Les dossiers du Voile

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ADRIEN TOMAS

« LES MAISONS SORCIÈRES SONT AU BORD DE L’EXPLOSION, LA GUERRE DE LA NUIT FAIT RAGE PLUS VIOLEMMENT EN CHAMP DE BATAILLE… »

BIENVENUE DANS LE MONDE DU VOILE ! Lieutenant de police au sein de la Brigade de régulation des espèces méta-humaines de Paris, Tia Morcese a beaucoup de mal à faire respecter l’ordre et la sécurité… et surtout à éviter que druides, nécromanciens, loups-garous et autres espèces méta-humaines révèlent leur existence au reste du monde. À côté de son impressionnante grande sœur, Mona pourrait presque passer pour une ado normale. Pourtant, l’apprentie sorcière est loin d’avoir les yeux dans sa poche ! Et quand elle tombe sur des informations-clés qui pourraient faire avancer les affaires en cours de Tia, elle n’hésite pas une seconde à suivre ses propres pistes. Mais le monde du Voile n’est pas sans danger…

Après le très remarqué Engrenages et Sortilèges sorti en 2019, Adrien Tomas signe un nouveau roman Young Adult explosif !

ADRIEN TOMAS

POUR TRANSFORMER LES BAS-FONDS DE PARIS

LES DOSSIERS DU VOILE

QUE JAMAIS ET LES TROLLS ET LES FÉES SONT BIEN PARTIS

RETROUVEZ TOUTE L’ACTUALITÉ DES ROMANS FLEURUS

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07/10/2020 12:44




Couverture : Noëmie Chevalier Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Estelle Mialon Composition : SKGD-Création Correction : Catherine Rigal Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Marie Dubourg © Fleurus, Paris, 2020, pour l’ensemble de l’ouvrage. www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-7442-4 MDS : FS74424 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. »


ADRIEN TOMAS



CHAPITRE

1

Mona tira sur le col de sa robe. Elle lui enserrait la gorge au point de dessiner un cercle rouge sur son cou. Elle détestait les mariages. Elle détestait les gens habillés en pingouins dont ils adoptaient progressivement la démarche à mesure que leur sang s’imbibait d’alcool. Elle haïssait les vieilles dames émues aux chapeaux improbables qui se tamponnaient les yeux pour un oui ou pour un non et la complimentaient sur l’abomination couleur pêche que sa mère l’avait forcée à porter. Elle vomissait l’insistance presque pathétique du DJ à alterner les valses d’un autre âge et les morceaux à la mode dans le vain espoir de donner aux invités les plus vieux ou les plus jeunes l’envie de danser. Pour l’occasion, tout le monde faisait bonne figure. Il s’agissait d’un mariage très attendu au sein du Voile : pareil événement forçait les clans ennemis à taire leurs inimitiés. Mona vit pourtant Grisby Pavoisier, l’imposant archimage du cercle élémentaliste, jeter des regards hostiles à l’élégant Édouard Unterwald, le patriarche des nécromanciens. Le mage noir l’ignorait avec superbe, occupé à empêcher son sourire éclatant de se fissurer tandis qu’il devisait avec les 5


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leaders récemment élus des fées du Voile, Obéron et Titania. Ces derniers faisaient de leur côté semblant d’oublier que les Unterwald n’avaient que récemment abandonné leur tradition d’écorcher et disséquer leurs semblables. Mona repéra les archimages de deux autres maisons de sorciers, ainsi que le célèbre armurier gnome Magnus Fergusson et l’antique juge Desmorats, qui venait de fêter ses deux cent quatre-vingts ans. Elle crut aussi entrevoir la reine des vampires prendre par la main un jeune serveur au regard hébété, qui allait certainement lui servir de hors-d’œuvre. Il y avait une dizaine de suceurs de sang présents à la réception, ce qui expliquait pourquoi aucun membre de la Meute n’avait été invité. Même le décorum hypocrite de la haute société du Voile ne pouvait forcer sangsues et lycans à enterrer la hache de guerre. Mona le regrettait amèrement : si les Sorensen avaient étendu leur hospitalité aux loups-garous, la famille d’Héloïse aurait certainement été invitée, et elle n’aurait pas été la seule adolescente de cette réception débile. Mona était dans la pire tranche d’âge possible pour assister à un mariage. À quinze ans, on ne pouvait plus faire de cabanes sous les tables du buffet, et pas encore commander un mojito pour oublier qu’on passait une effroyable soirée. Non loin de là, sa grande sœur Tia profitait allègrement de la seconde option que ses vingt-huit ans lui octroyaient. Une coupe de champagne dans une main, un verre d’aquavit dans l’autre, elle était la seule à danser. Elle balançait son 6


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ample chevelure rousse dans tous les sens et agitait les bras en répandant le contenu de ses verres au sol. Son visage était presque aussi rouge que ses cheveux et luisait de sueur. Elle avait catégoriquement refusé d’enfiler la robe pêche que lui avait choisie leur mère, et avait opté pour sa tenue habituelle : jean, pull noir à col roulé et bottes de cuir. Elle devait mourir de chaud, mais ça ne l’empêchait pas de se trémousser. Le DJ paraissait dépité : personne n’aurait envie de partager la piste de danse avec un tel phénomène. Maman était tout aussi contrariée. En tant que Grande Enchanteresse de Paris, elle ne pouvait décemment tolérer que son aînée se donne ainsi en spectacle. Le décorum l’empêchait néanmoins d’aller l’affronter, au risque de causer un scandale. Elle faisait donc de son mieux pour rester dos à la piste de danse, feignant de ne pas voir les mouvements désordonnés de sa fille tout en discutant aimablement avec les autres invités. À son côté, Dina, la deuxième fille la plus âgée de la fratrie, se tenait très droite et avait les joues très rouges. Elle masquait avec beaucoup moins de talent son irritation à voir ainsi entaché le prestige des Morcese. Mona était gênée aussi. Elle détestait que Tia, dont elle admirait le caractère bien trempé et la personnalité sans concession, se couvre de ridicule. Mais, contrairement à leur mère et Dina, toutes deux obsédées par les apparences, Mona pouvait comprendre le comportement de sa sœur. Après tout, le marié était son ex. 7


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Mona balaya du regard la foule des invités et dénicha les nouveaux époux. Sven et Olga Sorensen, de l’un des plus puissants clans de Paris, souriaient et bavardaient gaiement avec leurs invités. Mona connaissait un peu Sven, du temps où il sortait avec Tia : elle le trouvait gentil, drôle et attentionné. Il était objectivement beau comme un dieu, avec son visage fin, son nez droit et ses cheveux longs d’un blond presque blanc. Seule sa peau gris pâle et légèrement granuleuse rappelait qu’il s’agissait d’un troll. Olga était tout aussi belle que son mari : blonde, fine et parfaitement proportionnée, elle évoquait une couverture de magazine de mode. Son ascendance trolle était encore plus discrète que celle de son mari : son épiderme avait seulement la luisance ivoirine de l’albâtre. Tous deux ignoraient avec tact le désolant spectacle de l’aînée des Morcese. Mal à l’aise, Mona abandonna sur un coin de table son verre de jus de fruits et sortit sur le perron de la demeure Sorensen pour admirer les étoiles. Comme souvent au sein du Voile, les mariages avaient lieu de nuit. On évitait ainsi la déplaisante expérience de voir un invité troll se changer en pierre, ou le témoin vampire tomber en poussière. Le brouhaha des invités et de la musique s’apaisa lorsqu’elle referma la porte derrière elle, et elle eut enfin la sensation d’entendre de nouveau. Elle s’assit en tailleur sur les graviers du parking, sans la moindre considération pour sa tenue 8


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de bal, et inspira avec plaisir l’air frais de la dernière nuit d’octobre. Fidèles à la tradition du Voile, Olga et Sven s’étaient unis le jour d’Halloween afin d’attirer sur eux les bénédictions des défunts. Mona se demanda un instant s’ils s’étaient offert les services d’un nécromancien pour s’en assurer. Elle baissa le nez vers l’écran de son portable. Sa robe n’avait pas de poche et elle avait délibérément oublié le sac à main assorti à la maison, ce qui la « forçait » à le garder à la main. Ni Héloïse ni Samir ne lui avaient envoyé de message pour la soutenir dans ce moment difficile. Héloïse dormait sans doute déjà, afin de pouvoir se lever à sept heures le lendemain – un dimanche ! – pour travailler d’arrache-pied à sa dissertation d’illusionnisme, à rendre dans trois semaines. Quant à Samir, il avait prévu une soirée jeux vidéo-pizza avec d’autres amis et avait sans doute laissé son téléphone dans un coin. Elle poussa un soupir et abandonna son portable, levant à nouveau le nez vers les rares étoiles visibles à Paris. –  Besoin d’un peu de calme ? Elle sursauta. La longue silhouette du docteur Charles Thoret s’était matérialisée devant elle, surgissant de la nuit avec la discrétion d’un lycan ou d’un vampire en chasse. Le médecin était pourtant tout ce qu’il y avait de plus humain. Il faisait partie des rares personnes « normales » à marcher de l’autre côté du Voile, à savoir ce qui se tramait du côté des communautés méta-humaines sans être lui-même doté 9


