9782215132721 l'oiseau de verre

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KNIGHT’S

HADDON

Préfète

Les

Mystères du Anastasia

T

Pensionnat Anastasia

Anastasia

L’Oiseau de verre

Edie

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Mystères du T

Pensionnat L’oiseau L’Oiseau de verre Fleurus Oiseaudeverre_9782215132721_bellepages.indd 2 Oiseaudeverre_9782215132721_bellepages.indd 2 1610_121_Oiseau-de-verre.indd 3

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Première publication en Angleterre en 2014 sous le titre The Glass Bird Girl par The Chicken House, 2 Palmer Street, Frome, Somerset, BA11 1DS. Texte copyright : Esme Kerr, 2014 Traduction de : Charlotte Grossetête Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Virginie Gérard-Gaucher Direction artistique : Élisabeth Hebert Mise en pages : Text’Oh ! Fabrication : Marie Guibert © Fleurus, Paris, 2017 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3272-1 Code MDS : 652 570 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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À Freya qui lira ce livre et à Wolsey qui ne le lira pas.

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Chapitre 1 Du poisson au petit-déjeuner Edie s’accroupit sur le rebord de sa fenêtre pour essayer ses jumelles sur les trois garçons qui se trouvaient en bas, autour du bassin de pierre. Ils s’appelaient Lyle, Jason et Tom, et elle les détestait. Ils lui évoquaient des renards maigres et rusés, avec leurs yeux qui luisaient entre des mèches de cheveux crasseux. Voilà presque un mois qu’Edie s’était installée chez ses cousins à Folly Farm, et elle avait appris à les éviter. Lorsqu’elle voulait savoir ce qu’ils faisaient, elle les espionnait. Elle braqua donc ses jumelles sur eux et fit une mise au point rapide. Lyle, l’aîné, treize ans, tenait un filet de pêche. Les jumeaux le regardèrent l’abaisser au milieu de la mare. Le bâton se courba, remua et les jumeaux l’empoignèrent à leur tour : trois paires de mains s’unirent pour extraire des nénuphars le filet pris de secousses. 7

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Edie vit les garçons jeter le poisson pantelant sur l’herbe, et elle laissa tomber ses jumelles, horrifiée. Ils avaient attrapé Tilly. – Peaux de vaches ! s’étrangla-t-elle. Prise de tournis, elle gagna la porte de sa chambre. – Peaux de vaches ! Tilly était le poisson rouge d’Edie, une femelle. Elle était devenue énorme, aussi longue qu’une règle, depuis qu’Edie l’avait apportée de son aquarium londonien pour l’installer dans ce bassin sale. Edie la nourrissait chaque matin, et aimait suivre des yeux l’éclair métallique de ses écailles lorsqu’elle se déplaçait dans l’eau glauque. Elle était fière de la manière dont Tilly s’était adaptée à sa nouvelle vie à la campagne, alors qu’elle-même ne s’y faisait pas. Au moins, l’une de nous se porte bien, avait-elle conclu gravement lorsqu’elle avait constaté sa propre incapacité à s’habituer à Folly Farm. – Laissez-la ! hurla-t-elle en dévalant les escaliers quatre à quatre. Trop tard. Lorsqu’elle atteignit le bassin, les garçons et Tilly avaient disparu. Le camp ! se dit-elle avec l’énergie du désespoir, en fonçant comme une flèche en direction des bois. Le camp des garçons était froid et humide, fait de tôles rouillées camouflées sous des mottes de tourbe et des fougères. Edie ne l’avait découvert que la semaine précédente, lors d’une exploration en solitaire ; elle avait vu le vélo de Lyle stationné devant. 8

