9782383860235 Et les lys refleuriront

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R oman

H istoR ique

PATRICK DE GMELINE Et les

Patrick de GMELINE

En collaboration avec Géraldine de GMELINE

Et les lys refleuriront

Roman historique

Éditions du Triomphe

Pour Mademoiselle de Sainte-Eulalie, mon amazone de la chouannerie, sans laquelle ce livre n’aurait pas été écrit, et pour mes trois fils, mes petits-fils et petites-filles, afin qu’ils marchent avec moi sur les traces de Boishardy.

AVANT-PROPOS

Le roman historique qui suit a une histoire. Lorsque je l’ai publié pour la première fois en 1989 aux Presses de la Cité, il s’agissait de célébrer les royalistes de Bretagne, les chouans.

Trente-quatre années plus tard, cette nouvelle édition n’est que très légèrement corrigée. Les personnages, les circonstances, les faits sont les mêmes. Tout comme l’état d’esprit des héros du roman, de même que celui de l’auteur. L’âge de ce dernier n’a pas eu prise sur la plupart de ses opinions. Certaines ont évolué mais celles qui sont exprimées à travers ce roman restent globalement les mêmes.

L’histoire, elle, persiste dans l’enseignement qui ressort de ces pages : alors que la Révolution grondait, entraînant les excès « classiques » de toute révolution, nombre de Français, principalement des Bretons et des Vendéens, s’élevaient contre elle. Au nom de la religion, d’abord, et de la politique ensuite.

Les lys n’ont pas refleuri, sinon brièvement pendant la Restauration, époque historique qui n’a pas laissé de souvenirs glorieux. Mais il n’est pas négatif de remettre en scène ces héros à une époque qui en compte si peu.

Patrick de Gmeline

La majeure partie des événements racontés dans ce roman se déroulent dans la région de Bretagne représentée ci-dessus.

Avertissement

Ce livre est un roman historique.

L’Histoire y est donc omniprésente, à travers des personnages, des faits et des lieux authentiques. L’action repose sur des archives et des documents existants. Châteaux, manoirs et bourgs sont encore là, et l’on peut voir, presque inchangés, Boishardy, la Ville-Louët, la Ville-Mario et Moncontour, témoins de cette chouannerie qui a marqué le vieux pays breton.

Le roman s’exprime à travers la peinture de certaines situations propres à l’intrigue et au climat politique qui régnait dans cette province à l’époque de la contre-révolution.

La croix de granit, dite « de Boishardy », qui veilla si longtemps, au milieu d’une touffe de genêts, à l’endroit même où le chef chouan avait été assassiné, a été relevée à quelques centaines de mètres et signalée à l’attention des passants, tel un monument érigé à sa gloire.

Le cheval buta sur une pierre du chemin et faillit s’abattre. Son cavalier le retint d’une main ferme, puis l’arrêta pour souffler. L’air était glacé en ce matin de janvier 1793. Le vent soufflait sur la lande bretonne, soulevant de fins tourbillons de neige, une neige légère, recouvrant à peine les mottes de terre gelée, les herbes grises rendues cassantes par le froid. Enveloppé dans son large manteau à triple collet, le tricorne enfoncé jusqu’aux yeux sur les cheveux châtains retenus en catogan, le chevalier Amateur Le Bras des Forges de Boishardy soufflait lui aussi, fatigué par les dix journées qu’il venait de passer en selle. À trois pas derrière lui, un autre cavalier attendait respectueusement : Guillaume Le Borgne, à la fois ordonnance et domestique, intelligent et débrouillard, était dévoué à son maître depuis l’enfance.

Du haut de la colline, Boishardy dominait les champs qui s’étendaient à perte de vue, paysage coupé de profonds chemins, bordés et même bouchés par les buissons d’épineux qui en rendaient la pénétration si difficile. Les bois, les bouquets d’arbres semblaient figés par la bise. Au creux d’une ravine, une fumée s’élevait lentement dans le ciel gris, si bas qu’il paraissait rejoindre la terre. En se penchant légèrement sur sa selle, le cavalier distingua le toit d’une métairie. La vie existait donc encore dans cet univers désolé ! Un corbeau prit son envol en croassant, fouettant l’air de ses ailes noires. Boishardy le suivit des yeux, puis le perdit dans la lueur pâle du soleil qui, au loin, tentait de percer l’épaisseur des nuages. Il flatta l’encolure de son cheval qui exhala par les flancs, comme un soupir humain.

Allons, Foudroyant, il faut marcher. Ce soir, nous pourrons nous reposer, nous approchons.

Comme s’il avait compris, Foudroyant se redressa et, obéissant aux hautes bottes à genouillères, il repartit d’un trot sûr, évitant instinctivement les ornières durcies, dressées comme autant de pièges sous ses sabots.

En abordant la contre-pente, Boishardy se prit à songer aux années qui venaient de s’écouler.

Il se revoyait, gentilhomme de maigre fortune, devenu, après l’École militaire de Pontlevoy, sous-lieutenant au régiment Royal-Marine. Vie monotone, simplement égayée par les changements de garnison : Ajaccio, Grenoble, Vienne, puis Aubagne, où il se trouvait lorsque la Bastille était tombée, en juillet 1789. Paradoxalement, cette révolution, à ses yeux plutôt bénéfique tant que le roi était là, avait apporté du piment à son existence militaire. Le Royal-Marine était retourné en Dauphiné pour mater les paysans-brigands quelque peu pillards de châteaux. Boishardy avait fait son devoir, en bon militaire épris de son métier. Il y avait gagné, en 1791, le grade de lieutenant, juste avant l’installation à La Rochelle du régiment devenu démocratiquement « le 60e d’infanterie ».

Il ne pouvait évoquer sans mélancolie les discussions à n’en plus finir, dans les tavernes du port, avec ses camarades officiers : le capitaine de Couëtus, le chevalier de Montarnal, Mauduit du Plessis, Launay, Brassac, La Villatelle, Marcombe, Boisroger… Troupe joyeuse et bruyante, menée fermement par le marquis de Merle d’Ambert, maître de camp1, et son second, le comte de Lambertye. Au milieu de la fumée des pipes, ils se demandaient tous s’il fallait émigrer, à l’exemple de beaucoup, ou s’ils devaient continuer à servir le roi constitutionnel après avoir servi le roi absolu. En décidant d’envoyer le régiment à Saint-Domingue, le gouvernement coupa court à certaines questions. Aussitôt, devant notaire, Boishardy avait donné procuration à sa sœur Émilie pour administrer ses biens de Bréhand, dans les Côtes-du-Nord, nom que porte cette région administrative depuis 1790. Et puis, brusquement, il avait changé d’avis. La veille du départ, il avait démissionné et abandonné l’uniforme blanc à revers bleu de roi, qu’il avait été si fier d’arborer pendant douze années. De cette

1. Maître de camp : colonel.

époque de sa vie il ne gardait, aux oreilles, qu’un anneau d’or, vieille coutume des marins.

