Les Demoiselles de l’Empire
Madeleine et l’île des oubliés
Gwenaële Barussaud
Illustration de couverture : Olivier Desvaux
Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe, Sophie Cluzel Édition : Claire Renaud Direction artistique : Élisabeth Hebert Conception graphique : Bleuenn Auffret Mise en pages : Text’oh ! Fabrication : Thierry Dubus, Florence Bellot © Mame, 15-27, rue Moussorgski, 75018 Paris, 2016. Site : www.mameditions.com ISBN : 978-2-7289-2162-1 MDS : 531 521 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
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Les Demoiselles de l’Empire
Madeleine eT l’Île des oUBliÉs
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Pour Madeleine, notre héroïne au grand cœur
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De mademoiselle Madeleine Rochembault, Classe de Nacarat, Maison d’éducation de la Légion d’honneur, Saint-Denis
Saint-Denis, le 25 mars 1811
Ma chère Maman, On a bien raison de dire qu’un bonheur n’arrive jamais seul. Je l’éprouve aujourd’hui avec une joie qui ne serait point complète si je ne pouvais la partager avec vous. D’abord, l’Empereur devient père. C’est un fils. Mais la naissance est difficile et l’on croit l’enfant mort. Soudain, alors que l’on s’affaire auprès de sa mère l’impératrice Marie-Louise, qui a beaucoup souffert, le nouveau-né pousse un cri. Il est vivant ! Voilà l’avenir de la France assuré ! Cent un coups de canon sont tirés pour annoncer la nouvelle au peuple français. Quelle joie, Maman, quelle joie ! Nous avons dansé des farandoles dans les couloirs de notre austère cloître de Saint-Denis et nos dames éducatrices elles-mêmes étaient si émues qu’elles n’ont pas songé à nous en empêcher. Je parie qu’elles se seraient mêlées à nos joyeuses manifestations si le règlement ne les contraignait pas à ce raide maintien qui doit nous inspirer le respect, mais n’engendre bien souvent que l’ennui. Je le jure, je ne veux point devenir dame éducatrice à la Légion d’honneur ! La maison est belle, c’est entendu, mais quoi ? Il m’en coûterait trop de ne pouvoir manifester ma joie quand mon cœur déborde d’allégresse. L’occasion n’est pas si fréquente, je crois. 7
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Madeleine et l’île des oubliés La seconde réjouissance vint peu de temps après l’annonce de la naissance de l’Aiglon. Figurez-vous, ma chère Maman, que pour répondre au vœu de Napoléon lui-même, le comte Louis-Philippe de Ségur, grand maître des cérémonies de France, a demandé à la surintendante de réunir une délégation d’élèves de notre école, pour former le chœur qui chantera à l’occasion des festivités du baptême de son fils, en la cathédrale Notre-Dame. Le grand compositeur Paisiello lui-même viendra nous faire passer les auditions nécessaires pour retenir les meilleures d’entre nous. Ma chère Maman, je ne saurais vous cacher la joie qui me submerge à la pensée d’en être. Je n’aurai point l’hypocrisie de feindre la modestie et de simuler la peur de n’être point choisie. Mademoiselle Lavagne, mon professeur, dit que ma voix est « la plus belle voix de cette maison », aussi j’ai l’espoir d’être retenue. Est-ce fanfaronnade ? Est-ce orgueil ? Non, je ne le crois pas. Car je sais que ce talent ne doit rien à moi-même et qu’il me vient de vous. Aussi, je n’ai d’autre fierté que celle d’être votre enfant et d’avoir hérité du don qui a fait de vous la plus grande soprano de Paris. Adieu, ma chère Maman, je prie pour que votre santé soit meilleure. Donnezmoi vite de vos nouvelles, et que celles-ci soient excellentes. Je vous garde dans toutes mes prières et vous embrasse du meilleur de mon cœur. Votre fille, Madeleine.