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Lyle lui avait défendu de retourner là-bas, sous peine de se faire ligoter. En approchant, elle aperçut un panache de fumée qui s’élevait des fougères, et une odeur nauséabonde flotta jusqu’à elle. Elle se sentit mal, mais continua à avancer d’un pas titubant. – Comment avez-vous osé ! Comment avez-vous osé ! Lyle leva les yeux avec un sourire narquois et jeta une cigarette dans le feu. – Tu arrives pile à temps pour le petit-déjeuner, dit-il en retournant le poisson dans la poêle. Les jumeaux, assis à sa droite et à sa gauche, émirent un petit rire nerveux. C’était Lyle qui avait eu l’idée de faire frire Tilly, mais quelque chose leur disait qu’ils auraient des problèmes si leur mère apprenait la chose. Lorsqu’il y avait un problème, en règle générale, les jumeaux assumaient la part de responsabilité de Lyle – ils avaient neuf ans, et c’était le prix à payer pour avoir le droit de jouer avec lui. À présent, ils regardaient Edie d’un air effrayé. Lyle sourit en découvrant des dents pointues. – Allez, mange-le ! dit-il en montrant la poêle du doigt. Tu aimes le poisson. – Sale bête ! s’écria Edie en se jetant sur lui, les poings en avant. Lyle était mince, mais plus grand qu’Edie et costaud comme un câble d’acier. Il fit un pas en arrière, lui saisit les bras et les lui tordit derrière le dos. 9

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– Donnez-lui à manger ! Les jumeaux le regardèrent, hésitants. Edie se débattait et donnait des coups de pied, mais Lyle la maintenait d’une poigne de fer. – Lâche-moi ! – Donnez-lui à manger ! gronda Lyle. Tom tapota le feu avec son bâton. Il paraissait avoir envie que le jeu s’arrête. Mais Jason se leva et retira la poêle d’entre les flammes. – Vas-y. Voyons si elle aime. Jason détacha un morceau de poisson avec ses doigts. La consistance était encore caoutchouteuse, à moitié crue. Les mains de Lyle bloquaient les poignets d’Edie derrière son dos, lui brûlant la peau. Elle serra les lèvres de toutes ses forces, s’obligeant à ne pas crier lorsque Jason lui fourra le morceau de poisson rose sous le nez. Quand elle vomit, tout fut aspergé, la poêle, la main de Jason, les baskets de Lyle. Après cela, elle se rendit compte que Tom avait baissé la tête et que Jason la regardait d’un air bizarre, effrayé. Mais Lyle continuait à la dévisager avec sang-froid ; il essuya ses chaussures sur le feuillage et alluma une autre cigarette. Lorsqu’elle s’enfuit en courant, sa voix monocorde la poursuivit : – Vas-y, sauve-toi. Cours voir grand-mère. Cours voir ta vieille Babka aveugle.

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Edie quitta les bois en titubant, traversa la prairie et s’effondra, épuisée, à côté du bassin. L’humidité de l’herbe transperça son jean, mais elle resta assise, pétrifiée, les yeux fixés sur l’eau grise immobile. Elle pensait aux soubresauts de Tilly dans le filet, à Tilly en train de frire dans la poêle. Elle haïssait Lyle comme elle n’avait jamais haï quiconque auparavant. Or, il était toujours là. Où qu’elle aille, elle sentait ses yeux gris pâle la suivre du regard. Et la semaine suivante, ce serait encore pire. Après les vacances d’automne, elle ferait sa rentrée au collège de Lyle ; chaque jour, elle prendrait le même bus que lui pour se rendre en ville. – Ne t’imagine pas que je vais être aux petits soins pour toi, l’avait-il prévenue, même si les gens attendront certaines choses de toi, puisque tu es ma cousine. – Qu’est-ce qu’ils attendront de moi ? se demandait Edie avec un frisson. Lyle s’était déjà fait renvoyer de deux écoles. – Sauvages. C’est le mot qu’avait prononcé sa grand-mère à la fin d’un week-end de Pâques passé à Folly Farm avec Edie, une année. Après trois nuits, toutes deux avaient été contentes de s’échapper. – Une maison froide et crasseuse, trois enfants froids et ­crasseux, avait murmuré Babka dans le train qui les ramenait à la maison, les lèvres pincées au-dessus de son café sucré. Lorsque Edie s’était vu assigner Folly Farm comme nouvelle demeure, Babka avait refusé de la regarder dans les yeux au moment de lui faire faire sa valise. 11