Il était tout d’abord resté à La Rochelle, sans occupation définie. Il suivait cependant les événements de Paris avec une colère grandissante. Ces mois sinistres étaient liés à l’effondrement progressif de la monarchie : journées d’août 1792, massacre des Suisses, emprisonnement de la famille royale au Temple, massacres de Septembre. L’abolition de la royauté et la proclamation de la République n’étaient que la conclusion logique de tant de troubles, de tant d’excès. Et puis, un jour, la Révolution s’était intéressée à lui par le biais de quelques sans-culottes de Lamballe et de Guérande.

Les premiers, excités par les seconds, avaient décrété la mise sous séquestre de ses biens, ce qui entraînait leur vente, prévue pour les derniers jours d’octobre 1792. Ces petits bourgeois bavards le considéraient comme un émigré ! Lui qui n’avait jamais quitté La Rochelle et avait même refusé de partir pour Saint-Domingue. Sa sœur, qui partageait son existence entre leur manoir de Bréhand et leur maison de Lamballe, n’avait appris l’affaire que par leurs fermiers. Un certificat de présence au corps avait in extremis permis de lever le séquestre, mais les noms du chevalier et de ses deux sœurs, Émilie et Marie-Anne, avaient cependant été maintenus sur la liste des émigrés.

C’est pour cela, pour faire cesser cette imbécillité administrative, qu’il revenait en Bretagne. À vrai dire, le mal du pays l’avait pris depuis longtemps, et le besoin de revoir ses landes couvertes d’ajoncs, son vieux manoir et la mer grise n’était pas pour rien dans sa décision. Il ne savait pas trop ce qui l’attendait. On ne pouvait lui reprocher aucune position antirévolutionnaire. Et quant à sa naissance, il n’y pouvait rien.

En dépassant la corne d’un bois, il aperçut les remparts de Moncontour, au-dessus desquels pointait le clocher étrange, à double toit et bulbe, de la vieille collégiale Saint-Mathurin.

Les maisons s’étageaient autour des deux grandes places et de la collégiale, les rues étroites dégringolant vers les poternes. Le cavalier croyait voir les hautes fenêtres des demeures bourgeoises en

granit, la façade noble et sévère de l’hôtel de Kerjégu1, les colombages apparents des maisons moyenâgeuses. Moncontour, juché sur son promontoire, guettait, comme au temps des guerres de Bretagne, les landes du Mené et les collines ondulant vers Lamballe.

Impatient d’arriver, Boishardy pressa son cheval. Bréhand n’était plus qu’à trois lieues maintenant. Il prit un chemin de traverse, moralement réchauffé, malgré le froid coupant, par la présence au-delà des champs du manoir qui l’avait vu naître trente et un ans auparavant.

Foudroyant, de lui-même, accélérait l’allure. Dans les sousbois, une vieille femme ramassait des branches. Elle se redressa au bruit des sabots du cheval claquant sur le chemin. Le cavalier ne la vit pas, mais elle, sourcils froncés, reconnut cette silhouette, reconnut le cheval bai.

« Not’ maître est revenu », marmonna-t-elle.

Elle se signa, ramassa d’un geste sa jupe de grosse toile noire, assura sur son dos le maigre fagot qui accrocha sa coiffe et, d’un pas vif que son âge n’aurait pas fait soupçonner, elle se hâta vers la ferme pour avertir son fils.

Le cheval s’était à nouveau arrêté, obéissant à la pression des doigts sur les rênes. Boishardy se gourmanda. Il ne pensait plus être accessible à l’émotion. Et pourtant celle-ci le prenait aux tripes. À quelques centaines de mètres, parfaitement visible au milieu des champs, sa maison se détachait sur le ciel gris.

Il étreignait du regard sa forme massive, sa tour à poivrière empiétant sur le toit d’ardoises largement pentu.

Les piliers du portail, la grille de fer, donnaient une noblesse presque hautaine à la demeure, contrastant avec la simplicité de son architecture. Le chevalier apercevait le jardin à la française, la pièce d’eau et les douves à l’est, le mur à l’ouest.

Il pensa à son enfance, passée avec les garnements de Bréhand, des fils de fermiers. Guillaume, élevé au manoir et qui cheminait toujours derrière son maître, était aussi ému que lui. Il revit son père, Jérôme de Boishardy, officier des mousquetaires noirs2 sous le règne de Louis XV, qui avait été volontaire pour participer à la

1. Devenu aujourd’hui la mairie.

2. Les mousquetaires noirs ou gris se distinguaient par la robe de leurs chevaux.

bataille de Saint-Cast, et sa mère Marie-Anne du Bosc de Quimby. Il revit aussi ses trois sœurs. Jeanne-Scholastique, l’aînée, vivait à La Poterie, près de Lamballe, avec son vieux mari, Guillaume de Bouilly de La Morandais. Marie-Anne et Émilie, les deux autres, encore célibataires, étaient plus proches de lui par l’âge et l’affection. Ses parents morts, il était le seul mâle de la famille. Et, aujourd’hui, il contemplait enfin ces murs de granit qu’il n’avait pas vus depuis cinq longues années.

Alors, soudainement, il piqua des deux, enfila l’avenue de platanes menant à la grille, et pénétra tel le tonnerre dans la cour, d’où s’enfuit en caquetant une poule couleur de feu. La porte du manoir s’ouvrit lentement et une jeune femme apparut sur le seuil. Sa robe d’un bleu profond s’ornait d’une guipure de dentelle. Son visage, d’un bel ovale encadré de cheveux bruns, rappelait indiciblement celui du cavalier qui sautait à bas de sa monture, enveloppant du regard la façade aux hautes fenêtres, la porte moulurée et la silhouette qui s’y encadrait.

Amateur ! Enfin !

En trois pas, il fut sur elle, rejeta son tricorne et la serra sur sa poitrine.

Mais oui, Émilie, je suis là !

Elle se dégagea, recula d’un pas pour admirer la silhouette musclée et fine de son frère.

