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Photo © Jurate Jablonskyte

Red, au rythme fou de son cœur, est le premier roman pour la jeunesse de Britta Sabbag. Il est inspiré d’une histoire vraie. Adolescente, Britta Sabbag a accompagné la tournée d’un groupe de rock le temps d’un été.

B. Sabbag

Au rythme fou de son cœur

« Chacun d’entre nous avait une histoire cachée que les autres ignoraient. J’avais une vraie bombe à retardement à la place du cœur. Nous sommes tous pareils dans le fond, chacun d’entre nous a peur de quelque chose, a quelque chose qui lui manque, aime quelque chose, a déjà perdu quelque chose. Une dernière pensée m’a traversée avant que le sommeil ne s’empare de moi : ce sont les choses qu’on aime le plus qui nous rendent forts. Et les gens. »

Red

« carN’oublil saiie tpasce d’quiécoutesterjutstoen. cœur, »

eR d B. Sabbag

r u œ c n o s e d u o f e m h t y r Au

13,90 € TTC France www.fleuruseditions.com

Illustration de couverture © Oriol Vidal

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La traduction de cet ouvrage a été subventionnée par le Goethe-Institut, financé par le ministère des Affaires étrangères allemand.

Titre original : Stolperherz Copyright © 2014 by Boje Verlag in the Bastei lübbe AG Germany Cet ouvrage a été proposé à l’éditeur français par l’agence Editio Dialog, Lille. Illustration de couverture : Oriol Vidal

Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud Direction artistique : Élisabeth Hebert Fabrication : Thierry Dubus, Audrey Bord Composition et mise en pages : Text’Oh ! © Fleurus, Paris, 2016, pour l’ensemble de l’ouvrage. Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3103-8 Code MDS : 652 394 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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eR d B. Sabbag

r u œ c n o s e d u o f e m h t y r Au Traduit de l’allemand par Adeline Valland

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Peut-être, mais seulement peut-être, d’après une histoire vraie.

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Ce n’est pas celui qui ignore la peur qui est courageux, mais celui qui lui fait face. (Britta Sabbag)

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Where there is desire There is gonna be a flame Where there is a flame Someone’s bound to get burned But just because it burns Doesn’t mean you’re gonna die You’ve gotta get up and try try try Gotta get up and try try try You gotta get up and try try try1 (Pink, « Try »)

1. Où il y a du désir / Il y aura une flamme / Où il y a une flamme / Quelqu’un va se brûler / Mais si ça brûle / Ça ne veut pas dire que tu vas mourir / Il faut que tu te lèves et que tu essaies essaies essaies / Que tu te lèves et que tu essaies essaies essaies / Il faut que tu te lèves et que tu essaies essaies essaies.

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Kira Courage : audace, intrépidité ; force de caractère, capacité à oser mener une action à bien. Disposition à agir de manière juste face à des circonstances difficiles. Faire preuve de courage, agir face au danger en toute conscience des risques encourus. J’ai refermé le dictionnaire pour le poser sur l’oreiller, à côté de ma tête. Madame Weinberg, notre prof principale, venait encore de s’illustrer en cours d’allemand par une idée complètement farfelue.

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Red – Sujet d’imagination : laissez-vous inspirer par l’un des termes suivants : amour, haine, colère, pardon, bonheur ou courage. Vous avez jusqu’à la fin des grandes vacances. À la rentrée, nous lirons à voix haute ce que vous avez écrit. Ensuite, elle nous a divisés en groupes de quatre et elle m’a mise dans le groupe du courage. Comme par hasard. Car je ne suis pas courageuse. Je ne l’ai encore jamais été. – Capacité à oser mener une action à bien, j’ai chuchoté, roulant sur mon lit pour m’étaler sur le dos, les bras croisés derrière ma tête. Je n’ose jamais rien. Je n’ai même pas osé dire que je n’étais peut-être pas à ma place dans ce groupe. J’ai pourtant essayé. Mais mon bras est devenu lourd comme du plomb quand j’ai voulu lever le doigt, et tout ce que j’ai réussi à dire c’est : « Euh, moi j’aimerais bien… » Personne n’a semblé remarquer ma faible tentative. Pas étonnant car par une tiède nuit d’été, même un grillon à deux cents kilomètres de distance aurait suffi à recouvrir ma voix. Et après, j’étais tellement vexée que j’aurais été prête à rejoindre le groupe de la colère. Mais c’est contre moi-même que j’étais en colère, car je n’étais même pas capable de dire que je voulais changer de groupe. J’ai eu tout simplement peur que ma voix me lâche tout à coup, comme ça. Je n’ai pas spécialement peur de parler, j’ai juste peur de parler devant des gens. Il me suffit de penser que plusieurs personnes vont observer simultanément le mouvement de mes lèvres, pour

