Une amie en détresse

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Anne-Sophie

Chauve�

une amie en détresse

EULALIE HERMANCE

EUDES

OLIVIER

Cher lecteur, chère lectrice, Peut-être découvres-tu ici les aventures d’Hermance ? Non ? Je te laisse alors commencer le livre sans plus tarder !

Mais si tu as peur de ne pas tout comprendre, laisse-moi te présenter les personnages qui peuplent notre histoire…

Hermance est la fille du baron de Sezay. Ses parents, Béranger et Jehanne de Sezay, ont eu de nombreux enfants : leur fils aîné de 25 ans, Jean, habite avec sa femme et ses enfants dans le château familial. Roland, 22 ans, est écuyer au service du duc d’Aquitaine. Les jumeaux de 20 ans, Blanche et Hugues, sont respectivement religieuse et moine, tandis que la sœur la plus proche d’Hermance, Anne, 16 ans, vit avec son mari à la cour du roi des Francs (les jeunes filles se mariaient très jeunes au Moyen Âge).

Au début du premier tome, Hermance a été appelée à la cour d’Aquitaine pour devenir une des suivantes de la future duchesse, Aliénor. Mais, sur la route, Hermance, accompagnée de sa sœur de lait

– et servante – Eulalie, est victime d’un accident. Blessée, elle trouve refuge chez le puissant comte des Marais dont les fils, Olivier (16 ans) et Eudes (12 ans), sont également attendus à la cour. Il ne faudra que quelques jours à nos héros pour devenir les meilleurs amis du monde : si Eudes et Hermance s’enthousiasment facilement et se laissent souvent emporter par leurs grands rêves et idéaux, Olivier et Eulalie, plus raisonnables, sont là pour tempérer leurs ardeurs.

À Poitiers, Hermance retrouve son frère Roland et commence son service auprès d’Aliénor. En 1133, à l’époque de notre histoire, elle a entre 9 et 11 ans. Héritière du très puissant duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, elle est destinée à lui succéder à la tête d’un vaste domaine qui recouvre quasiment la moitié de la France actuelle. Elle est entourée de nombreux jeunes gens et jeunes filles, avec lesquels Hermance va se lier d’amitié, Isolde d’Aujours exceptée… Cette dernière est une autre demoiselle de compagnie d’Aliénor, elle a un an de plus qu’Hermance et tire beaucoup de fierté de sa position

« d’ancienne » à la cour et du prestige de sa famille.

Elle n’est pas méchante, mais laisse trop souvent sa jalousie envers Hermance dicter sa conduite.

D’autant plus qu’elle aime beaucoup Olivier des Marais et cherche à attirer son attention !

Mais maintenant, sans plus attendre, je te laisse

découvrir la suite des aventures d’Hermance, Eulalie, Olivier et Eudes. Une chose est sûre : où qu’ils aillent, l’aventure les suit !

Bonne lecture !

Anne-Sophie

— amais, Mère, jamais ! Vous m’entendez ?

Vous ne pourrez jamais m’y obliger !

Le cri de Jehanne retentit dans la prairie, en contrebas du château des ducs d’Aquitaine, à Poitiers. La jeune fille, une des suivantes d’Aliénor, s’enfuit en pleurant, repoussant d’un geste vif sa mère qui cherchait à la retenir. Quelques courtisans avaient tourné la tête, mais avaient vite repris leurs conversations, bien plus intéressantes qu’une querelle entre une mère et sa fille…

Hermance, non loin de là, fit un geste pour la rejoindre, mais son ami Olivier l’arrêta dans son élan et lui confia, de manière à n’être entendu de personne :

— N’y allez pas tout de suite, laissez-la reprendre ses esprits. Regardez, personne n’a remarqué cet

Hermance, damoiselle d’Aliénor échange, autant rester discrets et ne pas attirer l’attention sur elle. Et puis, voyez : la mère de Jehanne est retournée auprès de notre petite duchesse et ne semble pas inquiète.

