Familles de militaires

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Familles de militaires : le défi de la mission

À C., le cadeau de ma vie.

À mes guerrières à paillettes, je suis si fière de ce que vous êtes.

À mes parents, qui m’ont montré le chemin du cœur de l’autre.

À mes patients, qui m’ont fait confiance pour recueillir et mettre au travail leurs fragilités et leurs forces.

Aux militaires et à leurs familles souvent tenues dans l’ombre, puisse cet ouvrage leur rendre hommage et rejoindre leurs cœurs pendant une mission.

INTRODUCTION

Tenter désespérément d’emprisonner chaque instant ensemble. Ordonner à tout son être de tenir debout jusqu’à l’au revoir.

Recevoir le coup, net et brutal, qui incise le cœur et la chair. Se séparer, là, maintenant.

Éprouver la violence de la solitude, la pesanteur de l’inquiétude, le désespoir des jours gris pendant de trop longs mois.

Se retrouver, ENFIN. S’enivrer de l’autre, se réchauffer de ses regards, s’émerveiller de ce nous qui reprend vie.

Redécouvrir doucement, très doucement, notre vie ensemble. Jamais totalement comme avant, mais riche des cicatrices et des trésors de cette expérience.

Ces mots de Raphaëlle nous parlent de la mission. Car une mission, c’est cela, mais c’est bien plus encore. C’est une expérience devenue hors du commun dans la vie d’une famille d’aujourd’hui, une invitation franche à découvrir les fragilités et les forces de chacun.

La mission se vit individuellement, dans le secret de son cœur, tant le vécu est décalé de celui des familles « civiles ». « Les autres ne peuvent imaginer ce que l’on vit pendant un déploiement » témoignent souvent des patients au cabinet. Le silence devient protection face aux incompréhensions et aux maladresses extérieures, mais il est aussi prison pour celui qui se tait. Chacun essaye d’affronter seul une mission,

un départ en mer, un déploiement, avec ses propres défenses et forces. Cette séparation est silencieuse, et ces blessures sont cachées aux autres et parfois à soi-même.

La mission est pourtant de l’ordre du commun chez les militaires. C’est un passage obligé, un aboutissement pour le soldat. Ainsi, elle en devient intouchable, car elle est au cœur de l’engagement. S’autoriser à en parler, mais surtout à la penser, serait prendre le risque de la remettre en question. Entre l’extraordinaire sociétal et ce qui relève du banal pour le militaire, le vécu de la mission devient donc indicible. Comment s’autoriser alors à écrire sur ce qui appartient à l’intimité des familles de militaires et à l’ADN de l’armée ? Serait-ce transgresser un double tabou ?

Oui, probablement. Mais je suis convaincue que ce travail, loin de fragiliser individus et institution, permet la consolidation et le développement de leurs ressources. Le sujet qui peut se connecter à son intériorité, y compris à ses fragilités, est plus fort pour affronter les vents contraires de la vie.

L’expérience clinique me montre les bienfaits de la parole, la puissance thérapeutique de la reconnaissance des blessures, et l’importance de la mobilisation des ressources individuelles et familiales. C’est précisément ce que je vais déployer ici, comme au cabinet : la libération de la parole et de la pensée pour permettre la consolation et la cicatrisation.

Cet ouvrage est le fruit de quinze années de travail en libéral auprès de militaires, de leurs couples et de leurs familles. Quinze années riches de rencontres qui prennent au cœur et aux tripes. Quinze années à écouter, consoler, inventer pour tenter d’apaiser ces âmes en souffrance. Quinze années à apprendre de ce courage et de cette volonté qui émanent

des familles accueillies. La nécessité de partager ce que j’apprenais des familles de militaires au cabinet s’est imposée. Trop peu d’outils existent pour les accompagner dans cette épreuve majeure. Les besoins de soutien et de reconnaissance sont immenses, mais ils viennent d’une population fière, exigeante, qui a appris à se débrouiller seule. Pour aider les militaires et leurs familles, il faut trouver le ton juste : être dans la reconnaissance de ce qui est traversé mais surtout ne pas être dans la plainte. Ces familles ne veulent pas être victimisées, elles se placent, elles aussi, en combattantes, qui font face aux nombreux défis de la vie militaire.

