Le lac gelé

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PATRICK DE GMELINE

Le

Patrick de GMELINE

Le Lac gelé

Roman historique

Éditions du Triomphe

Pour Géraldine, mon épouse, et Vladimir, mon fils aîné.

1

Une rafale de neige balaya le terrain. Sous la tempête, on distinguait à peine les quelques hangars groupés non loin du bâtiment allongé où se réunissaient pilotes et passagers. Derrière l’une des fenêtres, trois hommes tentaient de percer la masse tourbillonnante. Deux d’entre eux, des mécaniciens, se reconnaissaient à leur salopette grise et à leurs mains noircies. Le troisième, en combinaison de cuir bordée de fourrure, le visage barré d’une moustache en croc, était pilote, un de ceux que beaucoup, en cette année 1920, considéraient comme de véritables fous volants. Sympathiques, mais fous.

– Les avions sont bien à l’abri, au moins ? interrogea le pilote d’un air anxieux.

– Ne vous inquiétez pas, Monsieur, répondit le plus petit des mécaniciens, au sec sous les hangars et arrimés. Volerez-vous demain ? ajouta-t-il, en regardant à l’extérieur.

L’aviateur eut un geste de la main. Désabusé.

– Mon vieux Sten, cela ne dépend pas de moi. Si la tempête ne se calme pas et si le gel s’y met, nous ne pourrons pas décoller avant la semaine prochaine.

Il plaqua son front contre la vitre, clignant des yeux pour distinguer le long espace herbu d’où il avait l’habitude de grimper en direction du ciel. Il grommela :

– Saloperie de temps…

Puis, se redressant, il se dirigea vers la pièce servant de vestiaire.

– Suffit pour aujourd’hui, je rentre à Stockholm.

Au même instant, le bruit d’un moteur se fit entendre. Non celui d’un avion, mais d’une automobile. Les trois hommes regardèrent vers la porte, intrigués. Qui pouvait bien venir sur

le terrain par un temps pareil ? Une portière claqua. Puis des pas frappèrent le seuil. Celui qui entra, en faisant tomber la neige de sa houppelande, jeta un coup d’œil circulaire derrière ses lunettes à gros mica. Sur ses talons, un second personnage, en livrée de chauffeur, s’appliquait à fermer la porte dont l’entrebâillement, une seconde, permit à la neige de pénétrer dans la pièce.

– Bonsoir, Messieurs, lança l’inconnu d’une voix joviale en retirant son serre-tête qui libéra une opulente chevelure argentée, rejetée en arrière.

Nez droit, menton volontaire, son visage exprimait une autorité naturelle qu’accentuait un regard perçant. Le silence régna un court instant, rompu presque aussitôt par le triple « bonsoir » des mécaniciens et du pilote qui, déjà, avait commencé à ôter sa combinaison de vol. Le nouveau venu, impassible sous le feu des regards, accentua son sourire.

– Je suis le comte Rupert von Nopen. J’arrive de Stockholm et je dois rejoindre dès ce soir mon château de Sönneborn, sur le lac Baven…

Une exclamation lui répondit en écho.

– Pas en avion tout de même ?

Le pilote le considérait avec étonnement, incrédule. D’autant plus que ce nom et ce prénom, « Rupert von Nopen » étaient célèbres dans tout le pays : ceux d’un explorateur intrépide, qui plus est, féru d’aviation. En 1918, il avait même offert à l’armée blanche finlandaise, qui combattait les Bolcheviques, un avion d’origine française, un Morane-Parasol, qui avait formé l’embryon de l’aviation militaire du pays.

– Mais si, bien sûr, en avion. Pour quoi croyez-vous donc que je sois venu jusqu’ici ?

– Mais enfin, Monsieur le comte, c’est de la folie pure, et je sais de quoi je parle et vous devriez le savoir vous-même : essayer de s’envoler par ce temps – il eut un geste éloquent vers la fenêtre – équivaudrait à un suicide. La neige vous aveugle et le vent vous plaque au sol !

Le comte enlevait sa houppelande, aidé par son chauffeur. Il apparut élégamment vêtu. Une perle fine ornait sa cravate. Il sourit encore en se frottant vigoureusement les mains l’une contre l’autre.

– Vous avez certainement raison, mais, voyez-vous, c’est le risque, précisément, qui m’intéresse !

L’autre s’immobilisa devant lui.

– Qu’il vous intéresse, peut-être, mais vous ne seriez pas seul dans une telle aventure. Il vous faudrait un avion avec un pilote, et je peux vous garantir que, dans ces circonstances, vous ne trouveriez ni l’un ni l’autre.

Derrière lui, les deux mécaniciens approuvaient de la tête.

Von Nopen parut alors changer de tactique.

– En fait, je suis très pressé et seul l’avion peut me permettre d’être chez moi ce soir. Les trains passent trop loin et les routes sont verglacées. Vous voyez, je n’ai pas le choix…

– N’insistez pas, Monsieur le comte, répondit l’aviateur en achevant d’ôter sa combinaison. Quelles que soient vos raisons, aucune n’est assez bonne pour convaincre un pilote digne de ce nom !

La déception se peignit sur les traits de Rupert von Nopen dont l’attitude dénotait un homme habitué à ce que tout plie devant lui.

– Eh bien, moi, je suis prêt à vous conduire !

Tous les regards se tournèrent vers l’angle dérobé d’où ces paroles venaient de fuser. Plusieurs sièges y entouraient une table basse couverte de revues. Un homme se leva, dépliant sa longue silhouette du profond fauteuil de peluche rouge d’où il n’avait rien perdu de la conversation. Lorsqu’il apparut dans la clarté blafarde que diffusaient conjointement la fin de cette journée neigeuse et deux lampes à lumière jaune, il sembla très grand. Sans être véritablement beau, son visage carré ne laissait pas indifférent. Deux yeux gris clair, brillants, encadraient un nez parfaitement dessiné. La bouche, gourmande, annonçait un ami des plaisirs ; mais lorsqu’elle s’étirait dans un sourire qui, comme maintenant, se voulait charmeur, on y distinguait un pli dur. Il se tenait devant von Nopen, très droit, avec l’allure de celui qui avait l’habitude de commander. Il répéta :

– Oui comte, je suis prêt à voler et à vous conduire à Sönneborn. Von Nopen tressaillit. L’inconnu s’était adressé à lui sur un ton d’égalité qui tranchait avec le respect d’inférieur à supérieur qu’avait affecté, malgré sa vivacité, le pilote à la moustache en croc. Il releva légèrement la tête, interrogateur.

– Monsieur ?...

– Pardon, j’ai omis de me présenter : capitaine Franz Ritter, de l’ex-aviation impériale allemande.

En prononçant ces mots, il avait, par réflexe, claqué des talons et incliné la tête d’un geste sec. Une lueur d’intérêt apparut dans le regard du comte, qui tendit la main à l’ancien officier.