Hermance se mordit la joue. Depuis son arrivée à la cour, et malgré leurs trois ans de différence, elle avait appris à beaucoup apprécier Jehanne. Douce, drôle et attentionnée, la suivante avait pris Hermance sous son aile et avait été d’une aide précieuse dans les premiers temps de son séjour. Hermance la regarda s’éloigner.

Jehanne manqua de bousculer le duc Guillaume, qui arrivait, accompagné de ses pages et écuyers, parmi lesquels se trouvait Roland.

Ce dernier, voyant l’amie de sa sœur dans un tel état, fit un signe, comme pour lui prodiguer un peu de consolation mais, cachant son visage dans ses mains, Jehanne reprit sa course vers le château.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Roland, de sa belle voix grave, quand il arriva auprès d’Hermance et Olivier. Une dispute de fillettes ?

— Oh, tu exagères, Roland ! s’écria Hermance, que son grand frère intimidait toujours un peu. Je ne suis

Une amie en détresse plus une fillette et Jehanne ne l’est plus du tout ! Et puis, à t’entendre, on croirait que seules les filles se disputent ! Il me semble bien pourtant avoir le souvenir de vives altercations entre Jean, Hugues et toi, au château de nos parents…

— Hum. Oui, bon. Et donc, savez-vous ce qu’il s’est passé ?

— Non, nous ne savons rien, intervint Olivier qui conta en quelques mots l’échange surpris entre Jehanne et la baronne d’Estangs.

— C’est étonnant, Jehanne est habituellement si maîtresse d’elle-même… murmura Roland.

— Oui, je ne comprends pas, convint Hermance. J’essayerai de la voir avant la veillée, pour en savoir plus et lui proposer mon aide.

— Je reconnais bien là ma petite sœur au cœur d’or… qui agit bien, même après « une dispute de fillettes », la taquina Roland en lui pinçant gentiment la joue. Je vous laisse, à plus tard !

Hermance attendit qu’il soit un peu éloigné pour taper du pied sur le sol avec indignation. Les joues roses et le regard brillant, elle se tourna vers Olivier

Hermance, damoiselle d’Aliénor et, d’un ton accusateur, lui lança tandis que le jeune homme levait les mains en signe d’innocence outragée :

— Ah, les grands frères ! Tous des plaies ! ***

La patience d’Hermance fut mise à rude épreuve, car Aliénor fit appel à ses services tout l’après-midi. Elle n’eut pas une minute pour revenir au château et en fut quitte pour raconter, sur le chemin du retour, l’incident à Eulalie et Eudes, qui s’en étonnèrent aussi. Les trois amis, dont l’imagination était toujours fertile, échafaudaient des suppositions plus hasardeuses les unes que les autres… sans en trouver une seule convaincante !

Ils arrivèrent dans la grande salle : la pièce, dont les murs étaient ornés de gigantesques tapisseries, bruissait des conversations des courtisans. Se trouvaient là les nombreuses personnes qui vivaient aux côtés du duc et de sa famille, des pèlerins et voyageurs de passage, la troupe de ménestrels attachée au château ainsi que la foule des serviteurs

Une amie en détresse qui terminaient de dresser la table. Cette dernière, composée de longues planches posées sur des tréteaux, était disposée en U et garnie de plats plus succulents les uns que les autres dans lesquels chacun se servirait comme bon lui semble. Hermance s’assit à la place qui était désormais la sienne, ni au plus près du duc, ni aux extrémités où étaient assis les convives de moindre rang : elle se trouvait entre Eudes et Foulques, un nouvel écuyer de la suite d’Aliénor, et face à elle s’installèrent Olivier, Isolde d’Aujours – qui fit à Hermance un sourire pincé – et Jehanne.

Profitant du brouhaha des discussions autour d’elles, Hermance se pencha vers cette dernière et lui chuchota :

— Je me suis fait du souci pour vous tout l’aprèsmidi. Allez-vous un peu mieux ? Je vous ai entendue répondre à votre mère et quitter le pré en pleurant…

— Oh, vous avez été témoin de la scène ? soupira Jehanne en essayant de prendre un air serein, démenti par ses yeux rouges et gonflés.