S’adresser aux militaires eux-mêmes demande, par ailleurs, d’être vigilant sur deux points : ne pas trop remettre en question l’institution militaire qu’ils vont instinctivement défendre et les faire se connecter à leurs vécus émotionnels sans pour autant « hyper psychologiser » leur situation, sous peine de les voir se figer.

Je m’appuierai tout au long de mon propos sur ce que mes patients ont déposé au cabinet. J’ai été le témoin privilégié de leurs blessures et de leurs ressources dans ce combat. Je les remercie de leur confiance, et j’espère que ce livre rendra hommage à leur courage, leur fragilité et leur détermination. Pour préserver le secret professionnel de nos rencontres, les noms, les fonctions et les structures de famille ont été modifiés dans les nombreuses situations cliniques évoquées dans ce livre.

Cet ouvrage s’inspire aussi de ma propre expérience de femme de militaire. Il résonne de mon combat personnel face aux départs en opérations et autres défis de la vie militaire. Je vis dans mon cœur, dans ma chair, dans l’intimité

de ma famille, le sujet que nous allons travailler. Ce livre n’est cependant pas le lieu d’un témoignage personnel, mais celui d’une réflexion clinique.

Chaque mission est unique et individuelle, cet ouvrage ne se veut pas un condensé de savoirs, le Manuel du départ en mission, mais bien une analyse professionnelle sur cette expérience. Vous y trouverez des résonances avec votre histoire, mais vous constaterez aussi des décalages et désaccords avec votre vécu. Puisse ce livre vous permettre une relecture individuelle, en couple et en famille de VOTRE histoire de mission. Elle vous appartient, soyez-en fiers.

Je proposerai aussi des outils concrets à utiliser chez vous. Pour faire face à la réalité, il ne suffit pas de prendre soin de son psychisme, il faut pouvoir s’appuyer sur une organisation structurante, solide et pétillante qui vous soutienne. Ces outils ne sont pas des baguettes magiques, encore moins des « leçons » à appliquer. Je vous invite à piocher dans ce qui est proposé, à l’enrichir de votre expérience et surtout à faire votre propre sauce, ce sera la meilleure ! Nous le verrons souvent, il faut être créatif pour relever le défi d’une mission… et plus largement d’une vie ! Beaucoup de points seront abordés dans cet ouvrage. Dans un souci de lecture fluide, le propos est découpé comme les temps d’une mission : avant, pendant, après. Vous pourrez ainsi revenir aisément sur les points précis qui vous intéressent. À chaque étape, nous serons attentifs à tous les membres du système familial : l’enfant, le conjoint, le militaire et le couple. Chacun vit sa mission et mérite d’être entendu et compris des autres.

Puisse cette lecture vous apporter la consolation là où il y a blessure, la surprise là où il y a certitude, l’espoir là où il y a désolation.

1 re partie

AVANT LE DÉPART

Le suivre dans la salle de bains, le jardin, le salon. Le suivre partout où il se trouve. Vouloir capturer son odeur, la sensation de ses mains sur mon corps, l’aura de son être dans la maison. Le bonheur ne se laisse pas enfermer dans un bocal...

Le jour maudit du départ arrivera irrémédiablement. On le voit se rapprocher comme un précipice sur le calendrier. Mon Dieu, épargnez-moi cette douleur ! Mais rien, pourtant, rien n’arrêtera cette machine infernale. Le jour des ténèbres est là. Il faut survivre à l’arrachement. Survivre à la douleur immense des enfants qui agrippent leur papa. Survivre au dernier baiser qui a le goût d’une lame. Revêtir le lourd manteau de la solitude, comme un corset trop serré qui asphyxie et contraint chaque mouvement.

Le bonheur semble s’échapper… On voudrait hurler sa douleur, crier à tous les autres leur chance immesurée d’être ensemble. Mais l’on se tait. Le silence et la solitude viennent recouvrir la vie comme la neige sur une forêt d’hiver. Et, même si le cœur est glacé, l’amour est là. Alors, par amour, je m’acharnerai à trouver la chaleur et la lumière. Chaque jour, un petit pas après l’autre pour avancer vers le bien-aimé.

