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MarieCurie
Une femme brillante
Chapitre1 Une candidate
Paris,1919
Institut du radium
– Entrez !
La jeune femme se redresse, souffle un grand coup pour se donner du courage et pousse la porte. Elle est impressionnée. Pourtant, celle qu’elle découvre assise derrière un bureau n’a rien d’intimidant. Pas très grande, toute de noir vêtue, les cheveux blonds mêlés de gris en bataille malgré un chignon qui tente de les discipliner, elle a relevé la tête du courrier qu’elle est en train d’écrire et regarde entrer sa visiteuse, l’air
Marie Curie
avenant. Son apparence est tout à fait ordinaire, mais sa répu‑ tation la précède, et la rencontrer pour la première fois est un honneur.
– Madame Curie ? bredouille la jeune femme.
Les yeux bleus de la célèbre scientifique se plissent légère ment en détaillant sa visiteuse.
– Que puis‑je pour vous ? répond‑elle simplement.
La jeune femme de vingt trois ans pose son sac de voyage et lui tend une main ferme et décidée. Son destin se joue peut‑être à cet instant. Ce n’est pas le moment de se dégon‑ fler.
– Sophie Cotillon, se présente‑t‑elle. Je viens pour travailler dans votre laboratoire.
Marie Curie dévisage la jeune femme aux cheveux noirs, bouclés et mi longs qui se tient devant elle. Elle ne se rappelle pas l’avoir déjà vue quelque part ni avoir déjà entendu son nom. Mais à cinquante‑deux ans, Marie Curie a une vie déjà bien remplie, et elle ne se souvient pas de tous ceux qu’elle a eu l’occasion de croiser, notamment les nombreux étudiants qu’elle a formés.
– Je me présente devant vous de ma propre initiative, s’em presse d’expliquer Sophie Cotillon. Je voudrais que vous me preniez à l’essai pour voir si vous accepteriez de m’intégrer à votre équipe. J’ai une licence de science et trois certificats de chimie. Le travail ne me fait pas peur, et j’admire tant vos
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Marie Curie
travaux sur le polonium et sur le radium1 que ce serait un honneur de me former à vos côtés.
Marie Curie sourit. Ses yeux s’éclairent d’une lueur amusée. Décidément, tous ces jeunes ne sont pas très originaux. Ils lui servent tous le même discours sur le radium et l’honneur. Mais ce n’est pas ce qu’elle veut. Les honneurs, elle les a déjà reçus par deux fois. Deux prix Nobel pour une seule personne, c’est déjà bien assez. Qui plus est pour une femme, c’est une grande première. Marie Curie cherche des collaborateurs passionnés et à la tête bien faite, pas des lèche‑bottes.
Elle penche légèrement la tête sur le côté et tente de sonder la jeune femme qui est face à elle. Malgré une certaine timidité, elle lui trouve un air résolu et sûr d’elle. La suite le lui confirme effectivement.
– Prenez moi à l’essai juste une journée, propose Sophie Cotillon. Je suis certaine que je serai à la hauteur et cela ne vous engage à rien.
Marie Curie plisse la bouche et acquiesce rapidement. Pour quoi pas, après tout ? Elle a besoin de petites mains pour réaliser des mesures. Les diplômes de la jeune femme laissent supposer qu’elle saura faire. Et si elle s’avère être une empotée,
1. Ces deux éléments chimiques ont été découverts en 1898 par Marie Curie et son mari, Pierre Curie. Pour leurs travaux, ils ont reçu en 1903 un prix Nobel de physique. En 1911, Marie Curie obtient, seule cette fois, le prix Nobel de chimie.
Une candidate
elle pourra toujours lui demander de nettoyer le petit labora‑ toire de chimie attenant à son bureau. Il y a bien longtemps que personne n’y a passé le balai. Marie Curie a plus la tête à ses expériences qu’au ménage.
Finalement, Marie Curie hoche la tête, se lève et fait signe à la jeune femme de la suivre. Le visage de Sophie Cotillon s’illumine.
– Merci, madame, merci, murmure‑t‑elle, émue malgré elle. Vous ne serez pas déçue.
Elle attrape son sac de voyage, se redresse comme un petit soldat et suit la célèbre scientifique d’un pied sûr et pressé. Elle a peu de temps pour faire ses preuves et elle n’a pas l’in‑ tention de le gaspiller.
Sophie Cotillon regarde tout autour d’elle, fascinée. Le labo‑ ratoire est encombré de paillasses1 autour desquelles s’agitent des scientifiques en blouse blanche, surtout des hommes, pen‑ chés sur leurs appareils distillatoires et leurs instruments de mesure. Le long des murs, des armoires sont chargées de fla cons de verre aux formes variées et de pots étiquetés. Les flammes bleues des brûleurs sous les flacons de verre font un bruit de souffle sourd qui emplit la pièce et réchauffent l’at mosphère. Les yeux de la jeune physicienne brillent. C’est plus qu’elle n’en a jamais vu.