Mademoiselle Émilie…

Guillaume, chapeau à la main, ses cheveux blonds dans le nez, s’inclinait devant la jeune fille. La vie militaire, auprès du chevalier, avait un peu frotté le petit paysan de Bréhand.

Ah ! Guillaume ! Merci de l’avoir ramené vivant !

Ils rirent tous les trois. Guillaume prit Foudroyant et son propre cheval par la bride et les mena à l’écurie. Il avait envie de sauter et de crier pour manifester sa joie d’être revenu. Une boule de poils blanc et feu se jeta sur lui en jappant plaintivement.

Mon chien ! Viens-t’en là ! Viens-t’en !

Le chevalier et sa sœur rentrèrent dans la grand-salle du rez-dechaussée. Boishardy reprenait possession de la grande cheminée au fond de laquelle, noircie par les flammes, on voyait une plaque de fonte frappée des hermines de Bretagne. Il se laissa tomber dans un fauteuil à haut dossier. Le jour pâle éclairait les murs

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de granit, en certains endroits blanchis à la chaux. Encadrant un miroir au cadre d’or terni, les portraits de son père et de sa mère, lui en pourpoint et perruque poudrée, elle en robe rouge timidement décolletée, le tenaient sous leur regard. Une tapisserie figurant un cerf poursuivi par des chiens, un dressoir et un vaisselier garni d’assiettes d’étain et d’un plat d’argent armorié, une grande table de chêne et quelques fauteuils constituaient tout l’ameublement. Sur les grandes dalles de pierre, un tapis d’Orient acheté à un marchand de Saint-Malo jetait une tache bleu et ocre presque incongrue dans cette austérité.

Émilie était allée chercher un pichet de cidre et poussait devant son frère un gobelet d’argent à son chiffre. Elle le regardait avec la tendresse d’une aînée, alors qu’une année à peine les séparait. Elle détaillait les légères rides au coin des yeux, le nez aquilin, les cheveux châtains portés sans perruque. Lui achevait l’examen de la pièce, puis il se tourna vers elle.

Alors, comment les choses se passent-elles ici ?

Elle soupira.

Mon Dieu, Amateur, plutôt mal. Les bourgeois des villes, que ce soit à Lamballe ou à Moncontour, font pour la plupart du zèle révolutionnaire. Nos parents et nos amis vivent comme ils peuvent. Beaucoup tâchent de se faire oublier, ce qui n’est guère facile, nos seuls noms constituant des brevets d’incivisme aux yeux des sans-culottes. Les paysans ne sont pas plus heureux maintenant que la République est proclamée. Ils sont même déçus dans leurs espérances. Mais le pire est la Constitution civile du clergé. Le plus calme de nos métayers ne supporte pas de ne pouvoir assister librement à la messe dite par son recteur. Les prêtres jureurs sont honnis, certains même, dit-on, ont été assassinés. Les autres, ceux qui ne veulent pas prêter serment, se terrent, célèbrent leur messe en cachette, dans des granges, des huttes de charbonnier, des maisons amies, et bien sûr, de nuit. Le pays est prêt à bouger, même si nos Bretons, apparemment, restent calmes.

Apparemment ?

Émilie baissa la voix, comme si les murs épais avaient pu les entendre.

As-tu entendu parler de l’Association bretonne ?

Il secoua la tête négativement.

Comment l’aurais-je pu, j’arrive !

Eh bien, on en parle à mots couverts, mais plusieurs de nos amis en font partie. Il s’agit d’une conspiration pour le roi, couvrant, à ce qu’il paraît, toute la Bretagne. Son chef est le marquis de La Rouërie, qui habite non loin d’Antrain. Il veut soulever tout l’Ouest et s’est créé des complicités efficaces dans la noblesse et dans la bourgeoisie. Son réseau est organisé comme une armée secrète.

Tout cela me paraît intéressant, mais comment ton marquis va-t-il agir ? A-t-il un passé militaire ?

Il revient des Amériques, où il a combattu. D’ailleurs, il ne fait rien sans l’avis d’un ami de là-bas, un certain major Chafner. Taburet, le médecin de Lamballe, pourrait t’en dire plus, il fait partie de l’Association.

Bon, je verrai cela. Pour l’instant, il faut que je me réhabitue à la vie civile et que je règle nos affaires avec ces foutriquets de Lamballe.

En disant ces mots, ses yeux bleus avaient viré au sombre, brillants d’un éclat métallique qui ne présageait rien de bon.

Sait-on ce qui se passe à Paris ? Depuis que je suis sur les routes, je n’ai pas lu une feuille et je ne m’informe que par les racontars des rouliers et des relais de poste…

La Convention a traduit le roi en jugement. Je n’en sais pas plus.

Quel jour sommes-nous, Émilie ?

Le 17 janvier, mon frère.

Le même jour, à Paris, les députés votaient la mort de Louis XVI, à une voix de majorité, celle de son cousin PhilippeÉgalité, ci-devant duc d’Orléans.

Consumée par les flammes, la grosse bûche s’écroula dans une gerbe d’étincelles, entraînant avec elle une partie de l’amoncellement du foyer. La pièce se trouva d’un coup violemment illuminée, puis retomba en une seconde dans cette clarté rougeoyante qui laissait de larges pans d’ombre. Boishardy

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sursauta. Il s’était assoupi après le dîner, les jambes allongées voluptueusement devant lui, offertes à la chaleur de la haute cheminée. Dans son dos, à travers les petits carreaux, on distinguait la lueur blanchâtre de la neige.

Il lampa son gobelet, avant la dernière gorgée de l’alcool de pomme qui aurait réveillé un trépassé. Puis il se redressa dans son fauteuil, reprenant la rêverie interrompue. Les événements de ces deux derniers mois, ceux qui avaient suivi l’exécution de Louis XVI, avaient eu peu d’écho dans cette Bretagne, loin de Paris et de ses excès. Seuls les gentilshommes, les hobereaux plus encore que ceux ayant autrefois humé l’air de la cour, avaient ressenti comme une déchirure, comme une rupture définitive, l’assassinat légal du monarque.

L’un d’entre eux, même, en était mort. Le fameux marquis de La Rouërie, celui de l’Association bretonne, recherché par les Bleus, avait trouvé refuge à quelques lieues du Boishardy, au château de la Guyomarais. Il était difficile de trouver une meilleure cachette : le manoir était perdu au milieu des bois, en bordure de la forêt de la Hunaudaye, repaire traditionnel de brigands dans lequel les soldats de la jeune République n’aimaient guère s’aventurer. Malade, Boishardy avait été recueilli par Joseph de La Motte de La Guyomarais et sa famille, monarchistes fidèles et membres de la conjuration.