Raphaëlle L.

À l’image du militaire qui prépare méticuleusement son sac, la famille doit, elle aussi, identifier ce dont elle a besoin pour traverser cette mission et rassembler ses forces. Certains préfèrent ne pas trop y penser, ne surtout pas anticiper. Ainsi, par exemple, Antoine : « Je ne veux pas gâcher les moments de joie ensemble, le noir arrivera bien assez vite » ou Benoît : « Il y a eu tellement de départs. Chacun

sait ce qu’il a à faire. » Ce mécanisme de défense est efficace sur l’instant, mais il présente un risque important pour la suite. Il permet de repousser au maximum les ressentis négatifs liés au départ, mais laisse l’individu pauvre en ressources pendant la séparation. Ce qu’on ne regarde pas en face nous revient toujours plus violemment. Le risque est grand d’empiler les émotions, de garder secrets les vécus et les blessures. Car ce qui a été soigneusement caché dans les profondeurs du psychisme viendra, un jour, exploser à la surface. En psychologie, il est toujours plus facile de travailler en prévention que sur des blessures infectées.

Anticiper ne veut pas dire gâcher les précieux moments ensemble, mais bien se donner les moyens de vivre au mieux les mois douloureux. Les missions peuvent se suivre mais elles ne se ressemblent jamais. Chacun évolue, et ses besoins aussi. Beaucoup de familles m’ont témoigné leur satisfaction d’avoir réfléchi en amont au déploiement et à ses conséquences. Prendre au sérieux cette étape, c’est comme gravir la montagne de la mission avec des chaussures de marche à sa pointure, un sac optimisé et rempli de barres chocolatées pour se donner du courage. C’est bien mieux que de partir avec un sac chargé des pierres des déploiements précédents, ou vide de nourriture…

Je pense particulièrement à la famille B. La maman, infirmière militaire, devait partir pour sa première mission, laissant ses deux filles de cinq et sept ans à son mari, luimême dans l’armée. Le couple et moi-même avons travaillé pendant quelques séances sur les inquiétudes de chacun face à ce défi : doutes quant à la capacité de l’un à supporter les

cris, de l’autre à lâcher prise, difficultés de l’aînée à parler de ses sentiments, énurésies nocturnes fréquentes de la cadette, beaux-parents aidant peu. Et nous avons aussi évoqué les envies de la famille pour le retour….. S’entendre dire ce que l’on ressent et écouter l’autre ont permis un vrai apaisement pour ce couple. Progressivement, la mission se profilait plus positivement. Nous avons pensé des outils concrets pour accompagner le couple, identifier des personnes ressources, inventer des moments de respiration pour le père.

Je vous propose maintenant de vivre ce travail ensemble, comme si nous étions confortablement installés dans mon cabinet. Pour cela, il vous faudra imaginer des fauteuils enveloppants, des tableaux abstraits sur les murs mais, surtout, il vous faudra faire un effort d’observation et d’écoute. Chaque membre de la famille a ses besoins propres, le système familial aussi. Vous et moi allons y être très attentifs en déployant patiemment notre regard sur chacun.

Chapitre 1

L’art de s’attacher

Évoquer l’impact d’une mission sur un enfant est toujours délicat pour un parent. Cela vient immédiatement vous serrer le ventre et le cœur. « J’ai choisi d’être conjoint de militaire, notre enfant n’a rien demandé », me disait un papa. « Nos ados sont très marqués par toutes ces missions », déplorait une maman. « Mon enfant panique dès que son papa s’absente une nuit », confiait une autre. Mais j’entends aussi : « L’enfant a ses propres ressources pour faire face », « Il ne faut pas dramatiser pour vivre une opex1 », « Si le parent qui reste va bien, l’enfant ira forcément bien » ou encore : « Il est trop petit pour se rendre compte de ce qui se passe. »

Il y a de quoi se perdre entre ce grand écart des pensées. Nous le verrons tout au long du livre, l’enfant a de très belles ressources, mais il faut être juste avec lui. Voir son parent s’éloigner pendant de longs mois n’est pas et ne sera jamais banal. Si cela n’est pas une situation à haut potentiel traumatique assurée, c’est un défi psychique intense. Nier l’exigence de la situation ne sera jamais aidant.

