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Terre du Milieu Un érudit
I LA JEUNESSE
Chapitre 1 L’araignée
Elle vivait dans un ravin, et sa forme était celle d’une monstrueuse araignée, tissant ses toiles noires dans une faille des montagnes1 .
Bloemfontein 2, 1893.
Le jeune Ronald jouait dans le jardin écrasé de soleil pendant que sa maman et sa nounou somnolaient sous
1. J. R. R. Tolkien, Le Silmarillion, traduit de l’anglais par Daniel LAUZON © Christian Bourgois éditeur, 2021.
2. Bloemfontein fut la capitale de la république boer de l’État libre d’Orange de 1854 à 1902, avant de devenir la capitale judiciaire de l’Afrique du Sud après 1910.
la véranda. Soudain, les grandes personnes furent réveillées en sursaut :
– Maman ! Nounou ! Ça pique ! J’ai maaal !
Elles se précipitèrent vers l’enfant qui pleurait en courant comme un fou parmi les hautes herbes sèches, entre les bosquets de jeunes arbres plantés par son papa.
Nounou parvint à attraper le garçonnet. En voyant une boursouflure rouge aux deux points caractéristiques sur le petit pied, elle comprit que Ronald venait de se faire mordre par une araignée. Couchant l’enfant sur ses genoux, elle aspira aussitôt le venin avec sa bouche et le recracha.
– Ça va aller, madame Mabel, dit-elle à sa patronne affolée. Les mygales, c’est pas mortel.
Une fois l’enfant alité et calmé, Mabel remercia la nounou pour ses bons soins et sa présence d’esprit.
– Ah, soupira-t-elle, il ne manquait plus que ça ! Nous avons déjà trouvé un singe en train de voler de la nourriture dans la cuisine, des serpents cachés dans la remise à bois, et cette araignée à présent… Sans parler de la chaleur épuisante ! ajouta-t-elle en s’épongeant le front.
Deux ans auparavant, Mabel Suffield, jeune fille de vingt et un ans, avait quitté son Angleterre natale pour rejoindre son fiancé Arthur Tolkien, trente-quatre ans, employé de banque récemment promu directeur d’agence de la Banque d’Afrique, à Bloemfontein. Ils s’étaient mariés à la cathédrale du Cap3, le 16 avril 1891. La maison de fonction mise à leur disposition par la banque était grande et confortable, Mabel avait des domestiques pour l’aider à tenir le foyer, mais la jeune femme ne se plaisait guère ici. Le rude climat, très chaud l’été, très froid l’hiver, venteux et poussiéreux, l’indisposait. En dépit de son statut de capitale, la ville de Bloemfontein était petite, provinciale et immédiatement cernée par le veld4.
De plus, il était difficile de se faire des amis au sein de la population locale, des Boers5 qui considéraient les
3. Le Cap, actuelle capitale parlementaire de l’Afrique du Sud, est la plus ancienne ville créée par les colons en 1652 en Afrique australe. En 1891, c’était la capitale de la colonie du Cap.
4. Le veld est un paysage typique d’Afrique du Sud, plaine ou plateau couvert d’herbe ou de broussailles basses, aux arbres rares, et peuplé d’animaux sauvages (gazelles, chacals, lions…).
5. Colons d’origine surtout hollandaise, mais aussi allemande et française, qui se sont installés en Afrique du Sud à partir du xviie siècle, avant l’arrivée des Anglais.
Anglais comme des uitlanders, des étrangers infréquentables. Mabel n’aimait pas la mentalité de ces colons racistes et esclavagistes, elle qui avait à cœur de traiter son personnel, qu’il soit blanc ou noir de peau, avec gentillesse et humanité. Mais comme elle savait que ce poste de Bloemfontein était important pour la carrière de son mari, Mabel essayait de ne pas manifester trop ouvertement sa déception.