Et puis, au matin du 26 janvier, il avait réussi à lire le journal que son domestique lui cachait et, muet d’horreur, il y avait découvert le récit de l’exécution de son roi. Une attaque l’avait terrassé et, malgré les soins du docteur Taburet, le médecin de Lamballe, initié lui aussi, il était mort quatre jours plus tard. La nuit même on l’avait enterré derrière le manoir, dans le bois du Vieux-Semis. Mais un traître, nommé Chevetel, avait eu vent de l’événement, et, sur sa dénonciation, les administrateurs de Lamballe, accompagnés par la troupe, avaient découvert la tombe. Boishardy frémissait de colère lorsqu’il évoquait la suite : les républicains avaient déterré le cadavre, l’avaient décapité, et, par une fenêtre du rez-de-chaussée, avaient jeté la tête du supplicié aux pieds de Mme de La Guyomarais avant d’arrêter tous les habitants du château, transférés depuis à Paris.

Boishardy n’avait pas eu le temps de s’affilier à l’Association bretonne, mais il avait pris contact avec nombre de conjurés. Il avait commencé à endoctriner les paysans, qui écoutaient à la fois en lui l’ex-officier du roi et le seigneur proche d’eux-mêmes. Quant à ses sentiments royalistes, ils s’étaient exacerbés avec les abus des sans-culottes. La province restait isolée, loin de la capitale. Dans les villes, les nouveaux maîtres péroraient… avec modération. Ils craignaient la réaction des opposants, en majorité des nobles, même si plusieurs aristocrates flirtaient avec les idées nouvelles, tel le marquis de Talhouët-Bonamour, châtelain de la forteresse de la Hunaudaye, qui ne cachait pas son goût pour la République.

Les hobereaux restaient plus dignes de leur passé et de leurs traditions. Un Picot de Limolëan, haut comme trois pommes, mais qui ne tenait pas en place, un chevalier de Tinténiac, ancien marin à l’existence émaillée d’amours et de duels, pour l’instant émigré, représentaient parfaitement l’hostilité latente à la Révolution.

Mais la véritable opposition venait du peuple, des paysans.

Si la mort du roi ne les avait pas soulevés, ils n’admettaient pas la Constitution civile du clergé et redoutaient la conscription entraînée par la guerre aux frontières. L’exécution de Louis XVI avait provoqué une dangereuse coalition des princes étrangers, désireux à la fois de venger leur parent et de fondre sur un pays passablement désorganisé. Prenant les devants, la Convention avait déclaré la guerre à la Hollande puis, le 1er février 1793, à l’Angleterre. Ces événements avaient coïncidé avec la nouvelle d’un possible débarquement en Bretagne d’émigrés à la solde du roi Georges III, depuis les îles anglo-normandes.

La province était en ébullition. Les directoires départementaux et les municipalités préparaient fébrilement la défense des côtes et s’apprêtaient à organiser la conscription qui ne manquerait pas d’être ordonnée un jour ou l’autre par la Convention. Elle arriva en effet le 24 février, sous le nom de « levée en masse », et prévoyait la mobilisation de trois cent mille hommes dans toute la France. Pour la Bretagne comme pour les autres provinces, cela signifiait ôter à la terre et aux champs la majorité de leurs paysans !

Les campagnes s’étaient aussitôt soulevées. Les administrateurs départementaux avaient immédiatement compris que les tirages au sort se passeraient mal, voire pas du tout. Les paysans

marchaient sur les municipalités, brûlaient les registres, malmenaient les hommes empanachés de bleu et de rouge. La Mayenne, le Morbihan et l’Ille-et-Vilaine étaient parcourus par des bandes en colère. Dans les Côtes-du-Nord, les précautions prises par les administrateurs et l’envoi de troupes un peu partout avaient permis aux premiers tirages au sort de se dérouler tant bien que mal. Afin d’impressionner les populations, le président du tribunal criminel de Saint-Brieuc, devenu démocratiquement « Port-Brieuc », Leroux de Chef du Bois, qui signait maintenant « Leroux », avait décidé de traduire devant lui quelques meneurs. La veille même de ce 20 mars, à la demande de l’accusateur public, Besné de La Hauteville, ou plutôt « Besné », le tribunal avait envoyé six accusés à la guillotine.

Boishardy savait par un informateur que Leroux, soignant son effet, avait décidé de faire exécuter un malheureux dans chacun des six chefs-lieux de district du département. À cette idée, Boishardy se leva brusquement, rejetant son fauteuil en arrière si vivement que celui-ci manqua de tomber. Il marmonna tout seul :

« Le bougre calcule mal son affaire. S’il croit que nos gars vont être terrorisés, il se trompe. Il pourrait bien obtenir l’effet contraire et allumer lui-même le feu ! »

Il savait ce qu’il disait. Dans tout le pays de Saint-Brieuc et de Lamballe, plus que partout ailleurs, les jeunes gens se révoltaient, désorganisaient le tirage au sort, provoquaient les fonctionnaires qui tremblaient pour leurs fonctions et même leur peau.

Un frôlement se fit entendre. Émilie sortit de l’ombre, venant du premier étage.

Il est tard, Amateur. Tu devrais te reposer au lieu de ruminer sans cesse.

Je ne rumine pas, je réfléchis. Tout cela ne peut durer. Moi-même je suis resté trop longtemps inactif ! Cette foutue République, après nous avoir donné tant d’espoirs, nous tuera tous et ruinera le pays. Nous ne pouvons pas laisser faire sans réagir.

Il saisit une lanterne sourde, donna deux coups de pied dans les braises pour les recouvrir de cendres, et suivit sa sœur dans l’escalier à vis qui grimpait à l’étage des chambres. Le flambeau éclairait le couloir, le long duquel ouvraient cinq portes.

Bonne nuit, Amateur.

Bonne nuit, ma chère sœur, tâchons de dormir malgré ces malheureux condamnés.

Il referma la porte de sa chambre, dont les boiseries rustiques s’ornaient de quelques gravures d’inspiration bretonne. Dehors, un chien hurla à la mort.