L’enjeu majeur pour l’enfant pendant la mission est de supporter la séparation violente avec l’un de ses parents, tout en conservant ses capacités à être dans la vie et à se développer.

La séparation. C’est un mot qui angoisse et, pourtant, la séparation est au cœur de la mission. Elle est souvent associée à une peur chez les parents : celle que l’enfant développe

1. Opération extérieure.

la fameuse « angoisse de séparation ». Se séparer est pourtant une expérience inhérente à la vie humaine. Elle commence dès la séparation du nouveau-né avec le milieu utérin et se poursuit tout au long de la vie. L’enfant va devoir vivre une multitude de séparations pour se construire : séparation avec le sein maternel, avec les couches, la tétine, l’entrée à l’école qui marque le terme de la toute petite enfance, la fin du primaire, séparation de l’adolescent avec son corps d’enfant, etc. L’enfant va donc grandir avec les séparations. Elles vont lui permettre de se construire en tant qu’individu, qu’être différencié.

Pour nous, adultes, il s’agit de réactiver des séparations anciennes pour faire face à celles du présent. Nos séparations passées vont teinter celles que nous vivons lors d’une mission. En fonction des traces psychiques de ces expériences anciennes, nous disposons d’ingrédients de réassurance ou, au contraire, de fragilisation.

Soulignons qu’une séparation est naturellement douloureuse, même si elle est bien vécue. Se séparer d’une personne, d’un lien à l’autre, d’un lieu, d’une maison chérie, d’un objet, c’est toujours un arrachement à quelque chose qui compte pour nous. Cette souffrance, plus ou moins importante, témoigne de notre attachement à ce qui s’éloigne.

Je pense à Madame F., qui avait vécu de nombreux déménagements dans son enfance et présentait une forme d’insécurité psychique globale. Elle vient au cabinet après de longues années de souffrance solitaire pendant les déploiements à l’étranger de son mari. Ses yeux vert profond, son visage comme lessivé par le temps, son sourire triste témoignent de ce qui a toujours été gardé secret. En relisant son passé, elle se souvient précisément du sentiment

d’anéantissement vécu au premier départ de son conjoint. « Je me suis sentie me liquéfier dans la voiture après l’avoir déposé au bateau. Je me suis transformée en torrent de larmes. Une partie de moi pensait qu’il m’avait quittée pour toujours. Ces quelques mois devenaient toujours. » Madame F. avait dû se garer au bord de la route, elle se répétait inlassablement que la séparation n’était pas définitive, qu’elle pouvait survivre à l’éloignement et que leur amour ne disparaissait pas, qu’elle-même n’allait pas disparaître …

Nous reviendrons un peu plus tard auprès de Madame F. Mais nous entendons déjà, dans son histoire, la réactivation de son vécu de séparation. Notre corps est une précieuse mémoire, qui vient ici se faire porte-parole du psychisme. Comme un tout-petit, cette patiente vivait un véritable effondrement psychique au départ de l’être aimé. Son corps parlait de son angoisse profonde et ancienne, et son cerveau d’adulte ne suffisait pas à l’apaiser. À l’image d’un bébé qui exprime toute sa terreur s’il se voit éloigné des bras de sa maman, Madame F. ressentait un danger d’effondrement psychique devant l’absence de son mari, car une partie archaïque d’elle-même la vivait comme définitive.

Pour comprendre la séparation, il faut évidemment parler d’attachement. Car il nous faut faire l’expérience d’un lien profond à l’autre pour vivre sereinement son absence. Vous allez le découvrir, la théorie de l’attachement est passionnante, et j’espère pouvoir vous en donner quelques clés. Et peut-être l’envie d’aller plus loin…

L’attachement a été théorisé par le psychiatre et psychanalyste J. Bowlby dans les années 1960. Avant lui, le psychanalyste D. W. Winnicott, le biologiste K. Lorenz et le

psychologue Harry Harlow s’étaient eux aussi penchés sur cette théorie qui deviendra fondamentale en psychologie.