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– Tu vas retourner à l’école. C’est ce que tu voulais, s’était-elle bornée à dire. – Je voulais rester dans mon ancienne école, avait répliqué Edie. Je ne veux pas aller à l’école avec eux. Mais Babka, vaincue par sa cécité, avait haussé les épaules pour toute réponse. Edie pouvait se contenter de Folly Farm, mais pas Kitty – Babka avait obtenu une place dans un refuge d’animaux pour sa vieille chatte grassouillette. – Pourquoi est-ce que je ne peux pas l’emporter avec moi ? avait supplié Edie. – Tes cousins ne seraient pas gentils avec elle, avait rétorqué Babka. – Ça t’est égal s’ils ne sont pas gentils avec moi, avait protesté Edie, qui avait exigé, dans un mouvement d’humeur, d’emporter son poisson. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Edie avait vécu avec Babka dans un petit appartement perché au sommet d’un immeuble gris près de Hyde Park. Il y avait un restaurant chinois dans la rue en bas de chez elles, avec des lampes dorées en vitrine ; la devanture voisine était celle d’un épicier polonais chez qui Babka achetait des cageots entiers de betteraves et de chou rouge et, les jours de fête, des petits gâteaux nappés de crème anglaise jaune. Edie avait fréquenté une école située à quelques rues de là, mais lorsqu’elle avait atteint l’âge de neuf ans, sa grand-mère 12

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s’était mise à lui faire la classe à la maison. Babka ne voulait recevoir personne à l’appartement ; elle voulait cacher au monde entier qu’elle était en train de devenir aveugle. – S’ils le découvrent, avait-elle prévenu, ils t’emmèneront. Mais Edie avait détesté les longues après-midi sans amies, en compagnie de Babka qui l’attelait avec impatience à une matière ou à une autre, au gré de sa fantaisie. Edie n’avait jamais la permission d’inviter à goûter ses anciennes amies de classe – Babka disait que le secret est parfois un gage de sécurité. Mais les services sociaux avaient fini par découvrir la cécité de Babka, qu’ils avaient placée en maison de retraite. Elle avait refusé celle qu’ils lui avaient trouvée à Londres – « Je veux mourir dans une chambre avec vue », avait-elle dit – et pris sur ses maigres économies pour exaucer son rêve. Babka avait rejoint une maison près d’Oxford. Quant à Edie, on ne lui avait pas laissé le choix de sa résidence. Et Folly Farm s’était révélée aussi terrible que ce à quoi elle s’était attendue. – Les choses seront plus faciles quand tu feras ta rentrée et que tu auras des amies à toi, avait dit Tante Sophia, à sa manière vague et désinvolte. Tu pourras inviter des filles à venir jouer, parfois. Même Tante Sophia, pourtant, paraissait comprendre qu’il ne serait pas évident d’aller à l’école avec Lyle. Edie fixa le bassin des yeux. Elle avait trahi Tilly en omettant de garder le secret sur ses sentiments – Babka avait raison, le secret était un gage de sécurité. Lyle avait tué Tilly parce qu’il 13

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avait vu Edie en train de la nourrir. S’il était capable d’infliger ce sort-là à une amie poisson, que ferait-il à une amie humaine ? Edie secoua la tête. Jamais elle n’amènerait quiconque à Folly Farm, jamais. Elle pensa avec une nostalgie soudaine à l’appartement londonien, à la rue pleine de passants. Ici, il n’y avait rien. Le village se trouvait à plus d’un mile, au-delà du bois. Où qu’Edie regarde, elle ne voyait que du vert – une masse infinie de vert qui se dressait tout autour d’elle comme une prison. Était-ce cela, la « vue » dont parlait Babka ? Elle observa toute cette verdure, le goût écœurant du vomi sur sa langue. Elle avait mal partout, mais une force indéfinissable naquit en elle et elle sut qu’elle ne pouvait pas rester là plus longtemps. Elle tira son portable de sa poche et regarda de nouveau le numéro de téléphone de la maison de retraite où vivait Babka. Mais cela ne servait à rien – il n’y avait pas de réseau dans la vallée. Et il était inutile d’appeler Babka. Babka lui dirait de rester et de faire au mieux. Si Edie se rendait à la maison de retraite, Babka la renverrait. Elle se sentit l’estomac vide. Elle pensa à la cuisine de Babka avec ses boîtes de conserve rouillées et ses gâteaux posés sur leur présentoir en verre, et le fumet des plats mijotés qui flottait dès la sortie de l’ascenseur, dans l’étroit couloir en béton du sixième étage. Puis elle sursauta en se rappelant le cochon en pierre 14

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fendu à côté de la porte d’entrée. Babka avait toujours caché la clé sous le cochon. Elle devait s’y trouver encore, Babka n’avait pas dû l’enlever… Je pourrais entrer, pensa Edie. Dans l’immeuble, elle était sûre de trouver quelqu’un pour l’aider. L’épicier polonais viendrait peut-être à sa rescousse. À partir du moment où elle aurait regagné l’appartement, elle serait sauvée ; Londres était une ville remplie de gens gentils. Elle entendit les paroles de Lyle flotter dans sa mémoire : « Si tu nous détestes, va-t’en. Va-t’en, enfuis-toi… File retrouver ta Babka aveugle. » C’est ce que je vais faire, pensa-t-elle, déterminée. Je vais m’enfuir. Mais pas là où tu crois.