Le ciel était bas et pourtant, à certains signes, on sentait que le printemps était tout proche. Les pieds, chaussés de sabots sous les guêtres de grosse toile bise, foulaient les herbes cassantes mêlées de feuilles brunâtres, mortes depuis longtemps. Les haies profondes, bordant les prés et les champs, étaient sommées de bourgeons prêts à éclater au premier soleil.

Les cinq hommes marchaient d’un pas vif. Quatre paysans et un seigneur, dont la tenue ne différait pas sensiblement de celle de ses compagnons : veste de berlinge1 claire, houseaux noirs. Seuls les bottes fatiguées, le chapeau à haute cuve et les anneaux d’or aux oreilles distinguaient Amateur de Boishardy. Au détour du chemin encaissé, ils aperçurent l’église de Bréhand et son double clocher posé assez bas sur le toit d’ardoises2. Tout autour, les maisons en torchis, quelques-unes en pierre – celles des habitants les plus aisés – se terraient, alignées tant bien que mal le long de la rue principale. Boishardy savait où il allait. Il savait aussi, depuis deux jours, où était son devoir. La veille, les hommes de la paroisse de Pommeret, à quelques lieues de là, avaient donné le signal du soulèvement. Certes, ils s’étaient rendus à la convocation de l’officier municipal chargé de procéder au tirage au sort. Mais ils étaient venus armés de longs bâtons ferrés, des « marottes » qui, habilement maniées, pouvaient devenir des armes redoutables. Les trois commissaires venus de Saint-Brieuc pour contrôler les opérations n’avaient pas voulu les affronter et ils avaient battu en retraite sous les clameurs et les lazzis des paysans en colère.

1. Berlinge : bure, étoffe grossière.

2. Il s’agit de la première église. La seconde, l’actuelle, a été construite en 1890 avec un seul clocher.

Au début de l’après-midi, un homme à cheval avait sauté dans la cour du Boishardy. Haletant, il avait informé le maître du lieu : Monsieur le chevalier, Yffiniac s’est soulevé à son tour. Les gars de Pommeret sont arrivés comme hier. Le fermier de Villerabel, Marc Duval, officier municipal, les attendait. Ils ont flanqué en l’air des registres de noms, et les gens de Saint-Brieuc, tout empanachés qu’ils étaient, sont partis en tremblant, sans demander leur reste !

Boishardy avait écouté, sourcils froncés, flattant d’une main le cheval blanc d’écume.

Duval ? Je le connais, un bon garçon et de l’autorité. Et maintenant ?

Maintenant, monsieur le chevalier, nous sommes une dizaine à courir les fermes où il y a des gars en âge de partir pour l’armée. Duval pense que Saint-Brieuc va envoyer la Garde nationale ; il faut résister : la plupart des paroisses marcheront. Vous pouvez en être sûr.

L’homme avait hésité, regardant en coin Boishardy, qui mordait sa lèvre inférieure. Sur le pas de la porte du manoir, Émilie était apparue, l’œil fixé sur son frère.

Si tu es venu, ce n’est pas seulement pour m’avertir, je pense ? avait questionné le chevalier.

Le silence de l’autre était une réponse.

Bien, dit Duval, je m’occupe de Bréhand. Nous empêcherons le tirage au sort et le départ de nos gars. Allez, file !

Le cheval était sorti au grand trot. Boishardy avait fait quelques pas sur le chemin, suivant du regard la silhouette tressautante qui avait disparu derrière un bouquet d’arbres.

Au moment où ils dépassaient la première maison de Bréhand, Boishardy considéra une seconde ses compagnons. Trois jeunes gars décidés, les cheveux longs flottant sous le large chapeau.

Chacun d’eux serrait dans sa main un lourd bâton. Mathurin Chouesmel, le plus âgé – il devait bien avoir vingt-deux ans –avait passé autour de son cou un long chapelet dont la croix de fer se balançait sur son gilet de grosse toile. Pierre Grimaud, petit et rondouillard, le surprenait par son agilité : malgré ses courtes jambes, il n’avait pas ralenti le rythme de leur course. Le troisième, Jean Hémon, encore imberbe, se donnait des airs de

matamore en pressant sa silhouette maigre. Quant au quatrième, c’était Guillaume Le Borgne, dont les yeux petits et très bleus démentaient le patronyme.

Allez, allez, vite, à la maison commune !

Celle-ci se trouvait au centre du village, de l’autre côté du cimetière, dont le mur englobait l’église dressée au milieu des tombes à croix de fer, de granit ou de bois. Les rues étaient désertes. Le fracas des sabots fit entrouvrir une ou deux portes, vite refermées. La crainte, plus que la colère, semblait régner. Un vieillard en chapeau de velours tout usé, pipe d’écume à la bouche, les regarda passer, l’œil froid. Reconnaissant Boishardy, il souleva son couvre-chef sans hâte, mais avec respect.

La maison commune était là. Une bâtisse trapue percée de quatre fenêtres et à laquelle on accédait par un perron de trois marches. À l’intérieur, ils distinguèrent une silhouette. Ils firent irruption dans la pièce. Un homme était assis devant une table encombrée de papiers. Il se leva brusquement, l’air terrorisé. La vue de Boishardy parut le rassurer, mais sa mine interrogative en disait long.

Salut, François, nous avons besoin de toi !

François Richard, faisant fonction de secrétaire municipal, esquissa un geste de dénégation. Son œil inquiet brillait dans un visage rond, ses lèvres tremblaient un peu. Boishardy se mit à rire devant sa mine.

Allons, nous ne te voulons pas de mal. Tu sais ce qui se passe à Yffiniac, ce qui est arrivé hier à Pommeret ?

François Richard fit signe que oui. Bon, eh bien il ne sera pas dit que les gars de Bréhand seront au-dessous des gens des autres paroisses. Dans tout le pays de Penthièvre, le soulèvement contre les sans-Dieu est en cours. Tu vas me conduire tout de suite chez le maire et les officiers municipaux, et tu peux déjà préparer l’ordre de convocation pour demain matin de tous les garçons en âge de porter les armes.

Richard allait ouvrir la bouche. D’un geste autoritaire, Boishardy l’arrêta.

Ne discute pas, François. Je te connais depuis longtemps ; ta peur des ennuis est trop forte pour te permettre de résister… Allez ! File devant !

Le secrétaire attrapa un bonnet de laine noire dont il coiffa comiquement son crâne prématurément dégarni, et, passant devant le gentilhomme, il dévala le perron. Goguenard, Mathurin Chouesmel veillait, les bras croisés sur sa marotte.