J. Bowlby a montré qu’il existe un besoin vital chez le nouveau-né à créer une relation affective et émotionnelle privilégiée avec une figure d’attachement (le care giver), le plus souvent le père ou la mère. Le nouveau-né va être actif pour construire cette relation indispensable à son développement. Pour cela, il dispose de différents « outils » : les pleurs, le sourire, l’agrippement des doigts, la succion ou encore suivre des yeux la figure d’attachement. De son côté, l’adulte répond activement à ce besoin en prodiguant les soins physiques mais aussi affectifs à l’enfant. Il va câliner le bébé, lui parler, le bercer, deviner ses émotions, le regarder tendrement, le masser, etc. L’un et l’autre vont ainsi construire cette relation fondamentale où le tout-petit apprend qu’il est un être solide et qu’il compte pour l’autre.

Le triste exemple des pouponnières d’après-guerre nous montre qu’un tout-petit qui ne bénéficie pas d’un lien d’attachement va se détériorer psychiquement et physiquement. Il s’agit du syndrome d’hospitalisme tel qu’il est décrit par le psychanalyste R. Spitz en 1965. Si l’enfant bénéficie de soins physiques sans connexions affectives suffisantes, il présente un risque élevé de séquelles neurologiques et psychiques graves. Il sombre progressivement dans une profonde dépression, pouvant aller jusqu’à la mort. Le syndrome peut être en partie réversible à condition que l’enfant puisse bénéficier le plus rapidement possible d’un attachement solide et stable. On ne peut cependant prédire à quel point les capacités neurologiques, psychiques et relationnelles seront restaurées. Certains enfants en restent tragiquement marqués.

Mon expérience de clinicienne me montre toutefois combien nous pouvons faire des merveilles sur les âmes blessées. Un environnement riche en stimulation affective, cognitive, motrice, émotionnelle… peut changer le cours d’une vie. Je crois profondément que l’être humain n’est pas prévisible, il n’a jamais dit son dernier mot.

Je pense au jeune Joseph, adopté à l’âge de douze mois après avoir vécu dans une pouponnière à l’étranger où il n’avait bénéficié que de peu de soins et d’attention. Le bilan médical était préoccupant, les médecins évoquaient un retard global du développement, des séquelles neurologiques avérées, une insécurité psychique importante. Quelques années après son arrivée en France, le bilan de Joseph est tout autre. Il a pu bénéficier d’un suivi régulier en psychomotricité, de cours de musique et de danse, d’une intégration dans une école bienveillante, mais surtout il a fait l’expérience d’un amour tendre et solide de ses parents. Il a constaté que ses pleurs entraînaient toujours une réponse de l’adulte, que le tourbillon qu’il ressentait dans son cœur s’appelait des « émotions », que l’adulte pouvait se fâcher et dire non, mais qu’il continuait à l’aimer de tout son cœur. Il a pu explorer le champ des liens, et s’est attaché à son frère et à sa sœur, à ses grands-parents, à ses amis, à ses enseignants. Il a découvert la force de son corps, les possibilités incroyables de son intelligence, la puissance de l’envie. Joseph a aujourd’hui six ans, il est devenu un beau garçon souriant, joyeux et confiant. Il fait son chemin, à son rythme, en gardant des cicatrices et des blessures, mais il a déjà fait mentir les prédictions les plus sombres. L’exemple de cet enfant nous éclaire. Loin d’être naïf, illuminé ou dans le déni des troubles et de la souffrance, il nous montre

simplement que tout est toujours possible chez l’homme. La vie est devant, elle ne se laisse jamais enfermer par le passé. À nous d’y répondre par un désir de guérison, un acharnement à poser des actes bons pour nous. Si le sujet bénéficie d’un enveloppement affectif puissant, d’un maillage professionnel serré et y répond par un désir de guérison, la trajectoire de vie peut prendre une autre direction.