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Kir a me mettre tout de suite à transpirer. Mais ce n’est pas comme quand on a honte de quelque chose et qu’on devient tout rouge, non. C’est plutôt comme quand on est pris de sueurs froides, si froides qu’on se met à trembler comme un glaçon et qu’on a l’impression qu’en l’espace d’une fraction de seconde, la température de la pièce a chuté de dix degrés. Et comme l’idée d’un groupe de gens est le principe même d’une classe, je n’ouvre absolument jamais la bouche, que je le veuille ou non. Non, je ne suis vraiment pas courageuse. Et comment est-ce que je pourrais l’être ? Lisa, ma mère, est sur mon dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre à vérifier que je fais bien attention à ne pas faire trop d’efforts ni à trop m’agiter. Pourtant, je sais très bien qu’elle s’inquiète pour moi et que ça part d’une bonne intention. – Ton cœur fait fréquemment des sortes de petits courtscircuits, nous avait dit le pédiatre à l’époque, mais je suis sûr qu’on va réussir à régler ça avec des médicaments. Ça fait six ans maintenant, et exactement autant de temps que ma mère ne m’a pas quittée des yeux une seule seconde. Elle a tout de suite démissionné de son poste de secrétaire à mi-temps pour s’occuper de moi. Comme Paps est commercial, qu’il passe son temps à faire des déplacements et qu’il n’a pas vraiment de temps à me consacrer, il a tout de suite approuvé cette décision. Depuis, je prends du Sotalol, un médicament qui empêche le potassium d’aller dans les cellules du myocarde et qui ralentit

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Red mon système de conduction cardiaque, et tout un tas d’autres médicaments. Mais on n’arrive pas toujours à maîtriser les contractions de trop, qui sont fréquentes et dangereuses, et il y a des mauvais jours où je tombe carrément dans les pommes. Les bons jours, j’ai juste une sensation de tournis qui me rend complètement malade. Je n’ai pas beaucoup de journées vraiment bonnes, mais ma mère garde espoir qu’à un moment, je serai « guérie ». Elle m’a traînée de cardiologue en cardiologue qui lui ont tous dit la même chose : – Votre fille doit apprendre à vivre avec. Parce que mon cœur ne bat pas au même rythme que tout le monde. La plupart du temps, il bat plus vite, et souvent, il fait une sorte de faux pas. Paps a pris l’habitude de me surnommer « mon petit cœur qui cloche », ce qui ne va pas vraiment avec la signification de mon prénom. Je m’appelle Sanny, c’est la version hollandaise du mot américain sunny, qui veut dire rayon de soleil. Paps est hollandais, c’est lui qui a choisi mon nom à ma naissance, sûrement parce qu’il espérait de tout son cœur un vrai rayon de soleil. Il ne devait pas s’attendre à ce que son rayon de soleil devienne aussi vite un enfant à problèmes. J’aurais normalement dû m’appeler Sanny van Veen, mais ma mère a insisté pour que je porte son nom de jeune fille, Tabor, et ce n’est pas très étonnant qu’elle soit arrivée à ses fins, car elle est capable de terroriser l’univers tout entier.

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Kir a – Alors, mon petit cœur qui cloche, ma Sanny chérie, a dit Paps. Ça serait quand même la meilleure si tu ne devenais pas au minimum championne olympique de quatre cents mètres, ou de sprint ! Mais au fil du temps, il s’est rendu compte qu’il n’y aurait pas de victoire olympique. Car je suis à peine capable de supporter une simple promenade sans perdre mon souffle. Sans parler d’un cours de sport. On me dispense souvent de ces heures-là, on me fait juste faire les exercices les plus faciles et les moins fatigants. Le pire, c’est toujours de regarder les autres jouer au foot en salle ou au handball depuis le fond du gymnase, comme si j’étais un jouet cassé ou mis au rebut. Dans ces moments-là, j’ai toujours le sentiment d’être complètement inutile et je ne rêve que d’une chose : m’évanouir dans les airs. Petit à petit, mon cœur est devenu un boulet invisible qui m’oblige à contempler la scène de la vie depuis les rangs des spectateurs, sans jamais pouvoir espérer obtenir de rôle principal. J’ai donc fini par m’habituer à ce rôle de figurante et souvent, il me suffit amplement. De toute manière, personne ne semble jamais vraiment remarquer mes absences, ni les journées où je rentre à la maison plus tôt que les autres. Il y a quelques années, en début de sixième, Madame Weinberg m’avait acheté une carte me souhaitant un « bon rétablissement » qu’elle avait fait signer par toute la classe. J’étais sûre qu’il y avait des élèves qui ne savaient même pas pour qui était