– Ritter ? Seriez-vous l’as aux vingt victoires, le chef de la fameuse escadrille Richthofen, le baron rouge ?

– C’est exact. Mais mon passé n’est plus vraiment à l’honneur dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ajouta-t-il, visiblement flatté d’être reconnu et avec un sourire qui indiquait le peu de cas qu’il faisait de l’opinion.

Le cercle s’était resserré autour de lui. L’autre pilote lui tendit la main à son tour.

– Permettez-moi de vous féliciter mon capitaine, lui dit-il. Nous autres, Suédois, n’avons fait qu’admirer les exploits de tous ceux qui se battaient durant cette guerre, quelle que soit leur nationalité. Mais les aviateurs allemands ont toujours eu notre faveur. Je suis très flatté…

Ritter le remercia d’une tape sur l’épaule. Von Nopen le regardait ; il se souvenait des photos parues à peine deux années auparavant dans la presse suédoise, lorsque le jeune pilote avait pris le commandement de la plus célèbre escadrille de l’armée du Kaiser. Au col de sa tunique se détachait alors le prestigieux ordre

« Pour le Mérite », le fameux Blauer Max, comme le surnommaient ses titulaires, créé un siècle et demi plus tôt par le très francophone Frédéric le Grand.

– Ainsi, capitaine, cette tempête ne vous empêcherait pas, vous, de prendre l’air ?

L’autre accentua son sourire en hochant négativement la tête.

– Non, comte, avec un bon avion et de l’expérience, nous arriverons à destination.

– À propos d’avion, où est le vôtre ?

Ritter eut un geste du menton vers l’extérieur.

– Sous un hangar. Le plein est fait… J’ai une autonomie de pratiquement trois cents kilomètres… Il suffit de le sortir et de lancer le moteur. Comme dans les Flandres, au plus fort de la bataille !

Il éclata de rire, comme à l’évocation d’un bon souvenir. Médusés et ne cachant par leur admiration, les deux mécaniciens n’attendaient qu’un geste pour courir sous la neige. Le pilote suédois tenta une dernière fois de dissuader le comte.

– Malgré l’expérience du capitaine, le vent souffle si fort, je le répète, qu’il vous empêchera même de rouler sur la piste.

– Non, non, mon cher, ma décision est prise. Et puis, il faut profiter des dernières heures du jour. Il est trois heures de l’aprèsmidi ; dans deux heures, nous devons être arrivés. En attendant que l’avion soit prêt, nous aurons bien droit à un vin chaud ? ajouta-t-il en se tournant vers les mécaniciens.

– Tout de suite, tout de suite, Monsieur le comte, répondit Sten, bondissant derrière le bar qui garnissait tout un pan de mur et s’affairant dans un grand bruit de verres et de bouteilles.

Von Nopen invita Ritter d’un geste large, avec la même élégance que s’il se fut trouvé au Cercle de la noblesse à Stockholm. Ils levèrent leur verre fumant l’un vers l’autre, après s’être inclinés devant le portrait du roi Gustave V, trônant parmi les photos dédicacées des pilotes de toutes nationalités dont les roues avaient touché, ne serait-ce qu’une fois, l’herbe rare du terrain.

Assurant leur casquette sur la tête, les mécaniciens coururent vers l’un des hangars, dont la double porte s’ouvrit sous leur poussée. Le vent et quelques flocons s’engouffrèrent en même temps qu’eux dans l’espace sombre qui sentait l’essence et l’huile de moteur. Trois avions semblaient dormir, juchés sur leurs pattes aux roues cerclées de caoutchouc. Les deux hommes passèrent devant un Morane et un Albatros repeints aux couleurs suédoises.

– Voilà le coucou du capitaine, s’exclama Sten en s’arrêtant, les poings sur les hanches, devant un autre Albatros sur la carlingue duquel, malgré la peinture qui la recouvrait, on distinguait encore nettement la croix noire de l’aviation impériale. Les ailes, pourtant, étaient ornées des cocardes nationales jaune et bleu.

– Tu crois que c’est l’avion avec lequel il s’est battu ? questionna, plein de respect, le compagnon de Sten.

Celui-ci haussa les épaules.

– Bien possible. Maintenant que je connais son nom, je me souviens qu’il avait refusé de rendre son escadrille aux Français. Depuis il a participé à des meetings chez nous et au Danemark.

Je crois même qu’il pilote des avions privés pour ces messieurs dans les affaires. C’est sans doute pour quoi il est ici… Allez, assez parlé. Au travail !

En hommes rompus aux détails qui comptent, ils vérifièrent les niveaux, les cylindres, les commandes et les roues. Puis avec un han d’effort, s’arc-boutant sur leurs jambes, ils commencèrent à pousser le biplan vers la porte.

Von Nopen et Ritter achevaient de se préparer. Le comte avait renvoyé son chauffeur qui partirait le lendemain par la route, avec pour mission d’être à Sönneborn au plus tard au milieu de la journée.

– Capitaine, je suis à vos ordres !

Ritter avait enfilé sa combinaison, coiffé son serre tête. D’un œil de spécialiste, il vérifia la tenue de son passager, similaire à la sienne. Seule les distinguait maintenant leur taille, longue et athlétique chez Ritter, plus trapue mais souple pour von Nopen qui tenait fermement à la main une serviette en cuir de Russie. Le capitaine saisit lui aussi un sac de voyage à fermoir de cuir et un porte-cartes dont le rabat était frappé des mots « Jagdstaffel Richthofen »1.

– Souvenir de guerre… précisa-t-il devant la question muette du comte.

Puis, après avoir salué le pilote suédois qui semblait encore sous le coup de leur rencontre, il ouvrit la porte vitrée.

– Le ciel est avec nous… la tempête semble se calmer !

Le vent soufflait en effet moins fort ; les flocons tombaient moins serrés si leur rideau, toutefois, limitait encore la visibilité. Ils gagnèrent le hangar, devant la porte duquel la forte silhouette de l’Albatros venait d’apparaître. La neige empêchait de distinguer nettement les deux mécaniciens et il sembla aux arrivants que l’avion roulait seul à leur rencontre, fantomatique, dans un silence rendu total par l’épaisse couche immaculée. En quelques foulées, ils furent près de l’oiseau gris. Les visages hilares de Sten et de son compagnon apparaissaient entre les haubans. Ritter jeta sac et porte-cartes dans le premier baquet, imité par le comte. Puis, invitant ce dernier à en faire autant, il se mit lui aussi à

1. Escadrille Richthofen.

Aidé du second mécanicien, Rupert von Nopen se hissa à la place du passager. Devant lui, déjà aux commandes, Ritter enfilait des gants doublés de soie. Puis il sortit de sous son siège une longue écharpe noire et blanche qu’il noua soigneusement autour de son cou et dont le vent fit voler les pans vers l’arrière, à quelques centimètres des yeux du gentilhomme suédois. Ritter se retourna vers lui, tout en relevant son col de fourrure. On ne voyait plus de son visage que le regard et la bouche, le reste étant dissimulé par le serre-tête, les lunettes et l’écharpe. Von Nopen rit silencieusement : ils devaient, tous les deux, ressembler à quelque monstre préhistorique ! Il lut sur les lèvres de Ritter, plus qu’il ne l’entendit, un mot bref qui était aussi une question : – Prêt ?