Malheureusement, son petit Ronald (John Ronald Reuel), né le 3 janvier 1892, un blondinet aux yeux bleus et à la peau très pâle (« un vrai petit elfe », comme Mabel l’avait écrit à sa famille restée en Angleterre) supportait mal le climat. Il était souffreteux, souvent malade. En février 1894, les Tolkien eurent un deuxième garçon qu’ils prénommèrent Hilary (Hilary Arthur Reuel). Quand la mère et le nouveau-né furent en état de voyager, il fut décidé que Mabel et ses fils iraient passer de longues vacances en Angleterre. Les obligations professionnelles d’Arthur ne lui permettaient pas d’accompagner sa famille pour le moment, mais il rejoindrait les siens un peu plus tard.
L’araignée
Début avril 1895, le jeune Ronald avait trois ans lorsqu’il embarqua à bord d’un grand navire à vapeur, emportant le souvenir de son papa à la grande moustache en train de peindre « TOLKIEN » sur les malles de voyage. De l’Afrique du Sud, l’enfant garderait en mémoire des impressions de terre desséchée, de chaleur étouffante, l’image d’un eucalyptus en guise de sapin de Noël, et c’est à peu près tout. Si plusieurs de ses livres sont peuplés d’araignées gigantesques, venimeuses et absolument terrifiantes6, Ronald, devenu adulte, a toujours dit qu’il aurait oublié l’incident de la mygale si on ne le lui avait pas raconté.
6. Parmi celles-ci, on peut citer Ungoliant, dans Le Silmarillion, une araignée qui avale la lumière du monde et sème la désolation, l’affreuse Araigne, dans Le Seigneur des Anneaux, celles qui vivent sur la lune dans Roverandom, ou encore, dans Le Hobbit, les araignées monstrueuses qui ligotent Bilbo et les nains dans la forêt afin de les dévorer.
Chapitre 2
Un plat de champignons
[Le fermier Magotte] m’a souvent pris à voler des champignons sur sa propriété, quand j’étais jeune à Castel Brandy. La dernière fois, il m’a battu, puis il m’a emmené voir ses chiens : « … La prochaine fois que ce jeune vaurien met les pieds sur ma terre, vous pourrez le manger 7. »
Au bout de trois semaines de voyage, le bateau qui emportait Ronald, sa mère et son petit frère arriva dans le port de Southampton8.
7. J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, tome I La Fraternité de l’Anneau, Livre Premier, Chapitre 4, traduit de l’anglais par Daniel LAUZON © Christian Bourgois éditeur, 2014.
8. Grand port sur la côte sud de l’Angleterre.
Un plat de champignons
– Mabel ! cria une voix juvénile dans la foule qui attendait sur le quai.
– Jane ! répondit la mère des garçons en agitant la main.
La plus jeune sœur de Mabel était venue au débarcadère accueillir la petite famille. Les deux femmes s’embrassèrent tendrement, puis Jane se pencha vers ses neveux.
– Alors, voici nos chérubins ? sourit-elle.
– Dites bonjour à votre tante Jane, commanda leur mère. Quelques heures et un trajet en train plus tard, Mabel et ses fils furent accueillis par John et Emily Suffield, les grands-parents, qui habitaient une petite maison à Birmingham. D’un seul coup, Ronald se trouvait immergé au sein d’une grande famille : outre papy John et mamie Emily, il y avait tante Jane, oncle Willy, tante May et son mari… Bientôt, il ferait aussi la connaissance de John et Mary Jane Tolkien, ses grands-parents paternels, et de tante Gracie, la sœur d’Arthur, qui habitaient non loin de là.
Mais quelques semaines après Noël 1895 – où les enfants virent pour la première fois un vrai sapin décoré – les vacances en Angleterre allaient bientôt s’achever. En effet, les affaires d’abord, puis des ennuis de santé avaient empêché Arthur de rejoindre sa femme et ses fils à Birmingham. Un peu inquiète des nouvelles alarmantes reçues de son mari, Mabel décida qu’il était temps de rentrer. Ronald dicta une lettre pour son papa : « 14 février 1896.