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Red la carte. Et ils m’avaient aussi envoyé un grand pot de bonbons gélifiés aux fruits, entouré d’un large ruban rouge. Je me rappelle encore très bien du ruban, parce que peu de temps après, toujours dans mon lit, je l’avais porté comme déguisement pour le carnaval parce que ma mère pensait que c’était une très mauvaise idée d’aller dans le cortège. – C’est beaucoup trop dangereux ! Pense au monde qu’il y aura ! m’avait-elle persuadée. Donc j’étais restée au lit, déguisée en pirate avec ma ceinture rouge, et j’avais vidé la moitié du pot de bonbons. Lors des séjours à l’hôpital qui avaient suivi pour faire d’autres examens, j’avais eu quelques visites par-ci, par-là. Ma voisine de classe Luzie, la fille des voisins aussi. Mais ça fait plusieurs années à présent. Aujourd’hui, plus personne ne s’inquiète de savoir ce qui se passe chez la fille de troisième B au cœur qui cloche. La fille discrète que j’étais avant est donc devenue une personne encore plus discrète. Ma vie est un sempiternel dimanche de la Toussaint. Donc, moi, la personne la moins courageuse du monde, qu’est-ce que je pourrais bien écrire sur le courage, s’il vous plaît ? Ö – Papa rentre aujourd’hui, m’a dit ma mère en posant mon verre de vitamines sur la table du petit-déjeuner.

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Kir a – Super ! – J’ai avalé une grande gorgée pendant qu’elle m’examinait avec attention. – On va enfin pouvoir aller au ciné. J’ai hâte de voir Iron Man. Paps aime autant que moi les films de super-héros, une passion commune pour laquelle Lisa a un degré de compréhension en dessous de zéro. Ce qui me fascine surtout dans ces films, c’est qu’une personne peut se surpasser et acquérir assez de courage et de confiance en soi pour tout changer. Tout le contraire de moi. Car en fin de compte, on a tous envie d’avoir de l’importance. Que ce soit pour quelqu’un ou quelque chose. Ma mère a fait un petit sourire forcé et hoché la tête sans rien dire, avant de se diriger vers l’îlot central de la cuisine. Elle a commencé à éplucher une pomme pour la mélanger à mon muesli en la découpant en une multitude de petits dés qui faisaient presque exactement la même taille. Je suis persuadée qu’elle est capable de produire exactement le même nombre de morceaux tous les matins. – Tu n’as vraiment pas besoin de faire ça, Lisa, j’ai dit d’un ton cassant. Je ne suis plus un bébé. Ma mère déteste que je l’appelle par son prénom, mais je le fais quand même, surtout quand elle me traite comme si j’avais encore cinq ans. Mais au fond, elle traite tous les gens comme des enfants. – Vous allez peut-être devoir reporter la soirée ciné, elle a dit sans lever les yeux, ton père et moi, il faut qu’on te parle de quelque chose d’important.

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Red – Si c’est pour me parler de la cure, tu peux laisser tomber direct. Je ne vais pas y aller. Je la ferai pas. Elle a mélangé les morceaux de pomme dans le muesli, a versé un peu de yaourt par-dessus et a ajouté une cuillerée de miel bio à la couleur trouble. Puis elle est revenue à la table de la cuisine et a posé le bol devant moi avant de s’asseoir. – La cure, il faudra aussi qu’on en reparle. J’ai pris la grande cuillère posée devant moi et j’ai remué le muesli sans beaucoup d’appétit. Je ne pouvais plus voir ce petit-déjeuner diététique en peinture, mais elle ne me laissait jamais partir à l’école sans que j’en aie avalé quelques cuillerées. – Mais c’est un truc pour vieux chnoques ou pour des mômes qui sont à deux doigts d’y rester ! J’irai pas là-bas ! – Tu sais que c’est ta dernière chance d’améliorer tes résultats avant l’opération. – Je veux pas d’opération, je te l’ai déjà dit cent fois ! Je n’arrivais tout simplement pas à comprendre pourquoi ce refus très clair ne lui rentrait pas dans le crâne. Ça faisait des mois qu’on discutait de cette satanée cure qui était supposée me préparer à une opération du cœur, inévitable selon Lisa. Mais le docteur Lund avait évalué mes chances de m’en sortir guérie à trente sur soixante-dix. Ma mère n’était tout simplement pas capable d’accepter que l’un de ses projets échoue. – Mais on doit faire cette opération. – Qui, on ? C’est de moi qu’on parle, ici. Et je ne dois rien faire du tout.

