Jacques Ricot
SUR LA DISSOLUTION DES FRONTIÈRES ENTRE L’HOMME ET L’ANIMAL
Jacques Ricot
Qui sauver ? L’homme ou le chien ? SUR LA DISSOLUTION DES FRONTIÈRES ENTRE L’HOMME ET L’ANIMAL
Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sophie Cluzel Édition : Vincent Morch Direction artistique : Armelle Riva Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Axelle Hosten Mise en pages : Pixellence © Mame, Paris, 2021 www.mameeditions.com ISBN : 978-2-7289-2834-7 MDS : MM28347 Tous droits réservés pour tous pays.
À Maryvonne, qui avait rêvé d’être bergère.
Introduction C’est arrivé entre la poire et le fromage. Ou, plus exactement, entre le fromage et la poire, depuis l’ordre gastronomique décidé par la cour du roi de France en opposition aux mœurs britanniques. Nous étions donc à table, là où se conjuguent harmonieusement et selon une gradation bien française, d’abord le plaisir de la conversation, ensuite l’agrément gustatif, enfin l’apaisement de la faim. Mon jeune voisin, titulaire d’une licence en biologie, avait soigneusement laissé sur le bord de son assiette quelques morceaux de poulet. Le geste, bien que discret, vraisemblablement pour ne pas offenser la maîtresse de maison, ne m’avait pas échappé et, comprenant que j’étais assis à côté d’un végétarien comme le sont 3 % des Français, j’avais entamé avec lui un échange fort instructif sur ce qui est devenu une des grandes affaires du siècle, à l’égal du réchauffement climatique et des pandémies mondialisées dans lesquelles le rapport à l’animal a sa part : la consommation de la chair animale, ses conséquences pour le devenir de la planète et aussi le statut que nous devrions accorder à l’animal, ou plus exactement aux animaux dans leur infinie diversité. Enfin, de moins en moins infinie. 9
À l’arrivée du plateau de fromages, l’étudiant en biologie ne se servit pas et je compris alors qu’il n’avait pas seulement renoncé à la viande et au poisson, mais qu’il était aussi végétalien, refusant donc de s’alimenter avec des produits animaliers comme le lait, le miel, les œufs. J’ignore quel est le nombre de végétaliens. La conversation s’animait aimablement avec mon interlocuteur. Et moi, plutôt flexitarien mou (sans doute un pléonasme), c’est-à-dire simplement soucieux de limiter ma consommation de chair animale, comme, paraît-il, un tiers des Français, j’étais heureux d’approfondir une question devenue omniprésente dans les préoccupations contemporaines. J’avais d’ailleurs été personnellement touché par la lecture d’un ouvrage philosophique sur les nourritures et leur enjeu politique puisque manger, c’était toujours être aux côtés de convives invisibles : les jardiniers, les éleveurs, les intermédiaires des circuits commerciaux et économiques, et aussi, bien sûr, les animaux que nous consommons1. Je m’apprêtais à demander à mon sympathique voisin s’il s’abstenait d’utiliser la totalité des produits d’origine animale comme la laine, le cuir ou certains cosmétiques, et, même, s’il critiquait le recours aux chiens guides d’aveugles, bref, s’il était un adepte du véganisme intégral, à l’instar du gros demi-million de pratiquants recensés chez nos amis britanniques. Mais je n’en eus pas le loisir.
