même ! Lui, s’il avait eu une fille, il l’aurait enfermée à double tour le soir, et même le dimanche, afin qu’elle n’aille pas flirter avec le premier séducteur venu. Dame ! L’amour ne durait guère, mais un emploi à L’Élégance parisienne vous tenait pour la vie entière ! C’était l’assurance de revenus fixes, une vie honnêtement gagnée, un emploi rêvé au milieu du luxe et de l’opulence, à servir les femmes les plus en vue de la capitale ! C’était du travail aussi, bien sûr, des journées de douze heures, parfois davantage, des fatigues à rester debout toujours, entre les rayons, derrière les comptoirs sans s’y appuyer jamais, les bras cassés à force de porter les marchandises, de plier, déplier, replier les articles à la demande des clientes… Pourtant, quelle satisfaction, quel plaisir de savoir que l’on participait à la marche de son siècle, vers le progrès et la modernité. Cela valait bien quelque fatigue, allez ! Il avait envie de lui faire entendre ce raisonnement, de la retenir, mais à quoi bon ? Il savait que, dans le cœur d’une jeune fille, les arguments les plus solides ne pesaient guère lourd face aux boniments d’un garçon… – Vous vous trompez monsieur, ce n’est pas cela… commença Juliette, hésitante. Il la dévisagea avec infiniment d’attention. – J’ai… j’ai d’autres projets, ajouta-t-elle rapidement. D’autres projets ? Cette fois, monsieur Coquelin ne comprenait plus. Qu’on pût quitter sa place à L’Élégance parisienne pour un jouvenceau lui semblait déjà une belle sottise, mais 7

1506_084_Juliette.indd 7

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

enfin cela était chose courante. Mais que l’on en partît parce que l’on avait « d’autres projets » était inconcevable pour ce petit homme qui avait offert sa vie tout entière à l’entreprise des Bauvincard. Il la regarda d’abord sans comprendre puis, incrédule, plongea son nez dans le livre de comptes en soupirant. Les chiffres avaient cela de rassurant qu’il ne leur passait jamais de ces toquades par la tête. Ils s’alignaient, droits, ordonnés, comme des soldats à la parade, sans jamais s’écarter des lignes sur lesquelles on les avait placés. Voilà qui était autrement plus reposant que ces écervelées des confections, qui se mettaient en tête d’avoir « d’autres projets ». – Eh bien, votre salaire s’élève pour ce mois à deux cent douze francs et quarante-deux centimes, sur lesquels je garde la somme de vingt-cinq francs et quatre-vingt-seize centimes pour la robe. – Mais, la robe, je vais vous la rendre… protesta Juliette, interloquée. – Peut-être, mais elle est fort défraîchie. Voyez vous-même, dit-il en désignant les parties élimées de la tenue réglementaire des demoiselles. C’était une robe de soie noire, très stricte, sans ornements, sans crinoline, et qui enserrait le corps des vendeuses jusqu’au col, fermé de trois petits boutons noirs. De fait, Juliette devait reconnaître que la sienne, usée par les courses incessantes entre les étages, délavée par les lessives fréquentes, avait perdu de sa superbe. La soie était terne à présent, comme éteinte, il ne lui 8

1506_084_Juliette.indd 8

25/08/15 08:28


D’autres projets…

restait rien des reflets chatoyants qu’elle avait d’abord fait voir, un matin d’avril, lorsque Juliette l’avait revêtue pour la première fois. – Puisque vous l’avez payée, vous pouvez la garder, déclara froidement le comptable. On en fera faire une nouvelle pour votre remplaçante. Juliette jugea la chose mesquine, un sursaut d’orgueil lui remonta au cœur. – C’est trop aimable, mais je n’en voudrais pour rien au monde, dit-elle avec un sourire. J’envisage de porter à l’avenir des tenues autrement plus à la mode ! Interdit, le comptable la dévisagea avec mépris. Il lui tendit ses billets et déclara sèchement : – Voilà, pour solde de tout compte. Puis il lui tourna le dos, sans même la saluer. Mais Juliette, tandis qu’elle quittait le bureau, ne pouvait s’empêcher de sourire. Ce petit homme mesquin avait effacé les derniers regrets qu’elle avait de quitter L’Élégance parisienne. Dans sa chambre, elle ôta la robe noire réglementaire, enfila une robe de laine écossaise et y ajouta un petit col en dentelle amovible. C’était là ce qu’elle avait de mieux. Elle saisit le petit face-à-main qu’elle dissimulait sous son matelas – les miroirs étaient interdits aux demoiselles, dont il ne fallait pas encourager la coquetterie naissante – et observa les différentes parties de sa tenue, ne pouvant se regarder entièrement. Elle jugea l’ensemble satisfaisant. Puis elle ouvrit sa valise, y entassa quelques 9