— Oui, mais je ne voulais pas paraître indiscrète.

Hermance, damoiselle d’Aliénor

— Ne vous en faites pas. Simplement, je…

Un sanglot empêcha Jehanne de continuer. Hermance tendit le bras entre deux plats et lui pressa la main en signe de réconfort.

— Ne me dites rien. Ou, si vous voulez, nous en parlerons plus tard, au calme.

Jehanne hocha la tête et prit une grande inspiration avant de sourire bravement. Fort heureusement pour elle, l’attention de tous fut accaparée par le spectacle qui se déroula au centre de la pièce : un domestique entrait, portant en main un plat en or sur lequel reposait un paon, qu’on aurait pu croire vivant, avec ses plumes et sa roue chatoyante. Eudes, qui d’excitation s’était redressé, se pencha vers Hermance :

— Oh ! Je sais ce qu’il va se passer !

— Quoi ?

— Tu vas voir, Olivier me l’a déjà raconté, tu ne vas pas en croire tes yeux.

Le domestique traversa l’espace libre au centre des tables, accompagné en musique par les ménestrels, et il porta l’oiseau devant le duc.

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Ce dernier, en souriant, se leva et tendit la main : on lui remit une torche qu’il approcha du bec de l’oiseau. Ce dernier sembla alors cracher une immense flamme, à la stupéfaction d’Hermance, qui en resta bouche bée.

— Comment a-t-il fait ? hoqueta-t-elle tandis que le duc commençait à couper l’animal sous les vivats des convives.

Olivier, le regard rieur, se retourna vers elle et, tout en se servant une portion de ragoût dans le tranchoir qu’il partageait avec Jehanne, expliqua :

— Avant de l’avoir rôti, les marmitons lui ont empli le bec de laine imprégnée de résine. Quand le duc a approché la torche, la laine a pris feu et a donné cette flamme immense !

— C’était magnifique…

— Et encore, là, le paon était simplement dressé avec ses plumes ! J’ai assisté un jour à un banquet où il avait été recouvert de feuilles d’or… C’était splendide !

L’épisode semblait avoir changé les idées de Jehanne et le repas s’écoula autour des échanges de

Hermance, damoiselle d’Aliénor leurs souvenirs : c’était à qui avait goûté le plat le plus original, l’épice la plus rare ou avait assisté au festin le plus somptueux… Dans la discussion qui suivit, Isolde n’était pas la dernière à parler des mets extraordinaires qu’on lui avait déjà servis…

La jeune fille, qui n’avait qu’un an de plus qu’Hermance, s’enorgueillissait d’être fille de comte et se vantait toujours des choses qui lui arrivaient.

Comme – en plus – elle n’avait pas supporté qu’Aliénor s’entende si bien avec Hermance, cette dernière était l’objet de ses piques et moqueries incessantes. Hermance ne put s’empêcher de lever les yeux ciel – le plus discrètement possible – quand Isolde prit la parole pour rappeler à Olivier un festin que le comte d’Aujours avait offert au comte et à la comtesse des Marais.

« Tu voudrais bien avoir l’attention d’Olivier, mais il ne s’intéresse pas à tes vantardises ! Et j’en suis bien contente ! » pensa Hermance en s’avouant qu’elle faisait preuve de bien peu de charité. Mais c’était plus fort qu’elle ! Les remarques d’Isolde la blessaient et elle avait beaucoup de mal à ne pas

Une amie en détresse se laisser affecter… comme lorsqu’Isolde ajouta, perfidement :

— Oh, mais nous devrions cesser là notre conversation ! Je vois qu’Hermance n’y participe pas. Elle n’a sans doute pas eu l’occasion de se délecter de repas comme ceux que nous évoquons !

Avant même qu’Eudes ou Olivier n’aient eu le temps de voler au secours de leur amie, Hermance avait adressé un doux sourire à Isolde :

— Vous vous trompez, chère Isolde. Le père de notre cuisinière a longtemps vécu à Jérusalem et sur les rives de l’Euphrate. Il lui a transmis des recettes qui feraient saliver bien des papilles ! Mais je ne voulais pas paraître orgueilleuse, ajouta-t-elle modestement en baissant les yeux et en songeant que ce soir, elle ne se laisserait pas atteindre par les paroles creuses d’Isolde.