1. Corine Pelluchon, Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Éd. du Seuil, 2015. 10
Introduction
La corbeille de fruits n’était pas encore arrivée sur la table que l’échange s’est enflammé assez soudainement quand mon voisin déclara : – L’homme n’est qu’un prédateur et il n’y a aucune raison de lui donner une quelconque prépondérance sur les animaux. D’ailleurs, mes études de biologie m’ont conforté dans cette évidence : l’homme lui aussi est un animal. – Oui, répondis-je, mais est-il un animal comme les autres ? – Non, même pas, répliqua-t-il. Il n’est pas « comme » les autres, car c’est un animal de la pire espèce qui soit puisqu’il s’autorise à tuer et à consommer les autres animaux alors qu’il pourrait s’en dispenser. Il ne mérite donc pas une considération particulière. C’en était beaucoup pour moi, humaniste à l’ancienne, et je crus alors devoir quitter le registre classique de la discussion argumentée en recourant à ce qu’on appelle parfois une expérience de pensée. C’est un procédé qu’affectionnent certains philosophes mais dont, pour ma part, je n’aime pas abuser. Néanmoins, nous étions à table, un bon vin avait accompagné le fromage. – Supposons, dis-je dans une improvisation que je crus éloquente, que nous nous promenions vous et moi au bord de la Loire avec un chien errant aboyant joyeusement à nos côtés. Je joue avec le chien, un peu imprudemment, trop près de la rive, et nous voilà déséquilibrés : le chien et moi chutons dans le fleuve et nous sommes en train de nous noyer, chacun dérivant de son côté. Vous êtes un excellent nageur, moi non. Qui allez-vous choisir de sauver en priorité ? 11
Bien sûr, dans l’échauffement du débat, mon exemple était assez bancal, car le plus souvent, dans la réalité, les chiens sont assez habiles pour se tirer d’affaire eux-mêmes. Mais les amateurs d’expériences de pensée aiment perturber nos manières de réagir en prenant quelques libertés avec les situations de la vie réelle. Et puis, notre discorde courtoise commençant à intéresser les autres convives, j’étais assuré d’un triomphe facile pour clore la discussion, tant la réponse à ma question paraissait évidente. Je me trompais. L’étudiant eut cette réplique : – Je choisirais de sauver d’abord le chien car lui ne possède pas les vices des membres de notre espèce. Celle-ci n’a aucune raison de revendiquer une place supérieure. J’ai d’abord cru à une plaisanterie, mais non. Je n’ai trouvé alors que cette piteuse parade : – Eh bien ! j’éviterai de me promener avec vous et un chien perdu sur un quai, surtout si celui-ci est dangereusement glissant. Quelques semaines plus tard, lors d’un autre repas, mais cette fois sans attendre le fromage ou la poire, je me suis retrouvé en face d’une lycéenne, primesautière et fort attachante. Elle racontait les derniers jours de la vie de son chat atteint d’un cancer. Le vétérinaire, très pessimiste sur l’évolution de la maladie, avait évoqué un traitement de la dernière chance, une opération chirurgicale assez coûteuse mais dont l’efficacité était très loin d’être garantie. Malgré cette mise en garde, la famille, dont les revenus étaient pourtant modestes, décida de dépenser presque l’équivalent d’un mois de salaire pour tenter de sauver l’animal. 12
Introduction
En vain. Celui-ci ne survivra que durant quelques semaines après l’intervention. L’histoire était attendrissante et la détresse de la jeune fille inspirait la compassion. Mais je n’ai pu m’empêcher de constater qu’on avait donné ici beaucoup de valeur à l’animal. Immanquablement, après son récit, m’est revenue en mémoire ma mésaventure avec l’étudiant en biologie. Alors, j’ai pris le risque de proposer la même expérience de pensée en remplaçant seulement le chien errant par le chat de la demoiselle. Cette fois-ci, la lycéenne ne s’est pas attardée sur les qualités et les défauts comparés de l’espèce humaine et de l’espèce canine ou féline. – C’est bien évidemment mon chat que j’essaierais de sauver en premier lieu, car c’est de lui que je me sens le plus proche. Or vous, je