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Kir a – Mais tu pourrais… – Crever. Avec l’opération aussi, je te signale. – Ne parle pas comme ça, je t’en prie, a dit Lisa d’un ton excédé, prenant sa tête dans ses mains. Je ne comprends vraiment pas comment tu peux être aussi têtue. C’est quand même de ta santé dont on parle, et elle est prioritaire ! – Elle est toujours prioritaire, j’ai murmuré en roulant des yeux, le nez dans mon bol de muesli. Je dois partir. – Tes médicaments, tu… – Mais oui, je les ai pris ! – Bien. Alors passe une très bonne journée, ma chérie ! Ö Un bruyant remue-ménage régnait dans la salle, comme avant chaque heure de cours. Des élèves d’autres classes étaient encore là en train de discuter. J’essayais toujours d’arriver juste avant le début du cours pour qu’on ne remarque pas que je n’avais personne à qui parler. Aujourd’hui, j’avais réussi à arriver presque à la première seconde de la sonnerie. Je m’étais entraînée pendant longtemps avant de trouver le bon timing. Avant, pour attendre le début des cours, ­j’allais souvent aux toilettes parce que je n’osais pas partir à la dernière minute le matin, de peur d’arriver en retard et d’attirer l’attention. Alors, j’allais me laver les mains ou je faisais semblant de vérifier ma coiffure. Ce qui était plutôt absurde : mes cheveux sont lisses et plutôt ternes,

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Red châtain clair style chat de gouttière, et descendent presque au niveau des épaules. Il n’y a pas grand-chose à faire de ce côté-là. J’ai aussi essayé le spray, mais il n’a fait qu’empirer les choses, car mes rares cheveux s’amalgamaient alors en mèches encore plus rares sur une tête beaucoup trop grosse. Tout ce que je récoltais, c’était les regards pleins de pitié des filles de seconde qui venaient se repasser un coup de gloss sur les lèvres en riant comme des folles. J’ai aussi fait semblant de contrôler mon maquillage. En été, j’utilise une crème teintée pour cacher mes taches de rousseur qui explosent littéralement au moindre contact avec le soleil, à mon grand désespoir. Paps les appelle mes taches solaires et les aime beaucoup, contrairement à moi. Mais même en contrôlant ma peau, il me suffisait d’un coup d’œil dans le miroir pour constater que le teint lisse comme de l’ivoire qu’arboraient la plupart des autres filles était complètement hors de ma portée. J’ai donc pris l’habitude de m’enfermer dans les toilettes, de m’asseoir sur le couvercle des WC, les jambes repliées contre mon corps, et d’attendre que le brouhaha général s’arrête enfin. Au fil du temps, je suis devenue une véritable experte de la sonnerie, je suis maintenant capable de prédire à la seconde près le moment où elle va retentir. Au début je comptais les minutes dans ma tête, mais j’arrive à présent à déterminer le signal presque intuitivement. Je ne me trompe plus que sur les fractions de seconde.

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Kir a Je me suis laissée tomber sur mon siège avec soulagement. Contrairement à moi, personne ne semblait très pressé de rejoindre sa place. – Bonjour ! a claironné Madame Weinberg en entrant dans la classe, perchée sur des chaussures noires et vernies à talons. Madame Weinberg va sur ses quarante ans, mais son look très strict lui en donne dix de plus. On m’a raconté qu’elle a été fiancée un jour. Mais son compagnon l’a plaquée pour une autre juste avant le mariage. Quand je l’observe, je suis persuadée que c’est vrai. Les rides de son front se creusent en sillons profonds à chaque fois qu’elle veut signifier très clairement à l’un d’entre nous qu’il risque de redoubler, qu’il a raté un contrôle ou qu’une autre catastrophe de ce genre est proche, comme la fin du monde par exemple. – J’ai une surprise pour vous aujourd’hui, les enfants, a-t-elle annoncé solennellement. La porte s’est ouverte et Madame Weinberg a agité la main frénétiquement, comme pour appâter quelqu’un. Et ce quelqu’un est entré dans la pièce. Certains instants se gravent dans notre mémoire, car on sent tout de suite qu’ils vont changer toute notre vie. Ils se déroulent au ralenti, et arrivent toujours au moment où on s’y attend le moins. On pouvait dire sans exagérer que la fille qui venait d’entrer dans la classe en nous souriant d’un air timide était merveilleu-