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Madame Rochembault, Couvent de l’Abbaye-aux-Bois, Paris
À Madeleine Rochembault, Classe de Nacarat, Maison d’éducation de la Légion d’honneur de Saint-Denis Paris, le 28 mars 1811
Ma chère Madeleine, Ta lettre m’a fait bien du plaisir. Merci pour toutes ces nouvelles qui semblent te donner tant de joie. Pour moi, je ne connais plus ce sentiment : le chagrin a tout emporté. Depuis la disparition de ton père, je ne suis plus qu’une ombre qui erre dans ce monde, en serrant contre elle les fantômes du passé. Hormis tes sœurs et toi, tout m’est indifférent, et la voix dont tu me parles s’est tue à jamais. Sois bonne, sois obéissante, justifie toujours par ta bonne conduite et ton travail ta place à la maison d’éducation de la Légion d’honneur. Ne médis point des dames éducatrices qui veillent pour vous. Songe que, dans ton malheur, elles doivent être de secondes mères. Adieu, ma petite Madeleine. J’aimerais t’écrire davantage, mais la religieuse à qui je dicte cette lettre est pressée de partir et je ne saurais l’importuner
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Madeleine et l’île des oubliés plus longtemps. Tu me pardonneras en songeant que je suis bien faible ces jours-ci. Je t’embrasse, partage mes affectueuses pensées avec Isaure et Sophie. Gersende Rochembault.
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Chapitre I Madeleine relut la lettre plusieurs fois. Elle eût aimé, à la nouvelle lecture, découvrir un mot, une phrase qui lui avait échappé et qui lui eût mis un peu de baume au cœur. Un envoi plein d’espérance, un postscriptum optimiste… Mais toujours les mots, secs, arides, s’alignaient dans le même ordre régulier, sans surprise, sans joie. Elle aurait dû s’y habituer pourtant. Depuis son entrée à la Légion d’honneur, après la disparition de son père en 1808 à la bataille de Bailén, les lettres maternelles étaient invariablement composées de la même façon : quelques recommandations austères, des injonctions à l’obéissance, de vagues allusions à sa santé fragile… rien de personnel, rien de joyeux, rien surtout qui répondît au courrier que Madeleine continuait de rédiger chaque jeudi, avec l’espoir de partager un peu sa vie de pensionnaire, ses joies et ses peines avec sa mère. Elle ne lui en voulait pas, pourtant. Elle savait sa mère si malade, si faible, qu’il eût été inconvenant de lui reprocher son apathie et cette apparente indifférence. Madame Rochembault, depuis la disparition de son époux le chirurgien-major Louis Rochembault, avait perdu ses forces et était tombée dans une langueur dont rien ne pouvait la tirer. On l’avait installée au couvent de l’Abbaye-aux-Bois, où elle se voyait dépérir, sans trouver la force de lutter malgré les soins empressés des religieuses. Comme elle ne pouvait plus s’occuper de ses trois filles, Madeleine, Isaure et Sophie, on avait placé les enfants dans la maison impériale que Napoléon venait
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Madeleine et l’île des oubliés d’ouvrir à Saint-Denis afin d’y accueillir les filles démunies de ses valeureux soldats. Oh, sans doute le nom des Rochembault n’impressionnait-il guère entre les murs de l’institution impériale ! Tant de maréchaux, tant de généraux s’étaient couverts de gloire sur les champs de bataille de la Grande Armée que les noms prestigieux ne manquaient pas à la Légion d’honneur. Et qui pouvait s’émouvoir du destin d’un obscur chirurgien-major, quand les récits de bataille de la Grande Armée offraient tant d’exemples de bravoure et d’exploits héroïques ? Mais enfin, le chirurgien-major Rochembault avait suivi la