Mon cher Papa, Je suis si content de revenir te voir il y a si longtemps que nous sommes partis sans toi j’espère que le bateau va nous ramener tous à toi Maman et Bébé et moi […] Mamie dit que tu ne nous reconnaîtras pas Bébé ou moi on est tellement des grands hommes on a tellement de cadeaux de Noël à te montrer […] Hilary t’envoie beaucoup d’amour et de baisers et aussi celui qui t’aime. Ronald 9 . » Hélas, la lettre de Ronald ne fut jamais envoyée : un télégramme prévint Mabel de la mort de son mari, des suites d’une hémorragie, le 15 février 1896.
9. Humphrey Carpenter, J. R. R. Tolkien, une biographie, traduit de l’anglais par Pierre ALIEN © Christian Bourgois éditeur, 1980.
Plus question de repartir pour l’Afrique. La jeune femme ne pouvait cependant pas rester vivre chez ses parents.
Arthur lui avait légué une rente sur les mines d’or d’Afrique du Sud, d’un apport bien modeste mais, avec l’aide des deux familles, cette rente lui permettrait de nourrir ses enfants. À l’été 1896, elle trouva une petite maison à louer à Sarehole, un hameau dans la banlieue sud de Birmingham. À cette époque, c’était en pleine campagne.
Sarehole, septembre 1898.
– Maman, nous avons fini nos devoirs. Pouvons-nous aller jouer dehors, Hilary et moi ?
– Oui, mais rentrez à l’heure du thé !
Ronald, six ans et demi, et son petit frère, qui avait à présent plus de quatre ans, jaillirent de la maison, traversèrent la rue peu animée où ne passait qu’une charrette de temps en temps, et dévalèrent la prairie qui menait à la rivière Cole, en contrebas. L’eau de la rivière alimentait un moulin dont la grande roue fascinait les enfants. Quand il n’y avait pas assez d’eau, une grosse machine à vapeur bruyante et malodorante prenait le relais pour actionner la roue.
– On va voir l’Ogre Blanc ? demanda Hilary, partagé entre peur et témérité.
– Tu ne crains pas qu’il te mange ? sourit Ronald.
– Non, parce que je suis avec toi.
Ils se glissèrent sous la clôture du moulin et s’aventurèrent dans la cour. Là, deux hommes étaient en train de décharger des sacs d’un chariot tiré par deux mulets. Des sacs emplis d’ossements ! Car ce moulin broyait, non pas du blé pour en faire de la farine, mais des os d’animaux pour en faire de l’engrais. Rien de plus impressionnant, pour des enfants, que ces sacs d’os portés par deux robustes gaillards dont l’un arborait une grosse barbe noire, et l’autre, le plus jeune, était, des pieds à la tête, entièrement recouvert de poussière blanche !
– L’Ogre Blanc ! murmura Hilary, pas très rassuré.
À ce moment-là, le plus jeune des meuniers aperçut les gamins.
– Je vous ai déjà dit de ne pas rester là ! bougonna-t-il. Déguerpissez, galopins !
Les enfants partirent en courant, repassèrent la barrière et s’enfuirent vers la mare derrière le moulin. Ils avaient
Un plat de champignons emporté du pain pour en nourrir les cygnes qui nageaient, majestueux.
– Sais-tu qu’ils sont la propriété de la reine Victoria10 ? apprit doctement Ronald à son petit frère.
Hilary considéra aussitôt les volatiles avec le plus grand respect.