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Red sement belle. Ses cheveux blonds comme les blés étaient très longs et se terminaient naturellement en jolies boucles, et ses yeux étaient bleu clair et incroyablement grands. Sa peau aussi était claire, presque transparente. Elle m’a immédiatement fait penser aux figurines d’elfes en porcelaine qui ornaient autrefois la vitrine de ma grand-tante Lilo et qui avaient l’air si fragiles que je n’ai jamais osé les toucher. – Voici Kira. Le sourire de Kira s’est transformé en rire, découvrant des dents blanches et régulières. Sa bouche était presque trop grande pour son petit nez et le reste de son visage tout aussi délicat, et ses lèvres avaient l’air maquillées d’un trait de rouge à lèvres appliqué par la nature elle-même. Elle portait un tee-shirt blanc et un jean moulant qui mettait bien en valeur sa silhouette fine. Elle était parfaite. Il était très clair que Kira n’avait pas besoin d’artifice pour être aussi jolie. Et il était encore plus clair que tous les garçons de la classe allaient tomber raides dingues amoureux d’elle. Jusqu’à l’arrivée de Kira, j’étais une fille insignifiante dont personne ne se souciait vraiment, mais qui ne dérangeait personne non plus. On me disait bonjour de temps en temps et parfois, on avait même un peu pitié de moi, peut-être. La fille bizarre pour les uns, la fille aux problèmes cardiaques pour les autres, j’étais insignifiante, mais j’avais une singularité qui m’avait permis de trouver mon rôle dans la classe. Chacun cherche son rôle dans la vie, à sa manière bien sûr, et en ce qui

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Kir a me concernait, le rôle de la fille bizarre aux problèmes cardiaques était libre. Mais à ce moment précis, que j’appelle le moment de l’apparition, je compris que dorénavant, je ne serais plus qu’un fantôme. Le peu de regards qui me restaient, rares mais suffisants, allaient tous se diriger vers Kira à présent. Et je ne pouvais même pas leur en vouloir. Si j’avais été un garçon, je serais immédiatement tombé fou amoureux d’elle. Même moi, je ressentais le besoin de devenir son amie. Car elle n’était pas seulement belle, elle avait aussi l’air gentil. Elles existent, ces filles dont la beauté déteint sur les autres. Pas de doute, Kira en faisait partie. À ses côtés, on devenait plus belle ou au moins, on se sentait plus belle. Comme si des bribes de l’aura féerique qui émanait d’elle allaient se détacher et nous illuminer nous aussi. Des murmures se sont élevés dans la classe, mais Madame Weinberg nous a fait revenir au silence. – Les enfants ! J’espère que vous montrerez le meilleur de vous-mêmes à votre nouvelle camarade ! Kira va nous rejoindre après les grandes vacances. Son père, Monsieur Andersson, a pensé qu’il serait bon que Kira apprenne à vous connaître avant les vacances, et j’ai aussi trouvé que c’était une excellente idée. C’est une manière d’anticiper les bons moments qui nous ­attendent. Moi, je connaissais déjà les bons moments qui m’attendaient.