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de pouvoirs magiques ou porter la moindre malédiction dans son sang. –  Puis-je me joindre à vous ? Mona acquiesça poliment, et il s’assit à son côté, pas plus intéressé qu’elle par le fait que les graviers blancs allaient tacher son costume sombre. Elle aimait bien Charlie. Il était discret et gentil, et c’était peut-être la seule personne au monde qui savait canaliser l’énergie débordante de Tia. Il travaillait avec elle au sein de la Brigade, la division secrète de la Police nationale qui prenait en charge toutes les affaires liées au Voile. Pendant que Tia accomplissait le travail de terrain, il effectuait les analyses scientifiques et ésotériques nécessaires à la résolution des enquêtes. –  Merci, soupira le scientifique. Le Voile est un monde parfois épuisant, vous ne trouvez pas ? Mona retint un sourire. Le docteur Thoret était sans doute le seul adulte de son entourage capable de vouvoyer une ado de quinze ans. – Oui, acquiesça-t-elle. Surtout quand on travaille avec ma sœur. Charles Thoret esquissa un sourire de connivence, puis s’abîma dans la contemplation du ciel nocturne. Il semblait un peu triste, et Mona n’osa pas le tirer de ses pensées. Elle reprit son téléphone, écumant distraitement les réseaux sociaux jusqu’à ce qu’elle remarque que le docteur frissonnait de froid. Elle marmonna alors une incantation et fit naître une 10


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petite boule de feu bleu au creux de sa paume, qu’elle fit léviter d’une pensée devant le médecin. L’orbe dégageait une agréable chaleur, et Charlie tendit avec reconnaissance ses longues mains vers la flamme. –  Je vous remercie, Desdemona. –  Mona, s’il vous plaît, répondit-elle avec une grimace. –  Mona, corrigea-t-il. Mes excuses. La porte de la demeure Sorensen claqua soudain dans leur dos. La surprise brisa la concentration de Mona et la petite boule de feu disparut. –  Charlie ! beugla Tia en titubant sur le perron. Je te trouve enfin ! Le docteur Thoret se retourna vers sa coéquipière, qui s’était adossée à la porte pour éviter de s’étaler sur le perron. –  Il y a un problème, Tia ? s’enquit le médecin. –  Voui, acquiesça la jeune femme en décollant de son visage une mèche de cheveux trempée de sueur. Tréjean a appelé. Faut qu’on bouge. C’est toi qui conduis. Elle tira ses clés de voiture de la poche de son jean et les lui lança, le manquant de trois bons mètres. Charlie haussa les sourcils d’un air interrogateur. –  Le capitaine a appelé ? Pourquoi ? Tia haussa les épaules et répondit sur le ton de l’évidence : –  Il y a eu un meurtre.



CHAPITRE

2

Les dominos se déversèrent en cliquetant sur le plateau de marbre noir. Les vingt-huit pièces d’ivoire jauni, finement ciselées et dont les points étaient marqués à l’or fin, évoquèrent à Tia Morcese de fragiles coccinelles figées dans le temps et la pierre. La poésie de l’analogie la surprit elle-même. Peut-être que c’était la gueule de bois qui parlait. La jeune femme se massa discrètement les tempes, dans une tentative désespérée de chasser la migraine carabinée qui lui compressait le cerveau depuis la triste extirpation de son lit adoré. Elle était encore sortie un soir de semaine, avait bu un ou six verres de trop, s’était déhanchée pendant des heures sur une piste de danse collante et avait terminé la nuit dans les bras d’un merveilleux inconnu dont les qualités, pourtant évidentes lors de leur rencontre vaporeuse, ne l’étaient plus tant que ça à son réveil. Deux semaines depuis le mariage de Sven. Deux semaines d’excès. Deux semaines de gueule de bois. –  À presque trente ans, il serait peut-être temps d’arrêter de te comporter comme une ado dégénérée, non ? avait fini 13


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par lui faire remarquer sa petite sœur Mona, elle-même adolescente et lésée par son aînée de son droit légitime à déconner. Dans la famille Morcese, c’était la règle : jamais plus d’un problème à la fois. Ces derniers jours, Tia buvait trop, sortait trop et prenait beaucoup trop de mauvaises décisions. Ce qui condamnait Mona à la modération et à la sagesse, afin de ne pas donner à leur terrifiante génitrice de nouvelles raisons d’imploser. La lycéenne estimait qu’il était temps pour Tia de raccrocher et de lui laisser la place, pourtant peu convoitée, de principal sujet d’inquiétude de Maman. La jeune femme cligna des paupières, chassant de ses pensées l’image de l’auguste figure maternelle. Elle ramena son imposante masse de cheveux roux en arrière et se concentra sur les dominos. Sa partenaire de jeu s’appelait Xin Xuen. C’était une minuscule vieille femme à la peau de parchemin, aux cheveux gris cendré et aux yeux bridés qui laissaient entrapparaître des iris d’un surprenant vert d’eau. Elle distribua précautionneusement les dominos, ignorant délibérément le mal-être de son invitée. Elle avait néanmoins eu la bonté de lui proposer un thé au jasmin brûlant, que Tia laissait refroidir sur le guéridon à côté de son fauteuil. Lorsque les pièces furent équitablement réparties, Xin Xuen se rencogna dans son siège d’osier et adressa un sourire aimable à la jeune femme, dévoilant un labyrinthe de dents aussi jaunes que l’ivoire des dominos. 14


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Tia prit une profonde inspiration, réprima un haut-le-cœur avec une discrétion relative, et déposa le double six. Sa partenaire hocha la tête, puis étudia avec une sérénité de bouddha ses propres pièces, disposées à la verticale devant elle comme une petite muraille. Finalement, elle en choisit une – six et quatre – et la plaça à la suite de celle qu’avait posée Tia. Deux dominos sur la table. La discussion pouvait commencer. –  Alors, mademoiselle Morcese, pourquoi vouliez-vous me voir ? s’enquit Xin Xuen d’une voix douce, dépourvue de toute trace d’accent asiatique. – Eh bien, je voulais vous emprunter un peu d’argent pour… –  Je vous demande pardon, très chère ? Les serres desséchées de la banquière s’étaient aussitôt crispées sur les bras de son fauteuil. Tia prit immédiatement conscience de son erreur. Xin Xuen ne répondait jamais bien aux demandes franches et massives : elle leur préférait d’interminables circonlocutions emplies de formules de politesse. La courtoisie était primordiale pour quiconque caressait l’espoir d’arracher un peu d’argent aux griffes de la vieille femme. En annonçant ses intentions d’une manière aussi crue, Tia venait de se tirer une balle dans le pied. Eh merde. Un filet de vapeur s’échappa de la narine droite de la vieillarde. Xin Xuen tirait d’habitude sur une longue pipe de terre pour justifier sa continuelle émission de fumée, mais elle ne 15


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prenait pas la peine de maintenir l’illusion avec Tia. La pipe reposait sur une tablette à côté d’elle, aussi éteinte que l’était désormais le moral de son invitée. Tia adressa un sourire contrit à la banquière, réfléchissant aussi vite que son cerveau écrasé par la gueule de bois le lui permettait. Elle prit finalement une longue inspiration, mobilisa ses maigres compétences d’oratrice, et débita son discours d’un bloc : –  Je souhaiterais vous entretenir du sujet, ô combien délicat, de l’éventualité d’obtenir de votre bienveillance une somme dont le montant – restant à déterminer – me permettrait d’accéder à une aisance financière temporaire dans l’objectif de réaliser un projet qui m’est cher, et dont je m’acquitterais d’un plein et entier remboursement avec célérité et rigueur. La fumée nasale de la banquière se dissipa. Elle dodelina de la tête, reportant son attention sur ses dominos. Tia déglutit et choisit une pièce qu’elle posa sur le plateau – six et trois. Xin Xuen plaça le double quatre, puis dévisagea à nouveau la jeune femme. –  N’avez-vous pas la possibilité de prendre en charge ledit projet sur la base de vos propres économies ? –  Ce n’est malheureusement pas une option dont je dispose en l’état actuel des choses, répondit prudemment Tia. –  Je pensais que vos bons offices au service de l’État français vous offriraient davantage de latitude financière, et vous mettraient à l’abri du besoin de solliciter un… crédit. 16


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La vieille femme esquissa une petite grimace de dégoût en prononçant ce dernier mot. Xin Xuen détestait viscéralement l’idée que de l’argent puisse quitter son établissement, même contre la promesse d’un prompt remboursement avec intérêts. C’était une banquière de la vieille époque, qui préférait accumuler les économies de ses clients et les garder avec férocité en échange d’une juste rémunération, plutôt que de spéculer, faire fructifier, proposer des prêts invraisemblables et, de manière générale, laisser l’argent échapper à son emprise. Telle était la nature des dragons, supposait Tia, qui ne connaissait de cette espèce que sa redoutable banquière. –  Malheureusement, servir l’État français n’est pas le plus rentable des sacerdoces. –  Tout le monde envie les fonctionnaires, mais personne ne souhaite vraiment l’être ! gloussa Xin Xuen avec espièglerie. L’enquêtrice esquissa un faible sourire, et la partie de dominos se poursuivit silencieusement pendant quelques minutes. Puis la dragonne s’éclaircit la gorge. –  Avez-vous entendu parler de cette affreuse guerre des clans de mages, très chère ? J’ai ouï dire qu’il y avait eu des victimes… –  Vous savez que je ne suis pas autorisée à discuter d’une affaire en cours, madame Xin, éluda Tia. –  J’en déduis qu’une enquête de police a bien été ouverte, acquiesça Xin Xuen avec satisfaction. Et que vous y avez été associée. C’est tout ce que je voulais savoir. 17


