Le chant de la victoire

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Charlotte Grossetête

le chant de la victoire

Illustrations de Laura Catalán

« Sois joyeuse, car nos sacrifices ne sont pas vains. […]

Élève mes fils dans cet immense amour de la France qui est le mien. »

Tom Morel, correspondance avec son épouse

Brest

Lorient

ROYAUMEUNI

Manche

OVERLORD

St-Malo Cherbourg Avranches

Le Havre

Rennes

St-Nazaire Nantes

Océan

Atlantique

Lille

Amiens

Rouen

BELGIQUE PAYS-BAS

Pays occupé par l’Allemagne

Reims

Paris

Chartres

Le Mans

Tours

Poitiers

La Rochelle

Royan

ALLEMAGNE

Verdun

Metz

Strasbourg

Troyes

Orléans

Nevers

Issoudun

Brive-la-G Limoges

Bordeaux

Vichy

St-Étienne

Dijon

Clermont-F

Colmar

Besançon

SUISSE

Pays neutre

Évian-les-B

Gaillard

Annecy

Grenoble

Digne

Toulouse

Montpellier

Marseille

ESPAGNE

Pays neutre

Perpignan

Mer

ITALIE

Nice

DRAGOON 6 juin 15 août

Toulon

Méditerranée

L A F RANCE DE LA L IBÉRATION , PRINTEMPS - ÉTÉ 1944

Débarquement des alliés

Ré gion anne xée au Reich

Axe de progression des alliés

Genève Oyonnax Gaillard

Nâves Col de l’Enclave

Annecy

Le PetitBornand

Entremont

Plateau des Glières

Libre à toi, lecteur, de situer

La Balme Saint-François

où tu le souhaites, quelque part dans cette zone-là

Massif du Vercors

Grenoble Mallevalen-Vercors

Villardde-Lans

Valchevrière

Vassieuxen-Vercors La Chapelleen-Vercors

L ES ENFANTS DE LA B ALME , D ' UN MAQUIS À L ' AUTRE

Trajet suivi lors de l’exfiltration du maquis

0 40 km 20

Principaux lieux d’affrontement N

Les lieux de l’histoire

Saint-François

Le plateau des Glières

Valchevrière

Entremont

La Balme

Philippe Bouvettaz

Il a presque seize ans. Élève les jours d’école, berger le reste du temps, il n’a pas les pieds dans le même sabot, ni la langue dans sa poche. Mais l’Occupation lui a inculqué l’importance de savoir dissimuler ses sentiments et de garder ses secrets. Il va avoir grand besoin de cette sagesse née de l’expérience, en ce printemps 1944, où les dangers se multiplient.

Marie Bouvettaz

À treize ans bien sonnés, elle est réfléchie et déterminée. Elle forme un bon binôme avec son frère Philippe, et passe le plus clair de son temps en sa compagnie, sauf à l’école, non-mixité oblige. Elle partage sa curiosité, sa franchise, un sens aigu de la justice et un certain appétit pour le risque. Mais, comme lui, elle a évolué au fil des années de guerre, et sa maturité ne sera pas de trop pour affronter des situations toujours plus difficiles.

Jean Bouvettaz

Frère aîné de Philippe et Marie, il a servi dans une section d’éclaireursskieurs, élite des bataillons de chasseurs alpins qui ont défendu la frontière des Alpes en juin 1940. Menuisier de formation, réfractaire au STO, il est entré en résistance sous le pseudonyme de « Saint-Saëns ». À la fin de janvier 1944, il est monté sur le plateau des Glières. Au début de mars, au moment où commence le tome 6, on le retrouve donc dans ce maquis encerclé par les forces allemandes et vichystes.

Paul Moreau

C’est le cousin germain de Jean, Philippe et Marie. Il a dix-huit ans, mais depuis qu’il a quitté le Juvénat par ruse, il prétend en avoir vingt et un. Cet âge fictif lui a permis de se faire accepter dans le maquis des Glières. En mars 1944, il se trouve donc là-haut sous le pseudonyme de « Surprise ».

M. Verly, maire de La Balme

Fidèle de la première heure au maréchal Pétain, M. Verly est ébranlé par l’évolution du gouvernement. Son fils Michel, après avoir été électricien dans la Marine, a disparu pour se soustraire au Service du travail obligatoire (STO) ; par ailleurs, M. Verly a eu à souffrir de la Milice. Ses convictions vichystes s’en trouvent fragilisées, mais il est difficile de dire jusqu’à quel point.