Cette dernière, vexée, avait changé de conversation et Hermance se pencha au-dessus de la table :

— Jehanne, savez-vous ce qu’Aliénor a décidé cet après-midi ? Nous irons toutes aux cuisines demain pour confectionner des biscuits que nous

Hermance, damoiselle d’Aliénor distribuerons aux familles les plus pauvres de la paroisse avant notre départ !

La cour allait en effet quitter Poitiers à la fin de la semaine pour s’établir à Bordeaux, et si tout le château était en proie aux préparatifs, la jeune duchesse, elle, ne voulait pas partir sans avoir fait ses adieux aux plus nécessiteux. Le visage de Jehanne s’illumina :

— Faire des gâteaux ET rendre des gens heureux ?

Quel beau programme pour les prochains jours !

— Je trouve aussi ! renchérit Hermance avant de se tourner vers Foulques. Et sur notre route pour Bordeaux, nous avons une halte prévue sur votre domaine, non ?

— Oui ! C’est pour cela que mon père est rentré dès la fin du tournoi : il voulait que tout soit prêt avant qu’Aliénor ne lui fasse l’honneur de s’arrêter chez nous ! Cependant, nous ne serons pas dans notre château d’Angoulême, mais dans celui de Bouteville.

Nous le préférons, car la campagne alentour y est si belle… Nous devrions y rester trois jours, cela me laissera le temps de vous montrer les lieux et les environs !

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Hermance lança un sourire à Jehanne qui semblait avoir oublié ses soucis. Rien de tel qu’un voyage pour se changer les idées ! Elle pensait que son amie allait mieux, mais lorsqu’elle arriva dans la chambre qu’elle partageait avec Isolde, Jehanne et trois autres suivantes, la jeune fille n’y était pas.

Inquiète, Hermance se changea et passa ses habits de nuit avant de se glisser dans l’immense lit commun qui se dressait au centre de la chambre. Ses voisines bavardaient à voix basse et Isolde, tournée vers le mur, paraissait profondément assoupie, mais de Jehanne, nulle trace. Une grande flambée projetait sa lumière au plafond et, les unes après les autres, toutes s’endormirent. Ce fut un léger bruit qui tira Hermance de son sommeil. Elle ouvrit les yeux et vit Jehanne ramasser un chandelier par terre. Le visage de son amie était gonflé ; ses yeux, rouges d’avoir trop pleuré. Sans bruit, Hermance se leva. Un châle sur ses épaules, elle rejoignit Jehanne et, sans un mot, lui fit signe de la suivre.

Les deux jeunes filles s’engagèrent dans les couloirs du château, plongés dans l’obscurité. Elles

Hermance, damoiselle d’Aliénor connaissaient heureusement le trajet et gagnèrent sans souci la salle commune où quelques braises terminaient de brûler dans la cheminée.

— Installons-nous là, décréta Hermance en désignant le banc dans l’âtre avant de se tourner vers son amie. Alors, ma mie, que se passe-t-il ? Et ne me dites pas « rien », je ne vous croirai pas !

— Vous êtes adorable, chère Hermance, mais malheureusement c’est bien le cas… Vous ne pouvez rien pour…

Jehanne s’interrompit tandis qu’un profond sanglot lui coupait la parole. Hermance la prit dans ses bras et la serra contre elle.

— Voyons… Je suis sûre que je pourrais vous aider !

Et si ce n’est pas moi, Aliénor peut-être ? Elle vous a en grande estime !

Jehanne opina du chef.

— Oui, vous avez peut-être raison. Voilà, Mère est venue me voir tout à l’heure et elle… elle… elle…

— Eh bien ? Cela ne peut pas être si terrible !

—  Elle m’a dit que leur voisin est venu trouver mon père… C’est un vieux baron que mes parents

Une amie en détresse connaissent… Il est un peu plus âgé que mon père et…

— Et ?

