9782728933648 Les îles sans nom

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Blanche Collange

Les îles Sans Nom

« Nous devons accepter notre existence aussi complètement qu’il est possible. Tout, même l’inconcevable, doit y devenir possible. Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. »

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

L s î e s n o

l s p l s a e

l s u f e

L g a d brir d c r i

l s t r e s u a e

A c i e d s N c e

l’a ph e c ny royaume

A c i e d G L R E

A o l s p i s f rtd v r c D N S b a c e

veS les royaumes du sud

î e g i es a i e

î e d sr i e m n e a

e o e e m n e a d

A c i e D S B U E L sg a e

R c f S p i

veS anthemusa c ny ndeer n s o

d s r f lia c an d lvn

Partie 1 Lames de fond

N’oubliez pas : vous n’êtes jamais seuls. Ewald étend ses ailes au-dessus de nous. Forts de sa présence, nous pouvons plonger dans les mers les plus ténébreuses. Celles de Fidem, celles de notre être. Nulle blessure ouverte, nulle laideur ne peut le faire fuir. Le regard qu’Ewald pose sur nous et sur le monde est toujours teinté d’espérance. Puisez en lui le courage de chercher la vérité.

Discours de rentrée de maître Aria, adressé aux novices et aux aînés de l’académie des gardiens.

Hésitation

Plus vite, Fidèle, plus vite, chuchota Lise.

Ses deux mains étaient aimantées au dos de la raie blanche. Les couleurs du lagon se confondaient, esquissant un tableau éblouissant de vie et de lumière. Lise et Fidèle plongèrent dans l’enchevêtrement soyeux de la forêt d’algues, slalomèrent entre les coraux-cheminées, avant de passer sous l’arche de pierre qui marquait l’entrée du jardin de corail.

Enfin, Fidèle fendit la surface, et s’éleva de plusieurs mètres au-dessus de la mer. Projetée dans les airs, Lise se détacha de sa raie et alla s’écraser sur le sable, le nez dans un amas d’algues violettes.

Gagné ! s’exclama-t-elle, tout sourire en relevant la tête.

À quelques mètres du rivage, Fidèle effectua une vrille au-dessus de la mer turquoise pour manifester sa joie. Athéa creva la surface à son tour et, l’air boudeur, s’approcha du rivage sur le dos de Digne.

Yvette m’a ralentie ! Elle m’a balancé un jet d’encre à la figure. Cette fichue pieuvre et la politesse ! Je n’allais pas m’arrêter pour lui dire bonjour en pleine course, ragea-t-elle en marchant vers Lise.

Hier, un dauphin t’a coupé la route ; avant-hier, un poisson-perroquet t’a donné un coup de bec… toujours des excuses ! se moqua Lise.

Oh, ça va… demain, j’aurai ma revanche !

Pour échapper à la morsure du soleil, les deux amies se réfugièrent à l’ombre de la forêt tropicale qui bordait la plage. Elles regardèrent Médéric rejoindre le rivage à son tour, abandonnant sa raie Symphonie dans les eaux du lagon.

Par ici ! cria Athéa pour que Médéric, qui voyait très flou au-delà d’un ou deux mètres, les repère.

C’est toi qui as gagné, Lise ? Bien joué, dit-il quelques secondes plus tard en s’asseyant dans le sable.

C’est tout ce que t’inspire ta défaite ? s’indigna Athéa, qui ne se remettait pas de la sienne. Elle t’a battu à plate couture, tu devrais être mortifié, accablé, composer une complainte !

Proposition acceptée ! s’exclama Médéric avec enthousiasme.

Non, JE PLAISANTE !

Trop tard, Médéric avait déjà empoigné le luth qu’il portait en bandoulière, ravi d’avoir une occasion de chanter. Concentré, il ferma ses grands yeux sombres, caressa quelques

cordes, et bientôt sa voix limpide se mêla au pépiement des oiseaux de la forêt.

Je n’ai pas tout perdu, ô gentes demoiselles, Cette course m’a offert une occasion fort belle,

De passer un moment en votre compagnie, Qu’importe la défaite, si c’est vous, chères amies, Qui remportez la gloire.