ne vous connais pas assez, vous ne faites pas partie de mon cercle. Je suis resté aphasique. J’avais sans doute été un peu téméraire, dans cette situation comme dans la précédente, en mettant en scène ma petite personne dans une expérience de pensée, face à des convives inconnus. Mais je me suis ressaisi : après tout, j’étais moi-même un représentant de l’espèce humaine, non ? Et quelque chose me troublait dans les réactions de mes ardents interlocuteurs. D’où leur venait cette quiète assurance les conduisant à préférer dans le premier cas « les » animaux aux humains, considérés les uns et les autres dans leur généralité, et dans le second, « un » animal singulier à « un » être humain quelconque ? Que se passait-il donc ? Dans un petit travail antérieur sur l’humain et l’inhumain, conduit au milieu des années 1990 dans un but de 13
vulgarisation, j’avais pris au sérieux la question de l’animal1. Succinctement et très classiquement, je partais de la féconde tradition léguée par les Grecs, leur philosophie et leur mythologie, et trouvais pertinent de situer l’homme entre les dieux et les bêtes. J’avais été aussi marqué par le geste théorique de Lévi-Strauss cherchant à rapatrier l’homme dans l’ensemble du vivant et dénonçant sans ménagement la morgue dont notre espèce était coupable vis-à-vis de la nature. Attentif à la célèbre formule de Bentham, selon laquelle il fallait se demander si l’animal pouvait souffrir, et non pas d’abord s’il pouvait parler ou raisonner, j’en avais conclu que si l’animal n’était pas notre prochain, du moins était-il notre proche. Cette formule se voulait un peu réactive à l’affirmation, trop catégorique à mes yeux, d’un essai qui venait tout juste de paraître, sous la plume de Florence Burgat, Animal, mon prochain2. Aujourd’hui encore, je reste dubitatif devant l’application au monde animal de tout un lexique réservé habituellement à l’humain. Cela dit, il est indiscutable qu’un examen de conscience s’imposait à une humanité un peu trop sûre d’elle-même et arrogante à l’endroit des animaux. Dans les années 1990, la préoccupation animale mobilisait des auteurs français qui commençaient à s’approprier la réflexion entreprise depuis longtemps dans le milieu anglo-saxon, soit pour la prolonger, soit pour la questionner, mais avec un outillage largement redevable aux habitudes de pensée héritées de la philosophie continentale 1. Jacques Ricot, Étude sur l’humain et l’inhumain, Nantes, Pleins Feux, 2004. Nouvelle édition de Leçon sur l’humain et l’inhumain, Paris, PUF, 1997. 2. Florence Burgat, Animal, mon prochain, Paris, Odile Jacob, 1997. 14
Introduction
européenne. Le kantisme inspirait Luc Ferry dans un essai brillant et instructif malgré certaines approximations1, et c’était la phénoménologie qui animait le travail de F lorence Burgat, tout comme celui d’Élisabeth de Fontenay, en 1998, dans l’impressionnante somme proposée par son maître-livre Le Silence des bêtes2. Enfin, Jacques Derrida s’était mêlé à la réflexion en faveur de l’animal, en revisitant la tradition philosophique dans un ouvrage publié à titre posthume, L’animal que donc je suis3. Ce philosophe influent faisait remonter son intérêt pour la question animale au jour où il avait éprouvé un sentiment de honte en se promenant nu devant son chat. Je n’ai jamais ressenti la moindre gêne à déambuler dans le plus simple appareil en présence d’un chat, mais la réflexion de Derrida portait plus loin que cette simple expérience privée. « L’animal nous regarde, écrivait-il, et nous sommes nus devant lui4. » Deux ou trois décennies plus tard, à l’aube des années 2020, la question animale s’est installée dans le paysage avec une production éditoriale non seulement journalistique, avec son lot inévitable de simplifications, mais aussi académique, enflant de semaine en semaine, avec des chercheurs avides de soutenir une cause militante nouvelle et 1. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset, 1992. 2. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, [1998] 2015. Je me dois aussi de mentionner l’article remarqué en son temps de Françoise Armengaud, « Animalité et humanité », Encyclopédie universalis, 1986. 3. Voir p. 135-140. 4. Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 50. En revanche, la conclusion de ce propos me paraît aussi mystérieuse qu’emphatique : « Et penser commence peut-être là. » 15
