9782728923847 fra angelico l'invisible dans le visible by Fleurus Editions

FRA ANGELICO

Ce religieux dominicain, né en Toscane à l’orée du Quattrocento, consacre toute sa vie à tisser des liens entre les mondes. Par la grâce de sa peinture, il concilie le mysticisme de la chrétienté médiévale et l’humanisme de la première Renaissance. Sous ses pinceaux, le Ciel transcendant où siège un Dieu d’amour illumine la terre des hommes, tourmentée et fragile. Si Fra Angelico figure fidèlement le réel comme les meilleurs artistes de son temps, il mobilise son talent pour proclamer la présence du divin dans l’humanité, rendant sensible aux regards le mystère insondable de l’Incarnation. Michel Feuillet nous invite à découvrir ce miracle artistique au fil des pages de ce beau livre qui réunit deux volumes de la collection « Un certain regard », Le Maître de l’Annonciation (1994) et Au seuil de l’invisible, Fra Angelico (1997). Michel Feuillet est professeur émérite des universités (Lyon III-Jean Moulin). Spécialiste d’iconographie chrétienne, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Fra Angelico. Son Lexique des symboles chrétiens, dans la collection « Que sais-je ? », est devenu un manuel de référence. Éliane Gondinet-Wallstein, historienne d’art, s’est spécialisée dans le langage iconographique de l’art chrétien et dans la manière dont il a évolué au cours des siècles. Auteur de plusieurs ouvrages, elle a créé la collection « Un certain regard ».

FRA ANGELICO L’invisible dans le visible

Rarement une œuvre picturale aura été tant impreignée de foi que celle de Fra Angelico, tout en restant parfaitement ancrée dans son époque.

L’INVISIBLE DANS LE VISIBLE

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28/08/2017 10:52

Michel Feuillet

sommaire Préface ��6 PARTIE I : LE MAÎTRE DE L’ANNONCIATION ��9 I. Un peintre novateur et mystique �� 12 Frère Angélique, frère des hommes �� 12 Le Maître de l’Annonciation �� 20 II. La rencontre du ciel et de la terre �� 24 Salut, Marie pleine de grâce �� 24 Cieux, répandez votre rosée �� 38 L’Esprit saint viendra sur toi ��44 Marie, vase de divinité �� 56 Un lys dans le jardin �� 60 L’éternité vient dans le temps… �� 74 ... l’immensité dans la mesure ��84 L’harmonie du mystère �� 94 Ultime Annonciation �� 106 III. L’invisible dans le visible �� 108 PARTIE II : AU SEUIL DE L’INVISIBLE �� 113 I. Au cœur de Florence �� 118 Un mécène éclairé ��118 Une chapelle pour les vivants et pour les morts �� 128 Un frère angélique �� 136 II. Le retable de Santa Trìnita �� 140 La genèse de l’œuvre �� 140 La douce Toscane �� 148 Celles que Jésus aimait �� 156 Le cercle des humanistes �� 168 Les servants du Christ �� 182 Le corps transfiguré �� 198 III. Le don suprême �� 206 Repères chronologiques ��211 Indications bibliographiques �� 213 Crédits iconographiques ��217 Du même auteur �� 219

uand un maître de la Renaissance florentine fait de sa vie entière une profession de foi, c’est par la peinture qu’il s’exprime. Quand celui que le monde connaît désormais sous le nom de Fra Angelico est devenu dominicain, il a accompli sa vocation de Frère prêcheur en proposant à ses frères et à ses contemporains des fresques et des retables à la beauté lumineuse. Sa peinture jaillissait d’une source profonde, d’une rencontre longuement intériorisée avec son Seigneur. Cette rencontre lui inspirait des trouvailles géniales. Dans l’Annonciation du retable de Cortone, les lettres d’or de la réponse de Marie s’adressent non pas à l’ange, mais au ciel : elles sont dessinées la tête en bas, tournées vers le haut. Et le « Fiat » qui est le cœur de ce mystérieux échange est caché aux yeux des hommes, il est masqué par la colonne qui relie le ciel et la terre. Il ne s’adresse qu’à Dieu seul. Nous voici au seuil du mystère de l’acceptation de Marie. Autre trouvaille inspirée : dans la Déposition de croix du retable de Santa Trìnita, le corps du Christ est sans pesanteur, il n’est défiguré par aucune trace de coup ou de blessure, en dépit de tout réalisme. Même si des traces existent, les forces de mort n’ont pas prise sur ce corps, descendu par les mains légères et respectueuses des servants d’une célébration. Un corps qui est déjà, dans sa beauté inentamée, un corps ascensionnel, un corps qui s’élève. Le baiser de Marie de Magdala, la contemplation de Jean s’adressent déjà au Ressuscité, dans une scène inondée de clarté. Ils nous disent que Jésus est à chercher ailleurs, du côté de la vie. Peu à peu s’impose une compréhension : les peintures de Fra Angelico ne sont pas seulement destinées au regard physique, elles incitent ceux qui sont capables de s’y ouvrir à une conversion du regard, elles leur permettent de « voir » au-delà, au-dedans, de passer d’une représentation à une présence, du visible à l’invisible.