Le père Parnoud

C’est le curé de La Balme. Discret, posé, bienveillant envers tous, il ne fait pas officiellement étalage de ses convictions autres que religieuses. Mais il est lié de près à la Résistance : Paul, Philippe et Marie le savent depuis longtemps. Cet engagement restera-t-il ignoré des autorités, à l’heure où la surveillance ne cesse de se resserrer ?

M. Sernet

C’est l’instituteur des garçons de La Balme. Blessé de la Grande Guerre, il se passionne pour son métier et aime instruire les fils de paysans. Après l’armistice, comme l’immense majorité des Français, il a placé toute sa confiance dans le maréchal Pétain et son gouvernement… du moins jusqu’à l’été 1942, où son neveu Gustave a été écarté d’un concours à cause de sa cécité.

Georges et Solange Bouvettaz

Les parents de Jean, Philippe et Marie sont éleveurs à La Balme. Ils travaillent sans compter leurs heures. En 1944, les conditions de vie sont rudes, et il est difficile de vivre correctement des produits de l’exploitation. Au-delà de leurs soucis matériels, les parents Bouvettaz sont rongés par l’inquiétude au sujet de Jean, dont ils n’ont pas de nouvelles depuis plus d’un an.

Mourguet

Camarade de garnison de Jean Bouvettaz pendant la drôle de guerre, cet homme bâti comme une armoire à glace est surnommé « Le Troll » par Philippe. Il s’est choisi un nom de résistant qui est l’exact contraire de sa carrure physique : « Le Nain ». Au printemps 1944, il sert avec Jean dans la section d’éclaireurs-skieurs du plateau des Glières.

Léon Martin

Ami des Bouvettaz, Léon est arrivé à La Balme avec ses parents Manuel et Estela, réfugiés espagnols chassés de leur pays par la guerre civile. Arrêté parce que communiste, Manuel Martin est mort dans un camp d’internement. Son fils a rejoint la Résistance en compagnie de l’ouvrier Francisco. Sur le plateau des Glières, Léon est appelé « Bourrique » et Francisco surnommé « Tio ».

Préambule

Cette histoire est un roman. Le village de La Balme-SaintFrançois n’existe pas et ses habitants sont imaginaires, même s’ils présentent plus d’une ressemblance avec des personnages réels des années 1939-1945. Au fil de leurs aventures, mes héros fictifs vont cependant croiser la route de personnages historiques, célèbres ou méconnus. Par exemple, le père Louis Favre a bel et bien existé. Il figure sur la liste des « Justes parmi les nations », honorés pour avoir sauvé des juifs au péril de leur propre vie. Le lieutenant Tom Morel, la passeuse Marianne Cohn, l’abbé Eugène Marquet et bien d’autres personnages de ce livre sont de vrais héros de cette guerre.

Quant aux faits historiques servant de cadre au récit (opérations militaires, chronologie de la guerre, événements politiques, parution d’articles de presse, etc.), ils sont rigoureusement exacts.

Pour en savoir plus sur ces personnages et événements réels, les lecteurs sont invités à lire les « Zooms sur… » en fin d’ouvrage.

Chapitre 1

Les combattants de Léonidas

Mercredi 1er mars 1944.

La lumière du jour rechigne à pénétrer dans la classe. Elle éclaire mal les cahiers ouverts sur les pupitres. Les garçons viennent d’y copier le titre de la leçon d’histoire, écrit au tableau par M. Sernet : « Bataille des Thermopyles, 480 avant Jésus-Christ ».

Le voisin de Philippe se mouche à grand fracas.

L’instituteur finit par hausser le sourcil.

– Merci pour cette mise en situation, Jules. J’ai l’impression d’entendre une trompette perse sonner le début de la bataille. Auras-tu bientôt terminé, que je puisse vous la raconter ?

– Je vous demande pardon, monsieur, je gèle, je me suis enrhumé.

– Courage, répond M. Sernet avec un geste d’impuissance. Le printemps va arriver.