exaltante, cause à laquelle les jeunes générations sont très sensibles. Et la pandémie du Covid-19 a imposé un nouveau terme jusque-là connu des seuls scientifiques, la « zoonose », qui désigne les maladies ou infections qui se transmettent de l’animal à l’homme. La coexistence avec l’animal exigeait une approche renouvelée. « Or toutes les crises sanitaires de nature infectieuse ont peu ou prou pour origine un vecteur animal qui sert de réservoir ou d’hôte intermédiaire. Tant que ce réservoir est enclos ou marginal, tant que les hommes n’ont pas de contacts directs avec lui, la transmission reste rare, voire inexistante. Mais survient une relation inattendue et nouvelle, et l’épidémie se répand comme une traînée de poudre1. » Occupé à d’autres tâches dans le cadre de l’éthique médicale, du handicap, de la fin de vie, j’ai assisté à l’explosion de la question animale et observé, d’abord de loin, la manière dont elle était problématisée. Je savais bien, pour fréquenter depuis longtemps la littérature sur le sujet, que les défenseurs sérieux de la cause animale n’adhéraient aucunement aux propos des deux jeunes gens qui furent mes convives d’un soir. Pourtant, leurs outrances juvéniles, aussi naïves que choquantes, ne peuvent pas être ignorées, car elles sont l’indice d’une évolution lourde des mentalités que certains animalistes anglo-saxons ont anticipée. Par exemple, Tom Regan, l’une des figures historiques de la cause animale, proposait 1. Didier Sicard, « La transmission infectieuse d’animal à humain », Esprit, avril 2020. Cet article bien informé, indisponible dans la version papier, est en accès libre à l’adresse suivante : https ://esprit.presse.fr/actualites/didier-sicard/la-transmission-infectieuse-d-animal-a-humain-42678 16
Introduction
l’expérience de pensée suivante : quatre personnes et un chien sont sur un canot de sauvetage en train de couler parce qu’il y a un individu en trop. Il considère alors légitime de jeter le chien par-dessus bord. J’ai déjà dit mon peu d’appétence pour les expériences de pensée si éloignées de la vraie vie, mais au moins, on pouvait se sentir soulagé par un tel raisonnement qui ne brouillait pas trop les frontières, contrairement à celui que me tenaient mes jeunes voisins de table. Sauf que l’une des variantes du canot de sauvetage, proposée par le même auteur, supposait qu’une personne en état de coma irréversible se trouvait parmi les quatre humains, et, cette fois-ci, pas d’hésitation, c’était d’elle qu’il fallait se délester. Ce qui commençait à semer un certain trouble. C’est d’ailleurs le but de beaucoup d’expériences de pensée dont on ne sait pas toujours très bien si elles poursuivent un objectif de réflexion approfondie ou si elles ne cherchent pas plutôt à ébranler les dispositions morales du cœur et l’intelligence des humains. Mais, comme souvent, c’est dans la vraie vie que se posent les bonnes questions. Le même Tom Regan s’était offusqué qu’on eût prélevé un jour le cœur d’un babouin pour tenter de sauver un enfant. Ce n’était plus une expérience de pensée. Cette fois-ci, il était clair que sa réaction avait à voir avec un déplacement de frontières aux conséquences éthiques évidentes. Vraisemblablement, les deux jeunes gens, eux non plus, n’auraient pas admis que l’on sacrifiât un animal pour sauver un être humain inconnu d’eux. Il fallait donc s’interroger sur la nature de la frontière entre l’homme et l’animal, sa porosité et son étanchéité 17