Grande Armée dans les batailles les plus sanglantes, il avait soigné les blessés, il avait même sauvé de la mort quelques combattants illustres, cela suffisait à ouvrir les portes de l’école impériale à ses filles. Et puis surtout, au cours des terribles combats menés sur la péninsule ibérique, le docteur Rochembault avait disparu, sans que personne ne sache ce qu’il était advenu de lui. Et cette tragédie avait dû émouvoir le grand chancelier Lacépède qui avait accordé une place à ces demoiselles infortunées, à ces presque orphelines qui n’avaient pas le statut de pupilles mais devaient en partager la douleur. Une cloche sonna : c’était l’étude. Madeleine replia la lettre. Un vent léger agitait les branches des arbres au-dessus de sa tête et déjà la nuit amassait, au fond du grand parc, le troupeau docile de ses nuages sombres. Alors, elle glissa la lettre dans la poche de sa pèlerine et se dirigea d’un pas décidé vers le grand bâtiment de pierre. Surtout ne rien dire, cacher ses larmes, feindre la joie. À la Légion d’honneur, on ne s’apitoyait jamais sur soi-même. La vie en communauté vous imposait une égalité d’humeur à laquelle le caractère naturellement doux et docile de Madeleine se pliait sans résistance. Non qu’elle fût plus courageuse que les autres, au contraire ! Quand elle était petite, les récits de son père, au retour des batailles, l’impressionnaient tellement qu’elle ne pouvait point les entendre sans s’évanouir. Mais elle était si timide que
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Madeleine et l’île des oubliés la crainte de se faire remarquer suffisait à lui faire ravaler ses larmes. Et puis, elle était l’aînée. Qu’auraient pensé Isaure et Sophie en la voyant ainsi se livrer à son chagrin ? Toujours, elle avait à cœur de préserver chez ses sœurs l’espérance et la joie. Aussi cachait-elle de son mieux l’inquiétude que lui donnait l’état de santé de sa mère, et les doutes qui venaient l’assaillir quand elle songeait à son père, le soir, sous les voûtes immenses du dortoir. – Eh bien, que faisais-tu donc ? Je t’attendais pour répéter… Madeleine se retourna. C’était Héloïse Boisseau. La demoiselle, fille d’un commandant décédé à la bataille d’Essling, rêvait de participer au baptême du fils de Napoléon. Mais, dotée d’une voix commune, elle craignait de n’être point retenue pour composer le chœur qui aurait le privilège de chanter au cours de la cérémonie. – Pardonne-moi, répondit Madeleine. Je me promenais au fond du parc, j’ai reçu une lettre de maman. – Comment va-t-elle ? s’enquit Héloïse. – Mais le mieux du monde, affirma Madeleine dans un sourire. Elle se réjouit de nous savoir conviées au baptême du fils de l’Empereur. – De nous savoir ? Dis plutôt de te savoir… rectifia Héloïse, amère. Car autant ta participation au chœur ne fait aucun doute, autant je suis à peu près certaine d’en être exclue. – Ne t’inquiète pas, dit Madeleine en lui prenant le bras. Nous allons travailler cela. Ce soir, après l’étude, rejoins-moi au pavillon de musique. Je t’apprendrai tout ce que je sais, et nous finirons bien par tirer quelque chose de ta voix ! Il est parfois des occasions si exceptionnelles qu’on ne peut s’empêcher d’espérer qu’un miracle viendra inverser le cours ordinaire des choses. Ainsi rêvaient les demoiselles de l’Empire : Héloïse Boisseau priait pour que sa voix devînt subitement remarquable, Léonie, rebelle