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Eh merde, songea Tia pour la seconde fois depuis le début de l’entretien. Les dominos cliquetèrent pendant encore dix minutes sur le marbre noir avant que la banquière daigne reprendre la parole : – Pouvez-vous me préciser le montant auquel s’élèverait l’emprunt que vous sollicitez et son emploi, très chère ? – De quoi me racheter une voiture acceptable et la faire équiper de manière adéquate, madame Xin. –  Vous êtes fonctionnaire de police, fit remarquer la dragonne. Ne pouvez-vous pas demander un véhicule de fonction ? –  Ce serait compliqué, grimaça Tia. –  Comment cela ? – Eh bien… Il faudrait une voiture de police aux vitres saturées, afin que les prévenus photophobiques – type troll ou vampire – appréhendés en plein jour ne se transforment ni en statues ni en cendres. Plus des parois renforcées et des grilles de contention en acier nickelé plaqué argent capable de résister aux loups-garous. Ajoutez à cela une sélection de sceaux de protection magique tracés à l’or, au mercure et au sang pour contrer les maléfices de fées ou de sorciers récalcitrants ; une pharmacopée mobile pour soigner d’éventuelles contaminations vampiriques, lycanthropiques ou venimeuses – vous n’êtes pas sans savoir qu’on signale le retour des mélusines à Belleville ? (Bien sûr que non, très chère.) Et évidemment, un casier d’armes adaptées aux aléas de ma fonction, allant 18


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du revolver à balles d’argent au fusil à ectoplasme, en passant par le katana sacré ou les grenades à eau bénite. Je doute que le département d’équipement de la Police nationale dispose des lignes budgétaires pour ça – ou qu’il ait seulement envie d’avoir à les expliquer à la Cour des comptes ou au ministère de l’Intérieur. Xin Xuen hocha la tête et piocha un domino dans le talon. –  Quel est le problème avec votre véhicule actuel ? s’enquit-elle en la transperçant de son regard de rivière. Tia hésita en songeant à la poubelle bringuebalante qui lui servait de destrier dans sa croisade pour l’ordre au sein du Voile. Elle était la plus ou moins fière détentrice d’une antique Kangoo asthmatique et déglinguée, aux vitres arrière peinturlurées de noir et dont les sièges arrière avaient été remplacés par une cage chichement fixée par quelques sangles. Après presque neuf ans de service, la malheureuse monture mécanique était sur le point de rendre l’âme. Tia ne comptait plus les incidents déplaisants survenus à l’intérieur de cette voiture – les derniers en date se trouvant être les baisers maladroits de sa conquête de la veille. Elle retint un frisson, chassant l’image de son esprit, et répondit posément : –  Je considère que ce véhicule ne répond plus aux impératifs de discrétion et de sécurité relatifs à ma mission. Elle jouait la carte du prestige, l’une des seules pouvant fonctionner sur la dragonne. 19


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Xin Xuen hocha pensivement la tête. Un nouveau filament de fumée s’échappa de son naseau gauche tandis qu’elle se replongeait dans l’étude de ses dominos. Un long silence s’ensuivit – si long que Tia eut l’impression qu’elle cherchait à oublier sa présence. –  On dirait que je n’ai plus rien, finit par déclarer Xin Xuen avec un sourire contrit. Vous l’emportez pour cette fois, très chère. Tia sentit son cœur accélérer. Normalement, quand elle battait la vieillarde aux dominos… –  Je vais prendre le temps de considérer le bien-fondé et la faisabilité de votre requête, très chère. Une enclume de déception s’écrasa sur le cœur de la jeune femme. Elle hocha la tête et se leva avec raideur, abandonnant le thé au jasmin désormais froid. Elle songea hargneusement qu’elle enfoncerait bien le prochain « très chère » tout au fond de la gueule enfumée de la dragonne… –  Je comprends, grinça-t-elle. Je vous remercie de m’avoir reçue, madame Xin. –  C’est toujours un plaisir, très chère. … Bon, cela irait pour cette fois. Tia quitta le petit appartement de Xin Xuen après un dernier échange de politesses, puis s’engouffra dans l’antique ascenseur qui la ramena au rez-de-chaussée. En sortant de l’immeuble, l’enquêtrice traversa rapidement l’esplanade des Olympiades, ignorant les quatre ou cinq imposants lascars qui la suivaient 20


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d’un regard méfiant. Ils appartenaient certainement au service de sécurité et de renseignements privé de la dragonne, et n’ignoraient ni l’identité de Tia, ni pourquoi il valait mieux ne pas se frotter à elle. L’inspectrice nota machinalement que deux d’entre eux étaient des démons des eaux sous forme humaine. Une fois parvenue à sa voiture, elle s’escrima près d’une minute sur la serrure récalcitrante, s’affala sur le siège défoncé, ouvrit les vitres en grand – les effluves musqués de son prince moyennement charmant de la veille envahissaient encore l’habitacle – et pressa le bouton d’allumage du vieil autoradio. Le CD de Guns N’ Roses, coincé depuis trois ans dans le lecteur, se mit à tournoyer avec un chuintement inquiétant, et la voix nasillarde d’Axl Rose emplit les oreilles de Tia. Said “woman, take it slow And it’ll work itself out fine” All we need is just a little patience A little patience. Un peu de patience. Facile à dire pour toi, songea Tia avec mauvaise humeur. Elle ouvrit la boîte à gants de la Kangoo, farfouilla sans douceur parmi les armes démontées, les munitions artisanales, les charmes anciens et les fioles plombées, jusqu’à remettre la main sur son téléphone portable. Elle l’avait abandonné 21


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là avant l’entrevue avec Xin Xuen, qui ne supportait pas la présence de ces « affreux engins générateurs d’ondes ». Dix appels en absence, sept textos. Tia leva les yeux au ciel. Elle avait délaissé son téléphone moins d’une heure ! Elle afficha d’abord le journal d’appels. Maman, Dina, Maman, Maman, numéro inconnu, Dina, Charlie, numéro inconnu, Cap. Tréjean, Maman. Grimace découragée. Elle passa aux messages. Cinq des SMS provenaient de sa petite sœur Mona, qui entretenait l’agaçante manie d’en envoyer un par phrase. De : Mona T où ? De : Mona Maman pèt 1 kabl… De : Mona Elle di que tu doi la rapelé De : Mona C importan on diré De : Mona On va tjs au ciné se soir ? 22


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Tia grinça des dents devant l’orthographe approximative de sa petite sœur. Elle haïssait le langage SMS. À une époque, il avait encore le mérite de réduire le nombre de signes et d’économiser le précieux forfait – mais la plupart des opérateurs téléphoniques permettaient désormais d’envoyer des textos de manière illimitée. Avec l’apparition des commandes vocales et des correcteurs automatiques, la jeune femme ne parvenait pas à comprendre pourquoi sa petite sœur, qui n’avait jamais connu les limitations de caractères, s’adonnait avec autant d’entrain au massacre de la langue française. Elle répondit : De : Tia Je la verrai en début de soirée, quand je passerai vous prendre pour le ciné.

Envoi. Avant même qu’elle ait eu le temps de presser le bouton « retour » pour lire les deux messages restants, le portable s’anima. De : Mona Dac jlui di

Tia retint un soupir et fit défiler les textos suivants. Ils provenaient tous deux du même numéro inconnu que celui du journal d’appels, qui appartenait à sa conquête de la veille. 23


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Il avait « beaucoup apprécié » sa « compagnie enchanteresse » et aimerait la « revoir à nouveau ». La jeune femme leva les yeux au ciel, pressa « effacer » et nota mentalement de demander à Charlie de pratiquer un nouvel exorcisme numérique sur son téléphone. Puis elle balança le portable sur le siège passager, mit le contact, attendit que la toux souffreteuse du moteur se transforme en vrombissement acceptable, et quitta le 13e arrondissement pour se diriger vers le commissariat.