– Et si nous allions ramasser des mûres pour le thé ? proposa l’aîné.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les enfants commencèrent à remplir de baies le panier qu’ils avaient emporté à cet effet. Leur maman les avait initiés très tôt à la connaissance des plantes sauvages, et la cueillette était un complément apprécié pour la table de cette famille aux moyens modestes. Mûres, mais aussi noisettes, pommes aigrelettes, pissenlits pour la salade, champignons pour enrichir les omelettes, et puis des fleurs des champs pour faire plaisir à leur maman…
– Oh, regarde ! s’exclamait justement Hilary, des champignons, là, dans ce pré !
10. C’est exact ! Depuis le xiie siècle, la Couronne d’Angleterre revendique la propriété de tous les cygnes en liberté dans le royaume, et cette règle est toujours en vigueur à notre époque.
Les enfants franchirent la barrière qui les séparait de magnifiques bolets. Ils étaient en train de remplir leur panier quand une grosse voix retentit derrière eux.
– Petits salopiaux ! Que faites-vous sur ma propriété ? Vous me volez mes champignons ?
Abandonnant leur récolte, les enfants s’enfuirent aussitôt. Ils ne connaissaient que trop bien ce paysan mal embouché qui terrorisait tous les gamins du village. Il avait la main leste quand il parvenait à attraper les jeunes chapardeurs.
– Je vais me plaindre à votre mère ! leur cria-t-il tandis qu’ils disparaissaient.
Ils coururent d’une traite jusqu’à la maison dont ils refermèrent la porte avec soulagement.
– Eh bien, s’exclama leur mère en les voyant rouges et haletants, ce n’est pas encore l’heure du thé, vous pouviez revenir sans vous presser.
– C’est à cause… de l’Ogre Noir ! souffla Ronald, tremblant d’émotion.
– L’Ogre Noir ? Je vous avais pourtant bien conseillé de rester hors de la vue de ce méchant bonhomme ! Il va encore venir se plaindre de votre inconduite !
– Pardon, Maman, mais les bolets étaient si beaux dans son pré !
Ronald, qui raffolait des champignons, était bien incapable de leur résister.
Chapitre 3
Une histoire de dragon
Smaug était étendu là, dragon de forme immense, rouge doré, et il dormait profondément. Un grondement émanait de ses mâchoires et de ses narines, ainsi que des volutes de fumée ; mais dans son sommeil, son feu couvait 11 .
–
Malo esse malum malae mali malum bonis malis quam esse bonum bonae mali malum malis malis12, récita Ronald avec un plaisir évident.
11. J. R. R. Tolkien, Le Hobbit, chapitre XII, traduit de l’anglais par Daniel LAUZON © Christian Bourgois éditeur, 2012.
12. Jeu de mots latin : « Je préfère manger une mauvaise pomme d’un mauvais pommier avec de bonnes dents que de manger une bonne pomme d’un bon pommier avec de mauvaises dents. »
Mabel, qui était une femme cultivée, avait entrepris d’instruire elle-même ses enfants, autant par goût que par nécessité – l’école était trop onéreuse pour ses faibles moyens. À Sarehole, après lui avoir appris à lire et à écrire – ce que Ronald sut faire dès quatre ans – elle commençait à lui enseigner le français et le latin.
– Encore, Maman ! demanda-t-il. Ces mots sont tellement beaux !
Ronald préférait le latin au français : le fait que le latin soit une langue morte, venue du fond des âges, donnait encore plus de charme à son apprentissage.
– Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra13 ! déclama-t-il avec une fougue comique en s’adressant à son frère qui le contemplait sans comprendre.
Il calligraphia ces deux phrases en s’appliquant. Il aimait autant l’écriture que le dessin. Dans la marge, il dessina deux arbres, dont l’un était tout tordu et l’autre nanti d’un abondant feuillage et de gros fruits rouges.
– Regarde, Maman, ça, c’est le mauvais pommier, et l’autre, le bon pommier avec de bonnes pommes.
13. Citation d’un discours de Cicéron : « Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »
– À présent, dit la mère, il est temps d’aller au lit.
Les enfants ne se firent pas prier, tant ils avaient hâte de connaître la suite de l’histoire que leur maman leur racontait chaque soir.