Je ne résiste pas à poursuivre avec vous sur le chemin de cette théorie, car cela nous éclaire sur notre façon d’être parent mais aussi de faire couple. En 1965, la psychologue M. Ainsworth a créé une situation expérimentale appelée la strange situation afin d’identifier les différents styles de liens qui se créent entre l’infant 2 et la figure d’attachement. Il s’agit d’une situation de la vie quotidienne où l’enfant va vivre des temps d’absence et de retrouvailles avec son parent dans une pièce type salle d’attente d’un médecin. Des psychologues vont minutieusement étudier le comportement du care giver et la réponse de l’enfant. Quatre types d’attachement sont observés : sécure, anxieux, évitant et désorganisé.

– L’attachement sécure est celui où l’enfant est sûr de recevoir une réponse ajustée, régulière et rassurante du care giver. Ce dernier s’ajuste du mieux possible à ses différents besoins physiques, psychiques, relationnels et émotionnels. Devenu adulte, le sujet sait que ses émotions sont précieuses. Il a confiance en lui car il a intégré sa solidité interne et il sait qu’il peut s’appuyer sur l’autre.

2. Un infant est un enfant qui n’a pas encore le langage.

– L’attachement résistant montre une réponse ambivalente de l’adulte, entre un collage anxieux à l’enfant et une absence de contenance dans les situations clés. Cela donne ensuite un adulte peu confiant, en demande permanente du partenaire, dans un doute continu de lui-même et du lien. Cet adulte-là a besoin de réassurances nombreuses et permanentes.

– L’attachement anxieux/évitant montre un adulte absent ou qui a des attitudes de rejet envers le bébé. L’enfant apprend à annuler ses émotions, car personne ne vient l’aider à les surmonter. Par exemple, il cesse de pleurer, car ses pleurs ne déclenchent pas de réaction de consolation ou de réassurance de la part du care giver. Devenu adulte, il ne s’investit que dans des relations de surface et tente de contrôler ses émotions négatives.

– Lors d’un attachement désorganisé, le care giver n’est ni fiable ni prévisible. Il peut se montrer violent et destructeur. L’enfant ainsi traité aura ensuite une estime de lui très abîmée, un lien à l’autre chaotique avec un besoin immense de lien, une peur terrifiante d’être rejeté, mais aussi une tendance à agresser la relation. Ces personnes ont souvent été victimes d’abus ou de violence dans leur enfance.

Le style d’attachement va donc nous marquer profondément dans notre construction psychique et dans nos relations aux autres. Se construit au fur et à mesure de la petite enfance un pattern de comportements appelé « Modèle Opérant Intériorisé » (MOI). Nous y reviendrons toujours lorsque nous construirons des relations profondes à l’âge adulte. C’est en quelque sorte un guide intériorisé

de comportements à avoir lorsque nous sommes en relation avec l’autre, en fonction des expériences qui nous ont constitués. Cela nous suggère comment l’autre va être, comment on doit se comporter avec lui et ce qu’il faut attendre de la relation. Heureusement, nos rencontres dans le reste de l’enfance, de l’adolescence puis à l’âge adulte vont également enrichir ou modifier notre style d’attachement. L’expérience amoureuse ou thérapeutique peut aussi modifier en profondeur le regard de la personne sur elle-même ainsi que son lien à l’autre.

Stefano arrive ainsi au cabinet à l’âge de cinquante ans. Il me dit que « tout est brûlé en lui », qu’il a toujours été « traité comme un animal » par sa mère, qui multipliait les maltraitances envers lui. Il est très déprimé, nerveux et toujours un peu ailleurs pendant les séances. « Tout mon corps est tatoué de paroles d’humiliation », me confie-t-il rapidement, « je suis ravagé ». Aujourd’hui, Stefano ne s’autorise à être que dans la « survie » : se nourrir du minimum, avoir un toit sans confort ni décoration, ne nouer aucune relation amoureuse profonde. Comme s’il rendait bien réel la vision que sa mère avait de son fils : « vivre comme un animal ». Seules ses mains semblent échapper à la prophétie négative, car Stefano est un artisan de grand talent. Nous avons commencé par cela, se forcer quotidiennement à regarder ses mains sur lesquelles nous avions écrit : « Tu es merveilleux. Tu as du talent. » Il s’agissait, pour Stefano, de poser la première pierre d’un nouveau regard et d’un nouveau discours sur lui-même.