CHAPITRE

3

Mona balança nonchalamment le portable sur son lit. Le petit appareil rebondit et s’envola dans une volte relativement spectaculaire, avant de retomber sur le parquet avec un « pac » inquiétant. L’adolescente récupéra l’appareil en toute hâte. Elle grimaça en constatant l’apparition d’une rayure supplémentaire sur le verre noir. Après avoir vérifié que l’écran s’allumait toujours, elle l’enfouit dans sa poche avec un soupir. Un nouvel éclat de voix jaillit du couloir. Comme toujours, la jeune fille eut le réflexe de poser son oreille contre la porte avant d’en tourner la poignée. La puissante voix maternelle résonnait violemment derrière le battant, faisant presque vibrer le bois, et bombardait un mystérieux interlocuteur. Mona perçut quelques pauses silencieuses dans la diatribe incendiaire de sa génitrice, et en déduisit qu’elle était au téléphone. Elle ne put s’empêcher de sourire : des années de pratique lui avaient enseigné qu’il était toujours bon d’apprécier quand la vindicte maternelle s’abattait sur tout autre qu’elle. En entrouvrant la porte, la voix de sa mère enfla jusqu’à occuper tout l’espace sonore. Mona se demanda si Tia avait 25


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fini par la rappeler, mais repoussa aussitôt l’hypothèse : son aînée n’aurait jamais commis pareille erreur de débutante. L’adolescente prit un peu d’élan et fusa dans le corridor, faisant glisser avec adresse ses chaussettes pelucheuses sur le parquet verni. Elle se rattrapa en douceur au chambranle de la porte du salon pour risquer un œil à l’intérieur. Sa mère, Elena, matriarche du clan Morcese et Grande Enchanteresse de Paris, faisait les cent pas entre ses immenses bibliothèques vernies et ses horribles fauteuils capitonnés. Elle vociférait à toute allure dans son téléphone, au point que Mona ne comprenait qu’un mot sur trois. Parlait-elle français, anglais, italien, allemand… ? Probablement un peu de tout ça à la fois. –  Avez-vous la moindre idée de la situation ici ? s’exclamat-elle, optant pour le français afin d’appuyer son indignation dans chacun de ses mots. Les troubles auxquels ma communauté doit faire face ? Croyez-vous vraiment que je puisse faire ce que vous me demandez, alors que tout part à vau-l’eau ? Même si Mona ne suivait que rarement les discussions de Maman et Dina au sujet de la politique complexe du Voile, elle savait de quoi il était question : le meurtre du druide Yvan Dubrec’h, survenu la nuit du mariage Sorensen. Tia menait l’enquête et faisait tout ce qu’elle pouvait, mais la tension était à son comble. Les druides Dubrec’h étaient convaincus que les nécromanciens Unterwald, leurs rivaux de toujours, étaient 26


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responsables de l’assassinat, ce que les mages noirs niaient vigoureusement. Les autres clans sorciers se préparaient déjà au pire, persuadés d’être à l’aube d’une nouvelle guerre civile magique. À l’heure actuelle, seule l’intimidante présence d’Elena Morcese empêchait tout ce beau monde de s’envoyer des sorts à la figure. Le regard de la jeune fille accrocha le sceau du clan, qui tapotait frénétiquement sur le combiné au même rythme que l’annulaire auquel il était glissé. Elena Morcese ne portait aucun bijou à l’exception de cette épaisse chevalière dorée. Elle avait expliqué à Mona qu’il s’agissait du symbole ancestral des Morcese, faisant de son possesseur le détenteur de l’autorité suprême et renforçant sa volonté bla bla bla… De l’avis de la lycéenne, c’était juste une grosse bague moche qui pouvait servir à laisser une empreinte de corbeau dans la cire, et dont l’utilité se limitait au cas peu probable où il faudrait envoyer une lettre cachetée au xiie siècle. En dehors de cette fausse note esthétique, sa mère était d’une classe remarquable. Elle ressemblait à une femme d’affaires : tailleur noir strict, chemise blanche à col dur, maquillage discret et cheveux blond cendré sévèrement remontés en chignon. Mona la trouvait très belle, pour une vieille. Elle espérait sincèrement lui ressembler un peu lorsqu’elle aurait atteint son âge. –  Voyons, je suis la Grande Enchanteresse de Paris ! protesta sa mère dans le combiné. Je me dois de… 27


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Son interlocuteur dut l’interrompre – l’idée même arracha un frisson de malaise à Mona – car Elena Morcese resta bouche bée pendant près de deux secondes. Puis elle se remit à hurler – en latin, cette fois. Une langue pour laquelle Mona n’avait aucun talent, ce qui l’empêcha de comprendre la suite. Elle déduisit néanmoins que sa mère s’adressait à un sorcier. Seuls les mages employaient encore le latin comme une langue vivante. Trop occupée à rugir dans le combiné, Elena Morcese ne porta pas la moindre attention aux glissades de sa fille dans le couloir. Ce ne fut pas le cas de Dina. Vêtue à l’identique de leur mère, elle se distinguait d’elle par sa chevelure brune coupée au carré plutôt que blonde et coiffée en chignon ; par une relative absence de rides au coin de la bouche et des yeux ; et par une personnalité aussi terne que celle d’Elena Morcese était explosive. Sagement assise dans un fauteuil et ne perdant pas une miette de la conversation téléphonique, Dina trouva néanmoins le temps d’adresser à Mona un froncement de sourcils offusqué, ouvrant la bouche pour la rappeler à l’ordre. Une nouvelle glissade sur le parquet, et Mona disparut de la vue de sa rigide aînée… pour finir sa course sur la porte des jumeaux, contre laquelle elle s’écrasa bien moins élégamment qu’escompté. –  Mona ? s’enquit aussitôt Olivia derrière la porte close. –  Oui, je… Hé, comment tu sais que c’est moi ? –  Facile ! claironna Archibald. Edwin et Tia sont absents… 28


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–  Felicia est trop petite… poursuivit Olivia. –  Les cris de Maman sont trop lointains pour qu’elle puisse être derrière la porte… –  Et Dina est forcément collée à ses basques ! – Du coup, il ne reste plus que toi d’assez nouille pour t’encastrer dans notre porte. – Simple déduction logique, conclurent fièrement les jumeaux d’une même voix. Mona détestait quand ils faisaient ça. Mue par une subite inspiration, elle lança : – Vous avez raison d’entraîner votre logique, les génies, vous allez en avoir besoin quand vous serez en Suisse. Silence inquiet derrière le battant. – En Suisse ? releva finalement Archibald. Qu’est-ce que tu racontes ? – Ah, vous ne saviez pas que Maman vous envoyait en pension ? susurra Mona. Je pensais que c’était évident… Elle vous avait prévenus la dernière fois que vous avez fait s’effondrer le plafond, non ? –  Tu… tu plaisantes, hein ? couina Olivia. –  Depuis le temps qu’elle vous demande d’arrêter de faire sauter des trucs et que vous refusez d’écouter… C’est avec le proviseur qu’elle discute, là : apparemment, elle trouve que le programme de leur école est trop axé sur la science, elle insiste pour qu’il vous concocte des cours particuliers de divination et d’astrologie… 29


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Un nouveau silence lui répondit. Puis une petite voix s’éleva. –  En… en Suisse ? répéta le très casanier Archibald. –  Divination et… astrologie ? déglutit l’immensément cartésienne Olivia. À entendre leurs voix, ses deux cadets semblaient prêts à fondre en larmes. Mona grogna intérieurement : taquiner les jumeaux était à la fois trop simple – ils étaient confondants de naïveté et gobaient n’importe quoi – et trop cruel : leur extrême sensibilité la faisait toujours affreusement culpabiliser. –  Oh, ça va, je plaisante, maugréa Mona. –  C’est vrai ? –  Tu es sûre ? –  Certaine ! Vous pouvez oublier ce que j’ai dit et reprendre une activité normale. Série de légères détonations, odeur chimique déplaisante, grandes exclamations ravies : la normalité selon les jumeaux reprit aussitôt son cours. Parfois, Mona se demandait s’ils ne la manipulaient pas intentionnellement, juste pour se délecter de ses remords en la regardant peiner à faire machine arrière. L’adolescente s’approcha de la porte de la nurserie. Collant l’oreille au panneau, elle perçut de faibles babillages : Felicia était réveillée de sa sieste. Bien qu’âgée d’à peine six mois, sa plus jeune sœur faisait déjà montre d’une discrétion qui frisait l’absurde : elle refusait de pleurer ou crier si cela risquait de déranger quelqu’un. Mona entra doucement dans la chambre 30


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encore plongée dans la pénombre, réprima un frisson devant les murs bleu ciel recouverts d’immondes canetons jaune vif. Le bon goût de sa mère trouvait sa limite dans le papier peint. Elle alla tirer les rideaux, laissant entrer dans la chambre la grise luminosité parisienne. En se retournant, son nez rencontra la fourrure d’une grosse souris en peluche mauve, qui flotta nonchalamment devant elle quelques secondes, la dévisageant de son regard de plastique avant de s’envoler plus loin. Une vareuse bleu nuit encore pliée jaillit d’un tiroir, puis un piano aux touches de plastique multicolores et une rangée de cubes se mirent également à léviter, peu à peu rejoints par tout ce qui n’était pas fixé au sol (à l’exception notable de la poubelle destinée aux couches usagées, ce qui arracha à Mona un soupir de soulagement). L’adolescente approcha du berceau en esquivant les obstacles suspendus dans les airs, puis contempla avec tendresse le petit bout d’être humain, ses grands yeux bleus agrandis par la concentration, qui apprivoisait déjà son immense potentiel magique. Felicia était la petite sœur la plus adorable de la Terre, mais aussi, et de très loin, la sorcière la plus puissante de la famille. Dans les lignées de sorciers et sorcières, la magie touchait ses élus de manière anarchique, refusant d’obéir à toute forme de logique – ou presque. Au sein de la fratrie Morcese, par exemple, Dina disposait d’une puissance faible, ce qui la frustrait beaucoup. Edwin, son cadet, possédait un pouvoir 31


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relativement important, mais plutôt que de le mettre à profit pour se hisser dans la société magique, comme le désirait sa mère, il l’employait principalement dans ce que Tia appelait « ses combines louches ». La magie d’Archibald crevait le plafond, alors qu’Olivia, pourtant sa jumelle, en était presque privée. Mona disposait quant à elle d’un pouvoir plutôt moyen, ce qui lui convenait parfaitement : sa mère en attendait bien moins d’elle que du pauvre Archibald, par exemple. Quant à Tia… c’était compliqué. Beaucoup de disputes, beaucoup de cris, pas mal de vaisselle cassée et quelques grimoires déchirés sous le coup de la colère… Et puis Felicia était arrivée, et plus rien n’avait eu d’importance. En comparaison des pouvoirs du bébé, aucun des autres potentiels magiques de la famille ne méritait plus d’être mentionné. Elle était la septième fille de la septième fille, la septessence, le vecteur parfait… Mona fronça le nez. Actuellement, elle était surtout la détentrice d’une couche un peu trop remplie.


