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À Camille, ma petite-fille, à mes amis Anne, Victor, Théophile et Jean-Luc, qui ont bien voulu lire les premières pages de ce récit et qui m’ont encouragé à en poursuivre l’écriture.

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QUE SAIS-TU DU TEMPS, NICOLAS ?

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arc, c’est mon père. C’est fou ce qu’il peut se prendre au sérieux, ces temps-ci. Son métier, c’est inventeur. À la maison, il n’arrête pas d’inventer. N’importe quoi, pourvu que ce soit pratique. Il pourrait inventer des trucs à faire les devoirs ou à retenir les leçons, par exemple. Voilà quelque chose qui serait vraiment bien. Mais non. C’est toujours dans le genre utilitaire qu’il se creuse la cervelle. Il dit que si ça plaît à Maman, après, tout le monde se l’arrache. Une fois il a mis au point, tenez-vous bien, un fer électrique qui avance tout seul. Fin à l’avant, trapu à l’arrière, la Formule 1 du fer à repasser. Le mieux, vous ne devinerez jamais : il est autonome. Papa nous a expliqué en long, en large et en travers que l’ennui, avec les fers électriques, c’est le fil. D’après lui, et Maman était bien de son avis, le fil n’arrête pas de s’entortiller. On ne le dirait pas, c’est malicieux en diable, un fil électrique. Forcément, à force de se tourner et se retourner dans tous les sens, il finit par faire des nœuds. Avec celui-ci, pas de problème. Comme insiste Papa, il est au-to-nome. Il l’est tellement que, parfois, il fiche le camp et l’on ne sait plus où il se trouve. Maman a d’ailleurs demandé à Papa d’installer une sonnerie afin de pouvoir le dénicher quand il se cache sous un meuble. C’est vous dire… Il était tellement heureux d’exister, le fer électrique, que lors de la démonstration familiale il a continué d’avancer tout seul, même lorsque Maman a voulu l’arrêter. Ça lui plaisait de repasser. D’ailleurs, il était fait pour ça. Mais conçu par Papa, je ne vous dis pas la bête ! Il pourrait faire toutes les !

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chemises du quartier, il en redemanderait. Un champion toutes catégories. Moi, quand je le vois dans la chambre des parents, sur la planche à repasser, ramassé sur lui-même, prêt à bondir sur tout ce qui est froissé, je fais semblant de ne rien remarquer et je file en douce dans ma chambre pour planquer mes T-shirts. Si par hasard il les apercevait, sûr, il ferait un carnage. Au début, Maman a applaudi. Caroline aussi, d’ailleurs. Caroline, c’est ma sœur. Maman et Caroline, des fois, ce n’est pas croyable ce qu’elles peuvent nous enquiquiner, nous les hommes. Pas vrai, Papa ? Donc Marc, c’est mon père. Claire, c’est ma mère. Il faut que je vous présente la famille, puisque nous allons passer un moment ensemble. Ah, Maman ! Il a de la chance, Marc. Nous aussi, d’ailleurs. C’est la meilleure des mères. Parfois, en cours, quand Pépère, le prof de maths (si, si, c’est son nom), se lance dans ses divagations que personne n’écoute, on fait des comparaisons entre les copains. Eh bien, quand je fais le bilan, elle dépasse toutes les autres, ma mère. Au bureau, je n’ai pas très bien compris ce qu’elle fait. Mais à la maison, franchement, elle est canon. D’abord, elle rit toujours, ensuite elle guérit tout. Bon, je ne vais pas vous faire un catalogue, mais juste un mot sur les gâteaux. À Noël elle vous sort un pudding… c’est incroyable ! J’en mangerais tous les jours. Par contre elle a un défaut, ma mère. Et ça, ça met un drôle de bémol à mon enthousiasme. Elle s’est mis dans la tête de me faire travailler. Elle dit que j’ai des capacités ! Qu’est-ce qu’elle en sait, d’abord, de mes capacités ? Je ne suis pas la copie conforme de l’inventeur, moi. Je suis son fils. Ni plus, ni moins. Mais elle s’en fiche. Dès que je rentre, elle me tombe dessus. #

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Et « qu’est-ce que tu as à faire ? » par-ci, et « qu’est-ce que tu as comme leçons ? » par-là… C’est d’un lourdingue ! Si les copains téléphonent, elle se précipite : « Non, non ! Nicolas a du travail. Il te rappellera quand il aura terminé. » C’est odieux, d’autant que Caroline en rajoute : « Mais oui il a du travail, le grand chéri, pas vrai Nicolas ? » Tiens, ça la reprend. Vous avez entendu ? Non ? Écoutez bien, là, vous avez entendu maintenant ? – Nicolas, tu as fini tes… – Oui Maman ! – Tu es sûr ? – Mais enfin, Maman, puisque je te le dis ! (Entre nous, cette pression qu’elle met sur moi, ma mère, ça me gâche un peu la vie. Enfin ! Il faut faire avec. Papa assure que je lui en serai reconnaissant plus tard. C’est à voir !) Mon plaisir, moi, c’est l’école. D’accord, il faut travailler. De toute façon, avec Claire, pas moyen d’y échapper. Alors je le fais, et ensuite je peux profiter des copains. Frédéric, surtout. Mon presque frère. Nous sommes nés le même jour, dites donc. Ce n’est pas formidable, ça ? Et justement, avec Frédéric, il nous est arrivé une drôle d’histoire. C’était juste après un cours de maths. Pépère, notre prof, est petit et tout rond, comme les cercles qu’il dessine au tableau, d’un seul coup, sans s’arrêter. C’est le recordman absolu du rond, Pépère. Il paraît qu’autrefois il a défié tous les autres profs de maths dans un grand concours de ronds. Eh bien, il a tout gagné. C’est un peu pour ça qu’entre nous on l’a surnommé « Ronron ». Parce que « Pépère », contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est son vrai nom. Sur le cahier de correspondance, il signe « François Pépère ». $