Aujourd’hui, le travail thérapeutique est loin d’être terminé, mais Stefano fait l’expérience répétée qu’il est

aimable, qu’il est doué de belles qualités et que le regard que sa mère a porté sur lui était faux. Il vit la chaleur d’une relation où l’autre est fiable, bienveillant et empathique. Le temps nous dira jusqu’où le chemin thérapeutique permettra à Stefano de se dégager du poids des premières expériences relationnelles.

Revenons au tout-petit. Vers huit ou neuf mois, le bébé est capable de différencier la figure d’attachement de l’étranger. Il commence à se vivre comme un être différencié de l’autre et prend conscience de l’absence de son parent. Survient alors l’angoisse de séparation, c’est-àdire des manifestations de peur de l’enfant lorsque le care giver s’éloigne. Car c’est en expérimentant les départs et surtout les retours répétés de la figure d’attachement que l’enfant construit progressivement le concept que l’autre ne disparaît pas. L’angoisse pendant la séparation est inhérente au développement de l’enfant et s’étire jusqu’à ses dixhuit mois, voire deux ans. Elle peut, durant cette période, s’exprimer par vague, ou en continu. Elle se traduit par des pleurs quand la figure d’attachement disparaît du champ de vision, une absence de sourire face à l’étranger, une agitation dans un endroit nouveau, des réveils nocturnes. L’enfant craint une disparition définitive du care giver, ce qui entraînerait un risque d’effondrement psychique, tel que Madame F. nous l’a fait comprendre par le retour de ses sensations refoulées.

Ces signes de peur, loin de nous inquiéter, nous permettent au contraire de constater l’attachement qui est à l’œuvre et le bon développement psychique du petit. Le fameux doudou va aider à la séparation très progressive entre le petit et le care

giver. Cet objet transitionnel tel qu’il a été pensé par D. W. Winnicott (1950) va, en effet, prendre la fonction du trait d’union entre le monde sécurisant du parent et l’extérieur. Pensez à l’enfant qui emporte son doudou partout pour explorer le monde : c’est comme s’il emmenait son parent avec lui pour le sécuriser et l’encourager. Ce doudou va en quelque sorte porter les qualités de la figure contenante pour encourager l’enfant à découvrir le monde extérieur. Car, vers deux ans, l’enfant est appelé à explorer et à revenir au chaud vers le care giver pour trouver réassurance et amour.

Les liens d’attachement sont donc des fondations solides de notre maison psychique. Ils nous permettent de comprendre que nous sommes des êtres précieux et aimés de l’autre. Nous y apprenons la confiance en nous, la confiance en notre corps et en nos émotions, la confiance en l’autre et la solidité des liens.

Lorsque l’angoisse de séparation persiste ou réapparaît dans le développement de l’enfant ou chez l’adulte, il faut toujours y être attentif. La personne présente souvent une plainte somatique importante (mal de ventre, céphalée, maladie de peau, énurésie…), des difficultés d’endormissement, des cauchemars, des relations troublées et une grande détresse au moment des séparations.

Nous l’avons compris, toute séparation ne crée pas ce trouble d’anxiété, mais il peut arriver que certains enfants soient marqués par une séparation précoce et intense : solitude en néonatalogie, absence soudaine du parent, hospitalisation, décès, départ pour une longue période, etc. Cette situation est si violente à vivre que le psychisme ne peut la « digérer ». Se présentent alors deux possibilités :

l’enfant exprime tout de suite des symptômes qui alertent les parents et les amènent à consulter ou bien les émotions sont enfouies et ressortiront plus tard. Une situation de séparation vécue ultérieurement viendra alors réactiver le traumatisme du passé, jamais apaisé, souvent même effacé du conscient. Il faudra, à ce moment-là, retraiter l’événement et apporter beaucoup de sécurité.