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Madeleine et l’île des oubliés et indisciplinée, pour qu’on oubliât les écarts de conduite qui l’excluaient de toute sortie, Marie Desormeaux pour que ses amies fussent exaucées. Les aînées – Nancy Macdonald et Athénaïs de Bellegarde – que l’on distinguait grâce à leurs ceintures multicolores, mêlaient sans doute à cette sortie quelques rêves sentimentaux, l’espoir d’une rencontre qui, peut-être, ferait basculer leur destin. Aussi, lorsque maître Paisiello, compositeur officiel de la cour de l’empereur Napoléon, se présenta à Saint-Denis un beau matin d’avril, les cœurs battaient fort sous les voûtes de pierre du salon de musique, où chaque élève était invitée à faire connaître sa voix. Au piano, mademoiselle Lavagne, professeur de chant de l’école, accompagnait les demoiselles et encourageait chacune d’un sourire rassurant. Sur l’estrade, maître Paisiello était entouré de madame du Bouzet, surintendante, et de madame de Kerandal, directrice des études. Ce fut d’abord l’audition d’Héloïse. Malgré l’entraînement auquel Madeleine l’avait soumise, la jeune fille ne put rien produire de mieux qu’un murmure, à peine audible, que couvrait le piano. Maître Paisiello balaya sa candidature d’un revers de la main. Il écouta avec indifférence la prestation de Marie, de Louise et de Virginie. Quant à Léonie, elle n’eut pas même le loisir d’approcher le piano : la surintendante avait spontanément écarté sa candidature pour « indiscipline et rébellion ». La jeune fille soupira : décidément, la maison de la Légion d’honneur n’était point propice aux miracles. Enfin, ce fut le tour de Madeleine. Longtemps, elle avait redouté ces moments où elle devait se produire en public. Comme elle était naturellement timide, elle préférait toujours chanter seule au fond du parc, avec pour seuls témoins les oiseaux et les arbres centenaires. Mais les encouragements de sa mère, ceux de mademoiselle Lavagne – une femme très douce, qui venait dispenser à la Légion d’honneur des cours particuliers aux demoiselles assez fortunées pour la rémunérer – avaient progressivement vaincu ses réticences. À présent, il semblait même à
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Madeleine et l’île des oubliés Madeleine que le seul moyen de vaincre sa timidité était de chanter. Lorsqu’elle chantait, même en public, même devant des inconnus comme ce Paisiello, elle oubliait ses soucis : sa mère malade, son père disparu, l’incertitude qui planait sur son avenir et sur celui de ses sœurs… tout cela disparaissait. Elle avait le sentiment de s’évader hors du monde et de ses turpitudes, de s’échapper dans des régions invisibles où tout était beauté et harmonie. Elle devenait une autre, une jeune fille solide, confiante, sûre d’elle-même. À l’appel de son nom, elle s’avança, très droite, près du piano. Mademoiselle Lavagne lui adressa un large sourire. Madeleine était sa meilleure élève, elle avait un talent rare que son professeur avait décelé très tôt. Au cours des nombreuses cérémonies qui ponctuaient l’année, ou bien lors des messes célébrées à la chapelle, c’était à elle que l’on faisait appel. Et mademoiselle Lavagne – professeur dévoué sans famille ni enfant, quoiqu’elle eût l’âge d’être mariée depuis longtemps – regardait la réussite de Madeleine avec fierté, comme s’il se fût agi de celle de sa propre fille. Elle encouragea Madeleine du regard puis commença à jouer. Madeleine, de sa voix cristalline, entonna les premières notes de l’Ave Maria. D’abord, Giovanni Paisiello manifesta de la surprise, qui se mua progressivement en curiosité. Qui était cette demoiselle à la voix si pure, si juste ? La surintendante glissa quelques mots à voix basse. Le compositeur hocha la tête puis ferma les yeux, comme pour mieux apprécier le chant. Lorsque le piano se tut, il déclara avec emphase : – Ma cette demoiselle possède une voix inouïe, meravigliosa ! C’est uno miracolo ! répétait-il avec exaltation, prenant à témoin la sévère madame du Bouzet. La surintendante approuva sans réserve, avec plus de retenue pourtant. Que Madeleine Rochembault fût dotée d’une belle voix, cela ne