— Eh bien, il veut m’épouser !

ermance resta bouche bée. Elle savait bien qu’elles, les filles, se devaient d’obéir en tout à leurs pères – ou leurs frères si elles étaient orphelines –, mais elle n’avait jamais eu, pour sa part, à en souffrir et n’avait jamais été traitée différemment de ses frères… Ne sachant que dire pour ne pas être indélicate, elle se contenta de poser la main sur le dos de Jehanne.

Cette dernière sanglotait, la tête penchée en avant.

— N’y a-t-il rien à faire ? Ne pouvez-vous pas essayer de convaincre vos parents que ce mariage ne vous sied pas ?

— Je ne sais pas. S’il ne s’était agi que de ma mère, j’aurais pu lui parler, mais Père est d’une sévérité infinie… Il n’a écouté les supplications d’aucune de

Hermance, damoiselle d’Aliénor mes sœurs ! L’une est mal mariée à un homme qui la maltraite. Elle est malheureuse comme les pierres et ne trouve sa consolation que dans son enfant…

Quant à notre aînée, elle a préféré se retirer dans un couvent plutôt que d’épouser celui que Père lui destinait… qui n’est autre que le baron avec qui je dois me marier !

— C’est le même ? Il ne s’est toujours pas marié ?

— Non. Il a des vues sur les terres de mon père : ma sœur aînée étant entrée dans les ordres, j’en suis l’héritière. Les siennes jouxtent les nôtres…

— Et en vous épousant, il doublerait la taille de son domaine !

—  Oui, peut-être même la triplerait. Vous comprenez pourquoi il ne renonce pas… Mais si vous saviez, chère Hermance : cet homme me révulse !

Il est vieux, ne s’intéresse qu’à la chasse et aux banquets… Il est toujours entouré d’une bande de gueux qui ont tous des visages de bandits de grand chemin, en particulier son intendant, Aymerigot, qui est un être malfaisant et cruel. Et son château est dans un état épouvantable : ses serviteurs savent

Une amie en détresse qu’il ne se préoccupe guère de confort et de propreté. Tout est sale, négligé… Et il faudrait que j’y vive ! Mais comme je suis la dernière fille à marier de la famille et que mes parents n’ont jamais réussi à avoir de fils, c’est le seul moyen pour mon père de savoir que ses petits-fils seront de puissants seigneurs.

— Il veut assurer votre avenir, cela peut se comprendre, même s’il aurait mieux valu un autre prétendant… et votre mère, que dit-elle ?

— Elle compatit à mon chagrin, mais elle ne me laisse pas le choix. Oh, Hermance, je suis si malheureuse ! D’autant plus que…

Les joues de Jehanne virèrent au cramoisi et elle s’interrompit brusquement. Hermance la regarda. Son amie semblait désormais plus embarrassée que peinée.

— Oui ? Que vouliez-vous dire ? demanda-t-elle, compatissante.

—  Rien ! Rien du tout. Mais merci, ma chère Hermance, s’exclama Jehanne en lui pressant la main, vous m’êtes une amie précieuse ici. Je me

Hermance, damoiselle d’Aliénor sens un peu mieux, allons nous coucher ou nous ferons pâle figure demain auprès d’Aliénor.

Hermance était stupéfaite. Quelques instants auparavant, Jehanne semblait désespérée et elle était maintenant écarlate, évitant son regard et lissant sa robe du plat de la main. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Avait-elle finalement une raison d’espérer échapper à ce mariage ? ***

— Hermance ! HER-MAN-CE !

Eulalie secouait sa jeune maîtresse sans ménagement pour tenter de la réveiller. Le jour était levé depuis longtemps et la chambrée, déjà vide. Elle serait en retard auprès d’Aliénor si elle ne se levait pas immédiatement. Enfin, Hermance, après un dernier grognement, s’assit dans le lit en étirant les bras. Elle regarda autour d’elle, surprise : elle qui partageait sa couche avec cinq autres suivantes avait le lit pour elle !

— Où sont toutes les autres ?