n’étant pas appréciées par les uns et par les autres de la même manière. Et pour cela, il était nécessaire d’éviter toute caricature et d’essayer d’entrer honnêtement dans la démarche du courant animaliste. Je dois dire ma dette à l’égard de deux auteurs, différents dans leurs visées respectives, et dont on verra dans les pages qui suivent que je les ai souvent sollicités : Corine Pelluchon et Étienne Bimbenet. J’avoue que la fréquentation assidue des travaux de la première a fait bouger quelque peu mes lignes personnelles. Quant à Étienne Bimbenet, qui ne se réclame pas de l’animalisme, son approche intellectuellement courageuse a consisté, avec des outils venus de la phénoméno logie et dans le respect d’un strict darwinisme, à résister à la dissolution des frontières entre l’homme et l’animal, objet central de la présente publication. L’Animal que je ne suis plus (en écho, plus qu’en opposition, avec celui de Derrida) et Le Complexe des trois singes sont deux ouvrages majeurs permettant de ne pas se laisser intimider par les effets déstabilisants d’un livre publié quelques années auparavant sous un titre d’autant plus provocateur qu’il n’était pas assorti d’un point d’interrogation : La Fin de l’exception humaine1. Revêtue d’une majuscule solennelle par l’auteur lui-même, la Thèse que ce livre entendait récuser en premier lieu était qu’une différence de nature 1. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007. Malgré les nuances apportées par l’auteur pour éviter tout réductionnisme, sa position naturaliste a été fort discutée et parfois âprement dénoncée. Voir, par exemple, le dossier paru dans la revue Le Débat, 2008/5, n° 152. Voir aussi Paul Valadier, L’Exception humaine, Paris, Éd. du Cerf, 2011. 18
Introduction
(selon le terme technique : une « rupture ontique ») pût exister entre l’homme et tous les autres être vivants. L’auteur, Jean-Marie Schaeffer, par ce type d’ouvrage engagé, avait suscité en son temps de vives et stimulantes controverses dans le milieu académique et au-delà. Étienne Bimbenet a eu le mérite de reprendre sereinement et sérieusement le dossier du propre de l’homme et même d’oser réhabiliter une forme d’anthropocentrisme malgré la disgrâce dans laquelle ce concept est tombé. « Chaque fois, écrit-il, que nous prétendons nous rapprocher de l’animal, c’est par un comportement savant, moral ou critique qui inévitablement creuse la distance entre eux et nous1. » Et s’il insiste sur la séparation entre l’homme et l’animal, c’est pour montrer que c’est la condition requise pour en prendre soin. Enfin, j’ai voulu clore ce livre en revenant sur trois points de friction, récurrents dans les débats contemporains autour de la question animale : certaines thèses soutenues par Peter Singer, le rôle de la philosophie de Descartes, l’influence du monothéisme juif et chrétien. Ce ne sont pas là de simples appendices à ce travail, mais des mises au point sur des simplifications qui obscurcissent trop souvent les débats en cours.
1. Étienne Bimbenet, Le Complexe des trois singes. Essai sur l’animalité de l’homme, Paris, Éd. du Seuil, 2017, p. 339.
Chapitre I
L’animalisme : état des lieux La question animale Depuis quelques décennies, le bouleversement du rapport de l’homme à l’animal, du moins dans les sociétés occidentales, connaît une accélération prodigieuse. Durant des siècles, voire des millénaires, puisque cette histoire semble commencer avec le Néolithique, les animaux vivant dans le voisinage des humains ont été répartis en deux catégories. D’une part, ceux qui vivent à l’extérieur des habitations, plutôt dans la forêt, et portent pour cette raison le nom de sauvages (étymologiquement, « celui qui vit dans la forêt », sylva), et il convient de s’en protéger ou alors de les chasser pour obtenir de la nourriture. D’autre art, ceux qui, au contraire, rattachés à la m aisonnée, au domaine (domus), sont appelés domestiques, ou « d’hommestiques » selon le jeu de mots proposé par Jacques Lacan. Ils se définissent par l’utilité qu’en tire l’homme avec lequel ils entretiennent une relation à la fois distante (le chien réside dans sa niche, la vache à l’étable) 21