1. Longue table de laboratoire souvent recouverte de faïence.
Marie Curie
– Vous assisterez Edmond, dit alors Marie Curie en lui désignant un homme debout derrière une paillasse. Il fait des mesures de radioactivité pour certains de nos clients, ajoute‑ t‑elle avec un léger accent où l’on entend rouler les r.
– Bien, madame.
– Et prenez une blouse dans ce placard, ajoute Marie Curie. Vous en trouverez certainement une à votre taille.
Marie Curie tourne la tête.
– Edmond ? dit‑elle. Je vous confie mademoiselle Cotillon.
– Madame, corrige Sophie Cotillon.
Marie Curie la regarde, étonnée. Sophie rougit.
– Je suis mariée, bredouille‑t‑elle.
Marie Curie sourit, nostalgique.
– Madame Cotillon… dit‑elle en quittant la pièce.
Alors la jeune femme attrape une blouse dans le placard et se redresse fièrement en apercevant son reflet dans la vitrine d’une armoire. C’est le moment ou jamais de faire ses preuves.
Chapitre2 Unemploistable
Au même moment, auxÉtats-Unis
Amalia s’arrête et regarde le panneau fixé au‑dessus de la porte de l’usine : US Radium. Elle sourit, heureuse. À vingt ans, elle vient de décrocher son premier emploi. D’ici quelques jours, elle pourra peut‑être même trouver un petit appartement et s’y installer. C’est le début de l’indépendance, la promesse d’une vie loin de la ferme familiale dans laquelle elle craignait de s’enterrer à jamais. Comme de nombreuses jeunes femmes de son âge, Amalia rêve de liberté. Le monde sort tout juste de la Première
Marie Curie
Guerre mondiale et la jeunesse veut vivre deux fois plus inten‑ sément. C’est à la fois terriblement exaltant et incroyablement inquiétant. Tout quitter pour la ville, personne ne l’a jamais fait avant elle dans sa famille. Pas même son frère aîné.
– Tu es nouvelle ? lui demande une jeune fille qui passe juste à côté d’elle pour pénétrer dans le bâtiment.
Très blonde, légèrement potelée et le visage ouvert, elle s’arrête et dévisage la nouvelle venue. Avec sa robe toute simple et ses cheveux bruns et longs tirés en arrière en chi‑ gnon, cette dernière n’a pas l’allure des autres filles et se remarque aussitôt.
– C’est mon premier jour, répond Amalia en souriant. Je m’appelle Amalia.
– Et moi Christy, dit l’autre en lui tendant la main avec chaleur. Bienvenue à la Radium Company, Amalia.
Christy lui fait signe de la suivre et lui indique la petite table à côté de la sienne.
– Tu n’as qu’à t’installer ici, dit elle. Je t’expliquerai com ment faire. Ce n’est pas bien compliqué. Il faut surtout être précise.
Amalia hoche la tête pour la remercier et regarde tout autour d’elle. Les tables sont rangées les unes derrière les autres comme dans une salle de classe. Lorsqu’elle s’assoit, elle jette un œil sur son poste de travail. Le matériel est sommaire : trois godets, un verre d’eau, un pinceau et une lampe. À droite de sa chaise,
Unemploistable
un plateau est posé légèrement en hauteur sur lequel sont rangés des cadrans d’horloge noirs.
– Regarde, lui souffle Christy en attrapant l’un des godets. Tu mélanges la poudre de radium avec la colle et un peu d’eau.
Tu vois ? Comme ça.
Amalia imite sa voisine, qui a le geste sûr de celle qui occupe ce poste depuis un moment.
– Tu es là depuis longtemps ? souffle t elle.
– Six mois.
– Et ce n’est pas trop dur ?
– C’est une question de coup de main. Une fois que tu auras pris le rythme, tu feras sans problème tes deux cent cinquante cadrans par jour. Le plus important, c’est la pointe de ton pinceau. Plus elle est fine, plus facile c’est.
Christy glisse la pointe du pinceau entre ses lèvres pour la rendre aussi fine que possible puis la trempe délicatement dans la peinture qu’elle vient de fabriquer. Alors, elle attrape un cadran de son autre main, le pose devant elle et se penche pour peindre les chiffres de l’horloge le plus minutieusement possible.
– Tu as compris ? demande t elle à Amalia.