Flatteur ! s’exclama Lise en pouffant de rire.

Dragueur ! fit une voix narquoise.

Installé dans un hamac multicolore au-dessus de leurs têtes,

Tchoups, l’iguane-guide de Médéric, n’avait rien perdu de la scène.

Tu ne devais pas aller brouter des algues du côté de la baie des Ormeaux ? demanda Athéa en essorant ses longs cheveux bruns.

Si, mais je suis passé par les cuisines pour prendre un petit en-cas, et Delf m’a chargé de transmettre un message à Lise. Il est très long, aussi vais-je me permettre de le résumer pour économiser ma précieuse salive.

Je t’écoute, dit Lise, curieuse.

S.O.S. entrailles de poissons.

Les trois aînés éclatèrent de rire.

Il semblerait que ton novice soit de corvée, dit Médéric.

Qu’est-ce qu’il a encore fait ? gémit Lise en se levant.

Maman Lise à la rescousse ! rit Athéa tandis que Lise s’enfonçait dans la forêt.

Lise marcha d’un pas vif entre les troncs élancés des palmiers, partagée entre l’exaspération et l’amusement. Un rebelle dans l’âme, ce petit Delf… Trois semaines de cours à l’académie des gardiens lui avaient suffi pour se mettre tous les professeurs à dos. Mais derrière ces airs bravaches se cachait un garçon sensible et attachant. Lise, qui avait toujours rêvé d’avoir un petit frère ou une petite sœur, s’était rapidement prise d’affection pour le jeune novice qui lui avait été confié.

Elle commença à escalader le flanc de la montagne blanche, en prenant appui sur les anfractuosités de la roche et sur les branches noueuses des arbustes qui jaillissaient de la paroi. « Surtout ne pas regarder en bas. » Elle avait fait d’immenses progrès depuis ses premières ascensions, mais dans les méandres de l’île, elle avait parfois le sentiment que pierres, feuillages et racines se liguaient pour la faire tomber.

Une porte encastrée dans la montagne la mena aux cuisines. Sous la voûte noircie par la fumée, les intendants d’Amirea s’activaient dans leur tablier de travail. Thilda, le rouge aux joues, épluchait une montagne impressionnante de crabes tandis que Baptistin cassait des œufs de mouette tout en surveillant du coin de l’œil la soupe d’algues qui mijotait dans une imposante marmite en fonte.

Hésitation

Insensible à l’agitation ambiante, leur fille Zélie dormait profondément dans une coquille géante de bénitier, son doudou requin-tigre serré contre son cœur.

Lise repéra Delf assis sur un tas de filets, entre un panier de dorades et un seau plein de viscères. Sur son crâne chauve, il arborait une impressionnante crête d’écailles violettes, signe de son appartenance au clan d’Exocet.

Salut, Delf, dit Lise.

Salut, Lise, répondit le novice d’un air sombre.

Quel est ton exploit de la matinée ? Une bataille d’éponges de mer en plein cours ? Un saut du haut de la falaise nord ?

Un troc de fausses perles de culture ?

Non… … ?

Je me suis métamorphosé pendant le cours de maître Ugène, marmonna le novice en baissant les yeux.

Delf…, soupira Lise.

Comme tous les membres de son clan, Delf avait la capacité de se changer en poisson volant. Or, à l’académie, des règles très strictes encadraient l’exercice de ce don.

Les vagues étaient incroyables ! plaida Delf. Il y avait un banc de dauphins à long bec !

Tu aurais pu te faire gober par un thon.

Je me serais métamorphosé avant qu’il me digère. À quoi ça sert d’avoir un don si je ne peux pas l’utiliser ?

Delf jeta rageusement une poignée de viscères dans le seau avant de lever un regard suppliant vers son aînée.

Tu veux bien m’aider ?

Je ne sais pas… c’est ta punition, pas la mienne. Je ne me suis pas changée en poisson volant, moi.

S’il te plaît… J’ai encore une bonne cinquantaine de dorades à vider !