Philippe regarde par la fenêtre. Le monde extérieur donne tort à un tel optimisme ! La neige sale baigne dans un brouillard spongieux. Le docteur Leroux traverse

Les enfants de La Balme

la place, chapeau vissé sur le crâne, gabardine boutonnée jusqu’au menton. Il n’habite pas à La Balme mais tout le monde le connaît, parce qu’il soigne les malades dans une quinzaine de villages et hameaux des environs. Dévoué à ses patients, il ne ménage pas sa peine et ne compte guère le temps passé sur les pistes enneigées. Sans doute sort-il de chez le pharmacien Auguste, atteint d’une pneumonie. Le village souffre de cet hiver hostile ; mal nourris, les Balméens ont la santé plus fragile que d’habitude. Du moins ont-ils un toit pour s’abriter… Philippe soupire en pensant à Jean, comme cinquante fois par jour. Où est son frère ? Depuis la mise en état de siège de la Haute-Savoie, il y a un mois, cette incertitude est de plus en plus angoissante. Solange fait chaque nuit des cauchemars au sujet de son aîné. Mme Verly est tout aussi angoissée par le sort de Michel, et les quatre autres familles comptant un fils réfractaire au STO connaissent la même inquiétude. De surcroît, elles vivent dans la crainte perpétuelle d’une nouvelle incursion milicienne. Les hommes en noir sont capables de remonter incendier les chalets reconstruits : la préfecture tolère si bien leurs exactions !

C’est à tout cela que pense Philippe en regardant d’un œil morne la place de La Balme. Ses réflexions l’absorbent au point qu’il ne prête plus attention à la voix du maître. Soudain, M. Sernet se plante devant lui. – Philippe ! Répète-moi qui est Léonidas ?

L’élève sursaute. Il bredouille :

– Euh… je ne sais pas.

– Philippe, Philippe ! Tu me désespères. Comment veux-tu obtenir ton certificat d’études si tu rêvasses ? – Je suis désolé, monsieur.

Devant l’air malheureux de son élève, M. Sernet se radoucit. Il sait le flot de pensées sombres qui gâchent la scolarité des garçons. Ce n’est pas leur faute, à ces gosses.

– C’est bon pour cette fois, mais reste avec nous, je t’en prie ! Donc Léonidas, le roi de Sparte, fait partie du camp des Grecs, qui compte sept mille hommes. Face à eux, l’armée perse aligne trois cent mille guerriers. Des murmures stupéfaits parcourent la classe.

– Eh oui, les garçons. La guerre va se jouer à un contre quarante ! Et pour noircir encore le tableau, un traître a vendu son aide aux Perses afin qu’ils infiltrent le pays. Cette histoire antique commence à intéresser Philippe. M. Sernet sent qu’il bénéficie de l’attention générale et poursuit d’une voix claire :

– C’est dans cette situation désespérée qu’intervient Léonidas. Il décide de faire gagner du temps à son armée pour lui permettre de réorganiser sa défense. Dans ce but, il va bloquer l’avancée des Perses aussi longtemps que possible. Avec ses trois cents hoplites, il se poste dans un passage obligé, coincé entre la mer et les montagnes : le défilé des Thermopyles. Un combat sans merci s’engage. Le barrage spartiate tient bon pendant des heures

Les enfants de La Balme

et des heures, jusqu’à ce que les défenseurs soient tombés jusqu’au dernier. Mais, grâce à eux, la Grèce survivra. Le silence règne dans la classe. Monsieur Sernet se tourne vers le tableau.

– Avant d’écrire un résumé de cette histoire, je vais vous faire copier une phrase. C’est l’inscription gravée aux Thermopyles pour commémorer le sacrifice des Spartiates. Il trace des mots à la craie sous le titre de la leçon. « Étranger, va dire à Sparte que nous gisons ici par obéissance à ses lois. »

Philippe écrit avec application, malgré le froid qui lui engourdit les doigts et la mauvaise qualité de l’encre que M. Verly a réussi à fournir à l’école. Même s’il ne soigne pas toujours ses cahiers, il lui semble que Léonidas de Sparte mérite ce signe de respect. Il pense à Jean, aux résistants défilant dans les rues d’Oyonnax, à Léon qui a dû rejoindre un maquis. Ne sont-ils pas des sortes de Léonidas, acceptant tous les risques pour chasser l’envahisseur ? Pourvu, oh, pourvu qu’ils y parviennent sans mourir comme Arthur.

À midi, chez les Bouvettaz, Philippe raconte les Thermopyles. Il a même réussi à retenir la date ! Georges, Solange et Marie comprennent pourquoi. Ce récit les touche, eux aussi. Solange le conclut à sa manière : – Moi, je demande une chose, c’est que Jean puisse faire ce qu’il a choisi de faire, mais sans y laisser la vie. Parce que les mamans spartiates ont dû beaucoup pleurer.