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Madeleine et l’île des oubliés faisait aucun doute. La demoiselle avait hérité de sa mère, célèbre soprano, une voix pure que des cours particuliers avaient encore perfectionnée. Cependant, il n’entrait pas dans les habitudes de madame du Bouzet de féliciter ses élèves. Cela, sans doute, eût encouragé leur vanité. Or les consignes de Napoléon, concernant l’éducation des jeunes filles de la maison impériale, étaient claires : « Je veux en faire des femmes utiles », avait déclaré l’Empereur. Des femmes utiles, non des poupées de salon occupées à pratiquer des arts d’agrément et à briller dans le monde. Aussi madame du Bouzet veillait-elle à ne pas encourager chez ses élèves la frivolité, encore moins l’orgueil. Elle se contenta de murmurer quelques consignes à l’oreille de mademoiselle Bernier, dame éducatrice, qui s’adressa à Madeleine : – Mademoiselle Rochembault, maître Paisiello a daigné vous distinguer : vous êtes donc autorisée à vous rendre à la cérémonie de baptême du fils de Sa Majesté l’Empereur. Vous passerez demain à la roberie, chercher votre uniforme de cérémonie. Et ce fut tout. Madeleine n’en fut pas surprise, ni déçue. Elle n’était guère habituée aux compliments. L’expression de satisfaction de mademoiselle Lavagne, la joie sincère de ses amies suffisaient à son bonheur. Cependant, cette fois, l’enjeu était de taille : il ne s’agissait plus de se produire devant ses camarades de classe, ni devant la surintendante, ni même devant le grand chancelier. Dans un mois, elle chanterait face à Napoléon lui-même, face à cet empereur devant lequel le monde entier pliait. Et tandis qu’elle montait l’immense escalier de pierre qui menait à la roberie, l’angoisse commença à lui serrer le cœur.
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Chapitre II La roberie de la Légion d’honneur occupait le second étage de l’aile ouest du bâtiment. On y parvenait au terme d’une longue déambulation à travers d’interminables escaliers de pierre, des corridors étroits, et une succession de portes ouvragées. Dans l’imposante abbaye que l’Empereur avait choisie pour établir le pensionnat de ses obligées, la roberie faisait figure de retraite secrète et chaleureuse. Loin des salles imposantes, des dortoirs majestueux, des voûtes solennelles qui vous impressionnaient par leur grandeur et le poids de leur histoire, elle était un lieu à taille humaine où régnait une douce quiétude, dans les odeurs d’amidon et d’encaustique. Derrière les armoires sévères où dormaient les piles de linge propre, des couturières, des lingères, des brodeuses, tout un peuple de femmes occupées aux soins du linge bavardait gaiement dans les nuages de vapeur des repasseuses. Madeleine frappa timidement à la porte. On lui ouvrit, elle entra et aussitôt les bavardages cessèrent. Elle se sentit confuse, un instant, de troubler l’atmosphère de gaieté tranquille des lieux. – Que voulez-vous ? lui demanda une grande femme sèche, qui tenait dans sa main droite un fer rougeoyant de braises encore fumantes. Madeleine, impressionnée par cette arme menaçante qui exhalait en sa direction son haleine chaude, expliqua : – Mademoiselle Bernier m’a demandé de venir chercher mon uniforme de cérémonie pour le baptême…