Et sans attendre la réponse de la jeune fille, Christy glisse à nouveau le pinceau entre ses lèvres et le lui montre de plus près.
– Tu vois ? Regarde : tous les poils du pinceau sont par‑ faitement lissés. Ils forment une pointe parfaite.
Marie Curie
– Il n’y a pas une autre façon de faire ? demande Amalia, un peu dégoûtée à l’idée de lécher le pinceau à chaque fois.
Christy rit.
– Crois‑moi, il n’y a pas de meilleure technique. Nous avons tout essayé, et celle ci s’avère être la plus efficace. C’est celle que nous conseillent les chefs également. Ils disent que c’est ainsi que nous obtenons les meilleurs résultats.
Et pour donner plus de poids à ce qu’elle dit, Christy balaye la salle du bras. Toutes les filles autour d’elles agissent de la même manière : pointe dans la bouche, pinceau dans la pein‑ ture, dessin des chiffres, pointe bouche, pinceau peinture, dessin chiffres, pointe, pinceau, dessin1…
Les filles vont vite. Amalia a presque le vertige de les voir s’activer de la sorte.
– Ne t’inquiète pas, s’amuse Christy en voyant son air un peu affolé. Ça m’a fait la même chose la première fois, mais tu vas très vite être aussi rapide qu’elles.
– Allons, mademoiselle, au travail ! intervient le contre maître en s’approchant d’Amalia. Vous n’êtes pas ici pour rêvasser.
Amalia secoue la tête, épouvantée à l’idée de perdre déjà son emploi, et se précipite. Elle glisse le pinceau entre ses lèvres,
1. En anglais, la routine des ouvrières était « Lip, dip, paint » : humidifier, plonger, peindre.
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Marie Curie
lisse la pointe puis le trempe dans la peinture avant de peindre ses premiers chiffres.
– Parfait, lui souffle Christy en se remettant au travail.
Mais la deuxième fois, lorsque Amalia porte la pointe de son pinceau à la bouche, elle grimace. Quel goût détestable !
À côté d’elle, Christy lui lance un regard oblique, amusé.
– Tu t’habitueras, lui souffle‑t‑elle. Je ne le sens même plus.
– Mais ce n’est pas mauvais, ce produit ? s’inquiète Amalia. Papa nous répète toujours que si la nature fabrique des goûts amers, c’est pour nous empêcher d’avaler certaines choses parce que c’est du poison.
Christy pouffe.
– Du poison ? Le radium ? Tu penses bien que nous ne serions pas là si ça en était. Au contraire, la direction nous assure que cela nous donne les joues roses !
Alors, vaillamment, Amalia effile la pointe de son pinceau et retourne à son cadran d’horloge. Elle est encore un peu lente mais son trait est précis.
– Tu as déjà vu ce que ça faisait dans la nuit ? demande soudain Christy à Amalia en lui montrant les chiffres peints.
– Non, avoue Amalia, concentrée sur son travail.
– Ça brille ! déclare Christy avec un large sourire. Le cadran de l’horloge brille. C’est magnifique !
Note de l’autrice
Sophie Cotillon est librement inspirée de Sonia Cotelle, qui devint l’une des plus proches collaboratrices de Marie Curie après son arrivée à l’Institut du radium en 1919. Elle était d’origine polonaise, elle aussi.
Les autres personnages ont été inventés pour les besoins de l’histoire.
J’ai imaginé et mis en scène Marie Curie à partir de la très nombreuse documentation récoltée au fil des mois.
Pour la fluidité de l’histoire, j’ai inventé les dialogues et certaines situations. Mais les éléments historiques sont véri‑ diques et permettront, je l’espère, de découvrir la vie de cette femme étonnante qui contribua à l’une des découvertes les plus importantes en matière de science.
Merci à Zosia pour ses traductions en polonais.
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Achevé d’imprimer par Dimograf en Pologne en mars 2024
N° d’édition : 24L0689
Dépôt légal : mai 2024
1919. « Brillante ! », c’est certainement ce que pense la jeune Sophie Cotillon lorsqu’elle vient proposer ses services à Marie Curie, la femme aux deux Prix Nobel. Bien vite, dans son laboratoire parisien, Marie Curie va enseigner à son assistante son savoir et sa façon de faire, tout en partageant ses souvenirs.
Pendant ce temps-là, de l’autre côté de l’Atlantique, dans une petite ville du New Jersey, d’autres femmes sont brillantes elles aussi. Mais au sens littéral du mot. Elles travaillent sur les cadrans lumineux des horloges et la manipulation du radium les rend luminescentes. Car hélas, s’il fait des prodiges, le radium est aussi dramatiquement dangereux…
Dans la même collection :
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Illustrations de Maja Tomljanovic