Georges hoche la tête, puis jette un regard machinal à la soupière vide. Solange remarque ce coup d’œil.

– Désolée, je n’avais pas beaucoup de légumes. C’est un vrai repas de carême.

– Ce n’est pas grave, répond Georges, qui ajoute pour plaisanter : Heureusement, Pâques arrive, on fera bombance.

– À Pâques, Paul sera là, fait remarquer Marie en souriant. Ce sera la fête, même si on mange peu !

– Vous n’avez toujours pas reçu de lettre de lui ? demande Solange.

– Eh non, il se moque de nous.

– Les élèves les plus âgés ont beaucoup de travail au Juvénat, dit Georges. Il n’a pas de temps à perdre à écrire. Et maintenant, au travail, nous aussi.

De retour devant l’école, Philippe et Marie croisent le père Parnoud qui sort de la mairie.

– Bonjour, monsieur le curé !

– Bonjour, les enfants.

– Comment allez-vous ? demande Marie, parce qu’il lui semble que le prêtre a les yeux cernés.

– Mais très bien, répond le curé d’un ton enjoué. Et vous ?

– Oui. Nous parlions de Paul, qui ne donne aucune nouvelle. Nous avons hâte de le voir à Pâques. Le père Parnoud hoche la tête. Son regard préoccupé n’échappe pas aux Bouvettaz : il doit avoir des soucis. Mais il coupe court :

Les enfants de La Balme

Hmmm, je vous laisse, dit-il, je dois filer. Travaillez bien !

Le curé passe entre les grappes d’élèves qui convergent vers l’école, et s’écarte vite de ces enfants dont il ne veut pas troubler la relative insouciance. Il ne s’autorise un soupir qu’une fois chez lui. Il s’assied devant la cheminée, où couve un feu parcimonieux. Menton dans les mains, regard fixé sur les braises, le prêtre se demande où sont Léon et Paul, alors que les forces de l’ordre ne cessent de converger en Haute-Savoie pour écraser la Résistance. Mis au courant de l’arrestation du père Favre et de la fermeture du Juvénat, le père Parnoud a enquêté, et appris que Paul avait reçu l’autorisation de partir à Morez. Mais connaissant le bonhomme, le curé est presque certain qu’il ne se trouve pas chez sa mère. Où qu’il soit, il est peu probable qu’il revienne à Pâques, et l’angoisse s’amplifiera dans la ferme des Bouvettaz.

Chapitre 2

Le pLateau assiégé

Au même instant, Paul est tapi dans la neige. Il est descendu au ravitaillement sous le plateau des Glières. Avec trois camarades, il a reçu l’ordre d’attendre un paysan qui doit leur livrer pain et fromage pour le maquis ; peutêtre aussi des médicaments destinés à l’infirmerie. Paul et ses compagnons guettent, les doigts crispés sur leur fusil, grelottants. Une bise âpre s’infiltre sous leurs vareuses. Le parachutage de février n’a pas suffi à équiper les hommes : les vêtements sont élimés et les chaussures percées, leur cuir brûlé par la neige.

Paul est heureux malgré cet inconfort, car il se sent libre. Ce matin encore, c’est avec une joie ardente qu’il a regardé le drapeau s’élever sur le carré de sa section. Il sait pourquoi il vit sur ce plateau menacé par les forces vichystes et allemandes. – Notre livreur n’est pas pressé, chuchote Gamelle. L’adolescent ne connaît pas le véritable nom de ce grand gaillard. Son pseudonyme lui vient du soin qu’il met à

Les enfants de La Balme

lécher son assiette pour ne pas perdre une miette de ses rations alimentaires.

– Donne-moi l’heure, Surprise, murmure Julot, le chef du détachement.

Paul consulte sa montre.

– Deux heures.

– Il devrait être là. C’est louche, peste Gamelle.

– Râler ne le fera pas arriver, commente Moineau.

Les maquisards se taisent et l’attente se poursuit. Soudain, des voix et des craquements s’élèvent dans le sous-bois.

Le paysan ne serait pas aussi bruyant ! Paul entend le déclic d’un fusil qu’on arme ; Gamelle se prépare à toute éventualité.