Le maire rentrait des champs. Son gilet de velours à gros boutons de cuivre et une certaine recherche dans ses vêtements indiquaient une relative aisance. Pour lui, la Révolution pouvait signifier l’ascension sociale, et ses terres s’étaient déjà arrondies grâce à de discrets achats de biens nationaux. Grand, rougeaud, il était fin et surtout politique. Mais il restait foncièrement attaché à sa religion et aux vieilles traditions du duché de Bretagne. Boishardy, poussant toujours devant lui le malheureux Richard, l’aborda en souriant :

Monsieur le maire, j’ai deux mots à vous dire…

Il le tira par la manche, le coinçant dans l’encoignure de sa porte à l’encadrement de pierre, sur le linteau de laquelle on pouvait lire la date de la construction : 1725. Le premier magistrat de Bréhand s’attendait un peu à cette visite, et, comme au fond de lui-même il était d’accord avec le châtelain, il n’opposa que des objections de principe, tenant à sa qualité de maire élu.

Eh bien justement, vos électeurs ne veulent pas quitter leurs terres pour se battre, mais ils entendent au contraire retrouver leur recteur et prier Notre Seigneur en toute liberté ! Convoquez les jeunes hommes pour demain matin, c’est tout ce que je vous demande. Et soyez là avec vos officiers municipaux. Je vais les prévenir de ce pas !

Boishardy tournait déjà les talons et, poussant d’une bourrade presque amicale le pauvre François Richard, il se dirigea vers l’autre extrémité du bourg. La nuit était maintenant presque tombée.

Boishardy dormit mal. Jusqu’alors, il avait couru les campagnes, déguisé en paysan, en marchand d’œufs, endoctrinant dans les villages, dans les hameaux, au milieu des champs, expliquant ce que la Révolution avait de pervers. Il savait parler le langage des gens simples et pauvres, dont il se sentait si proche.

Eux le comprenaient. Et lorsqu’il leur parlait de leur attachement à leurs églises et à leurs champs, ils sentaient qu’il exprimait

leur pensée. Un geste de lui jetterait la plupart d’entre eux sur les chemins et dans les bois. Mais, ce geste, il ne l’avait pas encore fait.

Toute la nuit, il se retourna dans son lit. Puis, à l’aube, sa décision raffermie, il s’habilla comme tous les jours, remplaçant ses bottes par de gros souliers ferrés. Dans un placard dissimulé derrière un mur, il prit un fusil à double canon et deux pistolets qu’il passa dans sa ceinture de cuir, par-dessus le gilet de laine blanche. Il descendit dans la grand-salle. Le Borgne, lui aussi équipé, l’attendait. Il lui donna une petite tape sur l’épaule.

Allons-y, mon fi… Pour le roi et la religion !

Puis il assura son chapeau sur la tête et, dans le matin naissant, il ouvrit la porte. Émilie dévala l’escalier.

Amateur ! Bois au moins une tasse de bouillon !

Le chevalier se retourna, sourit à la jeune femme.

Pas le temps, ma bonne Émilie. On m’attend déjà… Écoute…

Il leva le doigt vers le ciel. Au loin, le tocsin sonnait. Pas seulement du clocher de Bréhand, mais dans toutes les paroisses avoisinantes : Quessoy, Saint-Aaron, Maroué, Meslin, Plaintel, d’autres encore…

Il sourit une nouvelle fois, fit un signe de la main, et, assurant son fusil sur l’épaule, il sortit de la cour, Guillaume sur ses talons. Trois silhouettes sortirent de l’ombre du mur, chapeau à la main. Nous sommes là, monsieur le chevalier…

Dans le matin pâle, le petit groupe progressait rapidement vers Bréhand ; le bourg était en partie dissimulé par de larges traînées de brouillard. L’herbe était mouillée, glissante sous les pas. Boishardy leva le bras, indiquant une ferme dont le toit de chaume émergeait d’une ravine. Le chevalier poussa le vantail supérieur de la porte. Une odeur tenace de soupe, de paille chaude et d’animaux assaillit ses narines. Un homme émergea de cette senteur. Il se grattait la poitrine sous la chemise douteuse. Dieu vous bénisse, not’ maître.

Dépêche-toi, Jean-Marie, n’entends-tu pas le tocsin ?

Si fait, not’ maître, et alors ? Je suis trop vieux pour partir aux armées.

Pour partir aux armées de la République, peut-être, mais pas pour défendre ton Dieu et ton roi. Allez, vite, mets ton chapeau, passe ta veste et prends ton fusil !

Mon fusil ?

Jean-Marie Mahé hésitait, partagé entre le désir de suivre son maître et celui de ne pas affronter la nouvelle autorité.

C’était un homme d’ordre. Boishardy le regarda, l’œil dur.

Jean-Marie, voilà trois générations que ta famille sert la mienne. Nous avons battu les bois ensemble lorsque nous étions jeunes. Et quant au fusil, c’est celui que je t’ai donné avant de partir au régiment du roi. Tu hésites encore sur ce que tu as à faire ?

L’autre baissa la tête, puis la releva, un sourire aux lèvres.

Pardonnez-moi, not’ maître, j’arrive tout de suite.

Il se tourna vers le manteau de la cheminée, sur lequel, bois noir sur pierre noircie, un crucifix étendait ses bras.

Il se signa rapidement.

Lorsqu’il sortit, une femme prématurément vieillie par les grossesses mais encore belle, les traits figés sous la coiffe, le rattrapa et lui donna un chapelet.

Le tocsin de Bréhand était maintenant tout proche. L’air froid semblait vibrer sous les notes profondes du bronze. Boishardy remarqua que les paysans, en groupes ou isolés, convergeaient vers le village. Les têtes se découvraient en le reconnaissant. Tous étaient armés, qui d’un fusil de chasse, qui d’un couteau à pressoir, d’une faux ou tout simplement d’un long bâton. Le chevalier et sa petite escorte descendirent la rue principale, celle qui menait de la route de Moncontour à l’église. Ils aperçurent un attroupement devant celle-ci. Plus d’une centaine de jeunes gens stationnaient autour de l’édifice, à quelques pas de la maison commune.

En arrivant, Boishardy vit le maire, Joseph Hercouët, entouré de ses officiers municipaux, parés de leurs plus beaux vêtements. Le maire y avait ajouté une ceinture tricolore qui montrait son courage, car cet attribut lui valait des regards dépourvus d’aménité, voire franchement hostiles. En haut des marches, François Richard considérait d’un œil inquiet la masse ondulante des feutres gris, noirs et bruns, ornés d’un bandeau de velours fermé par une boucle de fer.