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Chapitre 2 Familles biologiques À plusieurs centaines de miles de Folly Farm, dans le très chic quartier londonien de Mayfair, les rayons dorés du soleil d’octobre éclairaient le salon d’une haute maison de ville, projetant des taches de lumière sur les dorures, le marbre et le chintz du mobilier. Dans ce salon se tenait Charles Rodriguez, l’un des marchands d’art les plus riches et les plus discrets de la ville ; il recevait l’un de ses clients les plus riches et les plus discrets. – Un verre ? – Je meurs de soif, soupira le prince Stolonov en s’affalant dans un fauteuil. Il regarda sans mot dire son ami préparer les boissons. Ses pieds tambourinaient nerveusement sur le sol. Charles lui lança un regard interrogateur. – Quelque chose me dit que vous n’êtes pas venu acheter un tableau.

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– Vous avez raison, répondit le prince. Je suis venu vous voir en ami, Charles, pour vous demander de l’aide. Charles inclina la tête. – Il y a longtemps que je considère mes amis comme ma famille, ma famille biologique ne me donnant que des motifs d’insatisfaction. – J’ignorais que vous aviez une famille biologique. – Tout le monde en a une. Je prends seulement le parti de ne pas fréquenter la mienne. – Évidemment, vous n’avez pas d’enfants, murmura le prince. – Pas que je sache, répliqua Charles en souriant. – Je rêverais, parfois, d’être dans votre situation. Charles haussa un sourcil. – J’espère que votre charmante petite Anastasia ne vous cause pas de souci ? – Du souci, pas vraiment. Mais… vous voyez ce que je veux dire, Charles, c’est la première fois qu’elle quitte la maison sans garde du corps, et on ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter. – Vous ne pouvez pas vous en empêcher, Stolly. La tradition britannique veut que l’on envoie ses enfants en pension et qu’on les y oublie complètement. Le prince secoua la tête. – Quel pays barbare. J’aimerais ne jamais avoir donné mon accord pour qu’Ansti parte à l’école. – Je croyais qu’elle souhaitait y aller.

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– Elle ne voulait pas vivre à la maison avec son beau-père. Et sa mère ne voulait pas qu’elle écume le vaste monde avec moi. La pension a été un compromis, et Venetia a insisté pour que nous choisissions son ancienne école, quoiqu’elle ne l’ait jamais aimée elle-même. Pourquoi les Anglais sont-ils si attachés à des lieux où ils ont été malheureux ? – J’ai reçu une lettre d’Anastasia il y a quelques semaines. Elle avait l’air plutôt très contente, dit Charles, qui était le parrain d’Anastasia. – Ce devait être avant le début des problèmes. – Des problèmes ? – Je l’ai eue au téléphone hier et elle était dans tous ses états. J’ai bien peur que quelqu’un en ait fait son souffre-douleur, Charles. Le prince donna à ces mots le poids de la torture. Charles le regarda, perplexe. – Poursuivez. – Il s’agit peut-être de petites choses, bien sûr, mais Anastasia m’a parlé d’affaires qui disparaissaient. Oh, des broutilles sans valeur : des stylos, un agenda, un journal intime, mais la liste ne cesse de s’allonger, apparemment. C’est… Tenez, du sirop et des crêpes aussi. Cela paraît ridicule, je sais, et ça l’est sans doute. Mais Ansti est d’habitude si soigneuse avec ses affaires – à la maison, elle classe même ses livres par ordre alphabétique. Vous la connaissez, elle a un côté rêveur, mais elle est aussi très orga-