Les voix se rapprochent. On parle français mais cela ne rassure personne, même si certains hommes de la Garde chargés de patrouiller dans le secteur ferment les yeux sur les allées et venues des maquisards. Hélas, les miliciens s’expriment dans la même langue. À cette distance, il est impossible de savoir à qui l’on a affaire…

Paul regarde Julot pour voir si celui-ci va battre en retraite ; mais le chef compte sur les buissons et le fossé pour camoufler leur présence.

Des silhouettes émergent d’un amoncellement de rochers lointains. L’une d’elles fait signe aux autres de s’arrêter.

Paul éprouve un sentiment d’irréalité.

– Qui est là ? crie une voix.

Vus, songe Paul, et son cœur se met à battre la chamade.

– Haut les mains, hurle l’homme.

Julot chuchote le mot de Cambronne et ajoute :

– Décrochage. Suivez-moi.

Il se met à courir sur une neige croûtée où les pieds dérapent et s’enfoncent. Les poursuivants doivent se tordre les chevilles eux aussi ; mais le vrai problème, ce sont les empreintes. Si rapides que soient les maquisards, ils seront suivis à la trace…

Un coup de feu claque, suivi d’un second. Gamelle, qui ferme la marche, pousse un gémissement. Paul se retourne : son camarade continue à courir, la main plaquée sur l’épaule. Pas le temps de lui demander des nouvelles ! Paul a la gorge en feu et les tempes bourdonnantes. Un éclat de voix confus retentit loin derrière. Une seule chose compte, mettre un pied devant l’autre. Le jeune homme est soulagé de n’avoir pas à choisir son itinéraire, de suivre le chef.

Un long moment plus tard, Julot fait arrêter ses hommes.

– Ils nous ont lâchés, annonce-t-il après avoir tendu l’oreille pour écouter la forêt rendue à son silence hivernal.

– Blessé, Gamelle ?

Gamelle se retourne pour montrer son dos. Le sang imbibe sa vareuse depuis le col. Paul lutte contre la forte impression que lui fait cette vision : il a les jambes qui flageolent, et ce n’est pas le moment.

– J’ai eu de la chance, c’est juste une éraflure. Le gars aurait visé un poil plus à droite, je vous tirais ma révérence.

– Tu te sens capable de remonter ?

Les enfants de La Balme

– Bien sûr.

– Dans ce cas, ne moisissons pas ici. On ne sait pas ce qu’ils trament.

Les quatre hommes attaquent l’ascension, sans nourriture ni médicaments, mais sains et saufs. Il n’est pas rare que les opérations de ravitaillement échouent ; elles sont aléatoires et toujours risquées. Julot fait enfin halte sous un bouquet de sapins rabougris à l’orée du plateau.

– Je ne comprends pas, dit-il après avoir repris haleine. Tom avait pourtant passé un accord avec Raulet.

Le commandant Raulet, patron de la Garde, est favorable au maquis, dont il respecte les chefs. En grand secret, il laisse passer des convois de ravitaillement par le lieu-dit les Esserts. Mais Moineau hausse les épaules. – Il suffit que d’autres unités soient arrivées sur la zone, et tout est remis en cause. Accord, tu parles ! Le seul accord possible sera le papier qu’on fera signer à tous ces gars à la Libération, pour qu’ils reconnaissent leurs torts, leurs crimes et leur défaite.

Sa voix est couverte par le ronflement d’un moteur dans le ciel.

– Flûte, les boches, dit Julot. Manquait plus qu’eux ! Il n’a pas choisi son lieu de halte au hasard : les arbres les protègent, ils se blottissent dessous. L’avion approche ; c’est un Fieseler 156, que les Allemands surnomment une « cigogne » et les résistants un « mouchard ». Il n’a pas son pareil pour espionner. Depuis février, les pilotes de la Luftwaffe survolent le plateau quasiment une fois par

Le pLateau assiégé

jour. Sans doute livrent-ils ensuite leurs renseignements à Annecy, où ces informations intéressent à la fois la Wehrmacht, les SS, l’Abwehr et les forces de l’ordre vichystes du colonel Lelong.

– Bougez pas, chuchote Julot. Gamelle, comment va ta blessure ?

– Avec ce froid, je ne la sens même pas. J’aurais pu aller me faire mettre un pansement à l’infirmerie, si…

– Si quoi ?