CHAPITRE

4

Le capitaine Isidore Tréjean était un homme carré, au sens propre comme au figuré. Sa mâchoire volontaire, son cou rigide, la forme de ses lunettes, sa coupe de cheveux en brosse étaient carrés. Son allure générale était aussi quadrilatérale que son esprit : il avait les épaules larges, un embonpoint ferme, des mains de colosse et de courtes jambes fermement arquées. Chacun des aspects de sa personne étant carré, cela faisait fort logiquement de lui un cube. Un grand cube aux angles droits, aux arêtes saillantes et aux surfaces lisses. Un cube noir et solide, taillé dans l’ébène du Gabon où il était né, patiné par les décennies passées en France. Et, comme chaque fois qu’il accueillait ses subordonnés dans son bureau, il se fit l’effet d’être un bambin géant et obstiné, désireux de faire passer le cube qu’il était à travers un trou désespérément rond. Dès qu’ils franchissaient sa porte, l’inspectrice Tia Morcese et le docteur Charles Thoret arboraient des mines de conspirateurs. Tréjean retint un soupir réprobateur : comment ces deux-là pouvaient-ils espérer protéger le mystère de leur fonction et empêcher leurs collègues de jaser si, chaque fois 33


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qu’ils mettaient les pieds au commissariat, ils se comportaient comme des espions en mission de repérage ? Pour ce qui lui semblait être la millième fois de son existence, le capitaine Tréjean se souvint qu’il n’avait jamais voulu de ce poste, et il maudit le directeur Huguet et la divisionnaire Habib de ne pas lui avoir laissé le choix. Il faillit maudire sa femme dans la foulée, mais se retint au dernier moment : il n’était jamais prudent de récriminer contre sa bien-aimée, même en pensée. Isidore Tréjean permit à son esprit entraîné une brève dérive vers sa femme, Mumbi Ngaloyo, épouse Tréjean, comptable dans une entreprise de transports et, sur son temps libre, voyante et guérisseuse. Isidore, élevé par la très cartésienne école de la République, était un sceptique dans l’âme. Avant d’obtenir le poste d’officier supérieur de liaison avec le Voile, le capitaine considérait avec une bienveillance un peu condescendante l’engouement dont sa femme faisait l’objet de la part des communautés africaines de Paris. Il n’avait jamais accordé beaucoup de crédit aux histoires de marabouts, de sorciers et d’esprits, et il en allait de même pour les prétendus pouvoirs de sa femme. Pour lui, ceux qui bondissaient du lit suite aux incantations de Mumbi bénéficiaient juste d’un puissant effet placebo : le cerveau étant convaincu que le corps avait été guéri par magie, il libérait dans le sang de grandes quantités d’endorphines, de dopamines et 34


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d’autres substances apaisant la douleur, pour améliorer de lui-même l’état de santé général. Cependant, l’amour profond qu’Isidore portait à son épouse l’avait toujours convaincu de garder ses réflexions pour lui. Mumbi n’avait jamais tenté de le convaincre, et il n’avait jamais cherché à la raisonner. Leur mariage s’était déroulé sans un heurt pendant près de vingt-sept ans. Puis le commissaire Varietti avait pris sa retraite, six ans plus tôt, et les ennuis avaient commencé. La divisionnaire Habib avait suggéré son nom pour remplacer Varietti. Après tout, sa femme en est une, avait-elle fait valoir auprès du directeur Huguet. À la suite d’un rendez-vous qui lui avait fait douter de la santé mentale de ses supérieurs, Isidore Tréjean était rentré chez lui, où il avait raconté à Mumbi sa journée de fou. Elle avait hoché la tête et lui avait adressé un grand sourire blanc sur fond noir qui, pour la première fois de sa vie, l’avait inquiété plutôt qu’apaisé. C’est là qu’il avait découvert que son épouse était bel et bien une puissante sangoma, une sorcière guérisseuse, devineresse et briseuse de charmes. Elle appartenait de facto au monde fantasmagorique du Voile, l’ensemble des communautés de mages, sorcières, vampires, fées, trolls et autres loupsgarous coexistant plus ou moins pacifiquement avec le reste de l’humanité à l’insu de cette dernière. Depuis, Isidore coordonnait avec la plus grande réticence la Brigade de régulation des espèces méta-humaines de Paris, 35


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dont les compétences relevaient à la fois de la police criminelle, de l’anti-corruption, des stupéfiants, des mœurs, de la répression du banditisme et de trois ou quatre autres cellules de la Police nationale. Chacune de ces cellules disposait de centaines d’officiers dévoués : Isidore Tréjean, lui, n’était le supérieur direct que des deux zigotos qui venaient d’investir son bureau. – Asseyez-vous. Le docteur Thoret eut la délicatesse de lui adresser un hochement de tête reconnaissant avant de s’exécuter. Le lieutenant Morcese, en revanche, se laissa tomber sur son siège avec un soupir bruyant. Le capitaine Tréjean tiqua : les vêtements et la lourde chevelure rousse de sa subordonnée diffusaient une odeur abjecte de sueur et de fumée artificielle. Le léger tremblement de ses doigts pouvait aussi bien témoigner d’un excès de caféine que de la disparition progressive de l’alcool dans son sang – et plus probablement des deux à la fois. Tia Morcese réprima de justesse un haut-le-cœur, et exhala doucement. Son haleine avait l’odeur mentholée du chewinggum qu’elle mâchait, mais Tréjean discerna sous celle-ci les effluves éthyliques que sa subordonnée tentait de masquer. Il réprima à grand-peine l’envie de sermonner la jeune femme sur son train de vie : au grand dam du capitaine Tréjean, les loisirs nocturnes du lieutenant de police Morcese n’affectaient en aucun cas ses performances au travail. 36


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L’enquêtrice totalisait à elle seule autant d’affaires résolues que le reste des policiers du commissariat – bien que ses succès, pour des raisons évidentes, ne puissent être comptabilisés dans les statistiques officielles. Ses talents de tireuse d’élite, son sens inné de l’observation et son audace compensaient sa subtilité parfois discutable et son remarquable manque de décorum. Nouvelle éructation aux relents de chlorophylle. Las, Tréjean se détourna de l’inspectrice et son regard se posa sur son compagnon, à peine mieux placé dans son estime. Les excellents résultats de Morcese reposaient souvent sur l’expertise du docteur Charles-Antoine Thoret de Villeminart. Front bombé, petites lunettes dorées, menton glabre, stature frêle et raie au milieu, Charles Thoret était pourtant l’archétype du collaborateur discret, respectueux et efficace que Tréjean affectionnait d’ordinaire. Véritable couteau suisse humain, le bon docteur maîtrisait les arcanes de la médecine légale humaine et méta-humaine, de l’exorcisme, de la balistique, de la chimie et de l’alchimie. Pour reprendre les mots désespérants de simplicité de son enquêtrice principale : elle était les bras, il était la tête… … et Isidore Tréjean était la bride qui empêchait cet homoncule absurde de s’éloigner du droit chemin. –  Au rapport, aboya-t-il. – Quatre nouvelles agressions signalées cette semaine, commença le docteur Thoret. Aucune d’elles n’est particuliè37


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rement grave en soi, mais elles concernent toutes un loup-garou attaqué par des vampires, ou l’inverse. Cela laisse à penser à une reprise des hostilités entre les deux communautés à Paris. –  J’avais parié que leur cessez-le-feu ne tiendrait pas six mois, gloussa Tia d’une voix pâteuse. Tu me dois vingt balles, Charlie. –  Lieutenant Morcese, un peu de tenue ! aboya Tréjean. –  Pardon, chef. –  Ce conflit stérile commence sérieusement à m’ennuyer. Ils ne pourraient pas s’expliquer dans le calme et régler leur querelle stupide une bonne fois pour toutes, au lieu de mettre ma ville sens dessus dessous ? Le docteur sourit doucement. –  La guerre que se mènent les Enfants de la Nuit depuis neuf siècles est malheureusement trop complexe pour pouvoir être réglée d’un simple coup de baguette magique… Isidore lui décocha un regard furieux : il détestait cette expression. Thoret fit aussitôt machine arrière. –  Je voulais dire : les règles actuelles peinent à s’appliquer à un conflit larvé aussi violent et ancien que celui-ci. Les peuples nocturnes ont plus de mal à canaliser leur agressivité que les autres. – Les trolls aussi ne sortent que la nuit, pourtant ils ne maraudent pas en groupe pour s’en prendre à un autre peuple du Voile ! répliqua Isidore. –  Les trolls ont causé l’extinction de six ethnies au cours des cinq derniers siècles, rappela Thoret avec un toussotement. 38