– Bon, où en étions-nous ? demanda-t-elle en ouvrant un gros livre à la couverture rouge14.
– Le précepteur Regin a dit à Sigurd qu’il y avait un trésor gardé par le dragon Fáfnir, et que si Sigurd était courageux, il devait aller tuer le dragon pour récupérer le trésor, commença Hilary.
– Mais pour ça, il faut une épée vraiment spéciale, continua Ronald. Alors, Sigurd a récupéré les morceaux cassés de l’épée de son père, il l’a fait reforger et l’a nommée Gram. On s’en est arrêté là.
« Sigurd partit un matin avec Regin pour se rendre à la lande où le dragon avait l’habitude de se coucher, continua Mabel. Puis il vit la trace que le dragon avait laissée quand il est allé boire. La piste ressemblait à une vallée profonde laissée par une grande rivière. Sigurd y descendit, creusa plusieurs fosses, puis il se
14. Il s’agit du Red Fairy Book d’Andrew Lang, publié en 1890, dans lequel est publiée L’Histoire de Sigurd que lit Mabel ce soir-là.
cacha dans l’une de ces fosses, l’épée dégainée. Là, il attendit, et bientôt la terre se mit à trembler sous le poids du dragon qui rampait jusqu’à l’eau. Un nuage de venin se répandit devant Fáfnir tandis qu’il soufflait et rugissait. Mais Sigurd attendit que la moitié du corps du dragon eût rampé au-dessus de la fosse, avant de lui planter l’épée Gram en plein cœur.
Le dragon frappa avec sa queue jusqu’à ce que les pierres se brisent et que les arbres s’écrasent sous son poids. Mais avant de mourir, il prit la parole et dit :
“Si tu me tues, tu mourras à ton tour, cet or sera ta ruine, et la ruine de tous ceux qui le posséderont !”
Sigurd dit alors :
“Tous les hommes doivent mourir, et aucun homme courageux ne laisse la mort l’effrayer. Meurs donc, Fáfnir !” Et Fáfnir mourut.
Après cela, Sigurd fut appelé Fléau de Fáfnir et Tueur de dragons. »
– Maintenant, il est temps de dormir, continua Mabel en refermant le livre. Demain soir, nous lirons la suite.
Dociles, les garçonnets se glissèrent sous leurs couvertures. Ronald était enthousiasmé par cette aventure, il
avait bien envie de la continuer dans sa tête, mais le sommeil l’en empêcha.
Dès le lendemain, il prit une feuille de papier, tailla son crayon et commença à écrire une histoire de dragon. Dès qu’elle fut terminée, il la tendit à sa mère.
– C’est bien, dit Mabel, seulement, on ne dit pas « un vert grand dragon », mais « un grand dragon vert ».
– Pourquoi ? demanda le petit garçon.
– Eh bien…, répondit la mère, un peu désarçonnée par la question, parce que c’est l’usage.
– Mais qui fixe l’usage ?
– Des gens très savants. Des grammairiens, des écrivains, des philologues…
– C’est quoi, des philologues ?
– C’est un mot qui vient du grec : philos, ami, logos, le mot, la parole. Les philologues sont des gens qui aiment les mots, les amis des mots.
– Comme moi, alors, je suis un ami des mots ! Je veux comprendre un jour pourquoi on ne dit pas « vert grand dragon » !
Le petit Ronald mit longtemps avant d’écrire à nouveau une histoire de dragon. Mais devenu grand, il plaça beaucoup de dragons dans ses histoires : Smaug dans Le Hobbit, Glaurung, Ancalagon et Scatha, dragons fameux de la Terre du Milieu dans Le Silmarillion, l’amusant Chrysophylax que dompte le fermier Gilles de Ham, sans oublier ceux de Roverandom, le dragon de la lune qui provoque les éclipses, ou celui de la mer qui suscite les tempêtes…
Dès qu’il sut lire, le jeune Ronald dévora tous les livres qui lui tombèrent sous la main : les Contes d’Andersen, La Princesse et le Gobelin de George MacDonald, les contes de fées d’Andrew Lang, mais aussi des histoires de PeauxRouges qui éveillaient son goût pour la nature et pour l’aventure, Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, Robinson Crusoé de Daniel Defoe… À onze ans, il avait lu tant de livres que sa maman ne trouvait plus aucun roman pour la jeunesse à lui recommander !