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Red Une chose était claire : à compter d’aujourd’hui, Sanny Tabor, c’était du passé. Je venais de perdre le peu d’attention que j’avais réussi à attirer au prix de nombreux efforts depuis que je revenais à l’école régulièrement. Kira était arrivée. Et moi, je venais de m’évanouir totalement dans les airs. Mais dites-moi, c’est qui cette fille, Sanny Tabor ? Ö La première récré s’est passée exactement comme je l’avais prévu. Enfin, pour ça, il aurait fallu que quelqu’un me demande mon avis. Kira a immédiatement été assaillie par la moitié de la classe qui buvait ses paroles avec excitation. Me tenant à distance de sécurité, j’ai appris de la mêlée bruyante dont elle était l’objet qu’elle était originaire de Suède, que son père était diplomate et qu’elle allait passer deux ans en Allemagne. Kira parlait parfaitement allemand malgré ses origines, elle avait déjà dû fréquenter une école allemande. – Viens à la cafétéria avec nous, l’a invitée Jonas, notre délégué de classe. – D’accord, a fait Kira en hochant la tête. L’ancienne cafétéria, qui a été rebaptisée « bureau des délégués », est un endroit sacré où ne peuvent entrer que les délégués et leurs amis les plus intimes. Les élèves lambda ou les extra-terrestres frappés d’invisibilité, comme moi par exemple, sont interdits d’accès. La salle sert de lieu de réunion pour orga-

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Kir a niser les fêtes de l’école et d’autres trucs comme ça auxquels le commun des mortels, comme moi, ne pige rien du tout. Avant, on y vendait du café, du thé et des sandwiches, mais depuis que notre intendant a été victime d’une hernie discale, les grands ont pris le contrôle de la salle. Jonas est l’un des plus jeunes à avoir le droit d’y aller. Il doit avoir convaincu grâce à son look naturellement cool, auquel vient s’ajouter un physique tout sauf repoussant. Il a gagné l’élection de délégué de classe avec plus de quatre-vingt-dix pour cent des voix, alors que moi j’avais voté pour Luzie, me berçant d’illusions. En quatre ans au collège, je n’ai réussi qu’une seule fois à entrer dans le bureau des délégués, pour une raison pas très glorieuse. C’était une journée très lourde de fin d’été et j’avais encore fait un arrêt cardio-circulatoire, je m’étais écroulée à deux doigts de la porte d’entrée de l’ancienne cafétéria. Quelques grands m’avaient portée à l’intérieur et m’avaient allongée sur l’un des bancs installés le long des fenêtres, rehaussant mes jambes à l’aide d’un tas de coussins. Quand j’avais enfin ouvert les yeux, stupéfaite de me retrouver là, j’avais pu voir Georg dans le petit groupe rassemblé autour de moi. Tout le monde l’appelle Greg, il est le bassiste de Crystal, le groupe de rock du lycée, et plus ou moins le plus beau mec que j’ai jamais vu. Il a les yeux bleu-vert et des cils particulièrement longs. Et cette manie de ramener tout le temps une mèche de ses cheveux

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Red bruns un peu longs et légèrement bouclés derrière son oreille. Il l’avait fait aussi ce jour-là. J’adore cette manie. – Ça va maintenant ? il m’avait demandé, se penchant sur moi, alors que je plongeais dans les profondeurs vertes de ses yeux. J’aurais aimé répondre : « Oui, si tu m’embrasses tout ira bien. Le monde aura à nouveau un sens. Et comme ça, toute cette sale histoire aura au moins servi à quelque chose. » Mais Greg ne m’avait pas embrassée. Au lieu de ça, il avait passé une deuxième fois la main dans ses cheveux et avait dit : – Je vais prévenir ta prof principale. T’es en quelle classe ? Je n’avais pas réussi pas à lui répondre quoi que ce soit. J’avais préféré profiter aussi longtemps que possible de cette chance d’avoir son visage si près du mien. J’avais donc prolongé artificiellement mon accès de faiblesse de quelques secondes pour pouvoir enregistrer son odeur. L’odeur de Greg est sucrée-salée : elle a l’âpreté des bourrasques de l’air marin et la douceur d’un melon jaune presque mûr. Et à ce moment précis, j’ai su avec certitude que c’était l’odeur la plus agréable qui s’était jamais présentée à mes narines. Greg a déjà redoublé deux fois et il est seulement en première. Il n’est pas particulièrement du genre à se placer au centre de l’attention. Non pas qu’il soit timide ou quelque chose comme ça. Je suis persuadée que la raison de son silence est tout autre : ça ne l’intéresse pas. La plupart des choses ne l’intéressent absolument pas d’ailleurs. Et je crois que ce qui l’intéresse vraiment,