— Levées depuis bien longtemps ! Allez, debout. Je vais t’aider pour aller plus vite. Comment se

Une amie en détresse fait-il que tu aies dormi si tard ? As-tu passé une mauvaise nuit ?

— Non, j’ai dormi à poings fermés. Mais je me suis endormie très tard après avoir…

Hermance s’interrompit. Au moment d’entrer dans leur chambre, Jehanne lui avait pressé le bras et avait chuchoté d’une voix pressante : « Pas un mot à quiconque, vous m’en faites la promesse ? Moins il y aura de monde au courant de cette affaire, plus je serai libre de faire revenir mes parents à la raison. Vous me donnez votre parole ? »

Hermance avait promis, mais elle se trouvait maintenant bien embarrassée : elle n’avait jamais eu aucun secret pour Eulalie ! Élevées ensemble dans le château des parents d’Hermance, où Elvire, la mère d’Eulalie, était la nourrice de la famille, les deux filles avaient grandi comme deux sœurs, Eulalie suivant Hermance partout et réciproquement. La grande affection que toute la famille seigneuriale portait à Elvire avait rejailli sur sa fille et, si Eulalie était officiellement la servante d’Hermance, elle était avant tout sa meilleure amie… Que faire ? Hermance baissa les yeux sur la ceinture

Hermance, damoiselle d’Aliénor qu’elle tenait à la main. Eulalie, occupée à lui boutonner sa robe, n’avait pas remarqué sa confusion.

— J’ai beaucoup trop parlé avec Jehanne ! Heureusement que tu m’as réveillée à temps !

— Tu avais encore un doute sur le fait que je sois absolument indispensable ? la taquina Eulalie. Allez, mets ta ceinture, et voici ton surcot. Je t’ai choisi le vert. Ne bouge pas trop, que je te coiffe rapidement… Voilààà ! Tu es parfaite. Allez, dépêche-toi, maintenant !

Sans plus attendre, Hermance quitta la pièce en courant, non sans avoir envoyé un baiser de la main à sa sœur de lait. Elle connaissait désormais le palais de Poitiers comme sa poche et n’hésita pas une seconde dans le dédale de couloirs, saluant d’un geste ou d’un mot les rares personnes qu’elle croisait. Il ne restait plus grand monde de la cour d’Aquitaine : le duc Guillaume était déjà parti, et seul l’entourage d’Aliénor, qui prendrait la route deux jours plus tard, était encore là. C’est essoufflée et les joues rouges qu’Hermance arriva dans la grande salle. Elle jeta un coup d’œil rapide autour d’elle : ouf ! Aliénor n’était pas encore arrivée. Debout devant la grande

Une amie en détresse cheminée, Hermance aperçut son frère Roland en grande discussion avec Jehanne. Il faisait habituellement partie de l’entourage du duc, mais avait été affecté à la sécurité du convoi d’Aliénor vers Bordeaux. Même s’il l’intimidait toujours un peu et qu’elle ne le voyait pas souvent, Hermance était heureuse de savoir qu’il serait dans les parages. Plusieurs voyageurs – marchands ou pèlerins – étaient en effet arrivés ces dernières semaines au château, colportant des histoires d’attaques par des bandes de malfrats.

Ces derniers restaient tapis dans les fourrés bordant les routes et attaquaient tout groupe susceptible de transporter or ou objets de valeur.

Hermance secoua la tête pour chasser ces pensées : dans le convoi d’Aliénor, protégés par une troupe importante d’hommes en armes, ils ne risqueraient rien !

— Eh bien, ma chère Hermance, vous êtes plantée là comme si vous aviez été frappée par la foudre… s’écria une voix taquine derrière elle.

Hermance, se retournant, découvrit Aliénor qui la regardait avec un sourire en coin. Hermance rougit :

Hermance, damoiselle d’Aliénor elle ne voulait pas faire part de ses craintes à sa jeune maîtresse, cette dernière était si intrépide ! Elle marmonna quelques paroles décousues et suivit Aliénor qui s’avançait dans la pièce.