Lise capitula.

D’accord. Mais tu me promets de ne pas recommencer. Plus de métamorphose pendant les cours !

Delf fit la moue. Les élèves gardiens ne donnaient pas leur parole à la légère. Il finit par lâcher à contrecœur : Promis.

Lise attrapa un couteau et une dorade. D’un geste sûr, elle pratiqua une incision de la tête à la queue, saisit les entrailles et les jeta dans le seau. Bientôt, Delf retrouva le sourire, et les deux élèves bavardèrent joyeusement jusqu’à l’arrivée d’un perroquet bleu électrique dans les cuisines. Perché au bord de la marmite fumante, l’oiseau déclama :

Message de maître Rewald pour les aînés : dressage d’hippocampes dans le manège. Je répète…

Désolée, Delf, dit Lise en se levant, le devoir m’appelle.

À plus tard, soupira le novice, merci pour le coup de main.

Quelle douce odeur de poissons éventrés, dit Tchoups lorsque Lise rejoignit Médéric et Athéa dans le manège enfoui, elle va nous attirer tous les charognards du lagon.

Ignorant l’iguane, Lise jeta un regard anxieux au groupe d’hippocampes qui attendaient leurs cavaliers.

En selle ! cria maître Rewald, un gardien doté d’une impressionnante moustache en guidon et chaussé de hautes bottes en peau de murène.

Lise nagea jusqu’à un hippocampe et se hissa sur son dos. Nerveuse, elle s’agrippa à ses rênes. La première fois qu’elle avait monté un cheval de mer, elle n’avait rien eu à faire. Il était dressé pour la mener à l’académie. Mais dans ce cours, elle devait diriger sa monture et ce n’était pas une mince affaire. Quoi qu’elle fasse, l’hippocampe se cabrait et rechignait à avancer dans le parcours installé par maître Rewald.

N’oubliez pas, jeunes gens, respect et autorité ! Ils doivent sentir que vous êtes le chef ! Et j’attends de vous un peu plus de concentration que lors de la leçon précédente. Oui, je sais, Hubert, vous vous languissez de votre raie. Mais sous couverture, vous ne pourrez pas circuler avec elle, sa présence trahirait votre qualité de gardien ! De quoi auriez-vous l’air si on vous demande de monter un hippocampe et que vous en êtes incapable ? Je vous rappelle que dans moins de trois mois vous partirez en voyage initiatique !

Un murmure enthousiaste parcourut le groupe d’élèves et Lise sentit son cœur palpiter un peu plus vite. Le voyage initia-

tique… trois mois en mission avec un gardien de Fidem, le cœur de la formation des aînés !

« Entendez-vous l’appel du large ? » leur avait demandé maître Aria, peu avant l’arrivée des novices à Amirea. Oh oui ! Lise l’entendait en cet instant, cette voix mystérieuse qui l’attirait vers l’inconnu.

Satisfait de l’effet produit par ses paroles, maître Rewald ajouta en lissant sa moustache :

Pas de parcours réussi dans le temps imparti : pas de grade d’écuyer. Pas de grade d’écuyer : pas de voyage initiatique. Alors, au travail !

Lise poussa un soupir et, déterminée, elle dirigea son hippocampe vers le premier obstacle de corail.

Une heure plus tard, elle retrouva Fidèle avec soulagement pour une petite promenade avant le déjeuner. Près de la passe, large ouverture dans la barrière de corail qui entourait le lagon, Fidèle se détacha de Lise et l’invita à plonger son regard dans le sien. Avant même d’entrer dans la mémoire de sa raie, Lise sut ce qu’elle allait y trouver.

Fidèle regardait le visage rayonnant d’Elma le jour de sa prestation de serment. À travers la paroi de verre qui séparait les eaux du lagon de la salle des honneurs, elle lisait sur les lèvres de la gardienne les mots par lesquels elle engageait son existence :

« Je promets d’aimer, de contempler et de servir la création de Fidem… »

Lise revint à la réalité et descendit plus en profondeur pour s’asseoir sur une confortable éponge de mer. Elle avait besoin de réfléchir. Fidèle, étendue sur le sable quelques mètres plus loin, paraissait paisible. Mais Lise savait qu’il n’en était rien : la raie attendait anxieusement sa réponse.