Michel Feuillet a longuement fréquenté Fra Angelico, il s’est nourri de son œuvre, l’a méditée, contemplée, ne s’est pas lassé d’y revenir à maintes et maintes reprises. Il s’est véritablement imprégné de sa beauté, de sa signification profonde, et cela se sent. La réunion des deux livres qu’il lui a consacrés, publiés séparément à l’origine dans la collection « Un certain regard », lui permet de mettre en valeur dans sa continuité la « prédication » de Fra Angelico et d’offrir au lecteur un espace initiatique marqué de l’empreinte du « Frère Angélique ». Un espace qui dessine sous nos yeux une transmission du mystère pascal, manifestation sur terre de l’amour divin pour les hommes. « Un amour contagieux qui resplendit sur la création tout entière », écrit Michel Feuillet. C’est le mystère de la trajectoire d’un homme, Jésus de Nazareth, venu partager notre vie jusqu’au dénuement total de la mort sur une croix. C’est la révélation du projet recréateur de Dieu pour les êtres humains que nous sommes : une transfiguration qui va jusqu’à nous faire partager la plénitude de sa vie divine. Alors s’ouvre un chemin d’éternité vivante. Eliane Gondinet-Wallstein.

LE MAiTRE DE L’ANNONCIATION partie I

FRA ANGELICO… un nom symbolique décerné comme un hommage au grand artiste de la Renaissance florentine, mais qui semble également définir son œuvre elle-même. Le qualificatif angelico évoque toute une atmosphère, et plus particulièrement rappelle les êtres célestes qui habitent ses peintures. Dans son célèbre Jugement dernier, des anges emmènent les élus pour une mystique farandole sur un tapis de fleurs en direction de la porte illuminée du paradis. Lorsque Fra Angelico peint le Couronnement de la Vierge, se disposent tout autour du Christ et de Marie des anges musiciens : trompettes, mandolines, tambourins et cithares laissent monter une musique que l’on imagine d’une beauté sublime. Pour chaque Vierge à l’Enfant que le religieux réalise, une douce cohorte se presse autour du trône, offrant des roses mousseuses ou contemplant la Madone et son Fils. Les couleurs vives des vêtements, la blondeur des chevelures, les visages au teint transparent, les ailes polychromes, l’or qui resplendit, tout dit l’ineffable immatérialité de ces créatures qui vivent dans l’intimité de Dieu. Parmi ces anges se distingue, par l’importance de sa mission, l’archange Gabriel, l’ange de l’Annonciation, celui que Dieu envoya auprès de la Vierge Marie à Nazareth pour lui annoncer qu’elle allait être la Mère du Sauveur. À maintes reprises Fra Angelico a peint cette scène, qu’il a privilégiée entre toutes, et à laquelle il n’a cessé de revenir.

La contemplation de l’ensemble des Annonciations qui ponctuent la carrière de l’artiste procure un rare bonheur. L’événement représenté a tout pour charmer : l’action, simple et limpide, est immédiatement compréhensible ; les protagonistes sont idéalement jeunes et beaux ; le lieu de la rencontre, accueillant, ordonné, apparaît comme un espace de rêve ; la venue de l’Ange est une promesse de félicité et de vie. Mais pour qui sait s’attarder, pour qui se laisse prendre par la profondeur des images, s’ajoute au plaisir de la beauté celui de l’intelligence, suivi bientôt de l’approche visionnaire d’un grand mystère. À la contemplation d’une œuvre à la fois exquise et savante succède la révélation d’un art inspiré. À l’instar du visiteur de Nazareth, Frère Angélique s’est fait l’envoyé de Dieu : sous ses pinceaux, les pigments colorés sont devenus message divin. Ses Annonciations, dans leur diversité et leur similitude, invitent les visiteurs, esthètes et pèlerins, à entrevoir au-delà de l’apparence.