— Mes amies ! Je voudrais, avant notre départ, que nous allions visiter les familles les plus nécessiteuses aux alentours du château. Mais nous n’irons pas les mains vides : allons aux cuisines pour leur préparer des douceurs.

— Penses-tu que nous pourrons en profiter pour tout goûter ? murmura Eudes à l’oreille d’Hermance tandis que le groupe de suivantes et pages s’engouffrait dans l’escalier menant aux cuisines.

— Tu es vraiment le pire gourmand que je connaisse ! C’est une œuvre de charité, pas un banquet, le morigéna Hermance. Ceci étant dit, je connais tes talents de cuisinier et je ferais bien volontiers équipe avec toi pour tout préparer. Avec un peu de chance, Eulalie traînera dans les parages et à vous deux, vous nous ferez des merveilles !

Eudes se rengorgea, fier des compliments de son amie. Sa silhouette grande et maigre, son caractère

Une amie en détresse doux et rêveur, et son appétence pour les études lui avaient fait gagner une place de favori auprès d’Aliénor, avec qui il avait de longues discussions poétiques ou scientifiques, mais faisaient également de lui la cible des moqueries de certains jeunes nobles pour qui la valeur passait seulement par les prouesses lors des tournois ou de la chasse.

— Eh bien, soit ! Je te prends sous ma protection, gente demoiselle ! Et j’assommerai à coups de pâté quiconque osera mettre en doute tes qualités de marmiton. ***

Dans les cuisines régnait une activité inhabituelle : les marmitons s’activaient pour le dîner du soir, mais il leur avait aussi fallu préparer tous les ingrédients pour les pâtés et gâteaux que prépareraient Aliénor et ses amis. Les uns et les autres se répartirent dans la vaste pièce voûtée en piaillant tels des moineaux : l’excitation était à son comble ! Eudes avait rapidement désigné du doigt à Hermance un coin de table idéalement situé à mi-chemin entre les fours et les

Hermance, damoiselle d’Aliénor grands baquets d’eau, et avait fait signe à Eulalie pour qu’elle les rejoigne.

— Alors, marmitons, êtes-vous prêtes à obéir à mes ordres, moi le meilleur cuisinier de la terre ? avait-il demandé d’une voix grandiloquente, la main posée sur la poitrine et le menton dressé vers le plafond.

— Ha ha, s’esclaffèrent Hermance et Eulalie, bien sûr, ô grand chef ! Nous sommes à tes ordres : que devons-nous faire, ô grand chef ?

— Eh bien… répondit Eudes qui avait repris sa voix normale, il faudrait que vous hachiez la viande. Nous ajouterons des oignons et épicerons avec des carottes1 coupées, puis nous formerons les petits pâtés. Et ensuite, nous préparerons des talmouses2 avec la recette de notre cuisinière. Il faudra que vous en goûtiez une, pour m’en dire des nouvelles !

Pendant que vous vous occupez de la viande, je vais préparer la pâte pour les talmouses.

1. Savais-tu qu’au Moyen Âge, la carotte n’était pas du tout considérée comme un aliment noble ? De couleur blanche, elle était énormément utilisée dans les plats, mais en tant qu’épice !

2. Gâteau du Moyen Âge, à base de fromage.

Une amie en détresse

Les trois amis se mirent à l’ouvrage en silence, efficacement. Non loin d’eux se trouvaient Jehanne et Isolde. Cette dernière, à son habitude, ne cessait de critiquer tout et n’importe quoi, et en particulier Jehanne, qui ne semblait pas très concentrée sur les recettes. Eulalie l’entendait lancer des petites piques acerbes, mais sa position de servante ne lui permettait pas d’intervenir. Elle se rapprocha d’Hermance et chuchota, de manière à ne pas attirer l’attention de leurs voisines :

— Hermance, regarde ! Je crois qu’Isolde d’Aujours cause quelques tracasseries…

Hermance leva la tête et, redressant sa coiffe, laissa une trace de farine sur sa joue. Elle prêta l’oreille à la discussion entre les deux suivantes d’Aliénor et sentit une bouffée de colère monter en elle. Jehanne, les yeux rouges, cherchait visiblement à ne pas éclater en sanglots sous les reproches qui lui pleuvaient dessus.