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Tréjean soupira. –  Je suppose qu’un rappel à l’ordre n’aurait aucun effet ? –  Aucun, confirma Morcese. Ilyana va accuser Vadim, Vadim va accuser Ilyana, et, si on tente de hausser le ton, ils vont tous les deux aller pleurer dans les jupons de leurs contacts au ministère, comme la dernière fois, et ce sera pour nos pommes. Ça n’en vaut pas la peine, monsieur. Laissons-les s’écharper entre eux : tant qu’il n’y a pas de dommage collatéral… Isidore Tréjean acquiesça à contrecœur. La meilleure chose à faire est de ne rien faire. Une philosophie de l’inaction qui révulsait le fonctionnaire de police consciencieux qu’il était mais qui, dans le contexte du maintien de l’ordre au sein du Voile, était souvent la meilleure. Depuis sa prise de poste, il avait fini par admettre qu’il y avait des choses sur lesquelles il n’avait aucune prise. Le conflit ancestral entre vampires et lycanthropes en faisait partie. Il changea de sujet. –  Du nouveau sur les mélusines ? C’était l’un des principaux sujets d’inquiétude de Tréjean. Récemment, les fées serpentines avaient refait leur apparition à Belleville, ce qui laissait craindre une nette augmentation du trafic de drogue féerique au sein du Voile. –  J’ai quelque chose, annonça Morcese. J’ai mené l’enquête hier soir. Le capitaine examina d’un œil critique les vêtements de la veille, les traits tirés et la chevelure défaite de sa subordonnée, 39


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et huma à nouveau les relents d’alcool et de fumée. « Mener l’enquête » avait vraisemblablement un sens très différent dans sa bouche… –  Qu’avez-vous appris ? –  Pas grand-chose de consistant, admit Tia. Quelques rumeurs, deux ou trois allusions. J’ai quand même surpris la conversation de deux types qui parlaient d’une alliance entre les mélusines de la Seine et celles de la Marne. J’ai cherché à en savoir plus, mais les types m’ont repérée. J’ai dû me montrer trop indiscrète… –  Ce n’est pourtant pas ton genre de manquer de subtilité, fit perfidement remarquer Charles. Tia le foudroya du regard, mais sa colère fondit sitôt qu’elle vit le sourire espiègle du médecin, et elle se contenta de lui donner un gentil coup de poing sur l’épaule. Tréjean leva les yeux au ciel. La complicité de l’improbable duo l’agaçait au plus haut point. – Si l’Obéron et la Titania soutiennent des entreprises criminelles… commença-t-il. –  Obéron et Titania, capitaine, le reprit Charles Thoret. –  Je vous demande pardon ? –  Il ne s’agit pas de titres officiels, mais de prénoms ancestraux portés traditionnellement par le roi et la reine d’une communauté de fées, expliqua patiemment le docteur. Donc, Obéron et Titania, pas l’ Obéron et la Titania. Tréjean pinça les lèvres. Il devait déjà déployer des trésors d’adaptabilité pour s’y retrouver parmi les obscures 40


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traditions du Voile, et se faire reprendre à ce sujet avait tendance à le crisper. –  Si vous voulez, capitula-t-il néanmoins. Si nous obtenons la preuve qu’Obéron et Titania soutiennent les malversations des mélusines, je les mettrai moi-même dans le premier charter à destination d’Avalon ! Hors de question de laisser les dirigeants de la communauté féerique soutenir le trafic de stupéfiants à Paris ! – Peut-être qu’une approche plus… diplomatique serait mieux adaptée à la situation ? suggéra Thoret. Après tout, la Cour des fées nous a été d’une aide précieuse pour démanteler la précédente organisation des mélusines… Plutôt que de renvoyer Obéron et Titania au pays de Galles – et risquer qu’ils soient aussitôt remplacés par des individus potentiellement bien pires – , peut-être pourraient-ils nous aider à faire de nouveau tomber le cartel ? –  Pour moi, les mélusines ont compris la leçon et finalement accepté de rouler pour la Cour, contra Morcese. Je ne pense pas qu’Obéron et Titania voyaient vraiment leur nouvelle drogue d’un mauvais œil : ce qui les gênait, c’était le refus des mélusines d’intégrer leur cartel. Si elles se joignent bel et bien à la Cour, on se prépare une belle pluie de came féerique sur le marché… Le capitaine Tréjean se massa les ailes du nez. Comme toujours, il peinait à adhérer à l’idée que la communauté des fées détenait le monopole absolu des stupéfiants au sein 41


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du Voile. Il n’y avait par ailleurs aucun moyen de les en empêcher, pour la simple et bonne raison que les fées produisaient naturellement de la drogue. Presque tout ce qui sortait de leur corps, de la poussière relâchée lorsqu’elles agitaient leurs ailes au mucus couvrant les corps écailleux des mélusines, de la salive de nymphe à la larme de marraine, n’attendait qu’un peu de distillation pour devenir une clé ouvrant la porte des paradis artificiels. – J’aimerais vous ordonner de poursuivre plus avant vos investigations, Morcese, soupira Tréjean, mais une affaire plus importante vient de surgir, et nous devons nous en occuper de toute urgence. Ordre du ministère. Sous le regard intrigué de ses subordonnés, le capitaine Tréjean ouvrit un tiroir de son bureau fermé à clé. Il en tira une fine chemise de carton, qu’il tendit au lieutenant Morcese. Celle-ci ouvrit la pochette et eut un haut-le-cœur plus violent que les précédents. Celui-ci n’avait rien à voir avec les traces de sa nuit de débauche, et tout avec la photo abominable en première page du dossier. –  Alyssus Unterwald, détailla Tréjean. Professeur d’archéologie, cinquante-huit ans, habitant de Neuilly. Assassiné dans la nuit de samedi à dimanche. Je n’ai pas besoin de vous expliquer pourquoi on nous a confié cette affaire ? –  Le clan Unterwald, soupira Charles Thoret en prenant la chemise des mains de Tia. Les ennemis mortels du clan Dubrec’h, la famille de la victime d’il y a deux semaines. 42


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Le directeur Huguet craint une envenimation des relations entre clans sorciers, je suppose ? – Exactement. Le docteur parcourut calmement le dossier, ne frémissant même pas en contemplant les atroces photos de la victime. Il était l’image du professionnalisme – contrairement à Morcese, qui louchait par-dessus son épaule comme une cancre pendant un contrôle. –  Qui s’est occupé de l’expertise médico-légale ? s’enquit Thoret, l’air légèrement contrarié. –  Le labo de la police scientifique, répondit Tréjean. C’est un voisin de la victime qui a signalé le meurtre, à cause du sang qui avait traversé le plafond. Le temps que je réalise qu’il s’agissait d’un mage et que je réclame l’attribution prioritaire, ils avaient déjà fait l’autopsie. – Je vois, acquiesça Thoret. J’aimerais tout de même effectuer une seconde analyse. –  Bien entendu. J’ai déjà réclamé le corps, il devrait arriver dans la journée. –  Très bien. Le médecin légiste, satisfait, se replongea dans la lecture du dossier. – Battu à mort, égorgé, énucléé, émasculé, résuma-t-il. Et privé d’un certain nombre d’autres attributs : langue, foie, cœur, ainsi que sa main gauche, tranchée net. Tout ce qui a été prélevé semble avoir disparu de la scène de crime. Et… pas de traces de sortilèges. Étrange. 43


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–  Pourquoi « étrange » ? releva Tréjean. Le docteur secoua la tête. – Les mages ont tendance à s’affronter en se lançant des sortilèges, monsieur. Ils ne se battent pas à mains nues ni n’utilisent d’autres armes : ils trouvent cela indigne de leur condition. – Alors… l’assassin n’est pas un sorcier ? s’enquit le capitaine avec espoir. –  Je n’irais pas aussi vite en besogne. C’est une tendance, pas une règle. Il se peut que l’assassin ait cherché à humilier sa victime, qu’il n’ait même pas voulu lui donner la satisfaction de le tuer par magie. – Ou alors le meurtrier se savait moins bon sorcier que sa victime et n’a pas pris le risque de l’affronter à la loyale, proposa Tia. –  Pour le moment, on ne peut pas exclure un meurtrier issu d’un clan sorcier, conclut Thoret. Tréjean hocha la tête, déçu. Le lieutenant Morcese désigna une ligne sur le rapport. –  Tiens, il y avait des traces de terre sur les vêtements de la victime ? – Argile de rivière, d’après les analyses préliminaires, répondit Tréjean. Très commun. Aucun moyen de savoir d’où cela vient. –  Yvan Dubrec’h portait des marques similaires, se souvint Tia. Ce n’est peut-être pas une coïncidence… 44