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Madeleine et l’île des oubliés Mais elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Déjà, on s’activait autour d’elle, on ceignait sa taille du mètre ruban des couturières, on prenait ses mesures, on se plaignait de ces robes de batiste blanche, trop fragiles, trop salissantes, qu’on ne manquerait pas de rapporter en piteux état après la cérémonie. La surintendante avait également exigé que ces demoiselles fussent pourvues de nouveaux souliers et d’une nouvelle paire de gants. Cette perspective ne laissait pas d’inquiéter les ouvrières. Comment donc fabriquer tout cela avant le 9 juin ? Et les gantières se plaignaient déjà : trente paires à broder en deux mois, c’était une folie ! Savait-on seulement quel travail exigeait une seule paire ? L’embarras de Madeleine s’en trouva grandi. Dans sa timidité extrême, elle se reprochait d’avoir altéré la bonne humeur des lieux par des exigences dont elle n’était pourtant pas responsable. Elle eût voulu dire à ces femmes contrariées : « Ne vous préoccupez pas de moi ! J’irai comme je suis, avec ma tenue de tous les jours, cela suffira bien ! » Cependant, on avait fini de prendre les mesures. Madame Denise, la couturière en chef, couvrait un petit calepin noir d’une écriture précise, de chiffres et de dessins, que Madeleine ne comprenait point. – Bien, déclara-t-elle enfin. Faut-il ajouter un ruban noir ? Un ruban noir ? Madeleine regarda la couturière sans comprendre. Une vieille femme, dont les boucles argentées s’échappaient d’un petit bonnet de coton, lui vint à l’aide : – Le ruban noir est le signe de deuil que portent les orphelines, souffla-t-elle. Votre père est-il trépassé ? – Non… balbutia Madeleine. Enfin, je… je ne sais pas, je ne crois pas… Les lingères échangèrent un regard entendu. En ces temps troublés où la France était en guerre avec le reste de l’Europe, il n’était pas rare que l’on ignorât le sort des siens. Les lettres arrivaient souvent avec plusieurs mois de retard, les voies de communication étaient difficiles et les bulletins de la Grande Armée laconiques.
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Madeleine et l’île des oubliés – Où donc est votre père ? insista la vieille femme. – Il est chirurgien-major, engagé dans la guerre d’Espagne. La couturière blêmit. – Quel régiment ? – Le 3e régiment de dragons, sous les ordres du général Vedel. Il se fit un silence. La vieille femme fixa Madeleine sans rien dire. Ses lèvres tremblaient légèrement et ses yeux délavés exprimaient à la fois la tristesse et la compassion. – Mon Dieu, murmura-t-elle, il a donc fait la bataille de Bailén… Ma pauvre petite, ajouta-t-elle en secouant la tête, c’est malheureux, oui bien malheureux… Mais madame Denise, qui craignait que la doyenne de son atelier se livrât à des confidences trop personnelles, l’interrompit : – Allons, allons, madame Suzanne, ne troublez pas cette élève par des considérations hors de saison. Du reste, cette discussion est vaine : en l’absence de l’acte de décès officiel de son père, cette demoiselle ne peut porter le ruban noir. Elle en parlait avec hauteur, comme s’il s’agissait d’une décoration qui honorait celles qui l’arboraient, inconsciente du chagrin qui accompagnait cette triste distinction. – Mademoiselle, ajouta-t-elle en se tournant vers Madeleine, vos mesures sont prises, votre robe est commandée. Vous pouvez disposer à présent. Et d’un coup de menton, madame Denise indiqua la porte de sortie à Madeleine. Celle-ci cependant était si troublée qu’elle ne parvenait à détacher ses yeux de la vieille couturière. Malheureux ? Bien malheureux ? Qu’avait-elle donc voulu dire ? Elle hésita un peu puis, cédant au regard impérieux de la couturière en chef, elle quitta la roberie.