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nisée. Il paraît donc étrange qu’elle se mette à tout perdre, tout d’un coup. Et si c’est quelqu’un qui s’amuse à ses dépens, alors… – Vous rêvez d’estropier cette personne, conclut Charles avec un sourire. – Vous me trouvez peut-être trop protecteur. Mais c’est ma fille unique et je m’accorde le droit de la protéger. N’est-ce pas le rôle des parents ? Charles ouvrit les lèvres comme pour répondre à cette question, mais il se ravisa. Le prince n’avait pas fini. – Il n’est pas facile de juger la situation. Laissez-moi vous le dire, Charles, cette école anglaise est absurdement vieillotte, même selon vos critères à vous. La direction applique le principe à la mode selon lequel il faut protéger les enfants du monde extérieur. Ni ordinateurs ni téléphones portables… des lettres écrites à la famille chaque dimanche… pas de télévision… Même l’uniforme semble appartenir aux années mille neuf cent cinquante – vous devriez voir leurs tuniques brunes. – Vous n’avez sans doute pas choisi l’école pour son uniforme, dit Charles. – Je ne l’ai pas choisie tout court, répliqua le prince. On dirait une prison. L’interdiction de portable est grotesque. Les filles sont obligées de téléphoner depuis une cabine glaciale, à une heure fixe ; la plupart du temps, l’extinction des feux sonne avant qu’Ansti ait fini de faire la queue. Les élèves les plus âgées court-circuitent les plus jeunes. Ma petite Ansti n’arrête pas de se faire renvoyer en bout de queue ! Mais hier, nous avons réussi 19

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à nous joindre, et j’ai perçu à sa voix qu’elle était malheureuse. Elle prenait sur elle pour ne pas pleurer – et elle n’a pas voulu me dire précisément ce qui n’allait pas. Vous comprenez, Charles, elle veut prouver à son enquiquineur de papa qu’elle se débrouille bien toute seule. Elle faisait tellement d’histoires pour ne pas avoir de garde du corps et vivre comme une élève « normale » ! Maintenant, elle veut prouver qu’elle gère la situation, même quand… – Quand des preuves suggèrent le contraire, conclut Charles. – Exactement* ! répondit le prince. – Avez-vous parlé à la direction ? demanda Charles. – Oui, je me suis entretenu avec la dragonne de directrice, une certaine Miss Fotheringay, qui m’a promis de se pencher sur le problème. Mais quand j’ai rappelé une semaine plus tard, elle m’a servi un petit discours comme quoi il vaut mieux laisser à l’école le soin de résoudre les affaires de l’école. Ma crainte, c’est que personne ne fasse rien. Le prince fit tourner son verre entre ses doigts. – Je crois, Charles, qu’il va falloir que je prenne les choses en main moi-même. – Que comptez-vous faire ? Débarquer là-bas et fouiller les tiroirs de toutes les élèves ? demanda Charles, amusé. – Ne faites pas l’idiot, répliqua le prince d’un ton impatient. C’est un travail qui exige un professionnel. J’ai d’abord pensé *  En français dans le texte.

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approcher un membre du personnel et le payer pour veiller sur Ansti. Mais j’ai eu un peu peur d’être découvert par la dragonne. Ou par Venetia. J’ai donc trouvé une idée bien meilleure. Il faut que nous importions une enfant qui deviendrait sa meilleure amie et sa protectrice. – Nous ? répéta Charles. Importer une enfant ? – Absolument. Je veux implanter une enfant dans cette école pour surveiller les autres filles jour et nuit et découvrir ce qui se passe. Pour une gamine futée, ce sera l’affaire de quelques semaines tout au plus. Il est possible que la distraction d’Ansti soit seule en cause, mais si je peux trouver la preuve que quelqu’un la persécute, alors… – Ne croyez-vous pas qu’une gamine détonnerait au milieu des riches héritières de Knight’s Haddon ? – Pas si elle est futée. N’importe qui peut s’adapter n’importe où, à condition d’avoir le cerveau vif. Ce n’est pas à vous que je l’apprendrai. – Mmh, répondit Charles. Et je suppose que vous souhaitez laisser la mère d’Anastasia hors de ce projet ? – Pour l’amour de Dieu, Charles, me prenez-vous pour un imbécile ? Vous savez que la santé mentale de Venetia est, au mieux, fragile. La moindre anxiété au sujet d’Anastasia serait susceptible de tout faire basculer. – Je suis désolé, dit Charles à voix basse. Je croyais qu’elle allait mieux.