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–  Dubrec’h était ingénieur agronome et Unterwald archéologue, fit remarquer Thoret. Deux métiers salissants, qui expliquent sans mal qu’ils puissent avoir un peu de terre sur leur pantalon ! –  Peut-être, admit Tia, songeuse. Elle se tourna vers son supérieur. – A-t-on trouvé des pentacles tracés avec le sang de la victime ? –  Pas à ma connaissance. –  Manque-t-il du sang, dans ce cas ? –  Difficile à dire, au vu de la boucherie. Pourquoi ? – Eh bien, les organes et membres manquants me rappellent certains rituels occultes, et le… disons, le liant employé dans ce genre de pratique est d’ordinaire le sang de la victime. –  Charmant, grimaça Tréjean. –  Il s’agit certainement d’une revanche des druides, suggéra Thoret. Sachant que leurs rituels se déroulent dans des zones naturelles, il y a fort à parier qu’on retrouvera les… parties manquantes de ce monsieur dans les bois. Rambouillet ou Fontainebleau, je dirais. –  Encore un joggeur qui va se retrouver traumatisé, soupira Tia. Le docteur se leva, le dossier à la main. – Je vais étudier cela et préparer le labo pour recevoir le corps. 45


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–  Très bien. Morcese, restez un instant, lança Tréjean à Tia, qui se levait à son tour. J’ai à vous parler. Charles Thoret salua son supérieur avant de quitter le bureau. Le lieutenant Morcese lança au capitaine un regard qui se voulait complice. –  Je suppose que vous voulez me charger d’une petite visite à ma mère ? Avant que la nouvelle ne se répande et que les sorciers de tous les clans décident de se mettre sur la gueule… Tréjean retint une grimace. D’ordinaire, il détestait s’appuyer sur les « piliers de la communauté » pour maintenir l’ordre au sein de son étrange juridiction. Cela le contraignait à jouer le jeu des transactions politiques avec des chefs de clan plus ou moins honnêtes et respectueux des lois, ce qui lui déplaisait au plus haut point. Mais il n’avait pas le choix, au vu des faibles moyens et de l’effectif réduit de la Brigade. En outre, la Grande Enchanteresse de Paris était une femme subtile et intelligente : Mumbi lui avait confirmé qu’elle était digne de confiance. – C’est exact, lieutenant, reconnut Tréjean. Nous avons besoin que votre mère maintienne le calme au sein de la communauté magique, au moins le temps de l’enquête. Je compte sur vous pour entrer en contact avec elle aussi rapidement que possible. –  Je la vois ce soir, monsieur. J’emmène mes petites sœurs et mon petit frère au cinéma, j’en profiterai pour… 46


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–  J’ai déjà appelé votre mère, Morcese. –  Vous… quoi ? –  Je l’ai appelée il y a une demi-heure. Je lui ai promis que vous iriez la voir dès que nous aurions terminé ce débriefing. Cela vous pose un problème ? –  Je… non, monsieur. –  Bien. Ce sera tout, Morcese. Vous pouvez disposer. La jeune femme le salua d’un hochement de tête et quitta son bureau, emmenant avec elle ses effluves de fumée et d’eucalyptus. Retrouvant avec soulagement sa solitude chérie, le capitaine Tréjean referma à double tour le tiroir d’où il avait extrait le rapport Unterwald. Il accrocha la clé à la chaînette qui pendait à son cou, puis repassa le tout sous sa chemise amidonnée. Ö –  Hé, Morcese ! Bloque les portes, tu veux ? La voix de Guthier s’éleva pile au moment où l’inspectrice allait appuyer sur le bouton de l’ascenseur qui la mènerait au parking souterrain. Tia maudit sa vessie de l’avoir forcée à faire un détour par les toilettes avant de quitter le commissariat. Elle dut se retenir de toutes ses forces pour empêcher ses yeux de rouler dans ses orbites : elle craignait que ses globes oculaires ne fassent un tour complet et observent l’intérieur de sa boîte crânienne pour le restant de ses jours. 47


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L’homme s’engouffra dans la cabine métallique avec la discrétion d’une tornade, soulevant une dizaine de feuillets de la pile de papiers qu’il tenait tant bien que mal entre ses mains épaisses. Le lieutenant Pascal Guthier évoquait à Tia un golem de viande : un mètre quatre-vingt-douze pour cent huit kilos, des muscles protubérants, un faciès écrasé et un regard bovin où luisait parfois, sous la bonne lumière, un vague début d’intelligence. L’imposant policier pratiquait le rugby, le karaté et la pêche à la ligne, activités qui expliquaient toutes trois à parts égales les innombrables cicatrices, ecchymoses et bosses qui marquaient sa peau. Son excellence dans les deux premières disciplines tartinait régulièrement son cuir de bleus et de plaies, tandis que son incroyable maladresse pour la dernière striait ses mains, mais aussi ses avant-bras et même son visage, de piqûres d’hameçons. Tia n’avait aucune idée de comment il était possible de se blesser autant en pêchant – et n’avait aucune intention de le lui demander. Malheureusement, le rugby, le karaté et la pêche constituaient l’essentiel des sujets de conversation du lieutenant Guthier. – Merci, Morcese, grogna le colosse. Un peu du mal à courir, je me suis mangé un méchant coup de savate dans les adducteurs, hier soir… Un petit con de ceinture marron ! Je lui ai écrasé son sourire à coups de… –  Quel étage ? –  Hu ? 48


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–  Tu es dans un ascenseur, Guthier. À quel étage tu vas ? – Oh ! euh… deuxième sous-sol. Je vais voir ton pote, le docteur Maboul. Le golem de viande émit un ricanement nasal, très satisfait de sa mauvaise blague. Une fois encore, les yeux de Tia insistèrent pour partir en arrière, mais elle les retint. Elle pressa sans un mot le bouton indiqué, hésita au-dessus de celui menant au parking, puis haussa les épaules. –  Je t’accompagne. Il faut que je lui parle d’un dossier, moi aussi. Le regard porcin de Guthier scintilla. Il se pencha sur elle, balayant son visage de son souffle rauque. –  Balade en ascenseur, hein ? T’as envie d’un peu de promiscuité avec un vrai homme ? –  Promiscuité ? Tu connais un mot de plus de deux syllabes, toi ? Je m’avoue impressionnée. –  Ouais, je suis impressionnant. Si ça te tente, je connais une réserve pas très fréquentée, on pourrait… – Recule, Guthier. Je t’ai déjà cassé les doigts une fois, ne me force pas à recommencer. Le colosse battit aussitôt en retraite. –  Tu m’as pris par surprise, se défendit-il, hargneux. –  Et tu essayais de me mettre une main aux fesses. –  C’était pas une raison pour me la casser ! –  Guthier, garde en tête que chaque femme que tu touches sans qu’elle te l’ait demandé rêve de te casser les doigts. Je fais juste partie de celles qui font de leurs rêves une réalité. 49


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Le tas de muscles s’enferma dans un silence boudeur. L’ascenseur s’ébranla pour les libérer au deuxième sous-sol, où se trouvaient les quartiers de Charles Thoret. Pour des raisons de confidentialité et de sûreté nationale, l’expert en médecine légale, biologie méta-humaine et théorie magique de la Brigade ne pouvait pas travailler au quartier général de la police scientifique. Il disposait donc, par dérogation exceptionnelle, d’un laboratoire privé au sein du commissariat où officiaient Tréjean et Tia. L’inconvénient était que les enquêteurs extérieurs à la Brigade le considéraient comme la personne de référence pour l’analyse scientifique, ce qui leur permettait de courtcircuiter les délais souvent beaucoup plus longs de la police scientifique. Tia précéda son encombrant collègue et toqua à la porte du laboratoire. –  C’est ouvert ! annonça Charles de l’intérieur. Pour des raisons évidentes, le docteur fermait régulièrement à clé l’accès à son sanctuaire. Il était hors de question qu’un policier « normal » se retrouve nez à nez avec un cadavre de fée ou de troll, une dague sacrificielle ou une pile de grimoires de magie noire. –  Salut, crâne d’œuf ! tonna Guthier en ouvrant la porte d’un coup de pied. Je t’amène de la lecture ! Sans ménagement, le golem de viande déposa son tas de papiers sur le bureau impeccablement rangé du docteur Thoret. Celui-ci, penché sur un microscope à l’autre bout 50


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de la pièce, prit le temps de griffonner quelques notes sur le calepin posé à côté de lui et d’ajuster ses petites lunettes dorées. Puis il se retourna avec un soupir. –  Que puis-je pour vous, lieutenant Guthier ? interrogeat-il, glacial. –  Je viens pour mon dossier, grogna le colosse. Je t’avais demandé des toxicologies comparées sur les quatre suspects. –  Je les ai déjà effectuées. – Ouais, mais elles collent pas avec mes observations personnelles. Je sais qu’ils avaient consommé de la drogue, je l’ai vu dans leurs yeux… Or, ton analyse à la con dit que non, qu’ils étaient clean. Alors je me suis dit que tu t’étais sûrement planté quelque part. –  J’ai déjà vérifié trois fois, lieutenant, répliqua Charlie en tapotant les feuillets. Je peux vous affirmer que mes résultats sont corrects. – Je m’en fous ! gronda le titan. Tu vas recommencer la manœuvre jusqu’à ce que ça tombe juste ! – Vous souhaitez donc que je manipule mes résultats de manière à les faire coïncider avec vos conclusions empiriques ? C’est hors de question. – Conclusions empi… Je te demande juste de faire ton putain de travail ! s’emporta Guthier en postillonnant sur le docteur, dont la seule réaction fut de retirer ses lunettes humectées pour les essuyer avec un coin de sa blouse blanche. Je sais que ces connards de junkies dealent une sorte de 51