Depuis la rentrée, c’était toujours le même souvenir qui s’invitait dans leurs échanges, encore et encore. À la lumière de ce que lui avait raconté Fidèle le jour de son passage au grade d’aînée, Lise avait compris sans peine le sens de ces images.

Fidèle lui demandait son aide. Pour ramener Elma vers la lumière. Pour aider la parjure à se détourner de la folie des abysses.

Non. Voilà la réponse qui habitait la future gardienne. Non. Elma avait trahi l’ordre. Elle avait, de sang-froid, orchestré la mort du roi et de la reine de Fidem, les parents d’Hardouin, son ami de toujours. Elle avait blessé Fidèle.

Le regard perdu dans l’amoncellement de coraux flamboyants qui constituait la barrière, Lise soupira. Son cœur demeurait troublé. Elle ne pouvait oublier les images d’Elma du temps de ses années de formation à Amirea. Une jeune gardienne enthousiaste au seuil d’un avenir plein de promesses.

D’après le vieux Gustave, c’est l’abîme de souffrance dans lequel l’avait plongée la perte de celui qu’elle aimait qui avait

conduit Elma à rejoindre la guilde. Et Lise, plus que quiconque, était capable de mesurer cet abîme. Elle portait la perte de sa mère comme une blessure profonde que le temps n’avait pas guérie.

Lise secoua la tête pour chasser ces souvenirs douloureux.

Tout cela appartenait au passé, et Elma avait choisi les abysses. Elle méritait un châtiment, pas la main tendue de ceux dont elle voulait la perte.

Lise nagea vers sa raie.

Je suis désolée, Fidèle, dit-elle doucement. Je… je ne peux pas.

Fidèle ne réagit pas, mais dans son regard, Lise voyait brûler la détermination de ceux qui, après une défaite, ne renoncent pas au combat.

En embuscade

Gardiens, à l’aide !

Dans un même mouvement, Lise dégaina son épée et posa sa main libre sur le dos de Fidèle. Les yeux clos, elle écouta la voix réitérer son appel, plus faiblement. Le cri venait de l’extérieur du lagon. À deux cents mètres vers le nord, peut-être cent cinquante… dans un concert de frémissement d’écailles, on distinguait le bruit caractéristique des battements de nageoire d’une raie manta. Lise et Fidèle foncèrent vers la passe et s’élancèrent vers le large. Bientôt, une étrange silhouette se dessina au milieu d’un banc de sardines argentées.

Hector, un gardien à la barbe rousse que Lise avait souvent vu s’entraîner dans la salle d’armes de l’académie, avançait sur le dos d’une raie noire tachetée de blanc. Une balafre encore ouverte lui déchirait la joue droite. Son bras enserrait le corps inerte d’une gardienne. Le regard de Lise s’attarda sur le bandage de fortune qui enveloppait le torse de la

femme. Juste au-dessus de la poignée de nacre de son épée, il était teinté de pourpre.

Est-ce qu’elle est…, demanda Lise.

Gravement blessée, la coupa Hector de sa voix rauque. Aidez-nous, ma raie n’a plus de force.

La main toujours arrimée au dos de Fidèle, Lise passa son bras droit autour des épaules de la gardienne, et l’étrange équipage prit le chemin du lagon. Lise ne pouvait détacher ses yeux du visage de la femme. Ses paupières entrouvertes dévoilaient un regard que la vie semblait déjà avoir déserté. Soudain, la gardienne gémit :

Hector… où est Sereine ?

La gorge de Lise se serra. Deux gardiens et une seule raie. Elle avait tout de suite su.

Chut, Giulia, garde tes forces, dit Hector. Non… il faut aller la chercher.

C’est fini, Giulia, elle ne reviendra pas.

Une expression de profond désespoir déchira le visage de la gardienne.

Je ne… peux pas… servir sans elle.