1506_084_Juliette.indd 9

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

effets, des liasses de catalogues, et embrassa pour la dernière fois d’un regard la petite chambre dans laquelle s’étaient forgées ses espérances. Un instant, elle se revit avec Pauline, la seule amie véritable qu’elle eût jamais eue dans le grand magasin, toutes deux bavardant sur le lit ou postées devant l’étroite lucarne, imaginant ensemble un avenir lumineux, à la hauteur du panorama grandiose qu’elles surplombaient le soir, depuis la mansarde. Combien de rêves s’étaient tissés là, au-dessus de la marée sombre des toits, dans les lointains tumultueux des avenues sur lesquelles dansaient les flammes vacillantes des lumières de Paris ? Et voilà que ses rêves se réalisaient enfin, plus grands et plus vastes encore que ceux qu’elle formait alors ! Au moment de fermer à clef la porte de sa chambre, elle eut encore une pensée pour Pauline dont elle était sans nouvelles. Et elle forma le vœu, ardent et sincère, que son amie connût une joie égale à celle qui dilatait son cœur, à l’heure d’embrasser son nouveau destin. Lorsqu’elle fut dehors, elle se retourna pour admirer une dernière fois la façade immaculée du grand magasin, immense, surmontée de grandes lettres d’or qui dressaient vers le ciel le nom magique et fascinant : À l’Élégance parisienne. La large porte à tambour de l’entrée principale était flanquée de deux statues colossales de femmes qui brandissaient des torches et semblaient les vestales de ce temple du luxe et de la mode. Et soudain, Juliette eut l’impression que ces statues la fixaient méchamment, comme si elles étaient fâchées de son départ. 10

1506_084_Juliette.indd 10

25/08/15 08:28


D’autres projets…

Elles riaient toujours, en élevant leurs flambeaux dans un mouvement de triomphe, mais il lui parut que c’était un rire cruel, grimaçant, dont elle était la cible. Elle en éprouva un frisson et détourna le regard. – Allons, dit-elle en refusant de s’émouvoir, c’est maintenant que tout commence ! Et, d’un pas décidé, elle s’élança vers les grands boulevards.

1506_084_Juliette.indd 11

25/08/15 08:28


Chapitre 2

Au café Riche Tout au long de l’après-midi, elle marcha sans s’arrêter,

humant l’air de Paris, emplissant ses poumons guéris de ce parfum de fleurs qu’un vent frais ramenait des campagnes et qui donnait aux grands boulevards un air de printemps. Elle avait vécu si longtemps emprisonnée sous sa coupole de verre, comme une plante que l’on aurait mise sous cloche ! Voilà qu’à présent la ville déroulait sous ses pieds le tapis changeant de sa séduction naissante, l’attrait de ses boulevards tout neufs. Ah ! C’était enivrant ! Juliette admirait les vitrines éclatantes, contemplait les façades blanches des immeubles, des hôtels, elle lisait sur les kiosques bariolés les grands titres du soir, déchiffrait sur les colonnes moresques les affiches criardes qui vantaient un spectacle, une pièce de théâtre, les airs d’un opéra bouffe. C’était tout un monde de divertissements et de nouveautés qui ­s’ouvrait soudain devant elle, ainsi que les artères des grands 12

1506_084_Juliette.indd 12

25/08/15 08:28


Au café Riche

boulevards dont la perspective s’enfonçait au loin, dans la poussière d’or du soleil couchant. Elle avançait, sans but, comme étourdie de cette agitation, au milieu du flot continu des promeneurs, du tohu-bohu des omnibus, de la course des calèches et des fiacres, dont les échos résonnaient sur les façades des maisons, derrière l’alignement des ormes verts. La ville était en pleine métamorphose. L’empereur Napoléon III avait juré de faire de Paris la capitale la plus brillante d’Europe. Sous l’impulsion du baron Haussmann, on ouvrait des voies nouvelles, on abattait les vieilles maisons, on élargissait les chaussées. Du boulevard du Temple à la barrière du Trône, de la Madeleine à la plaine Monceau, d’interminables artères tranchaient le cœur de la ville et redessinaient les quartiers, édifiés sur les ruines encore fumantes du vieux Paris. Cependant, la nuit tombait, enveloppant pêle-mêle dans son manteau d’ombre les façades des nouvelles maisons en pierre de taille et les masures à demi éboulées. Les flammes jaunes des becs de gaz s’allumaient une à une, piquant les ténèbres de leur clarté régulière, droites comme des sentinelles en faction aux portes de la nuit. Les lanternes, flanquant les portières des omnibus, dansaient au rythme du trot des attelages, jetant des reflets éclatants sur les livrées des cochers, les harnais argent des chevaux ou les toilettes des dames. Puis, on alluma les kiosques à journaux, qu’un système d’éclairage ingénieux signalait aux passants pressés en projetant sur les réclames et les affiches son faisceau de lumière. La rumeur de la ville s’amplifiait. Au gron13

1506_084_Juliette.indd 13

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

dement continu des voitures se mêlaient des éclats de voix, des rires, toute la gaieté parisienne que le crépuscule réveillait d’un coup, jetant les habitants dans les théâtres, les restaurants et sous les lustres éclatants des cafés tapageurs. Juliette était éblouie, elle ne pouvait se résoudre à quitter les boulevards pour se chercher un toit pour la nuit. Oh, ce n’était pas tant les lieux qui retenaient son attention, ni l’architecture compliquée des grands hôtels, mais plutôt les toilettes des dames. À cette heure-ci, Paris exposait aux yeux des promeneurs tout un défilé d’élégance recherchée, de coquetterie assumée. Les hommes, sacrifiant à la mode de leur temps ressemblaient à des ombres : pantalons noirs, redingotes noires, ils allaient, une canne éburnée à la main, un cigare aux lèvres, le chapeau hautde-forme légèrement incliné sur l’oreille. Mais les femmes, c’était autre chose ! Jamais, en ce siècle, on n’avait vu pareille rivalité d’élégance, pareil déploiement d’étoffes et de couleurs. Sur le boulevard des Italiens, sous les lueurs des becs de gaz, c’était un défilé sans fin de robes de soie et de velours que gonflaient démesurément des crinolines invisibles, dans une débauche de volants, de dentelles, de rubans… Devant le café Riche où se pressait une foule endimanchée, Juliette s’immobilisa. Elle scrutait la coupe d’une robe, le choix d’une étoffe, la forme d’une jupe. Elle examinait les modèles, devinait les patrons, inventait comment réveiller telle tenue, jugée trop terne, ou arranger telle autre, qui semblait bien incommode. Ici, elle reconnaissait un manteau qu’elle avait vendu à L’Élé14

