La surprise de frère François
Et alors, frère François, qu’avez-vous vu de plus beau au cours de votre pèlerinage ?
Avec sa douceur habituelle, frère François sourit en voyant les enfants suspendus à ses lèvres. Son pèlerinage en Terre sainte, dans le pays de Jésus, lors de la cinquième croisade, remontait déjà à quatre ans, mais on lui avait demandé de le raconter une nouvelle fois aux jeunes garçons qui venaient d’être confiés à la communauté. Ils étaient rassemblés autour de lui, dans l’ermitage de Greccio, comme une couvée de poussins qui se serre pour avoir chaud. On était en décembre 1223 et, déjà, la belle campagne du centre de l’Italie était recouverte d’un épais tapis neigeux.
Voyons, qu’avait-il vu de plus beau ? Dans son esprit défilèrent les mille et une merveilles découvertes lors de son voyage. Les cathédrales et leurs trésors, les panoramas majestueux des déserts, les bazars de l’Orient lointain et leurs nuances de couleurs infinies, les terribles soldats sarrasins, les cadeaux somptueux de l’émir d’Égypte à qui il avait rendu visite pour lui annoncer l’amour du
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Christ. Cependant, l’esprit de frère François s’arrêta sur tout autre chose :
« Mes petits enfants, je crois n’avoir trouvé rien de plus merveilleux, de plus beau, que les pauvres lieux où Notre Seigneur posa ses pieds : les rives du lac de Tibériade et ses humbles barques de pêcheurs, la grotte où sa Sainte Mère reçut l’annonce de l’ange et celle où il naquit, le Jourdain où il fut baptisé… Oh, vraiment, oui, on comprend combien sont vaines toutes les richesses du monde et que notre trésor, c’est le Christ, venu humble et pauvre sur notre terre. »
Après le départ des jeunes garçons, frère François réfléchit. Oui, lui avait eu la grâce de faire ce pèlerinage. Il avait compris tant de choses en visitant les lieux où le Christ était passé ! Il était revenu avec un amour pour Jésus encore plus fort, un amour brûlant qui surpassait tout.
Mais comment partager ce trésor aux fermiers et aux riches commerçants qui vivaient là, sur ces montagnes du Latium, si diffé-
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rentes de celles de la Terre sainte ? Aller dans le pays de Jésus était périlleux à cette époque et, en dehors des périodes de croisades, peu s’y risquaient. Alors, l’Évangile leur apparaissait parfois comme un conte lointain, et les affaires de leur commerce ou de leur ferme, beaucoup plus importantes et réelles. Leur foi risquait de s’endormir, entre deux rouleaux de draps et quatre sacs bien dodus remplis de grains de blé.
« Il doit bien exister pour Noël un moyen de les mener à Bethléem et à l’Enfant-Dieu », se disait frère François.
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Ses yeux se posèrent sur une tache plus sombre de la montagne qui faisait face à l’ermitage et pétillèrent soudain. Mais oui ! Il y avait aussi des grottes ici ! Certains moines s’y retiraient même pour vivre dans la solitude et la prière. Il y avait en particulier une grande grotte à Greccio où une assemblée de villageois pouvait se tenir à son aise. Elle appartenait à son ami Giovanni Vellita. Frère François sourit. Il avait été troubadour autrefois et il se souvenait des spectacles qu’il montait pour les badauds. Leurs rires et leurs applaudissements résonnaient encore dans sa mémoire. Une idée un peu folle commençait à germer dans son esprit… Vite, s’il voulait qu’elle fût mise en œuvre avant le 24 décembre, il fallait qu’il se dépêche.
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« Savez-vous ce que mijote frère François ? » Zibeline, la commère du village, avait pris prétexte d’une course urgente pour interroger Isabella. Celle-ci, qui tenait avec son mari la petite épicerie du bourg, était généralement la première à connaître les nouvelles. Les habitants ne lui refusaient jamais un petit brin de causette entre deux emplettes. « On le voit courir partout et tenir des conciliabules mystérieux, ajouta Zibeline. Avec le seigneur de Greccio, Giovanni Vellita, avant-hier, hier, avec Guido, le propriétaire de bœufs… Que nous prépare-t-il donc ? » À son grand regret, Isabella ne put la renseigner. Elle-même était étonnée de voir ce frère, d’habitude si calme et ouvert à la discussion, aussi mystérieux et affairé. Oui, c’était certain, il préparait quelque chose, mais quoi ?
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À ce moment-là, un roulement de tambour retentit sur la place du village.
« Oyez, oyez, braves gens ! cria le porte-tambour en déroulant un parchemin. Voici un message de frère François pour tous les habitants de Greccio, et du pays alentour. Cette année, la messe de la nuit de Noël n’aura pas lieu dans l’église. Vous êtes invités à la grotte de Bethléem ! La messe sera en effet célébrée dans la grotte de Greccio, pour nous souvenir que Jésus n’a pas choisi un palais, ni même une maison, pour naître. Venez l’entourer et l’adorer comme les bergers et les pauvres habitants de Bethléem ! »
« Ooooh ! » Dans la foule qui s’était amassée, l’étonnement était grand, mais ce n’était pas de ravissement. C’était donc cela, la surprise de frère François ? « Une messe dans une grotte ? A-t-on déjà vu cela ? » s’interrogeaient les uns. « Quelle drôle d’idée » maugréaient les autres, réticents à l’idée d’aller claquer des dents dans une grotte humide. Certains, enfin, étaient carrément scandalisés : « Ce n’est pas digne de Notre Seigneur ! » Bernardo, le simple du village, lui, battait des mains avec un sourire qui allait d’une oreille à l’autre. Frère François était son grand ami. Il avait toujours un mot gentil pour lui. « Tu es le seul à te réjouir, murmura Isabella. Bienheureux les pauvres de cœur, comme le dit l’Évangile, le royaume des cieux est à eux. »
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Le 24 décembre, le soir venu, les habitants de Greccio et des alentours s’habillèrent donc chaudement, prirent des torches et des cierges, et se mirent en route. La campagne plongée dans la nuit noire de décembre était constellée de la lumière de ces dizaines de flammes tremblotantes. En entrant dans la grotte, les habitants furent surpris.