Il leva le pouce et rentra immédiatement le bras dans l’étroit espace qui lui était dévolu. Au même instant, sous l’impulsion de Sten, l’hélice de bois brillant fut prise de mouvements saccadés. Solidement planté sur ses jambes, le mécanicien la « brassait » d’un mouvement sûr. Le moteur pétarada deux ou trois fois, puis soudain, il se mit à rugir. L’avion commença à rouler, cahotant. Dans ce bruit assourdissant, le comte n’entendait effectivement plus rien. Le vent, de face, ajoutait sa violence renaissante à celle de l’hélice. Les flocons se précipitaient à la rencontre de l’Albatros et de ses passagers dont les yeux, bien que protégés, clignaient involontairement derrière les lunettes.

Les dents serrées, Ritter maintenait l’avion à grands coups de palonnier. La vitesse s’accélérait peu à peu. Sten et son compagnon, qui couraient à côté d’eux, étaient maintenant largement distancés. Tout comme les balises dont la lueur fragile perçait le rideau blanchâtre. La main droite du pilote tira lentement sur le manche, et, obéissant, l’avion releva le nez, commençant à grimper. Le comte tourna la tête. Il aperçut fugitivement les hangars et distingua les balises. Il crut même voir – mais n’était-ce pas une illusion ? – une silhouette courir en agitant les bras. Devant lui, la nuque de Ritter allait de droite à gauche. L’avion volait

19 pousser l’avion. Au bout d’une centaine de mètres, ils s’arrêtèrent, en nage. Le vent reprenait par violents à-coups, entre deux accalmies. Sten bondit en avant, portant deux balises qu’il plaça de chaque côté de la piste d’envol.

difficilement. Von Nopen s’en rendait parfaitement compte. Il ressentait au creux de l’estomac cette crispation terrifiante et délicieuse qu’il éprouvait souvent, dans ses courses en haute montagne, lorsqu’il surplombait un précipice insondable.

Paradoxalement, la neige diminuait d’intensité alors que le vent ne faiblissait pas. Soudain, l’avion piqua du nez, comme saisi par une main géante. Inconsciemment, le comte invoqua Dieu.

Quelle folie d’avoir insisté pour voler aujourd’hui ! Mais une autre main, humaine celle-ci, luttait contre la tempête. Lentement l’Albatros se redressa puis, amorçant un large virage, déboucha tout à coup, sous le ciel bas miraculeusement dégagé, au-dessus de la capitale suédoise.

La ville défilait sous les ailes. En vieil habitué, Rupert von Nopen situait les huit îles sillonnées de mille canaux sur lesquels les bateaux, vus d’en haut, paraissaient minuscules. Ritter descendit un peu, survola le palais royal puis, après avoir décrit une boucle dont le centre était la flèche métallique de l’église des Chevaliers, il mit résolument le cap sur le nord. Derrière eux, la barre grise de la Baltique s’estompa comme par magie.

Le moteur ronronnait dans l’air glacé, sans à-coup. Tel un traîneau céleste, l’Albatros fendait l’atmosphère. Parfois, une rafale plus forte secouait l’avion. Impassible, le pilote le redressait, maintenant la route tracée sur la carte fixée devant lui. Tout en bas, le paysage apparaissait uniformément blanc, gris et vert, kaléidoscope géant créé par un magicien fantaisiste décidé à perdre les voyageurs. De temps à autre, un village se signalait par ses toits à longue pente serrés autour du clocher pointu. Dans cet univers silencieux, le comte trouvait incongru le bruit régulier du moteur, seul lien entre eux et la terre. Tout à coup, Ritter se tourna vers lui. Il parlait dans un tuyau dont il trouva vite l’extrémité, à portée de sa main. Déformée par ce parcours métallique, la voix du pilote lui parvint :

– Accrochez-vous, nous allons rentrer à nouveau dans la tempête !

De sa main gauche, il lui montrait, vers l’avant, un nuage épais gonflé de turbulences. Il lui sembla que l’ex-as de la chasse souriait, du même sourire carnassier qu’il avait eu, tout à l’heure,

lorsqu’ils avaient parlé de danger. Ils entrèrent d’un seul coup dans un coton impalpable qui empêchait de distinguer l’extrémité des ailes. Le bruit du moteur lui-même paraissait assourdi. Les flocons frappaient leur visage de mille piqûres glacées. Instinctivement le comte ferma les yeux.

Il sentit l’avion amorcer sur la droite une glissade qui s’accéléra insensiblement. Il tenta de voir quelque chose, mais son horizon, au-delà du pare-brise en demi-cercle censé le protéger du vent, se limitait au col de fourrure du pilote et à l’écharpe blanche et noire claquant dans la tourmente. Enfin ils sortirent de ce mélange aqueux qui évoquait pour lui les transes de l’enfer. Nouveau coup de manche à balai. Le comte vit défiler sous ses yeux un tapis foncé, hérissé de pointes mouvantes, qu’il mit quelques secondes à reconnaître pour une forêt de sapins. Durant un moment qui lui sembla interminable, en réalité quelques secondes, ils volèrent en rasant les cimes. Sur la gauche surgit soudain une large surface blanche, vierge d’arbres, de collines ou de maisons : un lac.

Ritter tentait de lire la carte. Était-ce le lac Baven ? Il essaya d’apercevoir un château dressé sur la rive, tel que le comte le lui avait décrit avant le départ, voici près d’une heure. Il sortit presque son buste du fuselage. En vain. Derrière lui, Rupert von Nopen semblait perdu. En réponse à la question muette de son compagnon, il leva les mains dans un geste d’impuissance. Une nouvelle bourrasque repoussa presque l’avion en arrière. Ritter soliloqua :

– Allons voir, nous serons toujours mieux en bas pour l’instant.

L’Albatros baissa du nez. Très vite, les roues touchèrent la surface gelée. Les hommes priaient qu’aucun obstacle dissimulé par la neige ne vint faire capoter l’appareil. Celui-ci s’immobilisa enfin. Prudent, Ritter laissa le moteur tourner, puis, se levant, il dégagea sa bouche de l’écharpe et s’adressa à son passager qui regardait de tous côtés en hochant la tête.

– Sommes-nous chez vous ?