I. Un peintre novateur et mystique D FRERE ANGELIQUE, FRERE DES HOMMES

e son vivant, Fra Angelico porta d’autres noms, plus modestes que celui sous lequel il est aujourd’hui connu : Guido, Guido di Piero, Guidolino, Fra Giovanni, Fra Giovanni da Fiesole marquent successivement les étapes d’une vie féconde et le développement d’une personnalité au sein d’une société bien concrète. Guido – en français Guy – est le nom de baptême que l’enfant reçoit à sa naissance. Guido di Piero, selon l’usage du temps, permet d’indiquer une filiation, Piero étant le nom de son père. Guidolino est le diminutif affectueux que préfèrent ses parents, ses compagnons, ses amis. Guido devient Fra Giovanni lorsqu’il entre en religion, lorsqu’il choisit de devenir frère dominicain. Le premier couvent où il séjourne se trouvant à Fiesole, il est désigné, au cours de ses déplacements ultérieurs, comme provenant de cette petite cité ; parfois le nom même du couvent est mentionné : Fra Giovanni da Fiesole s’appelle alors Fra Giovanni di San Domenico di Fiesole. Quant à Fra Angelico, c’est le titre laudatif que l’on accorde à l’artiste vertueux et que pérennise rapidement la tradition. Allant plus loin dans l’éloge, les générations suivantes lui décernent le titre de Beato, c’est-à-dire de bienheureux, même en l’absence de véritable béatification : la reconnaissance officielle de l’Église interviendra bien plus tard, en 1982, lorsque Jean-Paul II fera de Beato Angelico le patron des artistes et particulièrement des peintres.

Contrairement à l’image de pieuse suavité, voire de naïveté, que la littérature hagiographique a pu laisser, le génie de Fra Angelico est marqué par un véritable esprit d’ouverture. Loin d’être un artiste solitaire, il apparaît à la croisée de plusieurs courants artistiques dont il tire profit pour un art original et novateur. Il bénéficie également, comme tout frère prêcheur, d’une solide culture théologique à la fois moderne et traditionnelle. Le profond mysticisme de Fra Angelico, sa foi intense, vont de pair avec une science qu’il a acquise dans le contexte de cette Renaissance florentine dont il est devenu l’un des plus grands représentants. Guido naît vers 1395-1400, dans le Mugello, au nord-est de Florence, non loin de Vicchio. Le jeune campagnard se rend à Florence pour y apprendre le métier de peintre. Comme tous les futurs artistes, il est formé dans un atelier, une bottega où, de simple garzone, il devient l’un des assistants du maître. Le 31 octobre 1417, recommandé par l’enlumineur Battista di Biagio Sanguigni, il entre dans la Compagnia di San Niccolo’ près de l’église du Carmine. Il y est inscrit comme peintre et les registres mentionnent qu’il habite le quartier populaire de San Michele Visdomini. L’admission au sein de cette Compagnie, confrérie religieuse à caractère social, suppose préalablement l’appartenance à la puissante Corporation des médecins et apothicaires, l’Arte dei Medici e Speziali, à laquelle sont modestement affiliés les peintres, qui apparaissent encore aux yeux de la société comme de simples artisans, même si leur statut évolue peu à peu.