– Si on en avait remonté de la vallée, pardi ! Bombiger et Michou manquent de matériel, je ne vais pas aller piocher dans leurs réserves. Le jour où il y aura de la casse, ils auront besoin de tous les pansements qu’ils ont sous la main.

L’avion passe au-dessus d’eux, mais ils n’ont rien à craindre, car le mauvais temps constant est l’allié du maquis. Un couvercle de brouillard pèse sur le plateau depuis un mois. De temps à autre, un pilote allemand discerne peut-être la silhouette filante d’un skieur, ou quelques mouvements autour d’une bergerie ; mais entre deux passages nuageux, les observations doivent être très décousues. Le fracas de l’avion survole les quatre hommes sans qu’ils distinguent le moindre bout de carlingue. Inversement, l’avion n’a pas pu les voir.

Malgré tout, Paul a l’estomac noué. La tache de sang s’étend sur la vareuse de son camarade. C’est le premier contact du garçon avec une blessure, et il ne peut

Les enfants de La Balme

s’empêcher de surveiller l’épanouissement progressif de cette vilaine fleur rouge.

L’avion parti, Julot se tourne vers Gamelle avec un sourire en coin.

Tu vas aller à l’infirmerie avec Surprise.

Mais je t’ai dit que tout allait bien.

– Et moi je te dis que Surprise va tomber dans les pommes. Au passage, tu en profiteras pour faire nettoyer ton égratignure.

Paul proteste. Julot rit gaiement.

– Allez, Surprise, ne te vexe pas. On lit sur ta figure comme dans un livre. Mais comme on est entre copains, c’est moins grave que si tu étais en bas, à devoir toujours tout cacher.

C’est bon, grogne Paul, furieux. Jamais je ne me suis trahi.

De toute manière, j’ai besoin que tu passes voir Michou pour l’inviter à la veillée. Au fait, quel âge as-tu ?

Paul le regarde droit dans les yeux.

– Vingt et un ans, pourquoi ?

– Non, comme ça… par curiosité. Il est presque certain que son interlocuteur se vieillit.

C’est pourquoi il a posé la question à brûle-pourpoint, mais Paul n’est pas tombé dans le piège. Il s’est tellement entraîné à se vieillir de trois ans !

Tandis que Julot et Moineau regagnent la bergerie qui abrite la section Lyautey, dont ils font partie tous les

quatre, Paul et Gamelle se dirigent vers l’infirmerie, établie au cœur du plateau à côté du PC1. Chemin faisant, Paul désigne une lointaine cabane d’alpage noyée dans la brume.

– Qui crèche là-bas ? J’ai encore du mal à me repérer.

C’est normal, vu la taille des lieux. Ici, nous passons sur le secteur défendu par la compagnie Lamotte. Et il me semble que c’est la cabane de la section Ebro.

Ah, les Espagnols ?

– Oui. Mais il y a aussi la section « Renfort Ebro », je les confonds un peu. Elles ont toutes les deux pour chef un type extraordinaire, Antonio. Il s’est battu en Espagne, il a une solide expérience militaire. Tom l’estime beaucoup.

Paul hoche la tête. Il s’est habitué à cette atmosphère où les opinions politiques et religieuses ne divisent personne. Ici, tout le monde est rassemblé par trois mots : liberté, égalité, fraternité.

Un vigile de la section Ebro monte la garde devant la cabane. Si Paul savait qu’il est en train de passer à cent mètres de Léon, il courrait l’embrasser comme un frère !

Mais les deux Balméens ignorent toujours qu’ils partagent la même aventure sur ce plateau enneigé.

Un peu plus tard, un nouveau grondement ébranle les cieux.

1. Poste de commandement.

Les enfants de La Balme

Ils sont tenaces, ces chleuhs ! peste Gamelle. Paul n’est pas rassuré. Il n’y a pas un sapin dans les environs : qu’un coup de vent disperse les nuages, et le pilote verra les maquisards comme deux mouches sur une nappe blanche.

T’inquiète pas, dit Gamelle. Il ne peut rien te faire, ce n’est pas un bombardier.

Je ne m’inquiète pas. Dis, il a une mitrailleuse ?

Non. S’il nous canarde, ce sera avec son appareil photo. Paul essaie de se détendre, mais il ne s’habitue pas à ces survols constants du plateau.