– Hélas non ; le vent et la neige nous ont perdus, même moi qui connaît le pays. Cette tempête brouille tout. Je ne me suis aperçu de notre erreur qu’au dernier moment…

Ritter eut un geste fataliste.

– Eh bien, repartons, mais vite, car la nuit sera là bientôt.

Il se réinstalla puis, brusquement, se retourna à nouveau : – Vous vouliez du risque, comte, vous en avez ! Il éclata d’un rire sonore qui glissa sur la glace jusqu’à la barrière des sapins. Il remit ensuite les gaz. L’hélice s’emballa jusqu’à devenir dans l’air une ombre circulaire, un tourbillon mortel, n’attendant qu’un signal pour bondir vers le ciel. Fendant la poudre neigeuse comme un navire, l’avion roulait entre deux murailles crissantes qui retombaient en pluie brillante. L’Albatros volait à nouveau. Il franchit d’un saut de mouton le sommet des arbres et obliqua vers le nord-est, dans la direction apparente de Sönneborn, que le comte venait de marquer, sur la carte, d’une croix bleue. Une trentaine de kilomètres, encore, à parcourir dans le crépuscule. Un quart d’heure passa. La tempête ne se calmait pas. Le vent soufflait dans les haubans mais, en chassant les nuages, il se faisait l’allié des voyageurs qui voyaient maintenant défiler plus nettement le paysage. Sur une route isolée, un attelage progressait péniblement vers un village où clignotaient quelques lumières. Le cocher leva la tête vers le grand oiseau. Il courba instinctivement les épaules et fouetta ses chevaux, soucieux d’être rendu avant la nuit noire. Le tintement des clochettes, un instant couvert par le bruit du moteur, reprit possession de l’espace, soutenu, tel un orchestre fantastique, par le martèlement assourdi des sabots sur la neige durcie.

– Sönneborn !

Rupert von Nopen frappa l’épaule de Franz Ritter en lui montrant les fenêtres ogivales éclairées de l’intérieur et qui venaient d’apparaître au détour d’un bois. Le château, dont les briques rouges se détachaient en sombre sur le fond de neige et de glace, dressait ses deux tours au-dessus d’un lac cerné, sur trois côtés, par la forêt. Le pilote eut un soupir de soulagement : s’il avait encore du carburant, ce temps, malgré ses affirmations, rendait le vol de plus en plus risqué, surtout de nuit. Il leur fallait se poser immédiatement. Les éléments semblaient se déchaîner à nouveau. Il ne sentait plus ses doigts, engourdis par le froid. L’Albatros décrivit une large courbe au-dessus des arbres, sur l’arrière de l’édifice, puis descendit vers le lac gelé, plus vite qu’il n’était nécessaire.

Chaque seconde comptait. Ils passèrent à l’aplomb de la tour est, au sommet de laquelle flottait un pavillon armorié. Les toits

défilèrent en un éclair et le sol parut monter à leur rencontre. Sous leurs pieds recroquevillés dans les bottes de feutre, un choc léger les avertit qu’ils venaient d’atterrir. L’avion roulait dans la nuit maintenant presque complète. On distinguait à peine la masse du château. À mi-hauteur de celui-ci, Franz Ritter aperçut des lumières dansantes. Sans doute venait-on les chercher. Il coupa les gaz et le moteur, docile, s’arrêta net.

Presque à tâtons, ils descendirent sur la glace. Le froid intense leur tomba brusquement sur les épaules, dans les membres, au plus profond des entrailles. L’excitation du vol les avait empêchés, jusqu’ici, de ressentir sa morsure. Ritter faillit glisser et se rattrapa de justesse à l’un des haubans. Il rit à nouveau, libéré de son inquiétude. Non, ce vol n’était pas simplement risqué, il était dangereux. Le pilote suédois avait raison. L’ancien officier ne savait pas ce qui l’avait poussé à provoquer délibérément le sort, au mépris des plus élémentaires notions de sécurité. La sienne, qui ne regardait que lui, mais aussi celle du comte, dont il était responsable.

– Moi, je n’ai plus rien à perdre, grommela-t-il sourdement.

– Comment, que dites-vous ? interrogea von Nopen qui tentait lui aussi de garder son équilibre.

– Rien, comte, rien. Je pensais simplement qu’il faudrait protéger le moteur avec des couvertures afin d’éviter qu’il gèle d’ici demain matin !

– Ne vous inquiétez pas, je vais donner des ordres. Voyez, on nous attend !

Se tenant par le bras en riant pour éviter de tomber, sentant poindre entre eux cette attirance amicale suscitée par le danger affronté en commun, ils avancèrent lentement vers le rivage. Des aboiements prolongés se firent entendre. Le comte rit encore plus fort.

– Mes chiens ! Les pauvres croient sans doute qu’ils vont partir chasser alors que je ne rêve, tout comme vous sans doute, que de grogs brûlants et de bonne flambée !

Le sol remonta légèrement sous leurs pieds. Ritter leva la tête : une masse impressionnante les dominait, montant droit vers le ciel noir comme de l’encre. Il tâta devant lui. Sous le cuir du gant il sentit la rugosité poreuse de la brique.

– Nous sommes au pied de la tour, lui dit son compagnon qui se mit à héler.

– Ho, ho, ho !

Des lueurs brèves. Un bruit de pas assourdis. Un homme apparut sur les marches d’un escalier qui s’achevait en arrondi devant eux.

– Ah, monsieur le comte ! Nous commencions tous à nous inquiéter ! Christoph, le chauffeur, a appelé Madame pour l’informer que vous arriviez en aéroplane… Nous étions encore plus inquiets ! Et puis…

D’un geste amical mais ferme, le comte arrêta le flot de paroles du domestique dont le capitaine distinguait, à la lueur de la lanterne, l’étrange livrée, moitié maître d’hôtel, moitié garde-chasse.

– Merci mon bon Karl, merci !

Puis se retournant vers Ritter, il le prit par le bras pour franchir les dernières marches. Il poussa une grosse porte de bois clouté et le fit entrer dans la demeure.

– Bienvenue à Sönneborn, capitaine !

2

En pénétrant dans le vestibule, Franz eut l’impression d’être brusquement transporté au cœur des vieilles légendes nordiques qui avaient bercé son enfance. La vaste salle aux murs crépis de blanc était presque entièrement recouverte de massacres et de têtes naturalisées : cerfs, chevreuils, élans, sangliers, loups. On y voyait aussi plusieurs portraits de sévères gentilshommes que l’on devinait chasseurs avant tout. Les voyageurs s’ébrouèrent. Karl tournait autour d’eux. Il avait posé sa lanterne sur le sol carrelé de rouge. Franz le considéra à son aise. Le valet n’était plus de première jeunesse, mais il gardait une vivacité de gestes et d’expression qui contrastait avec les rares cheveux bouclant sur sa nuque. Il était vêtu d’une veste de chasse aux revers ornés de boutons de corne, d’une culotte noire s’arrêtant aux genoux et de bas de même couleur s’enfonçant dans des souliers à boucles. Son visage était sillonné de mille rides, principalement aux coins des yeux, qui lui auraient donné un air asiatique sans la couleur délibérément rose de sa peau. Franz se souvint fugitivement que la Finlande n’était pas loin et que le sang lapon avait pu descendre jusqu’au lac Baven ! Une porte claqua. Des pas rapides résonnèrent sur le sol. – Décidément, mon ami, vous ne savez pas quoi inventer pour m’inquiéter !