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– Je le croyais aussi. Mais sa brute de mari l’a jetée de nouveau entre les mains des médecins. Ansti sait bien qu’il vaut mieux ne pas l’inquiéter avec cette histoire, et moi aussi. De plus, Venetia est convaincue qu’Ansti se trouve en sécurité là-bas. Après tout, il s’agit de son ancienne école à elle, et elle trouve merveilleux que cet établissement soit enfoui au milieu d’un parc immense, à des miles de tout endroit habité. – Et vous-même, vous ne le prenez pas comme un avantage ? – Si et non. Je préférerais avoir mon propre personnel sur le domaine. Et fixer mes propres règles pour encadrer la liberté de ma fille. Alors, mon ami, acceptez-vous de m’aider ? De trouver pour moi une fille rusée qui deviendrait la camarade et la protectrice de votre filleule préférée ? – Mon cher Stolly, protesta Charles, vous voulez rire ? Je suis marchand d’art, et non recruteur d’enfants. Ce que vous avez en tête paraît peu conforme aux habitudes de notre pays, voire carrément illégal. – Balivernes, rétorqua Stolly. Trouvez-moi l’enfant et je paierai ses frais de scolarité – en tout cas pour un trimestre ou deux. Simple comme bonjour. Ansti m’a dit qu’il y avait un lit vide dans son dortoir. Je veux qu’il soit occupé avant mon retour en Russie. – Mais, Stolly… – Non, Charles. Il faut que je sache si ma fille est persécutée à l’école. Vous m’avez déjà aidé dans des situations plus délicates,

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ajouta doucement le prince, et je ne crois pas que vous ayez jamais eu à le regretter. Charles Rodriguez inclina la tête. L’amitié n’était pour rien dans ce geste. Il pratiquait le métier d’arrangeur comme seconde profession, et le prince le payait bien. – Tout ce que vous avez à faire, c’est de dénicher une fille de onze ans intelligente et capable de garder un secret. Je suppose, Charles, que ce n’est pas si difficile à trouver ?

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Chapitre 3 Une rencontre fortuite La nuit était tombée lorsque Edie passa devant l’église et emprunta la route qui menait à la petite gare. Les lumières du village s’évanouirent bientôt derrière elle ; devant, il n’y avait plus rien d’autre que le rayon ténu de sa torche qui dansait sur le goudron. Edie regretta de n’avoir pas emporté une lampe plus puissante. C’était la première fois qu’elle affrontait une obscurité pareille. À Londres, les réverbères brillaient toute la nuit sous sa fenêtre ; elle s’était toujours endormie bercée par le bourdonnement des voix et de la musique qui montait du trottoir. Mais ici, il n’y avait rien, ni son ni lumière. La lune même s’était cachée derrière un nuage. La gare lui avait paru proche lorsqu’elle avait fait le trajet dans la voiture de Tante Sophia, mais à présent la route s’étirait, interminable, dans un tunnel de ténèbres. Elle gardait les yeux 24

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fixés sur le faisceau vacillant de sa lampe et essayait de penser à l’avenir – à l’appartement de Queensway… à la clé cachée sous le cochon de pierre fendu au pied de la porte. Le poids de son sac lui faisait mal au dos, et elle sentait les lanières s’enfoncer comme du fil de fer dans ses épaules. Elle décida de faire une halte et d’enfiler quelques épaisseurs en plus, pour s’alléger. Elle laissa glisser son sac à dos, s’agenouilla sur l’étroite bande herbeuse qui longeait la haie et se mit à déballer un tas de vêtements empaquetés à la hâte. C’est alors qu’elle entendit un bourdonnement étouffé qui se transforma en rugissement au fil des secondes ; elle fut aveuglée par les phares avant d’une voiture. Elle poussa un cri et se plaqua dans la haie, terrifiée. Le moteur s’arrêta, et lorsque Edie ôta les mains de son visage, les phares ne brillaient plus que d’une lueur jaune pâle. Elle leva les yeux et vit un homme debout devant elle, la main tendue. Son visage était dans l’ombre, mais elle sentit la douceur de son manteau lorsqu’il se pencha sur elle pour l’aider à se relever. – Je suis soulagé de constater que je ne vous ai pas percutée, observa-t-il calmement. Edie le fixa des yeux sans répondre. – Je suppose que ces affaires vous appartiennent ? lui demanda l’homme en désignant le sac à dos. Edie fit oui de la tête. Il ramassa le sac et les vêtements épars sur l’herbe.