1506_084_Juliette.indd 14

25/08/15 08:28


Au café Riche

gance parisienne, là elle admirait le choix d’un châle en dentelle de Chantilly. Et elle se perdait dans cette contemplation muette, oublieuse de l’heure et de la chambre d’hôtel qu’elle devait réserver pour la nuit. – Mademoiselle ? Désirez-vous quelque chose ? demanda soudain un jeune garçon en habit noir et large tablier blanc, tout en arrangeant les tables sous l’éclat des lustres. Juliette sursauta. – Non ! Enfin, c’est-à-dire, oui… rectifia-t-elle. – C’est qu’ici, vous comprenez, si l’on reste, on consomme… – Je comprends très bien, répondit Juliette confuse. Et, comme prise en faute, elle s’assit prestement derrière un petit guéridon de marbre, sous l’éclat d’un lustre qui répandait sa nappe de lumière jusqu’au milieu de la chaussée. Là, elle pourrait observer les passantes. – Que désirez-vous boire ? Et le jeune homme, comme s’il lui eût fait la leçon, se lança dans une longue tirade sur l’excellence de la cave du café Riche avant de dresser sur un ton sentencieux l’inventaire des domaines viticoles qui réservaient au café l’exclusivité de leur récolte. Juliette, qui en trois ans de vie parisienne n’avait jamais mis les pieds dans un café, en fut fort embarrassée : c’était là une géographie à laquelle elle ne comprenait goutte. À sa droite, de jeunes noceurs accompagnés de femmes trop fardées riaient fort. Juliette jeta un coup d’œil furtif à leur tablée et déchiffra

15

1506_084_Juliette.indd 15

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

l’étiquette de la bouteille qui reposait négligemment dans un seau à glace. – Du champagne ! s’exclama-t-elle avec une assurance feinte, interrompant la longue litanie du serveur. Je prendrai un verre de champagne ! – Un verre ? répéta le jeune homme. Mademoiselle veut sans doute dire : une flûte. Juliette se sentit affreusement vexée. La remarque du garçon lui renvoyait sans ménagement son inexpérience de la vie parisienne. À quoi ressemblait-elle pour qu’on la traite instinctivement en petite fille ou en jeune provinciale candide ? Quel air mystérieux, quel charme secret lui manquait-il pour qu’on la prenne au sérieux ? Elle avait dix-sept ans, bientôt dix-huit, et ce gamin de Paris n’en avait sans doute guère plus. Elle le toisa d’un regard qui se voulait hautain et ajouta : – C’est cela, une flûte de champagne… et veuillez m’apporter également du papier, et un crayon, s’il vous plaît. Le jeune serveur, surpris de ce ton soudainement autoritaire, disparut prestement. Cependant, un omnibus s’arrêta non loin du café Riche et déversa sur le trottoir un flot de dandys accompagnés de femmes élégantes qui laissaient derrière elles des effluves parfumés. ­L’assemblée sortait du théâtre des Bouffes-Parisiens. On venait d’y voir Ba-ta-clan, une opérette « excentrique », « drôlissime » du grand Offenbach ! On imitait le jeu des acteurs, on entonnait les airs entendus, et c’était des rires à n’en plus finir, toute une 16

1506_084_Juliette.indd 16

25/08/15 08:28


Au café Riche

gaieté qui montait dans la nuit parisienne et se perdait sous les étoiles. – Voilà mademoiselle, je vous souhaite une bonne soirée ! Le jeune garçon déposa sur la table une coupe de verzenay et du papier, s’inclina avec une froideur mécanique et disparut. Mais Juliette le remarqua à peine. Une jeune femme, très belle, venait d’entrer dans l’établissement. Juliette murmura quelques remerciements et, aussitôt, s’empara du crayon pour croquer la silhouette de cette jeune élégante. Sa jupe de soie moirée, d’un parme irisé de reflets bleu très tendre, tombait sur une crinoline plate devant. Cette armature singulière façonnait une jupe en un triangle terminé par une longue traîne ornée de volants et de nœuds élaborés. – C’est cela, c’est bien cela… murmurait Juliette en tentant de reproduire sur le papier les volumes de la tenue. Depuis quelque temps déjà, elle avait deviné la fin de l’imposante crinoline qui répartissait uniformément autour de la taille les volumes de la jupe comme si celle-ci eût été gonflée par des dizaines de jupons. Ce n’était pas une rupture très nette, plutôt un glissement imperceptible, une révolution silencieuse – comme toutes celles opérées par la mode – qu’elle avait perçue dans les rayons de L’Élégance parisienne, cet extraordinaire observatoire de l’air du temps. Maintenant, Juliette avait sous ses yeux la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis quelques mois : la crinoline avec ses cerceaux arrondis en acier poli se faisait détrôner par ces nouvelles cages métalliques appelées 17