Boishardy n’hésita guère, il fendit la foule qui s’écarta naturellement devant lui. Arrivé au mur entourant le cimetière, dominé par la masse de l’église, il prit son élan et, s’aidant du bras, il

se rétablit sur les pierres. Les mains aux hanches, il promena son regard autour de la petite place. Les paysans s’étaient tus. Le chevalier étudiait ces physionomies farouches, les visages souvent mangés par la barbe, les cheveux longs. Les bords des chapeaux dissimulaient de nombreux regards. Au-dessus des têtes, les canons des fusils, les lames retournées des faux, les bouts ferrés des marottes donnaient un air guerrier à cette troupe de cultivateurs en passe de devenir des soldats. Il jeta un dernier regard aux municipaux qui, silencieux eux aussi, attendaient la suite. Il respira profondément, croisa les bras et se mit à parler d’une voix forte qui portait jusqu’au dernier rang : Mes amis, vous me connaissez, et pour beaucoup, depuis notre enfance, dans nos bois, nos champs, nos terres. J’ai servi le roi, puis, comme beaucoup d’entre vous, j’ai espéré de nouveaux temps. Mais j’ai rapidement été déçu par les excités de Paris, par ces jacobins et ces sans-culottes qui, dans toute la France, ne pensent qu’à leurs nouveaux privilèges bâtis sur les ruines du trône et de l’autel ! l’assassinat de notre souverain, les persécutions de nos recteurs et de l’Église catholique, maintenant la conscription pour aller défendre des maîtres indignes, cela suffit ! Nous autres, Bretons, héritiers de notre glorieux duché, nous ne pouvons accepter qu’on nous arrache à notre terre !

Une ovation lui répondit. Le sentiment régional était très vivace et les gravures de la duchesse Anne ornaient encore les salles des fermes. Au premier rang, Guillaume Le Borgne souriait de toutes ses dents, jetant de fréquents coups d’œil en arrière, comme pour stimuler les bravos. Les municipaux échangèrent un regard de plus en plus inquiet. D’un geste, Boishardy calma les cris.

Dans tout le Penthièvre, les paroisses se sont soulevées pour empêcher le départ de nos gars et réclamer le retour de nos prêtres dans nos églises maintenant désertées. C’est au tour de Bréhand de prendre les armes ! Suivez-moi ! Détruisons les registres de conscription, qu’il n’en reste plus trace. Seul un lâche pourrait vouloir rester en arrière, comme une femme auprès de son rouet. Notre place est sur les routes, dans les bois, à l’affût des soldats et des gardes nationaux. Je me mets à votre tête, mais je préfère vous prévenir : si l’un de vous faiblissait, pis, s’il désertait, je lui logerais moi-même une balle dans le corps !

Et, joignant le geste à la parole, il brandit son fusil. L’ovation reprit : les faux, les fusils et les bâtons s’agitèrent. Boishardy sauta du mur et, d’un pas rapide, il se dirigea vers la maison commune. Les municipaux, prudemment, n’opposèrent aucune résistance. François Richard poussa même la complaisance jusqu’à ouvrir la porte. En passant devant lui, Boishardy lui lança : Je vois, mon bon François, que tu as choisi ton camp, le bon !

L’autre rit. Quelques minutes plus tard, le registre relié de toile noire brûlait sur la place au milieu des vociférations triomphantes. Écoutez-moi, tous !

Boishardy dominait ses hommes du haut des marches. Ses mâchoires étaient serrées.

Dites-vous bien qu’à partir de maintenant, vous êtes des soldats et non une bande de braillards. Les gardes nationaux qui sont en face de nous ne sont peut-être pas de vrais guerriers, mais ils obéissent à leurs chefs. Ne sous-estimez pas nos adversaires et rangez-vous devant moi, en rangs et en silence.

Dans un raclement de sabots, domptés par l’autorité qui émanait de la personne de l’ancien lieutenant du Royal-Marine, les paysans commencèrent à se ranger. Boishardy circulait, mettant au centre de la colonne les hommes simplement armés d’un bâton ou d’une faux, et, sur les flancs, ceux qui possédaient un fusil. Guillaume Le Borgne, ravi, fut nommé serre-file et, en véritable sous-officier, il se mit à houspiller les traînards et à gourmander les nonchalants. Laissant sur place les municipaux déconfits, la troupe se mit en marche dans un ordre relatif et remonta la rue principale vers la route de Moncontour à Lamballe. La matinée s’avançait. Des têtes se montraient. De nombreux habitants sortaient sur le pas des maisons, considérant d’un œil à la fois craintif et satisfait cette petite armée locale de cent cinquante hommes.

Boishardy marchait en tête. Il lui fallait absolument stimuler les hommes en leur donnant un but ; les laisser maintenant retourner chez eux équivaudrait à donner le signal de la débandade, avec le double risque de ne plus pouvoir les réunir par la suite et de se heurter en ordre dispersé à une troupe régulière. Ce but était tout trouvé : la lande du Gras, à trois lieues de là, entre Meslin et Trégenestre, point de rassemblement décidé par la douzaine de

paroisses soulevées. Avant de tourner à gauche et de prendre la route de Meslin, le chevalier arrêta la colonne et fit l’appel des hommes :

Pierre Thomas ?

Oui.

Amateur Roux ?

Ici.

René Barathoux ?

Présent.

Tous les noms de la contrée étaient représentés, plusieurs siècles d’enracinement terrien prêts à se battre pour leur liberté. En queue de colonne, un léger brouhaha fit tourner les têtes. Un homme les rejoignait, un fusil en bandoulière. Guillaume Le Borgne, affairé, vint renseigner son maître :

C’est Pierre Lamiré, l’ancien soldat, qui est allé chercher son arme.

Boishardy approuva d’une inclinaison de tête. Il grimpa sur une souche d’arbre et cria :

Nous allons rejoindre nos camarades des autres paroisses sur la lande du Gras. Nous y affronterons peut-être la troupe. Si nous y laissons des prisonniers, il faudra les délivrer, même si nous devons attaquer les prisons de la République. Jurez-le !

Il n’y eut qu’une seule voix pour répondre :

Nous le jurons !