La femme qui venait d’apparaître ne devait pas avoir plus de trente ans. Mince et blonde, elle avait la beauté tranquille de la plénitude. Si le calme semblait sa vertu dominante, une légère rougeur marquait en cet instant ses pommettes, signe d’une agitation interne dont leur arrivée tant attendue était sans doute la cause ; le comte se tourna vers elle et Franz ne pût s’empêcher d’admirer le couple qu’ils formaient.

– Barbara, je vous présente le pilote émérite qui m’a ramené ce soir à Sönneborn : le capitaine Franz Ritter, ancien commandant de l’escadrille Richthofen. Elle lui tendit sa main à baiser en s’exclamant :

– Lorsque Christoph m’a annoncé votre nom, tout à l’heure au téléphone, j’ai été à la fois inquiète et soulagée. Inquiète, car il faut véritablement être aussi fou que mon mari pour voler par un temps pareil, soulagée, car avec un homme tel que vous aux commandes, le risque est moins grand qu’avec un autre pilote.

– Ne croyez pas cela, comtesse. Il était souvent moins dangereux d’affronter un adversaire que la tempête ou l’orage : ils sont moins prévisibles.

Elle sourit, légèrement crispée.

– Je vous en prie… N’ajoutez pas à mon angoisse, même après coup. Vous êtes notre hôte à partir de cet instant et songez d’abord à vous réchauffer. Dès que j’ai entendu le bruit du moteur au-dessus du château – je n’attendais que lui – j’ai fait préparer du punch chaud. À réveiller le plus engourdi des voyageurs !

Elle les précéda dans un salon tendu de tapisseries représentant des scènes de chasse.

– Enfin, un bon feu !

Ayant abandonné leurs combinaisons glacées aux bons soins de Karl, le comte et Franz se précipitèrent vers la haute cheminée, les mains ouvertes. Des bûches y flambaient, aussi grosses qu’une cuisse d’homme. Les visages se colorèrent aussitôt sous la caresse brûlante qui repoussait dans leurs doigts, presque douloureusement, le froid gelant accumulé pendant le vol. Au fond de l’âtre, Franz remarqua la plaque de fonte noircie ornée de deux roues solaires, deux svastikas. Le vieux signe indien, remontant à l’époque la plus reculée et symbolisant l’éternité, paraissait tourner sans fin derrière l’écran des flammes.

Ils restèrent quelques instants silencieux, se contentant de présenter successivement les différents côtés de leur corps à la chaleur bienfaisante. Le comte examinait son compagnon à la dérobée. Dépouillé de sa tenue d’aviateur, il apparaissait dans un costume dont le pratique le disputait à l’élégance. Ses culottes, mi-golf, mi-knickers, étaient prises dans des bottes souples et brillantes qui devaient dater de la guerre. Son torse puissant était moulé dans une veste

gris clair, à basques courtes, et dont les boutons de métal ornés de la couronne impériale semblaient, eux aussi, des vestiges d’uniforme. Une cravate grenat, rayée de blanc, à la mode anglaise, soulignait la chemise de couleur crème.

Le comte remarqua la grosse chevalière, en vérité un peu trop grosse, au chaton armorié.

« Faute de goût, pensa-t-il, mais sans doute un bijou familial… » Karl revint, portant avec précaution, un plateau sur lequel fumait un pot rempli de punch.

L’odeur sucrée vint chatouiller agréablement les narines des deux hommes. L’instant d’après, enfoncés dans de profonds fauteuils, face à la cheminée, ils savouraient à petites gorgées le liquide brûlant.

– Superbe demeure, comte. Le peu que j’en ai déjà vu me fait penser que le reste mérite la visite.

Rupert von Nopen songea, lui, que son hôte avait gardé de sa vie guerrière une manière directe de traduire sa pensée, à la limite du sans-gêne. Après tout, cela le changeait de l’hypocrisie mondaine ! Il répondit en souriant :

– Je compte bien vous garder un jour ou deux, si vos occupations vous le permettent, naturellement. Vous aurez ainsi le temps de parcourir cette vieille maison…

Il acheva sa phrase qui attendait une réponse, sur un ton relevé, presque une note modulée. Sa voix profonde s’adaptait parfaitement à la langue allemande dont il usait depuis leur rencontre à l’aérodrome.

– J’accepte votre invitation avec plaisir, en vous avouant que l’idée de repartir sous ces bourrasques ne me souriait guère !

– Bravo ! Buvons donc à votre séjour à Sönneborn !

Le silence revint. Franz étendit voluptueusement ses longues jambes devant l’âtre. Une peau d’ours s’y étalait. Les poils blancs brillaient légèrement dans la clarté du feu. Il regarda autour de lui. Sur un piano trônaient des cadres de toutes sortes et de toutes tailles : en argent, en ébène, en bois sculpté de style nordique, en perles même.

– Vous permettez ?

Il se leva, verre en main et se pencha sur les photos, rangées comme à la parade. Clichés posés, de femmes en robe de bal,

d’officiers en uniforme, d’enfants blonds serrés contre leur mère ou alignés par ordre de taille et en costume marin. Clichés plus instantanés, de scènes de chasse ou de montagne. Le comte rejoignit Franz.

– Mon beau-père, dit-il, en montrant le portrait d’un colonel suédois aux lourdes épaulettes, le baron von Fock… Et voici sa femme, dont cette photo ne permet pas d’apprécier la magnifique chevelure rousse léguée par son irlandais de père !

Il rit à nouveau.

– Cette jeune femme est la mienne, poursuivit-il en saisissant un cadre d’argent, le jour de sa présentation à la cour, peu de temps après notre mariage. Presque une habitude pour elle, puisqu’elle l’avait déjà été quelques années auparavant avec ses trois sœurs.

Franz admira les quatre jeunes filles, en robe blanche, diadème dans les cheveux, dont l’air à la fois altier et doux semblait être le point commun.

– Et cet alpiniste ? Vous-même si je ne m’abuse, comte ?

– C’est moi, en effet, à mon retour d’Amérique du Sud, juste avant la guerre. Je venais d’escalader un sommet de la cordillère des Andes.