et familière (le chien consomme les restes de la table, la vache, parfois séparée par une simple cloison de la pièce principale, contribue à son chauffage). Lors des dernières décennies, une troisième catégorie s’est imposée et a connu un développement spectaculaire, celle de l’animal de compagnie, ce dont témoigne l’augmentation vertigineuse de la longueur des rayons consacrés à l’alimentation animale dans les commerces, ou encore la modification du profil de la profession de vétérinaire, celui-ci désertant les campagnes, avec ses chevaux, ses vaches, ses porcs, ses chèvres et ses moutons, ses poules, pour s’installer en ville et se préoccuper surtout des chiens et des chats. Les animaux de compagnie se distinguent de la classe domestique en ce que, sans rendre de services matériels (le chien gardien du troupeau ou éboueur naturel, le chat protégeant les greniers de l’invasion des rongeurs), leur raison d’être est d’offrir une présence affective à leurs propriétaires, au point qu’on a pu les considérer parfois comme des substituts aux enfants – la courbe ascendante des animaux de compagnie coïncidant avec la courbe descendante des naissances. Ces animaux sont eux aussi familiers, mais d’une familiarité inédite, parce qu’ils entrent dans la famille, au sens propre, comme des membres à part entière, pénétrant dans des lieux privés où les animaux domestiques n’étaient pas admis, comme les chambres à coucher, voire les lits eux-mêmes, signe d’une intimité émotionnelle nouvelle de la part des humains. Leurs maladies provoquent souvent des afflictions profondes chez les maîtres dont ils grèvent les budgets. Et leur mort déclenche des deuils 22
L’animalisme : état des lieux
touchants ainsi que des demandes croissantes de sépulture ritualisée. Cette classification en trois catégories peut être davantage affinée, par exemple en introduisant, entre les animaux sauvages et les animaux domestiques, une classe d’animaux non domestiqués mais qui se sont adaptés aux espaces occupés par les humains. Deux auteurs canadiens, Sue Donaldson et Will Kymlicka1, les ont appelés « liminaires » parce qu’ils vivent à proximité des habitations humaines pour y trouver de la nourriture ou des abris protecteurs. Ce sont, par exemple, les rats, les souris, les loirs, les écureuils, les renards, les pigeons, les moineaux. Cette classification se révélera opératoire pour les animalistes qui cherchent à politiser la question animale. Notons que ce découpage ne recoupe que très partiellement celui que pourrait proposer une taxinomie zoologique. Un même animal peut appartenir aux quatre catégories mentionnées : il existe des lapins sauvages dans la nature, des lapins domestiques élevés pour la consommation, des lapins de compagnie, des lapins liminaires dans les parcs. Indice et emblème de la profonde mutation du rapport à l’animal, le cheval a disparu du monde paysan, chassé par la mécanisation, pour ne subsister que dans les haras, les centres de loisirs, voire les boucheries chevalines. Et c’est le monde paysan multiséculaire lui-même qui a 1. Sue Donaldson, Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016. On retrouvera souvent ces auteurs dans ce livre. « Zoopolis » est un terme forgé en 1998 par Jennifer Wolch pour désigner la communauté mixte des humains et des non-humains. Il est utilisé et précisé par Corine Pelluchon, auteure de la postface à cette traduction. 23
disparu, laissant la place à des formes de « production » animale et même d’« industrialisation » de l’élevage. Ces formes sont apparues au xixe siècle avec le souci de rationnaliser les méthodes traditionnelles de l’élevage. Mais ces techniques, emportées par leur dynamique propre, n’ont pas seulement amélioré les procédés de l’élevage, elles les ont modifiés substantiellement. Un mot nouveau est alors apparu, la « zootechnie », associant l’animal (zôon) à la technique (tèchnè), et ce mot est, en lui-même, le symptôme de la nouveauté du rapport que l’homme entretient avec l’animal. La zootechnie, qui a donc pour objet l’app lication des sciences et des techniques à l’amélioration des « productions » animales et des « produits » animaux, emprunte le vocabulaire et les pratiques propres