La passe était toute proche, mais au lieu de pénétrer dans le lagon pour rejoindre les rivages d’Amirea, Hector entraîna le petit groupe vers une colonie d’anémones géantes accrochée à la paroi de la petite barrière de corail. L’immense chevelure formée par les milliers de tentacules translucides ondulait dans

l’eau sombre. Le gardien se pencha vers Lise et lui murmura à l’oreille :

Elle va nous avaler, lâche ta raie et le bras de Giulia, tu m’aideras à la porter lorsque nous aurons atteint les grottes souterraines.

Elle va… quoi ? bredouilla Lise.

Mais elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Planté devant une anémone qui devait faire dans les deux mètres de diamètre, le gardien murmura :

La vie est mouvement, dans la tourmente le gardien ne se fige pas.

Une nuée de poissons-clowns s’échappa de l’anémone qui, étirant ses tentacules, aspira le petit groupe à l’intérieur de son corps visqueux. Oppressée par les mille bras qui l’enserraient, Lise réprima une exclamation de dégoût. « Génial ce raccourci », râla-t-elle intérieurement. L’eau de mer qui descendait dans ses poumons avait un arrière-goût d’algue pourrie. Lorsque dans un bruit de succion l’anémone l’éjecta hors de sa colonne, un souffle d’air glacial fouetta son visage. Lise eut le sentiment que son estomac restait en arrière tandis qu’elle tombait dans une chute vertigineuse. Son corps heurta la surface liquide dans un bruit sourd, et après une descente rapide à la verticale, Lise sentit un sol de pierres froides et lisses sous ses pieds.

Dans l’eau sombre des grottes souterraines, Lise nagea vers Fidèle, et chercha Hector et Giulia du regard pour leur porter secours. Étoiles de mer, oursins, poissons luisaient dans la

pénombre. Comme dans tous les lieux de Fidem privés de la lumière du jour, la faune et la flore se faisaient luminaires.

En attrapant le poignet de Giulia, Lise frémit. Sous ses doigts, le pouls de la gardienne était à peine perceptible.

Vite, haleta Hector, comme en écho à son angoisse, suis-moi.

Le large toboggan naturel qu’ils empruntèrent contenait à peine assez d’eau pour que les raies soient immergées. Leur descente prit fin dans un bassin circulaire surveillé par un gardien en faction. Sous une des arcades de pierre blanche qui entouraient le bassin, Lise reconnut immédiatement Thyri, le colosse taciturne qui avait escorté les novices jusqu’au désert Filia l’année précédente. Son visage d’ordinaire impassible était tordu par l’inquiétude.

Hector ! Giulia ! s’exclama-t-il d’une voix rocailleuse.

Il se pencha vers l’eau et souleva Giulia avant de la poser sur le dallage de marbre avec une infinie délicatesse. Puis il aida Hector à se hisser hors du bassin.

Sereine ? demanda-t-il.

Hector secoua la tête et murmura d’une voix à peine audible :

Elle s’est jetée devant Giulia pour la protéger.

Que s’est-il passé ?

Une embuscade du côté des îles Grises.

Des grimes ?

Non, des espadons…

Impossible !

Ils ont été pervertis. Tu aurais vu leur regard… ils étaient fous de violence et d’angoisse.

Hector ferma les yeux et frissonna, comme en proie à une vision terrifiante.

On l’a vue, Thyri. La parjure, Elma. C’est elle qui a ordonné l’assaut qui a failli nous tuer. Si on n’avait pas trouvé l’entrée d’une artère sous-marine, on serait morts.

Lise sentit le corps de Fidèle trembler sous ses mains. Elle frémit à son tour, saisie par le froid glacial qui enveloppa son âme. Elma avait de nouveau frappé, semant la mort dans son sillage.

Il faut prévenir maître Aria, souffla Hector.