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– N’êtes-vous pas un peu jeune pour être dehors à cette heureci ? lui dit-il en lui rendant ses affaires. Edie haussa les épaules. Elle se demanda s’il allait se lancer dans une enquête, mais la question qu’il lui posa ensuite la prit au dépourvu : – Je cherche Folly Farm. J’y suis déjà allé, mais j’ai dû me tromper de virage en sortant du village. Vous connaissez ? – Je suis désolée, je n’ai jamais entendu ce nom, je ne suis pas d’ici, répondit Edie, les mensonges dégringolant de sa langue l’un après l’autre. Je campe avec des amis un peu plus haut sur la route. Il faut que j’y aille, sinon ils vont se demander ce qui m’est arrivé. Tout en parlant, elle fourrait les vêtements dans son sac, qu’elle remit sur son dos. Puis elle ramassa sa lampe et reprit d’un pas décidé la direction de la gare. Lorsqu’elle entendit le moteur démarrer derrière elle et la voiture s’éloigner en direction du village, elle serra le poing dans un geste triomphant. Le fait d’avoir surmonté cette épreuve donna à Edie plus d’assurance. Un mot malheureux l’aurait trahie, mais l’étranger avait gobé son histoire. Toutefois, le sachant en route pour Folly Farm, Edie se sentit encore plus pressée d’atteindre la gare. Elle regarda sa montre : il lui restait moins de douze minutes pour attraper le train de Londres. Le suivant ne passait que dans une heure, ce qui laisserait à Tante Sophia le temps de constater sa disparition. Si un visiteur lui racontait qu’il avait rencontré une

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enfant courant dans la nuit avec un sac à dos, elle serait aussitôt sur ses traces. Sa lampe braquée sur l’obscurité, elle continua à avancer en toute hâte. Elle finit par atteindre un petit groupe de cottages, puis la route tourna et elle aperçut les lumières de la gare droit devant elle. Une vague d’excitation la traversa – puis d’angoisse, lorsqu’elle vit que le train était déjà à quai. Ployant sous le poids de son sac à dos, elle se mit à courir. Elle entendit les portières du train qui claquaient – mais non les pas qui se rapprochaient d’elle en silence par-derrière. C’est seulement au bruit d’un rire menaçant et familier qu’elle se retourna et aperçut trois visages minces et sauvages qui la dévisageaient avec malice à la lueur de la torche. – On t’a eue ! dit Lyle. Avant qu’Edie ait pu pousser un cri, il lui plaqua la main sur la bouche, et elle entendit le coup de sifflet strident du train qui s’éloignait dans la nuit. La porte d’entrée de Folly Farm n’était jamais fermée à clé. Elle s’ouvrit sur la longue cuisine au plafond bas où Sophia Fairlight, la tante d’Edie, était blottie devant la cuisinière à bois, un téléphone dans une main, un verre de gin dans l’autre. – Oh, Lyle, chéri, c’est toi ? Tu l’as retrouvée ? appela-t-elle en entendant la porte claquer. Dis oui, s’il te plaît ! – Non, lui fut-il répondu, et non.

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En reconnaissant la voix, Sophia se leva, le visage éclairé par une expression de joie indolente. – Cousin Charles ! Quel plaisir ! J’avais complètement oublié ta visite. – Comme c’est flatteur, répondit l’homme élancé qui s’approchait d’elle. – Mais je me rappelle maintenant, continua Sophia, en mettant les deux mains sur le col de velours de son cousin. Tu avais un enterrement dans le coin ? – Quelque chose comme ça. – Tu as toujours eu l’art de cultiver le mystère, mon cher, soupira-t-elle. – Parfait, répondit Charles. Je serais navré de penser que j’ai perdu mon talent. Où sont tous tes hommes redoutables ? – Tony est en déplacement. Il m’a laissée me débrouiller toute seule, répondit Sophia sur un ton d’autoapitoiement théâtral. – Quelle galanterie. – Ne sois pas désagréable, tu ne l’as jamais apprécié. – Je suis désolé, ma chère, mais tu ne peux pas me demander d’aimer l’homme qui m’a enlevé la seule cousine dont je supportais la compagnie pour l’enterrer au milieu de nulle part dans la campagne froide et humide. Pourquoi ne t’es-tu pas trouvé un banquier londonien ? Sophia ne releva pas cette provocation familière. – Tu dors ici ?