1506_084_Juliette.indd 17

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

« tournures », qui rassemblaient le volume sur l’arrière, juste au bas du dos, et concentraient sur la longue traîne tous les ornements, logés dans les replis d’un savant drapé. La femme à la jupe parme traversa le café et vint frôler sa table. La longue traîne ondulait de gauche à droite au rythme de ses pas. – Une silhouette de sirène… souffla Juliette en admirant son croquis. Il faudra que j’en parle à Cordélia. Et à son tour, elle imagina tout le parti que l’on pourrait tirer de cette mode. Elle dessina, au dos de la feuille, d’autres silhouettes, des robes d’intérieur, des robes de voyage, des robes de soirée, toutes modelées par la tournure. Elle goûta le champagne, aussi, et en ressentit d’abord un frisson amer. Mais la deuxième gorgée lui sembla meilleure, et la troisième définitivement agréable. Cependant, les rues se désemplissaient peu à peu. Sur la chaussée, les fiacres se faisaient plus rares, les omnibus, parfois vides, plus rapides. De grands trous d’ombre se creusaient maintenant devant les vitrines éteintes des boutiques fermées. Alors, elle rangea dans sa poche sa feuille de dessin pliée en deux, régla sa consommation – deux francs, une fortune ! – et sortit. Dans l’air frais de la nuit, elle souriait maintenant à cette folie qui lui avait coûté en un soir le prix de trois repas. Eh quoi ? Ce n’était pas tous les jours que l’on quittait son emploi pour commencer une destinée nouvelle ! Cela valait bien, sans doute, une telle fantaisie ! Et puis elle ne regrettait rien. Là où d’autres n’auraient vu dans cette escapade qu’un caprice de sa liberté 18

1506_084_Juliette.indd 18

25/08/15 08:28


Au café Riche

toute neuve, elle voyait une expérience qui servait son nouveau métier. La mode changeait, elle l’avait deviné ce soir en observant cette jeune femme qui incarnait à ses yeux le nouveau chic parisien. N’était-ce pas pour cela que mademoiselle Cordélia l’avait engagée ? Pour humer les tendances, deviner les changements afin de créer pour elle des toilettes en avance sur les goûts éphémères de la société parisienne. Oui, vraiment, le café Riche était un observatoire formidable de la mode, au fond presque un lieu de travail, le champagne en plus, ce qui ne gâchait rien. Elle avisa rapidement un petit hôtel exigu, tout en hauteur, coincé entre deux colosses de pierre aux façades flambant neuves. Une enseigne rouillée indiquait en lettres rouges : Hôtel Boncœur. Juliette hocha la tête d’un air décidé : le nom, à défaut de la façade, était avenant. Le café Riche ne lui avait pas donné le goût des grandeurs. Ce n’était pas quelques lustres éclatants ni quelques bulles de champagne qui lui auraient fait oublier d’où elle venait. Bien sûr, pendant les trois ans qu’elle avait passés à L’Élégance parisienne, elle avait pu épargner un peu. Mais elle n’était pas de ces filles que la liberté enivre et qui jettent par les fenêtres en un soir la fortune accumulée en un an. Elle voulait garder son épargne pour ses projets. Le gardien de nuit lui indiqua une chambre, au dernier étage. – C’est la seule qui me reste, à c’t’heure ! – Ce sera très bien, affirma Juliette.

19

1506_084_Juliette.indd 19

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

La chambre, de petite taille, était meublée d’une commode et d’une seule chaise de paille. Au centre, un lit de fer-blanc emplissait les deux tiers de la pièce. Une fenêtre, ornée de rideaux de mousseline, ouvrait sur le boulevard. Juliette observa l’ensemble. C’était spartiate, rudimentaire, mais très propre. Elle se coucha mais fut longtemps sans pouvoir s’endormir. Dehors, elle entendait le bruit des dernières calèches qui revenaient du théâtre, de l’opéra, des cafés. Et le cahot rythmé des roues se mouraient sous les grands arbres du boulevard. Ce bruit régulier réveillait le souvenir de ce nom étrange, le titre de cette fantaisie d’Offenbach dont on parlait au café Riche : Ba-taclan. Et ce mot résonnait dans sa tête, comme l’écho lointain des métiers à tisser de son père : ba-ta-clan, ba-ta-clan, ba-taclan, bistan-claque-pan !