— Isolde ! Pourquoi parler ainsi à Jehanne ? Qu’at-elle donc fait pour mériter vos reproches ?

— Tiens, Hermance. J’aurais dû me douter que vous vous mêleriez de ce qui ne vous regarde pas,

Hermance, damoiselle d’Aliénor persifla Isolde. Je vous suggère de retourner à vos pâtés… et au passage, de nettoyer votre visage. Vous ressemblez à une vulgaire fille de cuisine.

— Peut-être, mais au moins, moi, je ne ressemble pas à une mégère. Venez, Jehanne, vous allez faire équipe avec nous. Eudes se plaignait justement d’avoir trop à faire.

Et sans prêter attention à Isolde qui trépignait de colère, Hermance passa un bras autour des épaules de Jehanne et l’entraîna vers leur table. Mais Isolde n’avait pas dit son dernier mot : furieuse, elle se dirigea vers Aliénor, qui circulait entre les groupes et prodiguait conseils et encouragements, tout en aidant parfois certains.

— Damoiselle Aliénor, figurez-vous qu’Hermance de Sezay a cru bon de me retirer l’aide de Jehanne d’Estangs ! Comment suis-je supposée terminer ce que j’ai à faire, seule ? Je ne me plains jamais et je ne suis pas de celles qui aiment médire de leurs camarades, mais vraiment, Hermance prend bien des aises depuis son arrivée dans votre entourage. Pouvezvous intervenir pour moi, s’il vous plaît ?

Une amie en détresse

Aliénor, qui avait très légèrement haussé les sourcils en entendant Isolde, acquiesça et appela Hermance d’une voix douce, mais sans appel.

— Hermance, ma mie ? Pouvez-vous venir ? Il semblerait qu’il y ait un malentendu entre vous : pourquoi avoir retiré à Isolde l’aide précieuse de Jehanne ?

— Précieuse ? Pfff… siffla Isolde entre ses doigts, suffisamment fort cependant pour qu’Aliénor entende sa remarque.

— Mais voyons, Isolde, si vous n’êtes pas sûre des qualités de Jehanne, pourquoi me demander mon arbitrage ? Hermance, pardonnez-moi de vous avoir dérangée pour rien. Retournez donc auprès de vos amis, vos préparations ont l’air fort appétissantes ! Quant à vous, damoiselle, ajouta-t-elle en toisant Isolde d’un air majestueux, je n’aime guère que l’on vienne créer du conflit par pure méchanceté. Puisque vous ne semblez pas goûter l’esprit festif et joyeux qui règne ici, je vous suggère de monter dans votre chambre. Vous aurez tout loisir de préparer vos affaires pour notre départ.

Hermance, damoiselle d’Aliénor

Blême de rage d’avoir ainsi été réprimandée devant toutes les suivantes et les pages, Isolde tourna les talons brusquement et quitta la pièce d’un pas rapide. Eudes, qui, comme chacun, avait suivi l’échange, se pencha vers Hermance.

— Déjà qu’elle ne te portait pas dans son cœur…

— Un peu plus ou un peu moins… confia la jeune fille. Au moins, elle n’embêtera plus Jehanne.

Cette dernière était penchée sur un petit tas de carottes et, sous la houlette d’Eulalie, s’appliquait à les couper en petits morceaux. Elle souriait en l’écoutant parler :

— Les carottes sont de la famille des apiaceae. On les trouve nommées chez le grand auteur romain

Pline l’Ancien sous le terme de Pasticana Galtica, mais elles sont originaires de Perse. Savez-vous qu’elles permettent, en plus de donner de la saveur à nos plats, d’avoir une bonne vue ?

Le babillage d’Eulalie semblait avoir un effet apaisant sur Jehanne, et Hermance, rassurée, se remit à la tâche. Après tout, elle avait encore une bonne

Une amie en détresse dizaine de pâtés à faire, comme tint à le lui rappeler Eudes, qui avait repris sa voix de « seigneur tout-puissant ».

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