au monde de la fabrication industrielle des objets. Les éleveurs sont devenus des ingénieurs spécialistes de physiologie, de nutrition, de génétique, de reproduction. Traiter les animaux comme des productions allait immanquablement entraîner un développement de pratiques douteuses, en particulier dans les abattoirs, suscitant des réactions indignées. Depuis quelques années, les vidéos, prises clandestinement par les associations militantes, ont joué un rôle amplificateur décisif pour dénoncer l’indifférence à la souffrance animale. À l’heure d’Internet, de la puissance des images et du rôle des émotions dans la formation des opinions, ces vidéos agissent de manière très efficace sur les mentalités. Voici quelques exemples, glanés au hasard, dans l’immense réservoir d’Internet, l’outil démultiplicateur dans lequel s’écrit un véritable martyrologe animal et 24
L’animalisme : état des lieux
dont les descriptions qui les accompagnent correspondent exactement aux images diffusées : Castration à vif des porcelets. L’animal est retourné sur le dos, la peau du scrotum incisée à l’aide d’un scalpel, les testicules sortis des bourses et le cordon séminal coupé. Puis l’animal est replacé dans sa portée. La plaie, laissée ouverte, le fera souffrir durant plusieurs jours. Le but de cette mutilation ? Prévenir l’apparition d’une odeur désagréable à la cuisson, dite odeur de verrat. 20 000 poulets par bâtiment en moyenne, avec une densité de 16 à 18 animaux par m2, aucune fenêtre, une litière faite de poussière et d’excréments accumulés dégageant de l’ammoniac et du CO2 qui brûlent les poumons. Des poulets trop obèses pour tenir debout, des cadavres en décomposition, des bêtes qui suffoquent… Un élevage intensif de milliers de poules pondeuses entassées dans des cages grillagées sans possibilité d’étendre leurs ailes, ni de s’éloigner les unes des autres en raison de la densité des cages. Les images d’un mouton prenant la fuite face à ses congénères agonisant, d’un autre tombant dans le vide entre deux grilles métalliques tandis qu’un troisième se retrouve le museau coincé dans l’appareil qui le bascule pour la saignée, d’un porcelet secoué de spasmes alors qu’un opérateur lui tranche la gorge… font froid dans le dos !
Ce ne sont pas seulement les conditions effroyables de certaines formes d’élevage qui ont modifié la sensibilité et le regard contemporains sur l’animal, mais aussi certaines situations liées à l’expérimentation animale. C’est encore 25
par la force des images que celle-ci est le plus efficacement connue et dénoncée. Emblématique, par exemple, a été la vidéo diffusée par l’association Animal Testing en 2017 sur le sort des souris dans un laboratoire de recherche sur le cancer en Île-de-France. Le témoignage d’une laborantine a été retranscrit par le journal Libération dans son édition du 6 novembre 2017 : Dans les neuf minutes d’images qui sont diffusées ce lundi, et qui ne contiennent aucune pratique qui puisse être qualifiée d’illégale, on peut notamment voir les deux façons les plus courantes de tuer les souris. La première est la « dislocation cervicale » – « avec ses propres mains on va tenir la souris et rompre la colonne cervicale. Pour qu’il n’y ait plus de connexion entre le cerveau et le corps. Ça j’en ai fait, je dirais, des centaines de fois », explique Julie [prénom d’emprunt], qui précise que l’opération ne fonctionne pas toujours au premier essai. La seconde : l’asphyxie, dans des caissons de CO2. Une technique que Julie qualifie d’« agressive » car, si elle permet de tuer un plus grand nombre d’animaux en même temps, « l’animal meurt en deux voire trois minutes. On voit que les souris respirent très vite, elles cherchent à se déplacer, elles titubent… pas besoin d’être scientifique pour voir qu’elles ne vont pas bien », commente-t-elle. Dans les images vidéo, on voit par exemple une souris qui a survécu plus longtemps que les autres à cette technique d’étouffement. L’une comme l’autre sont des opérations que Julie qualifie de « courantes et quotidiennes ».