– Ah ! s’exclama Franz en se frappant le front, mais je me souviens parfaitement. Je venais d’être nommé officier et j’ai lu alors, le récit de votre expédition, illustré, je crois bien, de cette photo !

Le frou-frou d’une robe glissa derrière eux. Barbara von Nopen les regardait d’un air malicieux.

– Je vous surprends dans le récit de vos exploits, Rupert, et l’oreille du capitaine est certainement complaisante. Vous aurez toute la soirée pour parler de guerre et de montagne. En attendant, allez prendre le bain que Karl a préparé pour chacun d’entre vous… Allez ! Allez !

Franz s’inclina. Il suivit le valet, réapparu silencieusement à la porte du salon et qui le précéda vers l’escalier de pierre. Le comte marchait derrière lui tout en poursuivant la conversation.

– Ma femme vous a donné la chambre du Commandeur, dans la tour de la Vertu, ainsi appelée par rapport à l’autre, la tour du Péché, vous saurez demain pourquoi. Cette chambre a été habitée

voici un siècle par l’un de mes ancêtres, commandeur de l’ordre de l’Épée. Cela ne peut que convenir à un officier tel que vous !

Franz ne répondit que par un signe de tête courtois. Il était occupé à passer en revue les tableaux et les armes qui s’alignaient le long de l’escalier menant au premier étage. Arbalètes, fusils, pistolets, épées, représentaient toutes les époques de l’histoire. En débouchant sur le palier, il eut un mouvement de recul involontaire : dressé sur ses pattes de derrière, la gueule ouverte sur une double rangée de dents acérées, l’œil furieux, griffes lancées en avant, un ours brun gigantesque semblait se précipiter sur les visiteurs. Le comte éclata de rire.

– Ne craignez rien, capitaine, cet ours est empaillé depuis bientôt dix ans, et voici l’épieu que j’ai utilisé pour le tuer.

Il décrocha du mur une forte lance à longue pointe d’acier. L’arme, en son milieu, était gainée de cuir clouté de cuivre. Il la tendit à Franz qui la soupesa en connaisseur, prenant immédiatement la position correcte.

– Seriez-vous chasseur, capitaine ?

– Depuis mon adolescence. Vous voyez, mon couteau ne me quitte jamais, même en vol…

Joignant le geste à la parole, Franz dégagea de sous sa veste le manche d’ivoire d’une courte dague dont le fourreau lui battait la hanche et que le comte n’avait pas remarquée. Il la lui tendit. La lame gravée portait la marque de l’un des plus célèbres couteliers de Solingen, la ville sainte des armes blanches allemandes : un écureuil tenant dans ses pattes une épée haute. Le comte admira en connaisseur et lui rendit la dague en ajoutant :

– J’espère que la neige nous permettra de sortir. Peut-être pourrons-nous tirer un cerf ou un élan. La vie au milieu des forêts, sur ce plan, ne manque pas de charme.

Ils reprirent leur ascension vers le premier étage. Franz leva la tête, sentant une présence. Les deux hommes ralentirent. En haut des marches, une silhouette venait d’apparaître. Celle d’une femme dont les cheveux bruns étaient séparés par une raie médiane et formaient un chignon bas sur la nuque. Son visage, régulier et pâle, d’une beauté presque froide, était animé par deux yeux d’un bleu profond qui les regardaient monter vers elle sans émotion apparente. Son port altier dégageait une noblesse accrue

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par la grâce avec laquelle elle offrit plus qu’elle ne tendit sa main au nouvel arrivant.

– Èva, ma chère, s’entremit le comte, je vous présente notre hôte de ce soir, le capitaine Franz Ritter. Peut-être capitaine, ajouta-t-il à l’intention de celui-ci, reconnaissez-vous l’une des sœurs de mon épouse, dont vous admiriez tout à l’heure la photographie : la baronne von Musberg.

Franz n’entendit pas vraiment la suite. Rupert von Nopen donnait des précisions sur ses exploits guerriers. Ah ! ces exploits ! Ils lui collaient à la peau et, sans que cela lui déplaise vraiment, il ne les entendait pas rappeler, parfois, sans un certain agacement. Même lorsque, comme ce soir, ils ne pouvaient que le servir vis-à-vis d’une jolie femme.

Le cœur battant, le rouge aux joues, il débita une phrase mondaine, banale, s’en voulant de ne pas trouver quelques mots originaux. Il se sentait légèrement ridicule et peu conforme à l’image flatteuse, voire héroïque, que le comte voulait visiblement donner de lui. « Èva » – c’était le prénom qu’il avait entendu – le gratifia d’un gracieux sourire, dans lequel il ne voulut pas voir une sorte d’ironie, puis descendit l’escalier. L’avait-elle vraiment remarqué ? Il se prit à souhaiter que non, tant sa propre attitude lui paraissait aux limites du grotesque. Et, en même temps, il aurait fait n’importe quoi pour que le regard de la jeune femme s’attardât sur lui.

Il rejoignit le comte qui s’était arrêté dans l’escalier éclairé à l’électricité.

– Voici votre chambre. Nous vous attendons pour dîner dans une heure. Au fait, avez-vous de quoi vous changer ? Sinon, je dois bien trouver un costume vous allant à peu près. Nous prévoyons toujours pour les amis retenus impromptu par la rigueur du temps.

– Merci comte, j’ai ce qu’il faut dans mon sac de voyage.

– Alors, à tout à l’heure !

Il fit un geste de la main et repartit vers le palier ; Franz poussa le battant et pénétra dans la chambre, pensif. Le « Commandeur » l’accueillit dans son cadre doré. Franz alla à lui, tout de suite, comme pour le saluer. Pas l’air commode. Sourcils froncés, un peu théâtral dans son uniforme à col brodé sous lequel pendait la croix blanche de l’ordre de l’Épée.

La pièce était vaste, tendue de tissu vieux bordeaux. Des meubles en bois patiné, de style néogothique rappelaient ceux qui ornaient le château de Souabe où il avait été élevé. Sur le lit à baldaquin, il aperçut son sac de voyage, appuyé fraternellement contre son porte-cartes. Karl était déjà passé par là. Dans la salle de bains, un tub brûlant l’attendait. Le raffinement de Sönneborn le comblait d’aise. Dans le souci du détail, il sentait l’influence anglo-saxonne due sans doute à la belle-mère irlandaise.

L’instant d’après, il étendait – autant qu’il le pouvait compte tenu de sa taille – ses membres fatigués dans l’eau bouillante. Il ferma les yeux, savourant ce bien-être physique.

Dehors, la tempête s’était calmée ; mais la neige continuait à tomber avec une régularité qui eut été désespérante sans le sentiment de confort douillet que donnait cette demeure dressée en sentinelle au-dessus du lac gelé.