Dans un fracas de sabots à peine assourdi par les ornières du chemin, les paysans gagnèrent le plateau. La lande était grise et verte, semée de buissons d’épineux, de boqueteaux étiques, d’ajoncs et de genêts encore dépourvus de leur parure d’or. De là-haut, on découvrait tout le pays, jusqu’à Saint-Brieuc. Au sommet d’une légère éminence, les ruines d’un moulin récemment détruit par les Bleus semblaient attendre Boishardy et ses hommes. Les ailes, brisées, gisaient à terre. Ils firent halte au pied des murs écroulés.

Sorties d’on ne sait où, quelques chopines de cidre circulèrent. Pour se réchauffer, monsieur le chevalier, plaida Le Borgne, qui vit le sourcil de Boishardy se froncer.

Par miracle également, les plus habiles trouvèrent dans leur musette du papier blanc, voire du tissu de même couleur, avec

lequel ils confectionnèrent hâtivement des cocardes royales. Quelques-uns, les plus distraits sans doute, avaient oublié d’ôter de leur veste ou de leur chapeau les cocardes tricolores qu’ils portaient depuis le début des « événements ». Ils les jetèrent en riant dans un feu de broussailles allumé pour la circonstance ou en dispersèrent les morceaux déchirés dans le vent.

Regardez, not’ maître !

Jean-Marie Mahé toucha le coude de Boishardy en lui désignant du doigt plusieurs groupes, à première vue semblables au leur, se dirigeant vers le moulin. Le chevalier braqua la lunette qu’il avait prise par précaution. Il s’exclama : Ce sont les nôtres, ceux de Quessoy, j’en reconnais plusieurs. Et puis ceux de Coëtmieux… et de Saint-Brandan.

Un quart d’heure plus tard, alors que le soleil de midi éclaircissait difficilement l’épaisse couche de nuages, un millier d’hommes faiblement armés mais farouchement résolus étaient regroupés autour de Boishardy.

Celui-ci considérait cette masse ondulante, représentant plus de douze paroisses. Chaque groupe était commandé par un paysan autoritaire ou un petit propriétaire. De bourgeois, point ; la plupart avaient largement embrassé la cause de la Révolution et y trouvaient leur avantage. Le chevalier sauta sur les restes du moulin, dominant ainsi et la lande et les révoltés.

Il s’agit maintenant de vaincre ou de mourir1 ! Vous allez combattre pour la gloire de Dieu. Rangez-vous en bataille sous les ordres de vos chefs et marchons sur Pommeret ! Nous y retrouverons nos amis, les premiers à avoir chassé les commissaires de Saint-Brieuc !

Du bras, il désignait, à l’horizon, les vergers au milieu desquels on distinguait le bourg. Enthousiastes et résolus, les paysans lui emboîtèrent le pas, s’essayant, avec un succès inégal, à marcher en respectant un ordre de bataille.

1. Vaincre ou mourir : c’est le titre du film sorti en janvier 2023, consacré à l’épopée de Charrette, réalisé par Vincent Mottez et Paul Mignot, qui a déclenché une polémique entre les amateurs d’histoire conservateurs et la gauche journalistique et politique.

Les premières maisons de Pommeret apparurent au détour du chemin. La lande avait fait place aux champs cultivés, champs de sarrasin, de choux et d’avoine. Les pommiers, aux branches encore nues, laissaient voir les toits de chaume et d’ardoises. Le bourg semblait désert. Boishardy se méfiait de ce silence peut-être trompeur. Juché sur le toit d’une masure abandonnée, il fouillait l’entrée de la grand-rue à la lorgnette.

Rien ni personne… Soyons prudents…

Il donna quelques ordres. Les paysans assurèrent fermement marottes et faux dans leurs mains. Une dizaine d’entre eux, armés de fusils, à demi courbés, pénétrèrent silencieusement dans la première cour de ferme. Boishardy, pistolet au poing, se plaqua contre une porte, risqua un œil. Pas âme qui vive. Il fit signe à ses hommes qui, en courant le long des murs, haletant un peu, se dirigèrent vers le centre du bourg. Derrière, brusquement, les paysans débouchèrent, poussant des cris d’encouragement mutuels qui couvrirent un instant le roulement des sabots claquant sur le sol.

En quelques minutes, ils atteignirent la place de l’église, qui s’élevait en bordure du manoir de Fresche-Clos, dont Boishardy connaissait bien la tourelle pointue. Un drapeau tricolore pendait au clocher, triste étamine flottant légèrement dans le vent. Un homme se détacha, se précipita vers la porte. Celle-ci, fermée à double tour, résistait à ses poussées furieuses. Un autre, connaissant les lieux, prit son camarade par le bras et l’entraîna vers le pavillon bas servant de sacristie. Ils disparurent par une porte de côté. Boishardy, aidé de quelques paysans forts en gueule et de Pierre Lamiré, l’ancien soldat, canalisait son millier d’hommes sur la place étroite.

Formez des patrouilles et fouillez le village, il doit bien y avoir du monde, tout de même !

Comme pour répondre à sa question, plusieurs portes tournèrent sur leurs gonds, au moment précis où, sous une clameur de joie, le drapeau tricolore était arraché. Plusieurs femmes, les pans de leur coiffe volant au vent, retenant leur lourde jupe noire à tablier rayé, sortirent d’une grande maison faisant face à l’église et coururent vers le chevalier, que son allure et son chapeau à cuve désignaient comme le chef.

PATRICK DE GMELINE

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Bretagne, janvier 1793. Le chevalier Amateur de Boishardy, jeune officier de Marine, revient sur ses terres de Penthièvre pour récupérer ses biens, mis sous séquestre. Au même moment, à Paris, les députés votent la mort du roi Louis XVI. Jusqu’au fond des campagnes, la Révolution se fait plus oppressante, et les paysans bretons se révoltent : c’est le soulèvement des chouans, attachés à leur liberté, à leurs traditions et à leur foi. Boishardy devient l’un des chefs de l’armée catholique et royale de Bretagne. Charismatique, intrépide, insaisissable, il gagne de surnom de « Sorcier ». Mais qu’espérer pour l’avenir ? Faire la paix avec la République ? Préparer le retour des Princes ? Installer Louis XVII sur le trône ? Boishardy se livre sans calcul au service d’un fol espoir : faire refleurir les lys de France.

Historien militaire, grand connaisseur de la côte nord de la Bretagne, Patrick de Gmeline fait revivre dans ce roman historique une figure héroïque de la chouannerie, avec érudition, sensibilité et panache.

NOUVELLE ÉDITION INTÉGRALEMENT RÉVISÉE

CODE

TARIF

XI 23 1.5

ISBN T7

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