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Madeleine et l’île des oubliés Mais à peine avait-elle commencé à descendre les grands escaliers de pierre qu’une main l’arrêta. Madeleine poussa un cri de surprise. C’était madame Suzanne. La vieille couturière l’avait suivie. – Mademoiselle, je vous en prie, écoutez-moi… – Je vous écoute, murmura Madeleine, perplexe. – Mon fils aussi a disparu depuis la bataille de Bailén. Il sert au 3e régiment de dragons, comme votre père. Paul, qu’il s’appelle. Paul Lejeune… Ce nom vous dit peut-être quelque chose ? Madeleine secoua la tête. Son père n’avait guère l’habitude de lui livrer l’identité de ses patients. Quand bien même c’eût été le cas, elle n’aurait jamais pu retenir leurs noms, noyés dans l’innombrable contingent de blessés qui occupaient les hôpitaux de campagne. Mais la vieille femme, les yeux remplis de larmes, insistait : – Il est sergent. C’est un bon sergent, très brave, très courageux vous savez… – J’en suis sûre, répondit Madeleine plus embarrassée que jamais. En même temps, cette femme éprouvée, cette mère tourmentée l’émouvait. Soudain, la vieille femme tira de son corsage une lettre et la tendit à Madeleine : – Tenez, c’est sa dernière lettre. Il l’a écrite après la bataille de Bailén, quand il était aux mains des Espagnols. Voyez comme c’était un bon fils… Madeleine secoua la tête. Mais la lingère, entêtée, lui prit la main et y déposa la lettre de force. – Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous aider, dit Madeleine qui gardait la feuille de papier sans oser la lire. La dernière lettre de mon père date du 20 juillet 1808, soit six jours avant la bataille. Et depuis, nous n’avons plus eu de nouvelles… – Si ce n’est pas malheureux tout de même… tous ces braves soldats dont on ne sait pas ce qu’ils sont devenus…
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Madeleine et l’île des oubliés Et la vieille femme éclata en sanglots. – Attendez, dit Madeleine qui cherchait une parole réconfortante. Ne pleurez pas… Votre fils est aux mains des Espagnols, c’est vrai, mais au moins vous êtes sûre qu’il est en vie. C’est déjà beaucoup. – C’est vrai… murmura la femme d’une voix faible. Dans sa lettre il me disait que peut-être on le renverrait en France. Mais depuis, pas de nouvelle, plus rien. Et cela fait trois ans, mademoiselle, trois ans ! Qu’est-ce que les Espagnols ont bien pu en faire ? – Je… je ne sais pas, reconnut Madeleine. – Eh bien il faut le demander à l’Empereur, déclara la femme, soudain ragaillardie. Et elle planta son regard dans celui de Madeleine. – Comment cela ? balbutia la jeune fille. – Puisque vous allez voir l’Empereur au baptême de son fils, demandez-lui donc où sont ses soldats ! On dit qu’il veille sur eux comme un père. Eh diable ! Un père ne laisse pas ses enfants aux mains de l’ennemi sans chercher à les secourir ! La couturière semblait tout à fait consolée à présent. Il dansait dans ses yeux une flamme nouvelle d’espoir et d’optimisme. Galvanisée, elle ne s’arrêtait plus : – Notez, je n’en veux pas à l’Empereur. Il a tant à faire avec ces monstres couronnés qui l’attaquent de toutes parts… les Anglais, les Bourbons, et maintenant le tsar Alexandre, ce traître… Notre empereur, c’est un homme, hein, il ne peut pas être en même temps chez les Russes et chez les Espagnols… Pour Bailén, on lui aura caché la chose, voilà tout… Mais tout de même, il faut bien que quelqu’un l’alerte sur le sort de ses prisonniers. Vous le ferez mademoiselle, n’est-ce pas ? – C’est que, je ne sais pas si… – Allons, mademoiselle, pensez à votre père ! s’écria la couturière.
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Madeleine et l’île des oubliés Elle avait posé sur la manche de Madeleine sa main qui tremblait un peu. – Pensez à mon fils, reprit-elle, et à tous ces hommes prisonniers quelque part, on ne sait où… Vous êtes leur seul espoir… Elle serrait son bras à présent, tout en la fixant de son regard suppliant, digne pourtant. – Alors, vous lui direz, hein ? C’est promis ? On entendit soudain des pas dans l’escalier. Pour mettre un terme à cet entretien qui pouvait la compromettre, Madeleine hocha la tête. – C’est promis, murmura-t-elle en serrant la main de la vieille femme. Et elle s’enfuit prestement, pâle, affolée, réalisant avec épouvante ce à quoi elle venait de s’engager. Dans sa main qui tremblait, elle avait gardé sans le savoir la lettre du jeune sergent.