Franz s’en voulait un peu. L’orgueil d’être reconnu par le comte, cet après-midi, l’avait flatté au point de ne pas mieux situer celui-ci. Von Nopen, pourtant, n’était pas le premier venu. Depuis plusieurs années, le gentilhomme suédois s’était fait un nom comme sportif et comme explorateur.

Ses expéditions dans les montagnes sud-américaines et à l’assaut des plus hauts sommets d’Europe étaient régulièrement relatées dans la presse internationale. Franz les y avait lues et il avait vraiment manqué d’à-propos. Sa pensée glissa du comte au reste de sa famille. Un vrai matriarcat, à ce qu’il pouvait en juger. Mais des deux sœurs, à peine entrevues, il ne pouvait s’empêcher d’être attiré par la plus jeune, Èva von Musberg. Une attirance qui l’intriguait, lui l’homme à bonnes fortunes, l’homme à femmes qui passait de l’une à l’autre avec un sentiment de conquête toujours renouvelé. Ce soir, il ressentait quelque chose d’étrange. La baronne von Musberg ne lui avait pas dit un mot, du moins à son souvenir. Ce silence joint, à l’air de mystère qui semblait flotter autour d’elle, lui donnait une séduction à laquelle il avait été sensible. Trop sensible. Il haussa les épaules et se gourmanda. Il n’était ici que pour quelques heures, une journée peut-être. Il faisait son travail de pilote, rien de plus, et cette escale n’était qu’un intermède agréable, dans un lieu superbe, chez des hôtes charmants.

Que la sœur de la maîtresse de Sönneborn fût une très belle femme ne faisait qu’ajouter à l’agrément de l’instant, et c’était tout. Sa vie, après avoir été occupée par l’armée et la guerre, ne le portait plus qu’aux plaisirs rapides, en attendant de retourner dans son pays pour s’y faire une place. Sa gloire passée le faisait paraître avantageusement vis-à-vis de ses hôtes. Mais il savait bien que, pour l’instant, il restait un émigré ici et un proscrit dans sa patrie. Il était jeune – vingt-cinq ans – et avait encore la vie devant lui. Il s’aperçut brusquement qu’il raisonnait sans motif réel ; tout cela pour quelques secondes de trouble sur un palier… Il jura, se redressa, s’ébroua et attrapa le peignoir dont il enveloppa son corps fumant en frissonnant. Malgré le poêle presque chauffé à blanc, la différence de température lui donna la chair de poule. Il se rhabilla rapidement, laissant simplement de côté son couteau de chasse qu’il posa sur une commode à côté d’un vase contenant trois edelweiss.

Il s’apprêta à descendre. Puis, se ravisant, il ouvrit son sac de voyage et sortit un écrin de cuir fauve au couvercle gravé d’or. À l’intérieur, émail bleu sur fond de velours blanc, étincelait l’Ordre « Pour le Mérite ». Il ne le quittait jamais, rappel des années exaltantes vécues au sein de son escadrille. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis ; un siècle, sa jeunesse. Il mit l’écrin à côté des edelweiss et du couteau.

Franz gagna l’escalier. Ses pas étaient assourdis par d’épais tapis laineux dont les motifs reproduisaient à l’infini la croix solaire qu’il avait déjà remarquée dans la cheminée. Il passa devant plusieurs portes en bois sombre, dont le cadre sculpté tranchait avec la nudité des murs. L’une d’entre elles, la dernière avant le palier, était entrouverte. Presque inconsciemment, il s’approcha, comme un voleur. Il ne voyait qu’un rai de lumière et l’angle d’un meuble. Il s’arrêta, le cœur battant, hésitant à violer une intimité qui n’était pas la sienne. Il recula enfin de deux pas et, précipitamment, il se mit à descendre, adressant au passage un signe amical à l’ours empaillé dont l’œil sembla le suivre jusqu’au bas des degrés.

Un bruit de voix lui parvint distinctement du salon : celles du comte et de sa femme.

– Le capitaine Ritter me paraît un hôte agréable et je suis impatient de l’interroger sur son passé militaire, disait Rupert von Nopen. Le hasard et la chance se sont conjugués pour nous faire rencontrer, je ne veux pas laisser passer l’occasion. Si ses affaires le lui permettent, j’aimerais le garder ici quelques jours. Vous êtes d’accord, je l’espère ?

– Naturellement, et puis – elle eut un rire frais – sa présence distraira Èva, qui en a bien besoin en ce moment !

– Sur ce plan, notre invité m’a eu l’air, tout à l’heure, véritablement subjugué par votre sœur… Lui qui a l’air si sûr de lui en toutes circonstances, je l’ai vu se troubler et chercher ses mots, lorsque je l’ai présenté !

– Rupert, je vous en prie, ne poussez pas ce petit jeu, à votre habitude. Èva s’ennuie, c’est un fait, mais n’oubliez pas qu’elle est mariée et que son fils est ici, sous notre toit.

– Je ne l’oublie pas, mais encore une fois, grand Dieu, il ne s’agit que de distraire la solitude qu’elle traîne après elle depuis des mois. Un homme jeune, brillant, une sorte de héros, ne peut que la sortir durant quelques heures de la monotonie de son existence.

L’entrée de Franz interrompit brusquement la conversation. Celui-ci les découvrit assis sur le canapé où, tout à l’heure, ils se réchauffaient. Le costume du comte sentait le bon faiseur britannique, plus adapté au confort de la saison qu’au protocole d’un dîner, mais dans lequel il vit la courtoisie d’un hôte souhaitant mettre à l’aise l’invité impromptu qu’il était.

– Je suppose, cher ami, qu’un second verre de punch, avant de passer à table, ne vous fera pas peur !

– Certes non, le froid de notre expédition, malgré le bain, me glace encore les os !

Karl était déjà là, tenant cérémonieusement un verre sur un plateau d’argent. La comtesse regardait Franz en souriant. Il admira discrètement l’amorce des jambes superbes que dégageait sa robe vert pâle. On semblait, ici, à cent cinquante kilomètres de la capitale, au milieu des neiges, suivre de près la mode, qui, à Paris et à Londres, avait repris largement ses droits après quatre ans de guerre.

– Voyez-vous, capitaine, nous sommes plus habitués à recevoir des explorateurs d’un âge respectable que de jeunes aviateurs ! Autant vous dire que vous devez payer votre écot de quelques récits destinés à faire vibrer mon casse-cou de mari et à donner le frisson aux pauvres femmes que nous sommes, ma sœur et moi…

– Le « pauvres femmes » est de trop, interrompit en riant Rupert von Nopen. N’en croyez rien. Mon épouse et ma bellesœur abattent leur cerf à cinquante pas et aucune marche dans la forêt ou dans la neige ne leur fait peur !

Franz n’eut pas le temps de répondre. Èva von Musberg entrait. Elle ne s’était pas changée comme sa sœur, mais avait simplement agrémenté sa chevelure d’un bandeau clair qui reprenait le ton de son visage.