En arrivant près du PC, les deux marcheurs lèvent les yeux sur le mât des couleurs. Le drapeau fait danser des teintes vives au milieu du monde en noir et blanc de l’hiver. Les abords du poste sont animés ; des éclaireurs-skieurs partent dans diverses directions, emportant ordres ou renseignements. Jean est peut-être parmi eux.

Comme Paul envie ces hommes d’élite ! Il aurait rêvé d’intégrer la section, mais Jean a refusé de le présenter à son chef.

À moi, tu ne peux pas mentir, tu es trop jeune et tu n’as pas l’expérience nécessaire. Contente-toi de ton sort : tu as une bonne section, tu habites un coin de France libre… que demander de plus ?

Un skieur arrive vers Paul et Gamelle, en glissant sur la neige. Les hommes se mettent au garde-à-vous en

reconnaissant Tom. Il les salue d’un sourire, mais aperçoit la blessure de Gamelle et freine brusquement.

– Que vous est-il arrivé ? demande-t-il.

– Rien, mon lieutenant, un milicien m’a visé pendant une opération ravitaillement, mais on les entraîne mal au tir.

Bon, tant mieux si ce n’est pas grave. Allez vite vous faire soigner.

– Mon lieutenant, un message pour vous ! appelle l’ordonnance de Tom à la porte du PC.

– J’arrive, dit Tom en redémarrant à fond.

L’infirmerie aménagée dans un chalet d’alpage est d’une propreté impeccable, et l’air y est imprégné d’une forte odeur d’eau de Javel. Le docteur Bombiger, juif d’origine roumaine qui a fui les persécutions dans son pays, prend grand soin de son domaine. Paul et Gamelle s’essuient les pieds sur le paillasson pour ne rien salir.

Bonjour, docteur, dit Gamelle.

Le médecin répond à leur salut d’une voix tendue et demande :

– Je peux faire quelque chose pour vous ? Ah, question stupide, ajoute-t-il en voyant le col de l’arrivant.

Déboutonne ta vareuse.

Paul n’a pas envie de regarder la blessure de près. Il se tourne vers le mur et fait semblant d’éprouver un vif intérêt pour la carte du plateau des Glières.

Les enfants de La Balme

Ce n’est rien, un accrochage en descendant au ravitaillement, explique Gamelle. En réalité, nous sommes surtout venus inviter Michou à la veillée dans la section Lyautey.

– S’il finit par rentrer, dit le médecin à voix basse.

Cette remarque fait faire volte-face à Paul.

– Pourquoi ? où est-il ? demande Gamelle.

– Il est descendu, lui aussi, pour chercher des médicaments. Il n’est toujours pas revenu. Au même moment, Tom entre en coup de vent.

– Ils ont capturé Michou, annonce le lieutenant. Le médecin se redresse, pince et compresse à la main.

– Oh, non. Vous avez des détails ?

Il serait à Saint-Jean de Sixt. Je n’en sais pas plus, mais on ne va pas laisser faire ça. Dans un monde civilisé, on n’arrête pas les toubibs, et cette capture est contraire à la parole qu’ils m’ont donnée.

Sans un mot, le docteur Bombiger se met à désinfecter la nuque de Gamelle. Paul n’est plus impressionné par la blessure de son camarade. Il ne pense qu’à Michel Fournier, le sympathique interne en médecine, si gentil, si drôle, apprécié de tous les hommes du plateau.

– Nous le récupérerons, déclare Tom d’un ton déterminé.

Je vais m’y employer.

Dans la pénombre d’un crépuscule maussade, Paul et Gamelle retournent vers la section Lyautey avec cette mauvaise nouvelle à annoncer.

– Confiance, marmonne Gamelle au moment où ils distinguent la première sentinelle. Tom a promis de s’en occuper.

Paul hoche la tête.

– Je ne pense pas seulement à Michou, mais à un prêtre que je connais… mon ancien professeur de sport, le père

Louis Favre…

Il a prudemment accentué l’adjectif « ancien », lui qui est censé avoir quitté l’école il y a trois ans.

– Il a été arrêté et j’espère qu’ils ne lui font pas de misères. Gamelle s’arrête, prend Paul par les épaules.

– Écoute, Surprise. On pense aux prisonniers, mais eux aussi pensent à nous. Ils nous imaginent en train de tenir bon. La meilleure façon de les aider est d’être à la hauteur. Grâce à nous, ils peuvent garder espoir.

Paul sourit, les yeux embués.

– Merci, Gamelle. Tu as raison.

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