1506_084_Juliette.indd 20

25/08/15 08:28


Chapitre 3

Canut, de père en fille Lyon, 1862 Bistan-claque-pan ! Bistan-claque-pan ! Le jour était à peine levé que déjà le bruit des métiers à tisser résonnait dans les ateliers de la Croix-Rousse. Sur la colline lyonnaise, le même écho battait les façades des hautes maisons serrées les unes contre les autres : bistan-claque-pan ! bistan-claque-pan ! Juliette, par-dessus la courtepointe qui recouvrait sa paillasse, observait son père depuis la soupente. Monsieur Renard était déjà devant son métier, le dos courbé sur l’ouvrage : la veille, Veilleux-Duvignault avait commandé une pièce de velours grenat orné de grands ramages d’or pour couvrir les fauteuils des salons d’apparat de quelque prince fortuné. Une telle commande était une aubaine pour monsieur Renard qui peinait à trouver de l’ouvrage en ces temps difficiles. Aussi s’était-il mis au travail à l’aube. 21

1506_084_Juliette.indd 21

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

Il fallait tisser vite et bien pour honorer la commande dans les temps. En matière de qualité, personne ne s’y entendait mieux que lui. Chez les Renard, on était canut de père en fils, depuis toujours. Dans l’atelier, on comptait quatre métiers : deux métiers à bras – celui de Juliette et celui de sa mère – et deux métiers mécaniques sur lesquels travaillaient monsieur Renard et Thomas, l’apprenti. Des générations entières s’étaient succédées sous les hauts plafonds de l’appartement de la Croix-Rousse pour y faire du velours, de la soie, du satin, tant et si bien qu’en ajoutant bout à bout tous les mètres tissés par la famille on eût pu recouvrir le Rhône depuis sa source jusqu’à son embouchure. C’est du moins ce qu’affirmait, non sans fierté, Antoine Renard. Mais désormais, la qualité ne suffisait plus : il fallait travailler vite, de plus en plus vite, afin de ne pas se laisser distancer par les usines qui produisaient à un rythme vertigineux. Les trains, la production, la mode : tout était plus rapide en ce siècle d’innovation. On appelait ça la marche du progrès, mais l’on eût plutôt dit une course folle, effrénée. Et monsieur Renard, comme beaucoup de canuts, craignait que son époque ne l’oubliât quelque part, sur le bas-côté, avec les laissés-pour-compte du progrès, les dépassés, les démodés, tous ceux dont on disait avec un peu de compassion – et peut-être aussi du mépris – qu’ils n’avaient pas « su s’adapter à leur temps ». D’aussi longtemps qu’elle se souvenait, Juliette avait toujours vu ses parents ainsi penchés sur le métier à lancer les navettes. Comme tous les canuts, ils étaient voûtés. Pensez donc ! 22

1506_084_Juliette.indd 22

25/08/15 08:28


Canut, de père en fille

Dix-huit heures par jour penché sur le métier depuis l’âge de dix ans, ça vous plie un homme en deux ! Rarement, elle les avait vus ailleurs que devant leur ouvrage. Parfois, le dimanche, on descendait à Lyon. On se promenait au parc de la Tête-d’Or, on buvait un verre de coco place Bellecour. Même, on était allés une fois au passage de l’Argue voir Guignol au théâtre Mourguet, et ce jour-là, Juliette s’en souvenait parfaitement, monsieur Renard avait souri. À chaque retour pourtant, les métiers à tisser, énormes au centre de la pièce, indétrônables, apparaissaient sévères et comme fâchés de leurs escapades, ils rappelaient les Renard sur leurs banquettes, et c’était à nouveau le concert du bistan-claque-pan jusqu’à la nuit tombée. Juliette aimait et admirait son père. Jamais elle n’avait rien vu de si beau que les pièces de soie, de velours et de taffetas qu’il tissait des heures durant à la lumière des grandes fenêtres ou à la lueur de la lampe à pétrole. Il était tendre à sa manière, silencieuse et résignée, et quand sa fille venait près de lui, il prenait sa main dans la sienne et la gardait un peu, sans rien dire, en la couvant d’un regard voilé de mélancolie. À cette heure-ci, dans l’atelier, tout était calme. Seul le bistan-claque-pan emplissait la grande pièce, couvrant de son bruit sec les pépiements d’un oiseau en cage, qui, depuis les poutres de l’appartement, observait le travail des machines. Madame Renard était partie acheter quelques provisions pour la semaine. Christine, la fille aînée, était en apprentissage chez les sœurs de la Sainte-Trinité. Marc et Pierre étaient compagnons, 23

1506_084_Juliette.indd 23

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

ils avaient quitté la maison pour faire leur tour de France ; bientôt, ils reprendraient l’atelier de leur père. Thomas, l’apprenti, triait les canettes. Juliette lança un regard sur ses jeunes frères et sœurs, endormis près d’elle… cinq enfants encore, que le bruit des métiers ne réveillait même plus et qui, pour l’heure, respiraient lentement, blottis les uns contre les autres sur la même paillasse, un sourire aux lèvres. Juliette se leva sans faire de bruit. Elle allait préparer une soupe, avec des gratons ; elle en servirait un bol à Thomas et un à son père. Mais soudain, une toux violente la prit qui secoua tout son corps. Aussitôt, elle enfonça un mouchoir dans sa bouche pour ne pas réveiller les petits. Depuis le temps qu’elle était malade, elle connaissait les symptômes de son mal : la douleur dans le dos, la toux sèche qui vous lacérait les poumons, la déchirure dans la poitrine, le sang… Monsieur Renard leva les yeux vers elle, l’air désolé et impuissant. – Elle est potringue1 vot’fille, souffla Thomas. – Et alors, répondit monsieur Renard, t’as trouvé ça tout seul, hein ? Tu crois que je ne le sais pas ? – Faudrait appeler un médecin… – Je te paye pour travailler ici, pas pour me donner des conseils, alors commence pas à lambinocher2.