En ce début du xve siècle – le fameux Quattrocento –, les artistes peintres sont nombreux à Florence. Les couvents commandent des cycles de fresques ou des tableaux d’autel ; les corporations font orner leurs chapelles d’images votives ou de symboles propres aux professions qu’elles représentent ; les grandes familles, nobles ou bourgeoises, sont les commanditaires d’importantes œuvres publiques ou privées ; la Seigneurie et le chantier du Dôme font largement appel aux artistes. C’est à partir de cette cité qu’un siècle plus tôt Giotto, formé par son maître Cimabue, réussit à donner à l’image une nouvelle dimension : redécouvrant l’héritage romain, s’appuyant sur la grande tradition byzantine et tirant parti des innovations de la statuaire gothique, il sait créer un art solide, clair, vivant, concret, construit selon la logique du temps et de l’espace où agit la société des hommes. Tout au long du xive siècle, nombreux sont ceux qui reçoivent et reprennent la leçon de Giotto : à Florence, Andrea Orcagna, Bernardo Daddi, Taddeo et Agnolo Gaddi ; à Sienne, Ambrogio et Pietro Lorenzetti. Mais au réalisme de Giotto se mêlent d’autres expériences et d’autres esthétiques : dès le milieu du xive siècle, se développe un art raffiné, qui resplendit de coloris rares selon un graphisme sinueux, d’où émanent tour à tour une courtoise préciosité ou un délicat mysticisme. Les historiens ont donné à ce courant le nom de gothique international. C’est l’influence de ce gothique finissant qui préside à la formation de Guido. Le jeune artiste travaille au début de l’année 1418 pour l’église Santo Stefano al Ponte, située tout près du Ponte Vecchio : il réalise un retable — un tableau d’autel peint sur bois — destiné à la chapelle de la famille Gherardini. Même s’il prend la suite d’Ambrogio di Baldese dans la décoration des chapelles de Santo Stefano, Guido est surtout influencé par la peinture subtile de Lorenzo Monaco, d’environ trente ans son aîné.

Il est charmé par le lyrisme féerique et la pieuse sensibilité de ce moine camaldule, nommé Piero di Giovanni, devenu Don Lorenzo en religion – d’où son nom de Lorenzo Monaco. Le maître, formé à Sienne dans la grande tradition contemplative et aristocratique inaugurée par Duccio et enrichie par Simone Martini, apporte à Florence les silhouettes effilées de ses personnages, une mystérieuse lumière et un précieux chromatisme. Lorenzo travaille comme miniaturiste dans le scriptorium de son couvent de Santa Maria degli Angeli ; il honore également de nombreuses commandes de tableaux. Le jeune Guido, tout comme son modèle, développe d’abord une double activité d’enlumineur-miniaturiste et de peintre. Toujours suivant l’exemple de son maître, Guido décide vers 1420-1422 d’embrasser la vie religieuse. Il choisit la famille dominicaine, qu’il connaît bien à cause de contacts qu’il a pu avoir avec le grand couvent florentin de Santa Maria Novella. Mais ce n’est pas là qu’il décide de passer son année de noviciat et de prendre l’habit ; il préfère le petit couvent San Domenico situé à Fiesole sur les collines qui dominent Florence et la vallée de l’Arno. Le choix dit la détermination et la profondeur de sa vocation, car la maison de Fiesole abrite une communauté de frères observants : ce sont bien des frères prêcheurs appartenant à l’ordre fondé par saint Dominique au début du xiiie siècle, mais ils constituent une famille interne, qui s’est distinguée de la majorité, afin de vivre avec une plus grande rigueur l’idéal du fondateur et de proposer un modèle à l’ensemble de l’ordre.

Même lorsque Fra Angelico peint de grands tableaux comme L’Annonciation du Prado, sa formation de miniaturiste est toujours perceptible : en témoignent les délicats feuillages et les fleurs minutieusement ciselées qui émaillent le jardin. (Le retable du Prado, détail)

Photo page de droite : Les Frères prêcheurs sont des lecteurs assidus des livres saints, à l’image de leur fondateur saint Dominique, que Fra Angelico peint ici comme un contemplatif absorbé dans sa méditation. (Le Christ bafoué, détail)

L’un des initiateurs de cette réforme, et le fondateur du couvent de Fiesole en 1405, est Jean Dominici – Fra Giovanni Dominici (1357-1419) –, un personnage de grande envergure, frère très actif dans l’ordre des Prêcheurs, mais plus largement grand stratège au sein de l’Église, ayant grandement œuvré à la résolution du schisme qui a ébranlé la chrétienté latine à partir de 1378 : il est intervenu pour que cesse la présence simultanée de plusieurs papes à la tête d’une Église dès lors affaiblie politiquement et spirituellement. L’unité n’a été retrouvée qu’à l’issue du concile de Constance en 1418. Le couvent où arrive le postulant Guido vers 1420 est en pleine reconstruction. Les prises de position de Giovanni Dominici ont eu localement de fâcheuses conséquences : alors que le fondateur était absent, les frères ont dû subir les assauts d’adversaires et finalement s’enfuir. Fra Giovanni Dominici est mort depuis peu, mais sa personnalité marque encore la communauté récemment reconstituée. Guido choisit de changer son nom en Fra Giovanni, probablement en hommage au maître disparu dont il entend les mérites évoqués par les frères plus anciens. Si le noviciat est marqué par une interdiction de mener des activités extérieures, Fra Giovanni peut reprendre sa carrière artistique dès l’année suivante. Et en cela le religieux ne bénéficie d’aucun passe-droit particulier : l’exercice de son talent est conforme à l’esprit dominicain. Les Frères prêcheurs sont ouverts sur le monde. Certes, leur vie est organisée selon la règle augustinienne, qui impose des obligations strictes. Mais leur vocation, telle qu’elle a été définie par le fondateur Dominique Guzman, est le salut des âmes, la conversion de tous ceux qui se trouvent éloignés de la vraie foi. L’arme des Dominicains est la prédication. Prêcher les infidèles, convaincre les hérétiques, confesser les pécheurs de toutes origines et rassembler le peuple de Dieu, telle est leur mission.