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Kir a c’est la musique. C’est du moins ce que j’ai découvert lors des enquêtes que je menais sur Greg dès que j’en avais l’occasion. Tout le monde sait que pour les membres de Crystal, la musique est ce qu’il y a de plus important. Mais je suis certaine que Greg a quelque chose en lui qui va plus loin que la simple passion. Son regard part souvent à la dérive quand il se tient avec les autres garçons à la récré dans le cercle obligatoire des fumeurs. Au début, j’ai pensé qu’il observait les filles de seconde et de première qui se tiennent toujours à côté des mecs de Crystal en chuchotant et en riant comme des idiotes. Mais il ne réagit jamais à leurs tentatives de drague. Il donne tout simplement l’impression de regarder à travers. C’est peut-être cette nostalgie qui émane de lui qui m’attire autant. Une chose est sûre : un baiser de Greg et ma vie aurait immédiatement un sens… à peu près tout prendrait un sens. Je dois faire une confession, à ma grande honte. Je n’ai encore jamais embrassé de garçon. À une exception près : il y a eu une tentative pas très convaincante l’année dernière, avec Simon, le gros à lunettes de la maison d’à côté. Il est dans une autre troisième et tout le monde le surnomme Flocon depuis qu’il a perdu vingt kilos grâce à un régime éclair, sans devenir vraiment mince pour autant. Il est arrivé à la rentrée plus mince et sans lunettes, et a déclaré qu’il se sentait maintenant « léger comme un flocon même s’il avait encore l’air d’être un iceberg. » Il l’a bien cherché. C’est pour ça qu’il s’est vu décerner ce surnom peu glorieux et qu’on se paye sa tête encore plus

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Red qu’avant. Mais comme Flocon est un incorrigible optimiste, l’exemple type de ceux qui préfèrent dire un verre à moitié plein pour un verre à moitié vide, il donne l’impression que ça ne le dérange pas du tout. Il ne laisse rien paraître et traverse sa scolarité en souriant comme une grenouille à grande bouche sous speed. La passion de Flocon, à part cette habitude inqualifiable et très énervante de parler en vers, c’est le clavier. Nos deux maisons sont mitoyennes et à mon grand regret, il n’a aucun scrupule à taper dessus jour et nuit. J’ai donc pu, malgré moi, être le témoin direct de son absence totale de progrès. On ne voit pour ainsi dire jamais sa mère qui est conductrice de bus et qui travaille jour et nuit. Les services de protection de l’enfance sont déjà venus plusieurs fois, alertés par des voisins inquiets – je ne suis pas à cent pour cent certaine de pouvoir exclure ma mère de cette liste – qui trouvent que Flocon reste beaucoup trop souvent seul à la maison, et trop longtemps. Ces visites n’ont eu aucune conséquence jusqu’à présent, car Flocon a seize ans et n’est plus un petit garçon. Sa mère n’a pas le temps de lui préparer ses repas et il n’arrête pas de se gaver de toutes sortes de fast-food. On dit beaucoup de mal d’elle dans le voisinage : qu’elle est irresponsable, que c’est une mauvaise mère. Lisa non plus n’a pas beaucoup d’estime pour cette femme qu’elle considère comme le « mouton noir » du quartier. J’ai pu lire son soulagement sur son visage quand elle a compris que je n’étais pas particulièrement disposée à me lier d’amitié avec Flocon.

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Kir a Mais revenons au baiser. En fin de compte, ce baiser dans le jardin de Flocon n’a été que le résultat d’un étrange mélange entre de la pitié et une tentative pour l’empêcher de retourner à ses lamentables exercices de clavier. Et ça veut dire beaucoup quand quelqu’un comme moi est motivé par la pitié. Le désir de se débarrasser de cette histoire de premier baiser a peut-être joué aussi, parce que tous les élèves de ma classe avaient déjà embrassé quelqu’un. Sauf moi. Et quel meilleur candidat que le fils des voisins, avec qui j’avais déjà pataugé toute nue dans la piscine gonflable de notre jardin ? Enfin, il y avait de cela des siècles, bien sûr. Le baiser n’avait duré que quelques secondes et j’avais gardé ma bouche fermée par mesure de précaution, remarquant pourtant que la pointe de la langue de Flocon essayait de se frayer un chemin, à la vitesse de l’éclair, entre mes lèvres scellées. Comme ça allait nettement trop loin pour moi et que même ma pitié n’y suffisait pas, j’ai interrompu l’expérience. Apparemment, Flocon ne s’en est jamais remis, car dès le lendemain, il a composé une chanson intitulée San, please kiss me again. En rimes, bien sûr. Et la chanson m’a fait terriblement penser à cet ancien hymne d’Allemagne de l’Est que j’avais entendu avec Papa dans un docu à la télé : « Nous nous relèverons des ruines ». Flocon joue encore cette chanson tous les jours. Mais ce n’est pas comme si j’ignorais complètement Flocon depuis ce dilemme lingual, je me tiens juste à distance de sécurité pour ne pas lui donner de faux espoirs. Il ne faut pas qu’il