Chapitre 4
Mabel
J’ai été témoin des souffrances héroïques et de la mort précoce, dans une extrême pauvreté, de ma mère qui m’a amené à l’Église 15 . Sarehole, été 1900.
– Pourquoi Maman et tante May pleurent-elles ? demanda Hilary à mi-voix.
– Elles se sont disputées avec papy John, répondit Ronald sur le même ton. Lui qui est protestant n’a pas apprécié la conversion au catholicisme de deux de ses filles.
15. J. R. R. Tolkien, Lettres, n° 250, « À Michael Tolkien », 1er novembre 1961 © Christian Bourgois éditeur, 2005.
– Mais nous aussi, nous sommes catholiques, à présent. Alors, il ne nous aime plus ?
– Bien sûr que si, au fond de son cœur, et il aime aussi May et Maman. Mais pour le moment, il est très fâché, et d’autres Suffield et Tolkien le sont aussi.
– Ça veut dire qu’ils ne vont plus aider Maman ?
– J’en ai bien peur, dit Ronald avec tristesse.
Heureusement, ce n’était pas le cas de tous les membres des deux familles. À l’automne 1900, grâce à un oncle Tolkien qui s’était engagé à payer sa scolarité, Ronald allait faire son entrée au King Edward’s College, l’école où son père Arthur avait fait ses études. C’était l’école la plus réputée de Birmingham. Mais elle était située trop loin de Sarehole : la famille dut quitter le petit bourg tranquille pour s’installer dans une banlieue triste et enfumée. Edgbaston, banlieue de Birmingham, 1902.
Quand Ronald rentra du collège, ce soir-là, il trouva sa mère et son frère Hilary en grande conversation avec un prêtre en soutane, petit et brun, qui paraissait âgé d’une quarantaine d’années.
– Voici mon fils aîné Ronald, dit Mabel en s’adressant au prêtre. Ronald, je te présente le père Francis Morgan. Il fait partie de la communauté de prêtres attachés à l’Oratoire catholique de Birmingham, notre paroisse, et il a bien voulu devenir mon confesseur.
Le père Francis Morgan avait un visage avenant, franc et sympathique. Gai et volubile, il fit vite la conquête des deux garçons. Ce soir-là, il expliqua qu’il était à moitié espagnol et que sa famille avait fait fortune dans le commerce du xérès, un vin dont les Anglais raffolaient. Il était ému par la situation difficile que devait affronter cette jeune veuve du fait de sa récente conversion au catholicisme. Il savait que sa décision l’avait coupée de sa famille et qu’elle élevait seule ses deux fils au prix de lourds sacrifices. En son for intérieur, il se promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour améliorer le sort de ces paroissiens méritants.
Edgbaston, mars 1904.
– Eh bien, comment vont nos malades, ce matin ? demanda le père Francis Morgan d’un ton jovial en pénétrant dans la maison des Tolkien.
Les deux garçons avaient attrapé la rougeole en début d’année, et Hilary souffrait à présent d’une pneumonie qui le faisait beaucoup tousser. Guère étonnant, pensait le prêtre, avec l’humidité qui régnait dans ce pauvre logis. Sans parler de la fumée des usines toutes proches qui empuantissait en permanence l’atmosphère de la banlieue. Mais l’attention du père Francis Morgan se porta sur madame Tolkien dont le visage pâle, creusé, aux yeux cernés, l’inquiétait de plus en plus.