L’exercice de la parole suppose une connaissance approfondie des textes sacrés : les Frères prêcheurs sont des savants, ou tout au moins des lecteurs assidus des livres saints. Fra Giovanni doit se conformer à cet idéal, mais ses frères comprennent que l’art est une prédication et que l’on peut œuvrer pour le salut des âmes au moyen de ses pinceaux et de ses couleurs, comme d’autres recourent à la parole. La formation religieuse de Fra Angelico se déroule sous l’autorité bienveillante de Fra Antonino Pierozzi (1389-1459), prieur du couvent de Fiesole et plus largement vicaire des observants. Fra Antonino, le futur saint Antonin de Florence, est une personnalité d’exception : grand théologien, il met à la disposition de ses frères ses nombreux traités qui seront rassemblés en une importante Summa moralis. Grâce à ce maître spirituel, Fra Angelico accède à une autre Summa, l’œuvre de saint Thomas d’Aquin (1227-1274), le plus grand savant dominicain, surnommé le Docteur Angélique. Ce même surnom attribué ensuite à Fra Giovanni souligne la filiation qui unit le théologien du xiiie siècle et le peintre du xve siècle. Par-delà saint Thomas, le jeune religieux découvre aussi les écrits de saint Albert le Grand (v. 1193-1280), l’autre grand érudit dominicain. Le peintre ne s’éloigne jamais des livres, que ce soit pour les lire ou pour les décorer. Délaissant provisoirement la peinture a tempera sur panneaux de bois, ou celle a fresco sur les parois des églises et des couvents, Fra Giovanni illustre de magnifiques manuscrits qui ensuite prennent place dans la bibliothèque conventuelle. Dans ces travaux de miniaturiste, il est secondé par son propre frère, Fra Benedetto, dominicain comme lui. Vers 1429, Fra Giovanni est ordonné prêtre. Il assume pleinement sa condition de frère prêcheur : malgré ses activités artistiques souvent intenses, il occupe à plusieurs reprises des charges importantes au sein de la communauté de Fiesole, et il en sera de même plus tard au couvent San Marco de Florence. Dès lors, commence sa carrière de grand maître et les Annonciations vont rythmer sa vie et son œuvre.

Photo page de gauche : Le grand théologien dominicain saint Thomas d’Aquin fut appelé le Docteur Angélique en raison de la sainteté de sa vie. Deux siècles après lui, Fra Angelico reçut l’honneur du même surnom. Le peintre montre ici son illustre prédécesseur soutenant sa prière par la lecture de la Parole divine. (La Crucifixion, détail)

P LE MAITRE DE L’ANNONCIATION

armi les peintures de Fra Angelico, dès les premières années, figure la scène de l’Annonciation. En cela l’artiste suit la demande des commanditaires. Mais bientôt, par l’importance des œuvres qu’il lui consacre et par la régularité avec laquelle il y revient, le sujet apparaît comme la recherche de toute une vie, la variation autour d’un thème que l’artiste médite jusqu’aux derniers instants. Aujourd’hui, dans le corpus de l’œuvre de Fra Angelico on compte huit Annonciations. Malgré la disparition de peintures certainement majeures, malgré les incertitudes liées à la chronologie et en dépit des discussions concernant l’attribution au maître de quelques-unes d’entre elles, l’ensemble frappe par sa cohérence et sa richesse. Se faisant peintre de nombreuses Annonciations, se faisant le Maître de l’Annonciation, Fra Angelico reprend, pour l’enrichir, la tradition chrétienne, aussi bien orientale qu’occidentale, qui privilégie depuis des siècles cette image. Les programmes iconographiques des églises byzantines, peintes à fresque ou revêtues de mosaïques, réservent l’arc triomphal à l’Ange et à la Vierge de l’Annonciation. Juste au-dessous de la coupole où resplendit au milieu des ors l’image du Christ Pantocrator, et encadrant celle de la Vierge Théotokos sur la conque de l’abside, Gabriel et Marie symboliquement se trouvent placés à la rencontre du ciel et de la terre. Et lorsqu’une iconostase vient marquer la limite au-delà de laquelle les simples fidèles ne peuvent accéder, les vantaux de la porte de cette sainte clôture représentent l’Annonciation.