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nouvelle super-drogue, et je ne pourrai les coffrer que quand tu auras sorti ton crâne d’œuf de ton… –  Guthier, le docteur t’a dit non, l’interrompit Tia en croisant les bras. Alors, maintenant, tu ramasses tes petites affaires et tu te casses pour faire du vrai travail de flic. Tu sais ? Celui où on s’appuie sur les preuves, même quand elles ne nous conviennent pas ! Le visage épaté du colosse prit une teinte rouge brique. Il s’avança vers Tia d’un air menaçant. –  Toi, tu vas commencer par fermer ta gueule, avant que je te… Une fraction de seconde plus tard, le golem de viande se retrouva face contre le mur, le bras tordu en arrière dans une douloureuse clé, et la voix nonchalante de Tia dans les oreilles. –  Excuse-moi, je t’ai coupé. Tu disais ? La jeune femme imprima une torsion supplémentaire au bras du lieutenant, qui émit un mugissement étouffé contre le carrelage mural. –  Je suis sûr qu’ils avaient un truc dans le sang ! couina Guthier. Je le sais ! Je ne… –  Non, ce n’est pas ce que tu disais, grogna Tia. Tu disais que tu allais prendre tes cliques et tes claques et remonter bosser sur ton affaire en respectant les preuves aimablement fournies par le bon docteur. Le colosse remua un peu, mais Tia maintint sa prise. Il s’avoua finalement vaincu et hocha la tête d’un air penaud. 52


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–  Excellente décision, Guthier ! Tu vois que tu es malin, quand tu veux ! Lorsqu’elle le lâcha, le mastard ramassa son dossier et détala hors du laboratoire, non sans avoir foudroyé ses collègues du regard. –  Tu as toujours été douée pour te faire des amis, constata Charlie. –  Je te renvoie le compliment. Je suppose que la drogue en question était de chez nous ? –  Oui, soupira le docteur. Poussière de fée. Une nouvelle sorte, qui commence à se répandre hors du Voile. –  Tu as maquillé les résultats ? –  Techniquement, je ne lui ai pas menti. La poussière de fée est indétectable par les tests standards de la police judiciaire. Mais j’ai fait une analyse électro-alchimique, qui a donné un résultat positif. Je te l’ai envoyée par mail, si tu veux y jeter un œil pour l’affaire des mélusines. –  Super, merci. Tia secoua la tête, un peu mal à l’aise. –  Pauvre Guthier, quand même. Pour une fois qu’il faisait du bon travail de flic, il a fallu qu’il tombe sur un trafic de poussière et qu’on sabote son enquête. – Il est entré dans mon laboratoire dans l’intention de m’agresser, rappela Charlie. Et le secret du Voile l’emporte sur tout le reste, même sur le respect des lois. –  Je sais. Ce n’est pas pour autant que ça me plaît. 53


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–  À moi non plus. Un lourd silence s’installa. Pour le briser, Charles désigna l’imposante machine italienne rouge vif qui trônait dans un coin de son laboratoire. –  Un petit café ? Tia siffla devant l’engin. –  Dis donc, c’est nouveau, ça ! C’était dans ton budget ? –  Oui, à la ligne « centrifugeuse biologique ». C’est l’avantage de travailler avec des ignares : ils ne font pas la différence entre un appareillage scientifique et une cafetière moderne. L’inspectrice ouvrit des yeux ronds. Charlie Thoret parvint à conserver une expression parfaitement neutre pendant une dizaine de secondes, avant de lâcher un sourire. – Je plaisante, Tia. J’ai acheté cette machine avec mes deniers personnels. Je ne chercherais jamais à tirer avantage des ressources de la Police nationale, tu le sais bien. – Ah ! Là je te retrouve ! Le bon vieux docteur Thoret, honnête et ennuyeux à l’extrême ! –  Peut-être, mais avec le meilleur café du commissariat ! – Tu devrais en prendre un aussi, suggéra Tia. Tu as une gueule de déterré. –  Oui, je devrais peut-être t’accompagner, admit-il d’une voix enrouée. –  Tout va bien, Charlie ? Le docteur se recomposa un sourire enjoué. 54


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–  Oui, ça va. Un début de crève, je pense. Tu sais comme je tombe facilement malade… Quelques instants plus tard, Tia sirotait un espresso ultraserré avec une expression de félicité absolue. La teneur en caféine du breuvage aurait pu réveiller un cadavre – pour quelques minutes seulement, mais tout de même. –  Merci, Charlie, tu me sauves la vie, murmura-t-elle, humant avec délice les riches émanations. Je n’avais aucune envie d’arriver chez ma mère avec une gueule de bois carabinée ! –  Tu m’étonnes. Charles souffla sur sa propre tasse et lança un regard inquisiteur à Tia. –  Je suppose que ta mère connaît bien la plus sinistre famille de nécromanciens de Paris ? – C’est encore pire que ce que tu imagines. Tu sais, le patriarche du clan, Édouard Unterwald ? C’est mon parrain. –  Sans rire ? –  Sans rire. Il m’offrait des livres illustrés sur la magie noire, quand j’étais gamine. Je te raconte pas les cauchemars ! Charlie pouffa discrètement. –  Enfin, on crache toujours sur les nécromanciens, soupira Tia, mais ce sont loin d’être les pires. Les druides sont au moins aussi tarés, avec leurs esprits anciens et leur magie de sang… Et je ne parle même pas des démonologistes ou des élémentalistes ! Évidemment, aucun des clans ne peut encadrer les autres. Franchement, je n’aimerais pas être à la place 55


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de ma mère : devoir empêcher tous ces excités de se jeter des sorts à la gueule au premier mot de travers… – De manière générale, l’empathie et la bienveillance n’étouffent pas les communautés du Voile, acquiesça Charles. Entre les clans de mages qui se haïssent, le conflit ancestral entre vampires et lycans et les mafias trolle et féerique… Tia hocha la tête. –  Au fait, j’ai oublié de te demander, chez Tréjean : tu as du neuf au sujet du meurtre Dubrec’h ? –  Oui, j’ai terminé mes dernières analyses hier. Toxicologie négative. Pas de drogue dans le sang, même féerique. Pas de traces de malédiction ou de sortilège non plus. Pas de résidus de fibres ou de matériau. Bref, presque rien. La jeune femme eut une moue déçue. –  Tu peux me rendre un service ? demanda-t-elle. –  Dis toujours. –  Tu peux comparer les analyses des traces de terre retrouvées sur les corps de Dubrec’h et d’Unterwald ? – Pas de souci. Je reste convaincu qu’il s’agit d’une terre toute bête, mais je fais confiance à ton instinct. –  Merci, sourit Tia en terminant son café. Je peux récupérer le dossier Unterwald ? J’aimerais y jeter un coup d’œil à la maison. –  Oui, j’en ai déjà fait une copie. L’original est là. Il lui désigna la pochette abandonnée sur un coin du bureau. Elle s’empara de la chemise, puis prit congé et rejoignit le parking du commissariat. 56


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Une fois dans sa Kangoo, elle fourra le dossier dans sa boîte à gants et inséra la clé dans le démarreur. Elle maudit entre ses dents Tréjean d’avoir avancé le moment de franchir le seuil de l’appartement maternel : elle qui espérait avoir le temps de prendre un bon bain… La mort dans l’âme, Tia tourna la clé, ramenant à la vie le moteur souffreteux de son destrier mécanique.


ADRIEN TOMAS

« LES MAISONS SORCIÈRES SONT AU BORD DE L’EXPLOSION, LA GUERRE DE LA NUIT FAIT RAGE PLUS VIOLEMMENT EN CHAMP DE BATAILLE… »

BIENVENUE DANS LE MONDE DU VOILE ! Lieutenant de police au sein de la Brigade de régulation des espèces méta-humaines de Paris, Tia Morcese a beaucoup de mal à faire respecter l’ordre et la sécurité… et surtout à éviter que druides, nécromanciens, loups-garous et autres espèces méta-humaines révèlent leur existence au reste du monde. À côté de son impressionnante grande sœur, Mona pourrait presque passer pour une ado normale. Pourtant, l’apprentie sorcière est loin d’avoir les yeux dans sa poche ! Et quand elle tombe sur des informations-clés qui pourraient faire avancer les affaires en cours de Tia, elle n’hésite pas une seconde à suivre ses propres pistes. Mais le monde du Voile n’est pas sans danger…

Après le très remarqué Engrenages et Sortilèges sorti en 2019, Adrien Tomas signe un nouveau roman Young Adult explosif !

ADRIEN TOMAS

POUR TRANSFORMER LES BAS-FONDS DE PARIS

LES DOSSIERS DU VOILE

QUE JAMAIS ET LES TROLLS ET LES FÉES SONT BIEN PARTIS

RETROUVEZ TOUTE L’ACTUALITÉ DES ROMANS FLEURUS

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