– Vous devriez vous ménager, Mabel. Si vous tombez malade à votre tour, cela n’arrangera pas la situation de vos enfants.
– Je me sens si fatiguée ! Le médecin qui soigne Hilary m’a proposé d’aller faire des examens à l’hôpital. Il dit que mon état de santé le préoccupe.
– Vous devriez l’écouter sans tarder.
– Mais si je suis malade, qui s’occupera des garçons ?
– Pour le moment, il ne s’agit que de consulter.
Malheureusement, le diagnostic tomba : Mabel souffrait de diabète, qui était une maladie incurable à cette
époque16. Son extrême faiblesse rendait nécessaire son hospitalisation immédiate.
– Que vont devenir Ronald et Hilary ? s’inquiéta-t-elle auprès du père Francis Morgan.
– Vos sœurs Jane et May ont fait le nécessaire. Vos parents sont d’accord pour héberger le plus jeune, tandis que Jane et son mari se chargeront de l’aîné. Votre seule préoccupation doit être de vous soigner et de bien vous reposer.
La première nuit chez tante Jane, Ronald rêva qu’une vague gigantesque montait de la mer, submergeait les champs au milieu desquels il marchait et l’engloutissait tout entier. Il se réveilla oppressé, haletant et en sueur comme s’il émergeait de l’eau. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait un tel rêve. Au collège, quand le professeur de grec avait parlé de Platon et de son mythe de l’Atlantide17, Ronald avait
16. Le traitement à l’insuline qui aurait pu sauver Mabel ne sera découvert qu’en 1922.
17. L’Atlantide est une île mythique évoquée par Platon dans deux de ses œuvres. Elle fut engloutie par les flots lors d’un cataclysme causé par l’orgueil de ses habitants. Dans Le Silmarillion, Tolkien s’est inspiré de ce
immédiatement pensé à son cauchemar récurrent.
N’était-il pas dû, cette fois, au souci que lui causait l’hospitalisation de sa maman ?
Fin juin, Mabel était suffisamment rétablie pour quitter l’hôpital.
– Mais il n’est pas question que vous retourniez dans votre logement insalubre d’Edgbaston ! décida le père Francis Morgan. J’ai mieux à vous proposer. L’Oratoire possède une maison pour la retraite des prêtres à Rednal, dans la banlieue sud-ouest de Birmingham. C’est à la campagne, il y a des champs, des bois, des collines, l’air y est bien meilleur qu’en ville. Une dépendance de la maison sert d’habitation au facteur de Rednal, et il dispose d’une chambre à louer. Son épouse est d’accord pour vous faire la cuisine, vous n’aurez à vous soucier de rien. Vous pourrez y rester tout le temps de votre convalescence. Et surtout…
Il s’interrompit un instant pour ménager son effet.
mythe pour créer l’île de Númenor, engloutie elle aussi à la suite des mauvaises actions des Númenoréens.
– … surtout, vos garçons pourront vous y rejoindre pendant les vacances scolaires. Ça leur fera du bien, à eux aussi, car je les trouve maigres et pâlichons en ce moment. Rednal, septembre 1904.
La mère et ses fils avaient passé un été enchanteur. Ils s’étaient sentis comme à Sarehole, ramassant des airelles et des fraises des bois, pique-niquant dans les prés, prenant le thé dans le foin. Le père Francis Morgan avait offert un cerf-volant aux garçons, il s’amusait tout autant qu’eux à le faire voler au-dessus des champs. Bien nourris par la femme du facteur, Ronald et Hilary grandissaient et se remplumaient à vue d’œil. Même Mabel avait repris des couleurs. Mais la rentrée approchait. Allait-il falloir retourner en ville ?
– Non, déclara Ronald. Maman, tu es bien mieux à la campagne, et nous aussi. Je suis assez grand pour me rendre à la gare à pied et prendre le train pour Birmingham. Il n’eut pas d’effort à faire pour convaincre sa mère.