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– Certainement pas. J’ai pris un hôtel à Chagford. Mais je reste dîner. – Oh, mon Dieu. Je me demande s’il y a du… – Où sont tes horribles fils ? Est-ce qu’on peut les manger ? Sophia fit une grimace. – Argh ! Il faudrait les mâcher pendant quelques heures, ils seraient bien durs. Ils sont réellement horribles. Ils ont été tellement affreux avec Edie qu’elle s’est enfuie. Je les ai envoyés à sa recherche. – Qui est Edie ? – Charles, ne fais pas semblant d’oublier, ça ne te va pas du tout. Edith Wilson, ma petite nièce orpheline – et ta cousine, même si je sais que tu n’as jamais tenu notre famille en grande estime. – Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Je croyais que vous la voyiez à peine. – Elle est venue vivre avec nous. C’est un cauchemar absolu – elle déteste cet endroit, elle est tout le temps furieuse et les garçons la détestent, mais… Sophia haussa les épaules. Qu’est-ce que je peux bien y faire, mon cher ? En un mot comme en mille, je suis sa tutrice et Folly Farm est sa nouvelle maison. – Quel âge a-t-elle ? – Onze ans. – Et tu n’es pas inquiète pour elle ? – Pas vraiment. Elle a forcément pris le chemin de la gare.

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– Il vaudrait mieux que j’aille à sa recherche, dit Charles en posant son verre. Je crois l’avoir vue sur la route. – Oh, ne t’embête pas, mon cher. Les garçons vont la débusquer. – Pourquoi n’y es-tu pas allée toi-même ? – Moi ? Sophia parut surprise par la suggestion. – Je ne suis pour rien dans ce drame. Tu ne comprends sans doute pas ces choses, Charles, tu n’es pas père, mais les enfants doivent résoudre leurs histoires entre eux. Il est inutile que nous nous en mêlions. J’ai dit aux garçons qu’ils devaient promettre d’être gentils envers Edie à partir de maintenant. Mais ils vivent comme des sauvages, voilà le problème. – Ma chère, c’est parce que personne ne les a dressés, rétorqua Charles. Ce sont eux ? ajouta-t-il en entendant un bruit de lutte dans l’entrée. L’instant d’après, la porte s’ouvrit à la volée, livrant passage à l’enfant qu’il avait rencontrée un peu plus tôt dans la soirée. Lyle est les jumeaux la traînaient par les bras comme des geôliers. Charles la regarda, intrigué. Il comprit ce qui avait suscité en lui, sur la route, le sentiment d’avoir déjà vu cette enfant quelque part : elle avait les yeux de sa mère, le même regard intense et pourtant furtif. Mais ce qui le frappait le plus à présent, c’était son changement d’apparence. À la lueur des phares, son fin visage couleur d’ivoire se trouvait coloré par l’excitation de l’aventure. Il était maintenant cireux et strié de larmes. 30

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– Lâchez-la, dit Charles sans bouger. Les garçons desserrèrent leur étau et Edie se dégagea en se frottant les bras aux endroits où ils l’avaient empoignée. Elle remercia Charles d’un regard maussade. – On l’a rattrapée à la gare, annonça fièrement Jason. On est arrivés juste à temps. Elle allait monter dans le train pour Londres. – J’parie qu’elle adorerait avoir réussi, ricana Lyle. – Oh, les garçons, essayez d’être un peu plus gentils, dit mollement Tante Sophia tandis qu’Edie montait l’escalier comme un ouragan. Charles regarda la porte qu’elle venait de claquer, et quelque chose remua en lui. Ce n’était pas de la pitié, mais plutôt le sentiment agréable qu’il avait peut-être de la chance. Il tenait là une enfant, supputa-t-il en silence, qui avait besoin d’un nouveau maître.

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Edie Wilson est une jeune orpheline qui ne rêve que d’échapper à la cruauté de ses trois cousins. Alors quand son oncle Charles lui propose de l’envoyer au pensionnat de Knight’s Haddon, Edie se croit sauvée ! Mais Edie ne sera pas une pensionnaire comme les autres au sein de cette très ancienne et prestigieuse école : sa mission sera de garder un œil vigilant sur Anastasia, la fille d’un riche prince russe qui, en contrepartie, finance sa scolarité. eau de verre disparaît, Edie mène écieux ois r p n u nat ne recèlent pas moin l’enquête : d Quan tes tours du pension s de se u les ha les personnes qui entourent la jeune détective. crets .. que

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