1.  Potringue signifie « malade » dans l’argot des canuts. 2.  Lambinocher signifie « traîner ».

24

1506_084_Juliette.indd 24

25/08/15 08:28


Canut, de père en fille

Cependant, monsieur Renard détourna le regard de Juliette et reprit son travail. Il l’aimait, sa Juliette. La voir carcasser1 comme ça, ça le bouleversait, comme si le mal était logé dans ses propres poumons. Et si Thomas avait raison, s’il fallait appeler un médecin ? Mais un médecin, c’était bien coûteux… Et si l’homme se mettait dans la tête d’éloigner Juliette ? Monsieur Renard le savait, les bourres de soie qui emplissaient l’atelier n’étaient pas bonnes pour les potringues comme sa fille. Juliette s’approcha de lui et lui tendit son bol de soupe. – Ça va mieux ? demanda Antoine Renard, le dos courbé sur l’ouvrage. Juliette hocha la tête. Elle avait mal encore dans les poumons mais la crise était passée. Et puis, elle n’avait guère le temps de lambiner. Il fallait lever les petits, les débarbouiller, les nourrir et ensuite se mettre au travail. Juliette tissait de la soie grège, naturelle, qu’on faisait teindre ensuite. Des mètres et des mètres d’uni, désespérément beige, s’alignaient sur le métier, lentement, patiemment, sans que jamais une fleur ou un ramage ne surgisse sur cette étendue claire. Les ornements, les motifs, c’était pour monsieur Renard, ou pour Thomas. Le jeune apprenti d’ailleurs ne se privait pas de faire admirer son travail à Juliette, des soies lourdes, des taffetas, des brocarts, du velours sabré, du satin duchesse… Cela ne la gênait pas. Elle aimait bien Thomas. Depuis qu’il vivait avec la famille Renard, il avait 1.  Carcasser signifie « tousser ».

25

1506_084_Juliette.indd 25

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

conçu pour elle une amitié tendre, qui se manifestait par de touchantes attentions. Souvent, le soir, son ouvrage terminé, il prenait la place de Juliette, sur le métier à bras, pour avancer un peu sa soie grège quand tous étaient couchés. Ou encore, il mettait de côté pour elle des échantillons avec lesquels elle créait des vêtements pour l’unique poupée de ses sœurs, qu’on appelait Rose et qui était mieux vêtue qu’elles ne le seraient sans doute jamais. Oui, Juliette aimait bien Thomas. Monsieur Renard, en revanche, ne voyait pas sans méfiance leurs apartés, leurs confidences au-dessus des métiers à tisser, leurs promenades au parc le dimanche, quand ils emmenaient les petits voir les ânes et les cygnes sur le lac. Il avait exigé que les jeunes gens se vouvoient. « La familiarité dans un atelier, c’est le début de la débandade. Il faut du respect, de la politesse entre les artisans, sans quoi tout part à vau-l’eau ! » répétait-il. Juliette avait à peine quinze ans, elle était intelligente, habile, elle tissait bien, elle mettait de la gaieté dans toute la maison : monsieur Renard n’était guère pressé de la voir se marier, et encore moins travailler dans l’atelier d’un autre. Un jour, pourtant, il fallut appeler le médecin. Une crise, plus forte que les autres, plus longue aussi, alitait Juliette depuis plusieurs jours. Enroulée dans une couverture, sur le sofa de l’unique pièce, elle toussait sans parvenir à s’arrêter. Le docteur Junot était connu à la Croix-Rousse, il ne prenait pas cher. Parfois même, ému par l’indigence de ses patients, il offrait la consultation. À la lumière des hautes fenêtres, entre les métiers 26

1506_084_Juliette.indd 26

25/08/15 08:28


Canut, de père en fille

à tisser, il examina Juliette, colla son oreille contre son dos, l’écouta tousser, la fit respirer lentement, lentement, plus lentement encore… Il diagnostiqua un début de tuberculose. – Est-ce que je vais mourir ? demanda Juliette, inquiète. – Non, la maladie n’en est qu’à ses débuts, rien n’est perdu encore. Tu guériras si tu le veux vraiment. Mais d’abord, il faut t’éloigner d’ici. C’était ce que craignait monsieur Renard. Il leva les yeux vers sa femme et son regard disait sa détresse et son impuissance. Ah ! il eût mieux valu ne jamais appeler de médecin, afin que ne résonnât jamais sous les hautes poutres de l’atelier le funeste mot de « tuberculose » et cette sentence maudite. – L’éloigner d’ici ? demanda madame Renard. Mais pourquoi ? – À cause des bourres de soie, madame Renard ! Ce sont elles qui empoisonnent les poumons de votre fille, répondit le docteur Junot. Et puis, l’air n’est pas sain dans ces ateliers. – Chez nous, c’est très propre, se défendit madame Renard. Voyez notre oiseau, il est bien vigoret1, pour sûr ! Et elle désigna du doigt la cage suspendue à la poutre du plafond. Chez les Renard, comme le voulait la tradition des canuts, on abritait chez soi un oiseau : sa santé garantissait l’absence de gaz toxique.