Point d’autel ni de ces beaux sièges de bois sculpté réservés aux prêtres. À la place, il y avait un des bœufs de Guido et l’âne du vieux Romeo qui entouraient une mangeoire grossière remplie de foin.
Frère François, revêtu de ses ornements de diacre, rayonnait d’une joie surnaturelle à côté de Don Giuseppe, le curé de Greccio : « Entrez, entrez, habitants de Greccio ! Vous voici dans la grotte de Bethléem, réservée aux animaux. C’est là que le Seigneur a voulu naître, entouré de frère bœuf et de frère âne. Ces deux pauvres créatures ont été les seules à l’accueillir, à lui faire une place. Voyez son humilité ! Imaginez la Vierge Marie, si pure, mettant au monde le Sauveur des hommes à même le sol. Elle couche l’enfant dans la mangeoire, sur la paille, et frère âne et frère bœuf, loin de s’offusquer de voir leur mangeoire prise, réchauffent le nourrisson de leur chaude haleine. Venez, adorez-le, et offrez-lui votre cœur et votre vie. »
Alors, tout le monde entonna le Gloria des anges qui, la nuit de Noël, annoncèrent aux bergers la Bonne Nouvelle. Et dans cette grotte obscure, il semblait que ce chant résonnait particulièrement, qu’il se
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multipliait à l’infini comme si les anges étaient vraiment présents, comme mille deux cents ans auparavant. Jamais les habitants de Greccio n’avaient chanté avec tant de ferveur. Frère François psalmodia ensuite l’évangile de la Nativité avec tant de cœur et de beauté que tout le monde se croyait transporté au Paradis. Puis il reprit la parole : « L’enfant de Bethléem est né ! Que toute la Création l’acclame et chante sa gloire ! Que tous l’adorent ! Et qu’il n’y ait plus en cette sainte nuit de pauvres et de riches ! Habitants de Greccio, que parmi vous les riches ouvrent leur porte aux pauvres, qu’ils accueillent celui qui est seul en cette nuit, qui n’a pas de quoi fêter dignement cet événement.
Et que l’on donne double ration de picotin aux bêtes, aux ânes et aux bœufs ! C’est jour de fête pour eux aussi, car toute la Création se réjouit de la venue du Sauveur ! »
La messe fut dite sur la mangeoire, comme sur un autel, entre le bœuf et l’âne qui semblaient être conscients du grand mystère qui était célébré là. Puis, après la communion, alors que l’assemblée se recueillait, il y eut un miracle. Dans la mangeoire, un petit bébé était là, un vrai bébé, tout rose, enveloppé de langes, qui dormait paisiblement. Une douce lumière émanait de lui. Frère François le prit tendrement dans ses bras et l’embrassa. Alors l’enfant, sous la caresse de ce baiser, se réveilla et sourit. Et ce sourire fit fondre définitivement le reste de glace qui gelait encore par endroits les cœurs.
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Ce fut la première crèche de l’histoire ― on dit même que le mot « crèche » vient du nom de ce village, Greccio. Il y avait frère âne et frère bœuf, et frère François présentant l’enfant de Bethléem à l’assemblée : au premier rang, Bernardo le Ravi, les bras levés, un sourire jusqu’aux oreilles, la bouche ouverte dans une louange ininterrompue, et puis Isabella l’épicière, Guido le propriétaire de bœufs, Giovanni Vellita le seigneur du bourg, les jeunes garçons nouvellement arrivés auprès des moines avec leurs visages encore enfantins. Sans oublier les riches habitants dans leurs chauds vêtements de laine qui avaient pris la ferme résolution de partager leur festin de Noël avec un pauvre ― par exemple, cette petite vieille dame, là, au fond, qui grelottait dans sa robe rapiécée et portait sur son dos un fagot de brindilles. C’est en leur mémoire que l’on dispose aujourd’hui des santons dans les foyers, pour se rappeler l’humilité de Notre Seigneur, venu pauvre et vulnérable au milieu des habitants de Bethléem. Et en mémoire de frère François, qui avait réveillé, grâce à sa crèche vivante, la présence de Jésus endormi dans les cœurs des habitants de Greccio.
Une bien douce nuit
Chez les Souriceau, la journée tirait à sa fin. M. Souriceau, dans son fauteuil à bascule, les lorgnons perchés sur le bout de son museau, lisait attentivement le journal de la veille récupéré dans la corbeille à papier du propriétaire de la maison. À ses pieds, les petits Fritz, Hannah, Hans et Joseph étaient plongés dans la contemplation d’un album d’images. Mme Souriceau reprisait un bas, tout en berçant du bout de la patte la petite dernière, Emilia, dans son berceau fait d’une demi-coque de noix. Elle s’arrêta un instant pour contempler la scène et poussa un petit couinement inquiet.
L’année 1818 était très difficile dans ce coin des Alpes autrichiennes. Depuis l’éruption d’un lointain volcan trois ans auparavant, des cendres voilaient le soleil. Il avait gelé en plein mois d’août et plu des trombes d’eau. Les récoltes avaient été si mauvaises que la famine s’était installée en Europe. Cette calamité s’ajoutait à une situation déjà bien difficile après des années de guerre. Napoléon, le terrible empereur qui les avait menées, était devenu le croquemitaine dont on menaçait les souriceaux désobéissants.