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Red pense que ça pourrait se reproduire. Sans parler du fait que je ne veux pas le mettre mal à l’aise, j’ai honte d’être vue avec lui, évidemment. Les deux plus grands cas sociaux du lycée ne sont pas forcés de traîner ensemble, parce ça risque de donner libre cours à un nombre infini de suppositions et de rumeurs que je veux éviter à tout prix. J’ai donc rangé ce premier baiser peu glorieux au plus profond de ma mémoire pour le remplacer par des rêveries éveillées à propos de Greg, ce qui me réussit beaucoup mieux. Mais je sais quand même que c’est une illusion qui ne sera jamais satisfaite, ce qui est généralement le lot des illusions. Du moins pour une malade cardiaque de presque seize ans à la phobie sociale grandissante. Mais voilà, tout le monde a besoin de quelque chose d’inaccessible. Et l’illusion est faite de désespoir, d’espoir et de confiance. Elle est notre seule raison de vivre. – Quelle classe ? a répété Greg. – Si tu m’embrasses… a chuchoté une voix inconnue… qui sortait étrangement de ma propre bouche. – Quoi ?! Greg m’a regardée en ouvrant de grands yeux. – Dans quelle classe ? j’ai hurlé directement à la face de Greg qui a fait un brusque bond en arrière. Je sais plus dans quelle classe je dois aller ! Greg m’a souri d’un air vaguement agacé. – T’es vraiment chelou, toi.

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Kir a – On est dans la même classe, a alors dit Jonas en s’interposant, roulant des yeux d’un air excédé. Troisième B. Faut pas en faire tout un plat, je vais prévenir la prof. Ça lui arrive souvent. Sur ce, Greg s’est détourné pour rejoindre les autres garçons dans le coin fumeur, qui officiellement n’en est pas un, bien sûr. Voilà donc mon plus grand moment de honte, et pour couronner le tout, un groupe d’élèves me regardait depuis l’extérieur comme si j’étais une nouvelle variété de petit singe qu’on venait de découvrir. Je n’étais séparée des visages qui me fixaient que par le mince carreau de la fenêtre. J’aurais tout simplement voulu mourir à ce moment-là. D’un coup. L’école est un champ de mines pour les cœurs fragiles. Et quand, comme moi, on ne dispose que d’un exemplaire d’une grande faiblesse, on est quasiment battu d’avance. Voilà pour ma brève visite de la cafétéria. Kira n’est dans cette école que depuis deux heures et elle a réussi ce dont je ne peux que rêver. On dirait qu’il existe un code secret qui explique comment se comporter. Et encore une fois, j’ai dû être la seule à avoir été malade quand on a expliqué en quoi il consistait. Elle se tient là en riant, c’est tout, elle n’a même pas besoin d’ouvrir la bouche, et tout le monde est ravi. Je pourrais avoir envie de la détester, mais je n’y arrive même pas, car moi aussi, je suis déjà conquise.

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Achevé d’imprimer en février 2016 par Légo Print en Italie N° d’édition : 16011 Dépôt légal : mars 2016

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Photo © Jurate Jablonskyte

Red, au rythme fou de son cœur, est le premier roman pour la jeunesse de Britta Sabbag. Il est inspiré d’une histoire vraie. Adolescente, Britta Sabbag a accompagné la tournée d’un groupe de rock le temps d’un été.

B. Sabbag

Au rythme fou de son cœur

« Chacun d’entre nous avait une histoire cachée que les autres ignoraient. J’avais une vraie bombe à retardement à la place du cœur. Nous sommes tous pareils dans le fond, chacun d’entre nous a peur de quelque chose, a quelque chose qui lui manque, aime quelque chose, a déjà perdu quelque chose. Une dernière pensée m’a traversée avant que le sommeil ne s’empare de moi : ce sont les choses qu’on aime le plus qui nous rendent forts. Et les gens. »

Red

« carN’oublil saiie tpasce d’quiécoutesterjutstoen. cœur, »

eR d B. Sabbag

r u œ c n o s e d u o f e m h t y r Au

13,90 € TTC France www.fleuruseditions.com

Illustration de couverture © Oriol Vidal

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