1.  Vigoret signifie « en bonne santé ».

27

1506_084_Juliette.indd 27

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

– C’est très propre oui, mais ça manque d’air, reprit le docteur. Ces hautes fenêtres, il faudrait les ouvrir, parfois. – Surtout pas, malheureux ! s’écria monsieur Renard. Cela altérerait la soie. On fait un travail de qualité ici, vous savez. Pas de ces guenilles qu’on produit à l’usine. Je suis un bon canut, tout le monde le sait dans le quartier, ajouta-t-il avec une fierté blessée. – Je n’en doute pas, monsieur Renard, mais enfin il en va de la santé de votre fille. Si vous voulez qu’elle vive, il faut qu’elle quitte l’atelier. Juliette se remit à tousser. Bien sûr, elle ne voulait pas mourir. Mais quitter la Croix-Rousse, sa famille, Thomas, lui semblait une échéance à peine moins douloureuse. – Avez-vous de la famille à la campagne ? demanda le docteur. Juliette leva vers sa mère de grands yeux inquiets. Elle n’avait aucune envie d’aller à la campagne. Sa vie était ici, à Lyon, dans le bruit des ateliers, l’agitation de la ville, l’animation des rues. Les paysages de la campagne l’ennuyaient, elle n’avait aucune passion pour les animaux et les seules fleurs qui l’intéressaient, c’étaient celles que son père faisait apparaître, avec des fils d’or, sur les velours et les brocarts qu’il tissait. Depuis toujours, ce qu’elle aimait c’était la cohue dans le magasin des Deux Passages, le gaz qui allumait les grands réverbères sur les quais du Rhône, la foule qui se pressait le dimanche place Bellecour dans des tenues élégantes qu’elle reproduisait, le soir, pour la poupée Rose. 28

1506_084_Juliette.indd 28

25/08/15 08:28


Canut, de père en fille

Le docteur insista : – Sans doute avez-vous un frère, une sœur, qui pourrait l’accueillir le temps qu’elle se revigore ? Madame Renard secoua la tête. Ses sœurs étaient ouvrières à l’usine. Dans la famille de son époux, on était canut de père en fils. Tous vivaient à la Croix-Rousse. Tous sauf François, le commis. – Et où habite-t-il, votre commis ? demanda le docteur. – À Paris, répondit monsieur Renard. Mais vous ne pensez tout de même pas… – C’est à vous de voir, monsieur Renard, répondit le médecin. Une chose est sûre, il ne faut pas que votre fille demeure dans cet atelier. C’est une question de vie ou de mort, vous m’entendez ? Monsieur Renard baissa la tête, soudain très grave. Le médecin partit, mais longtemps ses paroles résonnèrent dans l’atelier, suspendues au-dessus des métiers à tisser, comme une menace tragique.

1506_084_Juliette.indd 29

25/08/15 08:28


Chapitre 4

Une décision à prendre On écrivit à l’oncle François. Sa réponse ne fut pas longue à

venir. Le commis pouvait trouver pour Juliette une place de vendeuse à L’Élégance parisienne. Justement, il devait descendre à Lyon le mois prochain. Il remonterait avec la gamine après avoir négocié de la soie pour le grand magasin. – L’Élégance parisienne ? répéta Thomas quand madame Renard eut fini la lecture de la lettre. – Oui, L’Élégance parisienne ! s’exclama monsieur Renard. Pour nous autres, Lyonnais, ça ne veut rien dire, mais là-bas, dans la capitale, ce grand magasin est un monument, une révolution. Même Les Deux Passages de la rue Grillet ne lui arrive pas à la cheville. On ouvrit des yeux ronds. Les Deux Passages, pourtant, c’était quelque chose ! À Lyon on n’avait jamais vu pareille boutique. On y vendait de tout : des étoffes bien sûr, mais aussi des 30

1506_084_Juliette.indd 30

25/08/15 08:28


Une décision à prendre

parapluies, des gants, des draps, des confections, des bijoux et même des meubles ! Surtout, on pouvait y entrer librement, même si on n’avait pas le sou, essayer et repartir les mains vides, acheter et rendre l’article le lendemain… Juliette s’y était hasardée un jour qu’elle descendait place Bellecour. Longtemps, elle avait flâné dans les rayons, caressant les tissus, admirant les clientes, observant les vendeuses, des jeunes filles très soignées, très aimables, vêtues de robes de soie noire, et que l’on appelait les « demoiselles ». Cependant, monsieur Renard reprenait en tirant sur sa pipe : – Là-bas, à Paris, les marchandises s’étalent du sol au plafond. On raconte qu’il en sort de tous les rayons, de tous les comptoirs. Quatre étages, des galeries à n’en plus finir, des escaliers immenses avec des rampes en fer ouvragé : les clientes deviennent folles, on dit que c’est cet Émile Bauvincard qui leur fait tourner la tête. – Qui est Émile Bauvincard ? – Un malin, un roué, qui est venu de sa Normandie en vendant des châles et se trouve maintenant à la tête d’une des plus grosses fortunes de Paris ! L’Élégance parisienne, c’est lui ! L’entrée libre, la marchandise à bas prix, c’est encore lui ! Ah le gredin, il a réussi son coup pour sûr ! Mais il nous fera tous crever avec ses prix cassés, ses soies bon marché, sa mode qui change si vite que mon ouvrage à peine tissé est déjà dépassé…