D’autres pratiques de ce même laboratoire sont décrites et l’on apprend ainsi que des prélèvements de
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L’animalisme : état des lieux
sang sont effectués sans anesthésie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Désormais, les ministères de la Recherche sont tenus de publier chaque année des chiffres sur l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques. Au moment où ces lignes sont écrites, le dernier rapport disponible fournit les statistiques de l’année 2017. Ce sont près de 2 millions d’animaux qui sont utilisés à des fins d’expérimentation, dont 59 % de souris, 15 % de poissons, 10 % de rats et 7 % de lapins. Les primates (3 746 utilisations) représentent 0,19 % des utilisations. Étonnamment, le rapport prend soin d’expliquer qu’il s’agit de « primates non humains », comme s’il convenait de lever un doute désormais sur la présence possible de « primates humains » dans les laboratoires ! L’expérimentation animale est de plus en plus encadrée mais demeure un point de fixation conflictuel entre les responsables de la recherche et la pression des défenseurs des animaux qui cherchent à promouvoir des méthodes substitutives. Des comités d’éthique, mais dont la composition est controversée, fleurissent désormais, censés faire respecter la règle dite des « 3 R ». Avant de lancer une expérimentation animale, il convient de s’assurer qu’aucune autre méthode de « remplacement » ne pourrait fournir des résultats similaires. Si aucune de ces méthodes n’est disponible, alors il faut diminuer autant qu’il est possible le nombre d’animaux utilisés. C’est le principe de « réduction ». Enfin, selon un terme un peu curieux, le « raffinement » consiste à donner un confort maximum aux animaux. La Fondation droit animal, éthique et science, 27
Table des matières Introduction..............................................................9 Chapitre I. L’animalisme : état des lieux............... 21
La question animale................................................21 La cause animale.....................................................28 Améliorer le bien-être des animaux ou abolir leur « exploitation » ?.............................................37 Écologistes et animalistes. Vers une politisation de la question animale.........................................44
Chapitre II. Où est le centre ?............................... 53
En finir avec l’anthropocentrisme et l’humanisme ?..................................................53 Du biocentrisme au zoocentrisme............................63 Pathocentrisme et écocentrisme...............................71
Chapitre III. Continuité et discontinuité.............. 81 L’homme, un animal comme les autres ?..................81 Continuité et discontinuité : une question de point de vue....................................................89 La morale, la culture................................................99 Le langage.............................................................106 La conscience de soi..............................................112 La bipédie, le cerveau, l’ADN................................119
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Chapitre IV. Différence de degré, différence
de nature........................................................... 127 Une différence de degré qui devient une différence de nature....................................127 Entre l’homme et l’animal, « une rupture abyssale »......................................133 Chapitre V. Quel anthropocentrisme ?................ 141
L’impossible sortie de l’anthropocentrisme............141 Pour un anthropocentrisme responsable................148 L’anthropocentrisme élargi....................................155
Chapitre VI. Peter Singer, une figure tutélaire
encombrante..................................................... 165 Le dépassement des frontières................................165 Trouble dans la notion de personne.......................173 Le genre humain offensé........................................180 VII. Sur deux préjugés....................................... 189 La faute à Descartes ?.............................................189 La faute à la Bible ?................................................197
Conclusion............................................................205 Bibliographie.........................................................211
Mettant au jour les véritables enjeux, parfois vertigineux, de ces questions qui hantent désormais notre actualité, cet ouvrage, tout en faisant montre d’un authentique humanisme, offre au lecteur un bien des plus rares : le moyen de se forger son propre jugement loin des excès manichéens. Agrégé et Docteur en philosophie, Jacques Ricot est chercheur associé au département de philosophie de l’université de Nantes.
16,90 € France TTC www.mameeditions.com
Crédit photo : Olga_Angeloz, Lévrier italien humanisé revêtu d’un costume © Shutterstock
Voici enfin le livre accessible et complet que l’on attendait sur la question animale. Clair et bien informé, écrit par un spécialiste de l’éthique, il évite les écueils tant de la propagande que des caricatures journalistiques pour proposer un état des lieux impartial et équilibré sur le problème du statut à accorder aux animaux. Non, tous les défenseurs de la cause animale ne préféreront pas sauver un chien plutôt qu’une personne handicapée. Oui, l’homme se rattache sans contestation possible au règne animal. Mais non, ce n’est pas parce qu’il partage 99 % de ses gènes avec le chimpanzé qu’on peut en déduire qu’il est un singe comme les autres. Et non, considérer qu’il se distingue des autres animaux n’est pas un blanc-seing pour qu’il les maltraite.