Novembre était arrivé. Pour Ronald, il était de plus en plus difficile de se lever de bon matin pour affronter le
froid, la pluie ou le brouillard jusqu’à la gare. Le soir, il faisait déjà sombre quand il descendait du train. Si la nuit était vraiment noire, Hilary venait le chercher avec une lanterne.
En revenant de l’école, ce soir-là, il trouva le père Francis Morgan et la tante May au chevet de sa maman. L’état de Mabel s’était lentement dégradé depuis le retour des mauvais jours. Ronald et Hilary n’avaient pas voulu s’en rendre compte. Mais à présent, leur mère allait vraiment mal et les grandes personnes semblaient inquiètes.
– Père Francis, appela Mabel d’une voix faible, j’ai quelque chose à vous demander.
Le prêtre se pencha sur la malade.
– Je vous écoute, dit-il.
– Si Dieu me rappelle à lui, je crains qu’au sein de ma propre famille, mes enfants soient forcés de renoncer à la religion catholique. Je voudrais confier leur âme et leur éducation à une personne dont je suis sûre. Père Francis, accepteriez-vous, me feriez-vous la grâce d’accepter d’être leur tuteur ?
Le père Francis Morgan garda un instant le silence.
C’était là une grande responsabilité, une insigne preuve de confiance, il ne voulait pas s’engager à la légère.
– Chère Mabel, répondit-il enfin, j’espère de tout cœur que le Seigneur vous rendra vite la santé. Mais si par malheur il voulait rappeler à lui la meilleure de ses servantes, ce serait pour moi un honneur de me charger de l’éducation de Ronald et Hilary que je chéris déjà comme mes propres fils.
Les deux garçons se jetèrent dans ses bras en pleurant. Quelques jours plus tard, le 14 novembre 1904, Mabel rendit l’âme dans les bras de sa sœur May après avoir reçu les derniers sacrements du père Francis Morgan. Ses fils en furent inconsolables. Ronald en voulut à certains membres de sa famille qu’il accusait d’avoir précipité le décès de sa maman à cause de leur intransigeance. Par conviction, mais aussi en hommage à sa mère tendrement chérie et au prêtre qui lui servit de père de substitution, il fut toute sa vie profondément attaché à la foi catholique.
LA JEUNESSE
LA GUERRE
Chapitre 1 : Le Conseil de Londres 79
Chapitre 2 : Le débarquement ............................................................... 87
Chapitre 3 : La bataille de la Somme 95
Chapitre 4 : Les Marais Morts 103
Chapitre 5 : Les monstres 111
Chapitre 6 : Les Maisons de Guérison 119
Chapitre 7 : Les sentinelles ...................................................................... 128
LE PROFESSEUR
Chapitre 1 : Les Lettres du Père Noël...................................... 137
Chapitre 2 : Sire Gauvain et le Chevalier vert 144
Chapitre 3 : Vacances à Filey 157
Chapitre 4 : Professeur de légendes 168
Chapitre 1 : C. S. Lewis et les Inklings 173
Chapitre 2 : Un papa conteur 180
Chapitre 3 : La lente élaboration d’un chef-d’œuvre 191
Chapitre 4 : Feuille, de Niggle........................................................... 195
Chapitre 5 : Un accouchement difficile 201
Chapitre 6 : La célébrité 209
Chapitre 7 : La retraite 217
Chapitre 8 : Les Rivages blancs 224
DOSSIER DOCUMENTAIRE
Généalogie simplifiée de J. R. R. Tolkien .............. 230
Les ouvrages de J. R. R. Tolkien ............................ 232 Chronologie comparée .......................................... 234 Christopher Tolkien (1924-2020), le continuateur ...................................................... 238
J. R. R. Tolkien, père de la fantasy ? ...................... 241
J. R. R. Tolkien, l’inspirateur ................................. 244