D’autres gardiens apparurent sous les arcades de pierre blanche. Tous les visages reflétaient la même angoisse. « Une famille », pensa Lise en les regardant se précipiter vers Giulia et Hector. Les gardiens formaient une famille. Elle se représentait souvent la vie de gardien comme une vie solitaire. Mais en cet instant, elle percevait le lien puissant unissant ce groupe d’hommes et de femmes qui avaient voué leur vie au service de Fidem. En quelques secondes, Giulia fut emportée sur un brancard. Hector quitta aussi la salle, soutenu par deux gardiens.

Thyri se tourna alors vers Lise dont le visage dépassait de l’eau sombre.

Je, euh… je ne sais pas par où repartir, balbutia Lise, intimidée.

Pour toute réponse, Thyri lui tendit la main. D’un doux sifflement, Lise invita Fidèle à sortir du bassin. La raie blanche déploya ses nageoires, s’éleva dans les airs et, quelques battements plus tard, devenue oiseau, elle se posa sur l’index de l’aînée. Lise caressa doucement son plumage tandis qu’à la suite de Thyri, elle s’enfonçait dans un labyrinthe d’escaliers et de couloirs bordés de portes closes. Seul le bruit de leurs pas troublait le silence. Malgré les mille questions qui lui brûlaient les lèvres, Lise n’osait pas parler. Le visage fermé de Thyri n’invitait pas à la conversation.

Devant un mur de pierre teinté de mousse, le gardien sortit de sa poche une élégante coquille Saint-Jacques au bord argenté. Votre Signe ? demanda timidement Lise. Thyri hocha la tête. Par réflexe, Lise effleura sa tunique à l’endroit où, sous le tissu d’écailles, se trouvait la porcelaine blanche tachetée de bleu qu’elle avait un jour trouvée dans les eaux de la Manche. Maître Viggo, qui enseignait aux aînés la science des coquillages, leur avait demandé de ne plus s’en séparer. « Certains Signes ont des aptitudes particulières, avait-il dit. Avertissement, guérison, diversion… Vous ne pourrez les découvrir qu’au cœur de votre apprentissage ou de vos missions. » Aussi Lise gardait-elle précieusement le sien dans une poche de son uniforme.

Lorsque le Signe de Thyri entra en contact avec la paroi, la pierre s’effrita, dévoilant une énième porte en bois sculpté. Thyri l’ouvrit, et un flot de lumière inonda le couloir. L’eau translucide du lagon léchait le pas de la porte encastrée dans la montagne.

Fidèle plongea dans l’eau et retrouva instantanément sa forme de raie. Lise se laissa glisser dans la mer et se retourna pour remercier Thyri. Déjà, le colosse fermait la porte. Lise s’enhardit alors à lui parler :

Comment a fait Elma pour commander des créatures qui ne venaient pas des abysses ?

Le visage de Thyri s’assombrit.

Ce n’est pas dans la nature des espadons d’attaquer les Fidemiens, mais la maltraitance et la peur peuvent éveiller les pires instincts. Ces dernières semaines, les gardes marins ont signalé la disparition de nombreuses créatures. Maître Aria soupçonne la guilde de vouloir renforcer la horde. Orques, licornes des mers, espadons… pervertis, ils feront des combattants redoutables.

C’est horrible, souffla Lise. Eldemir ne reculera devant rien pour renforcer son armée. Les êtres vivants ne sont que des pions entre ses mains.

Thyri s’accroupit pour se mettre à la hauteur de Lise. Dans son regard, Lise voyait briller une détermination sans faille. Quelle que soit la puissance de la horde, il nous faudra être prêts à l’affronter. Retourne t’entraîner, jeune aînée.

La bravoure d’un seul gardien pourrait faire pencher la balance dans les combats à venir.

Elle veut nous tuer, Fidèle, chuchota Lise à sa raie tandis qu’elles remontaient l’allée des Gorgones du jardin de corail.

Elle cherche à détruire tout ce que nous voulons protéger. Désires-tu vraiment sauver quelqu’un qui veut notre perte ?

Dans l’eau turquoise striée de rayons de lumière, la raie continuait à battre des nageoires avec grâce, imperturbable.

«  Oui, semblait dire le silence de Fidèle. Oui, c’est ce que je veux. »

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