La chrétienté latine, multipliant les images, multiplie les Annonciations. Les polyptyques gothiques, qui surmontent les autels de leurs complexes architectures, montrent Gabriel et Marie, tout en haut, au pinacle, occupant les gâbles de gauche et de droite – le registre central le plus élevé représentant presque toujours le Sauveur du monde. Les triptyques portatifs, dont la diffusion est importante en Italie au xive siècle, reprennent d’une manière simplifiée la structure des grands tableaux d’autels : lorsque le fidèle ouvre son petit oratoire, il découvre au sommet des volets pointus l’Ange et la Vierge de l’Annonciation. Parmi les premières œuvres peintes par Fra Angelico vers 1425-1430, on compte plusieurs polyptyques dont les gâbles représentent l’Annonciation – ou représentaient l’Annonciation comme c’est le cas pour le retable de Fiesole qui a fait l’objet d’une reconstruction, ou pour d’autres ensembles qui ont été démembrés. Fra Giovanni, mieux que tout autre peintre, sait l’importance primordiale de l’Annonciation. Il connaît les raisons qui font de cet événement cardinal l’instant autour duquel tout se construit et prend son sens : grâce à l’acceptation d’une Vierge nommée Marie, Dieu se fait homme ; par l’opération de l’Esprit, le Tout-Puissant s’incarne en la personne du Fils pour sauver les hommes marqués par le péché depuis la désobéissance originelle.

L’entrée de l’Éternel dans l’histoire se réalise en cet instant apparemment bien modeste qu’est l’Annonciation. Toute la Bonne Nouvelle du christianisme repose sur cet événement, s’accomplit à partir de lui. C’est le mystère de l’Incarnation : le Verbe se fait chair pour une Alliance nouvelle et éternelle. L’âge de la Loi trouve là son terme : une ère tout autre commence, marquée par la Grâce. Mais ce don de Dieu, ce partage de la condition humaine, cet amour total, suppose la passion, la mort et la glorieuse résurrection du Christ que l’Annonciation rend possible : Dieu se fait homme sans péché et expérimente la mort pour libérer l’homme pécheur et lui faire partager sa résurrection, lui laissant son Esprit jusqu’à la fin des temps.

Quand Fra Angelico peint une Annonciation, quand il représente la venue à Nazareth de l’ange Gabriel et l’active soumission de Marie au message divin, il réalise une œuvre grave. Lorsque sous son pinceau se dessine l’image exquise de la mission angélique auprès de l’humble Élue de Dieu, il exprime et proclame les vérités de la foi telles qu’elles ont été définies par les premiers conciles à la suite de l’enseignement de Jésus luimême. Les Annonciations de Fra Angelico sont ainsi sous-tendues par une solide connaissance des Écritures et de la Tradition. À travers ces images sont affirmées les deux natures du Christ, vrai Dieu et vrai homme, unies en une seule personne. Et Marie, devenant mère de Jésus, accède au titre de Mère de Dieu. Fra Angelico sait tout cela. Il connaît aussi tous les risques d’hérésie, toutes les tentations de réduire le mystère. En authentique dominicain, il proclame le véritable enseignement de l’Église : la parfaite divinité de Jésus et sa totale humanité, son appartenance à la Trinité divine doivent resplendir dans la représentation de Marie devenant virginalement mère du sauveur de l’humanité.

Photo page de gauche : Posé bien en évidence sur les genoux de Marie, le livre des Saintes Écritures : la Parole divine dont la Vierge se nourrit, et que Fra Angelico n’aura cessé de méditer à travers ses peintures et sa vie. (Le retable du Prado, détail)