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Du sergent Paul Lejeune, 3e régiment de dragons, 2e division
À Madame Suzanne Lejeune, Saint-Denis Manzanares, le 25 juin 1808
Ma chère Maman, Il y a un siècle que je ne t’ai écrit, et je m’en veux quoiqu’il n’y ait pas de ma faute. J’ai bien de la peine en pensant à l’inquiétude que tu dois avoir, surtout depuis les nouvelles de la bataille de Bailén. Ma chère maman, on a coutume de dire qu’il faut un début à tout. J’ai connu dans cette ville maudite ma première défaite. C’est un baptême dont je me serais volontiers passé. Les combats ont commencé le 19 juin, à quatre heures, dans les ténèbres de la nuit. Nous avons déposé les armes à midi, sur les ordres du général Dupont de l’Étang. Dans nos rangs, il ne restait plus que deux mille soldats valides. Les autres étaient morts, blessés, ou encore vaincus par la chaleur torride et la soif. J’ai le bonheur de m’être tiré de cela jusqu’à présent sans une égratignure. J’appelle cela bonheur car c’est étonnant qu’étant toute la journée au milieu des boulets, je n’aie rien. Seul mon shako est abîmé par un coup de sabre qui m’a manqué de peu. Depuis ce jour, nous sommes prisonniers des Espagnols. Nous marchons vers 23
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Madeleine et l’île des oubliés l’ouest, sur des chemins de poussière, sous une chaleur écrasante. Tous les jours sur les routes, bien souvent n’ayant pas le temps de nous reposer la nuit, ne mangeant que du pain, parfois des légumes, jamais de la viande. Dans les villages que nous traversons, la population civile nous crie des injures, nous crache au visage, nous frappe, et nous devons aux gardes de l’armée espagnole de n’avoir pas été encore massacrés. Nous ignorons ce que les Espagnols comptent faire de nous. Certains ici disent que dans sa reddition le général Dupont a négocié notre retour en France. On nous mène jusqu’à Cadix pour nous embarquer sur des navires qui nous ramèneront au pays. Je m’accroche à cet espoir pour ne pas céder au découragement qui nous guette tous, tant la marche est longue et difficile. Mais ne t’inquiète pas, un jour, pas trop lointain je l’espère, je rentrerai en France, l’Empereur sera content de moi. Adieu, ma chère Maman, porte-toi toujours bien, ainsi que mon frère et ma sœur, que j’embrasse. Et toi, ma chère Maman, je t’embrasse du plus profond de mon cœur et suis pour toujours Ton fils bien-aimé, Paul.
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Achevé d’imprimer en février 2016 par Légo Print en Italie N° d’édition : 16070 Dépôt légal : mars 2016
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Illustration de couverture : Olivier Desvaux
Père : disparu. C’est ce qui est mentionné sur le dossier de Madeleine, élève à la Légion d’honneur, fille du chirurgienmajor Rochembault dont on est sans nouvelle depuis la bataille de Bailén. Madeleine, cependant, ne peut se résoudre à l’absence de son père. Surmontant sa timidité naturelle, elle se lance à la recherche des prisonniers de l’armée espagnole. Très vite un nom apparaît : Cabrera, l’île maudite, où des centaines de soldats seraient captifs. Mais Cabrera est loin, l’Espagne est en guerre et le chirurgien Rochembault est-il seulement vivant ? Dans cette grande épopée méditerranéenne, Madeleine découvrira que le courage ne s’éprouve pas seulement sur les champs de bataille. Et que l’amitié est une force.
Gwenaële Barussaud est une ancienne élève de la Légion d’honneur. Elle clôt avec Madeleine et l’île des oubliés la série à succès des Demoiselles de l’Empire.
13,90 € France TTC www.mameeditions.com
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