31

1506_084_Juliette.indd 31

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

– Tu ne l’aimes pas, papa, remarqua Juliette. On dirait que la cabèche de ce Bauvincard t’est restée sur l’estôme1… Et monsieur Renard, pourtant homme débonnaire, peu enclin à s’emporter contre le monde et contre les gens, lâcha des phrases terribles : c’étaient ces Émile Bauvincard, ces marchands de pacotille, qui feraient crevogner2 les canuts ! C’étaient eux qui avaient mis dans la cabèche3 des femmes qu’il fallait du neuf, du vite fait, du pas cher, au détriment de la qualité. C’étaient eux enfin qui faisaient tourner le monde de la mode si vite qu’on en était tout étourdi, et que les canuts ne pouvaient plus suivre. L’avènement des grands magasins, en cassant les prix, avait ôté le pain de la bouche des canuts. Puisqu’il fallait aller plus vite et produire à bon marché, on avait transposé les métiers dans des usines, où l’on fabriquait une soie de moindre qualité, mêlée à de la laine, des « guenilles » disait monsieur Renard, des « torchons ». Et dans les emportements de son père, Juliette devinait la sourde inquiétude de toute la Croix-Rousse, la peur de n’avoir plus de commandes, la crainte de voir s’éteindre le règne du beau pour laisser la place à ces nouveautés, ces fantaisies bon marché qui feraient mourir leur métier et leur savoir-faire. Juliette posa sa main sur celle de son père.

1. L’estôme est l’« estomac ». 2.  Crevogner signifie « crever ». 3. La cabèche est la « tête ».

32

1506_084_Juliette.indd 32

25/08/15 08:28


Une décision à prendre

– Ne t’inquiète pas, papa, des clientes qui voudront du beau, même très cher, il y en aura toujours à regonfle1. Des canuts qui tissent comme toi, on en aura toujours besoin… – Tu es gentille, ma Juliette, mais tu sais, je crois que le monde va trop vite pour moi. La mode qui change tout le temps, les trains qui roulent si vite, les grands magasins qui poussent comme des champignons… On dirait qu’ils sont tous devenus fous ! Et soudain, en observant son profil dans le jour tombant de l’atelier, Juliette trouva son père vieilli, usé. Il était d’un autre temps, mais elle appartenait au monde nouveau, au monde moderne. Le progrès ne lui faisait pas peur. – Alors ? demanda madame Renard. Qu’est-ce qu’on fait pour Juliette ? Ça ne sert à rien de bagouler2, il faut prendre une décision. – La décision, elle est toute prise, répondit son mari. Si Juliette doit partir pour guérir, on la laissera partir. – Avec l’oncle François ? – Oui, même avec ce roublard de François ! – Et toi Juliette, qu’est-ce que tu en penses ? demanda sa mère. Veux-tu aller à Paris pour travailler dans le grand magasin de Bauvincard ? Juliette sursauta. Tous les regards étaient tournés vers elle. C’était la première fois qu’on sollicitait son avis. À dix ans, on 1.  À regonfle signifie « beaucoup ». 2.  Bagouler signifie « parler, discuter ».

33

1506_084_Juliette.indd 33

25/08/15 08:28


Table des matières Chapitre 1.  D’autres projets… ........................................ 5 Chapitre 2.  Au café Riche................................................ 12 Chapitre 3.  Canut, de père en fille................................... 21 Chapitre 4.  Une décision à prendre................................. 30 Chapitre 5.  Un carré de soie émeraude............................ 37 Chapitre 6.  Destination Paris !......................................... 47 Chapitre 7.  Une vraie demoiselle..................................... 58 Chapitre 8.  Un costume polonais.................................... 66 Chapitre 9.  Une si longue attente.................................... 78 Chapitre 10.  Une robe mémorable.................................. 84 Chapitre 11.  Un cadeau très spécial................................. 93 Chapitre 12.  Un statut à part........................................... 101 Chapitre 13.  De la beauté, ou du charme….................... 118 Chapitre 14.  Chez Worth................................................ 130 Chapitre 15.  Des lacunes à combler................................. 141 Chapitre 16.  Une invitation impériale............................. 150 Chapitre 17.  Un mauvais début....................................... 156 313

1506_084_Juliette.indd 313

25/08/15 08:28


Les Lumières de Paris

Chapitre 18.  Le goût des vieilleries.................................. 166 Chapitre 19.  Un château de légende................................ 179 Chapitre 20.  Une voix nouvelle....................................... 195 Chapitre 21.  Gare de Lyon.............................................. 202 Chapitre 22.  Illusions perdues......................................... 210 Chapitre 23.  L’implacable réalité...................................... 223 Chapitre 24.  Une occasion unique................................... 231 Chapitre 25.  Une place à prendre.................................... 244 Chapitre 26.  Le Journal des Parisiennes........................... 254 Chapitre 27.  Des retrouvailles inattendues ..................... 263 Chapitre 28.  Une toilette scandaleuse.............................. 271 Chapitre 29.  Un duel....................................................... 283 Chapitre 30.  Une boutique idéale.................................... 291 Chapitre 31.  Feu !............................................................ 302 Épilogue ........................................................................... 309

1506_084_Juliette.indd 314

25/08/15 08:28


1506_084_Juliette.indd 315

25/08/15 08:28


Achevé d’imprimer en septembre 2015 par Legoprint (Italie) Dépôt légal : octobre 2015 N° d’édition : 15276

1506_084_Juliette.indd 320

25/08/15 08:28



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.