Sa main jouait avec un long collier de perles dont elle entourait l’extrémité au bout de ses doigts, dans un nœud savant et changeant au friselis cristallin. Il ressentit à nouveau, avec un délicieux dépit, le trouble indéfinissable qu’avait produit, tout à l’heure, l’apparition de la jeune femme.

Celle-ci refusa d’un mouvement de tête le verre que Karl, omniprésent et silencieux, s’apprêtait à lui offrir. Elle reporta son regard sur les deux hommes, debout, côte à côte, le dos à la cheminée.

– Ainsi, le moteur d’avion, au-dessus du château, c’était vous ? Jamais je n’aurais cru que l’on pouvait voler par une telle tempête. Il faut que vous n’ayez pas eu depuis longtemps de sensations fortes, mon cher beau-frère, pour avoir ainsi tenté le diable ! Elle se tut brusquement, comme si elle regrettait d’avoir parlé. Franz ne la quittait pas des yeux. Elle s’était assise à côté de sa sœur, à qui elle ressemblait par la taille et la minceur, mais dont l’air constamment joyeux contrastait avec son sérieux. Elle paraissait presque triste et Franz pensa malgré lui à cette maladie de langueur dont dépérissaient, au siècle dernier, tant de jeunes filles romantiques. Rupert von Nopen but une gorgée de punch avant de répondre :

– Je dois avouer que les sensations fortes ne m’ont pas manqué durant ce vol ! Mais je ne m’en plains pas… Le capitaine avait compris, dès mon arrivée à l’aérodrome, que j’étais venu pour cela. Je crois avoir connu et sous beaucoup de cieux, toutes les

tempêtes de neige, de pluie ou de sable que l’on puisse rêver, mais jamais je n’avais volé dans de telles conditions ! L’occasion était trop belle. Encore fallait-il trouver le pilote assez fou pour tenter l’aventure !

– Je l’avais effectivement senti, ajouta Franz. Mais les réticences du pilote et des mécaniciens suédois étaient parfaitement justifiées. J’avoue que le risque m’a toujours séduit, même si l’on doit savoir à la fois s’exposer et se ménager, comme au combat. Un avion n’est jamais qu’une machine que l’on peut remplacer, alors qu’un pilote, une fois disparu… Et puis, je voulais prouver qu’un officier allemand peut être autre chose qu’un vaincu !

Les trois autres se récrièrent :

– Jamais cette pensée ne nous a effleurés, soyez-en sûr, souligna le comte avec force, bien au contraire. Nous n’avons pas à prendre parti, mais ce que nous voyons aujourd’hui en Allemagne nous porte à plaindre tous ceux qui subissent la loi du vainqueur et rêvent de faire subir à l’ancien empire des Hohenzollern la loi rouge qui règne à Moscou.

– Merci de ces paroles, comte, répondit Franz, elles me vont droit au cœur. L’existence dans ma patrie est devenue plus que difficile pour des gens comme moi, puisque tout ce qui faisait notre fierté est devenu objet de honte. Ceux pour qui l’honneur était une règle de vie et le métier des armes une vocation sont réduits à se taire, à se cacher, bref à subir. Ce n’est pas dans mon caractère. J’ai préféré émigrer en attendant des jours meilleurs. Et je dois dire que j’ai eu beaucoup de chance…

– Serait-il indiscret de vous demander comment vous vivez chez nous ?

– Nullement Madame. Quatre ans derrière un manche à balai ne m’ont pas préparé à autre chose que le pilotage, la carrière militaire m’étant désormais fermée dans mon pays. Je loue donc mes services – et mon avion – à la Svensk-Lufttrafik, votre compagnie aérienne nationale. Et puis je me réserve quelques vols privés pour de riches amateurs ou des hommes d’affaires pressés que j’amène, comme ce soir le comte, à bord de mon vieil Albatros personnel, que j’ai fait transformer en ajoutant un siège pour le passager. Et il m’arrive aussi de donner des baptêmes de l’air aux jeunes filles comme aux douairières ou de participer à des meetings en faisant

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des acrobaties dans le ciel. L’une d’elles a même failli me coûter la vie !

– Vraiment ? Comment cela ?

La question avait fusé, non de la comtesse, mais de sa sœur Èva. Rupert von Nopen lui jeta un regard amusé, suivi d’un clin d’œil à son épouse, qui lui répondit par un imperceptible geste d’impatience. Franz se tourna vers la jeune femme.

– Oh, bien simplement. Mon avion, toujours ce fameux Albatros qui attend en ce moment sur le lac, s’est mis à cafouiller du moteur alors que j’amorçais une vrille spectaculaire mais dangereuse. Durant quelques secondes, et je vous garantis que ces secondes-là valent des heures, j’ai perdu totalement le contrôle des commandes. Je ne saurai jamais comment j’ai pu redresser l’appareil, au ras des arbres. Lorsque j’ai atterri, j’étais, paraît-il, plus blanc que ces murs. Et je ne pense pas avoir bu avec autant de joie une bouteille de champagne comme celle que m’a offerte le directeur de l’épreuve !

Èva l’avait écouté les yeux brillants, les mains accrochées aux accoudoirs de son fauteuil. Elle parut se détendre d’un seul coup lorsqu’elle entendit Franz prononcer le mot « atterri ». Sa sœur la regardait avec une surprise choquée et se leva avec vivacité lorsque Karl, ouvrant largement la double porte donnant sur la salle à manger, annonça le dîner. Très homme du monde, Franz lui offrit son bras.

PATRICK DE GMELINE

Le LAC gelé

NOUVELLE ÉDITION

INTÉGRALEMENT RÉVISÉE

Suède, hiver 1919. Sur la surface gelée du lac Baven, un avion se pose au pied du château de Sönneborn. Le capitaine Franz Ritter, ancien as de l’aviation impériale allemande, ramène chez lui le comte Rupert von Nopen. Durant quatre jours, le pilote démobilisé est l’hôte imprévu de cet aristocrate aventurier. Les longues discussions au coin du feu alternent entre souvenirs de guerre et méditations sur le sens de l’honneur face à l’histoire, tandis que l’hospitalité trouve son apogée dans l’organisation d’une chasse à l’élan, véritable mythe nordique. Sur ce fond civilisé se joue un chassé-croisé plein de passion retenue entre Franz et la fascinante baronne Èva von Musberg, belle-sœur du comte, femme de devoir à l’âme assoiffée de liberté. Sur le lac gelé, l’avion attend immobile, comme un signe des destins prêts à basculer.

Historien militaire spécialisé dans les conflits européens du xxe siècle, lauréat de l’Académie française, Patrick de Gmeline dépeint dans ce roman l’esprit chevaleresque européen aux prises avec les tentations de la colère et du romantisme.

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