Les symptômes évoqués précédemment peuvent être aussi les signes d’autres blessures ou d’un lien à l’autre insuffisamment sécure. L’autre peut faire défaut, être imprévisible, nous dévorer ou nous rejeter. Dans tous les cas, il s’agit de ne pas laisser seule une personne dans cette souffrance et de la diriger vers un professionnel de la psychologie qualifié et recommandé pour l’accompagner. Après avoir visualisé et nommé la blessure, la thérapie va travailler en profondeur pour apporter sécurité et réassurance à la personne.

Me revient en mémoire ma patiente Marie, avec qui j’ai pu travailler en EMDR. Elle était ce que les Américains appellent « une mère hélicoptère », dans une surveillance constante de ses enfants, dans une grande difficulté à les laisser pleurer, même quelques minutes, et surtout à les endormir le soir. Ces derniers s’en donnaient à cœur joie pour la réveiller plusieurs fois par nuit.

Au cours du travail thérapeutique, elle apprit qu’elle avait été hospitalisée sur une longue période lors de sa première année. Aucun de ses parents n’avait pu dormir avec elle, et elle ne reçut que très peu de visites en raison de circonstances malheureuses. Nous avons travaillé avec la technique

de l’EMDR 3. Car pour éviter littéralement de disjoncter, le psychisme traite l’information de la façon la plus sommaire et rapide possible en l’envoyant dans la mémoire traumatique. Il s’agit alors, par la mobilisation de l’attention du patient, par des associations spontanées et par la stimulation bilatérale, de provoquer la digestion progressive du souvenir traumatique. Le patient peut évoquer la situation traumatique sans subir les assauts émotionnels qui y étaient reliés. Il l’inscrit progressivement dans son histoire de vie.

Pour Marie, lors de l’activation du souvenir, des images très précises de la chambre d’hôpital et surtout de ce qu’elle avait pu ressentir bébé sont apparues. J’avais en face de moi un bébé terrorisé qui s’était pensé abandonné le temps de son hospitalisation et vivait un véritable effondrement.

Il a fallu plusieurs séances pour mettre des mots sur ce vécu, avant tout corporel (car l’enfant n’avait ni le langage ni la capacité de penser ce qui lui arrivait), et surtout rassurer ce tout-petit. La « Marie adulte » a pu ainsi dire à l’enfant intérieur qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle était aimée, vivante, et qu’elle n’allait pas mourir loin de ses parents. Nous avons également inséré dans le souvenir des éléments de réassurance pour le rendre moins terrifiant. Petit à petit, l’événement a pu être digéré par le psychisme.

Comme toujours en psychologie, nous utilisons ici le miroir grossissant du symptôme pour comprendre ce qui se passe dans la « normalité ». Il n’y a souvent qu’une

3. Eye Movements Desensibilization and Reprocessing. Il s’agit d’un outil thérapeutique pour traiter le psycho-traumatisme, mis au point par une psychologue américaine, Francine Shapiro, dans les années 1990. Cette dernière travaillait sur les nombreux vétérans traumatisés de l’armée américaine. Cette technique vise à retraiter l’information douloureuse, stockée dans la mémoire traumatique à l’état brut.

différence d’intensité. On peut ressentir de l’angoisse devant les séparations, petites et grosses, mais pas un sentiment d’effondrement. À nous d’être attentifs aux symptômes cités plus haut et de nous tourner vers les bons professionnels.

Vous l’avez compris, pour bien se séparer, il faut bien s’attacher. L’enjeu de la séparation pour le tout-petit est d’ intérioriser suffisamment de l’autre, mais aussi du lien à l’autre pour supporter son absence. On va garder cela en tête tout au long de la première partie de cet ouvrage et réfléchir à favoriser ce mouvement. Pour l’enfant, bien sûr, mais aussi pour les adolescents, les adultes, le couple, la famille. Il va falloir remplir le cœur de chacun de moments avec l’être aimé pour vivre quelque temps sans lui. Des moments de qualité plus qu’une quantité de moments. Il s’agit bien de faire l’expérience que nous sommes aimés de l’autre, que nous comptons infiniment pour lui, que nous sommes des êtres précieux et solides. Nous allons donc travailler sur les ressources individuelles des membres de la famille, mais aussi sur la qualité du lien.

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