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Nous, ça nous fait plutôt rire. Des anciens nous ont raconté qu’autrefois il avait voulu faire changer son nom en « Papère ». Comme c’était compliqué, il a dû renoncer. En plus, de vous à moi, ça n’était pas forcément mieux ! On l’aurait certainement surnommé « Impair ». Un jour, je l’ai rencontré dans la rue avec sa femme. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je l’ai regardée, elle, je lui ai dit bien fort : « Bonjour Madame Mémère ! » et j’ai éclaté de rire. C’était trop pour moi, ce « Madame Mémère », je n’ai pas pu me retenir. Le soir, j’ai découvert à mes dépens que j’avais fait une erreur. Les deux cents lignes auxquelles me condamna mon père devaient me faire regretter cet incident. Rendez-vous compte : deux cents fois « Je ne dirai plus jamais Madame Mémère à Madame Pépère ». Au début, devant l’air furieux de Marc, j’ai écrit le plus consciencieusement possible, la tête baissée, les yeux rivés sur la pointe de mon crayon. Puis, à la trente ou quarantième ligne, le fou rire m’a pris. Ce « Madame-Mémère-Madame-Pépère », je ne pouvais plus l’écrire tant je riais. C’est incroyable ce que ça peut faire mal, de rire comme ça sans pouvoir s’arrêter. J’en pleurais. Même Marc, ça l’a pris. C’est ça qui m’a sauvé, sans doute. Autrement, c’est sûr, j’y serais encore ! Par la suite, lorsque j’apercevais Pépère dans la cour, à l’école, je ronronnais. C’était ma façon à moi de me venger. Frédéric, qui m’aime bien, a fait la même chose. Tous les copains aussi. Jusqu’au jour où il s’est passé un truc qui m’a fait mal. Comme tout le monde ronronnait en classe, Pépère a compris qu’on se moquait de lui. Quand la cloche a sonné, on s’est tous précipité dans la cour et on a ronronné de plus belle en passant devant lui. À un moment, pendant la récréation, je suis revenu dans la salle pour récupérer je %

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ne sais plus quoi. J’ai ouvert la porte d’un seul coup. Dans la classe, il y avait encore Pépère. Tout seul. Il tenait un mouchoir qu’il a porté d’un geste brusque devant son visage, à mon arrivée, pour faire croire qu’il allait se moucher, mais pas assez vite pour m’empêcher de voir ses yeux. Ils étaient pleins de larmes. Brusquement je me suis trouvé vraiment mal à l’aise. Il aurait fallu dire quelque chose, un mot aimable, mais je ne savais pas quoi. Je suis sorti en courant. Dans la cour, les copains se sont affolés. Il paraît que j’étais tout blanc. Je leur ai raconté ce qui s’était passé. Il y en a un qui a ri, les autres ont eu l’air gênés. Le lendemain, en cours, on a tous suivi ce qu’il disait, Pépère. Sans chahut. Sans raclement de pieds. Sans ronron. Rien. Il n’y avait pas un mot dans la classe. À la fin du cours, après la sonnerie, il a rangé ses affaires dans sa serviette, sans se presser. Et puis il s’est tourné vers nous et a simplement dit : « Merci ». Rien d’autre. Bon. Quand même, on n’est pas foncièrement mauvais, à notre âge. Il ne faut pas croire. On s’amuse de tout, rien de plus. Parfois les profs ne voient pas ce qui nous fait rire. On n’est pas fait pareil, ça doit être ça. C’est ce qu’on se dit, avec Frédéric. Finalement on n’est pas fait comme les parents, on n’est pas fait comme les profs, on n’est pas fait comme les filles… on est vraiment spécial ! Un jour, j’ai lu dans un journal que la jeunesse était l’avenir de la France. Si c’est vrai, je ne vois pas pourquoi on nous oblige à faire des trucs qui n’intéressent que les vieux. C’est vrai, si c’est nous, il n’y a qu’à nous laisser faire. Les vieux ne sont jamais contents. Déjà, rien qu’entre mon père et ma mère (et ce ne sont pas des vieux très âgés), dès qu’ils parlent politique, ils se chamaillent. Je n’ai jamais compris si mon &

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père était de gauche ou de droite. Enfin il y en a un qui est d’un côté, l’autre de l’autre. Un jour, les parents se sont disputés devant nous. Grave ! – Je me demande pourquoi on s’est marié, nous ne sommes jamais d’accord, a déclaré Marc avec un grand geste du bras. On se serait cru au cinéma, genre mauvais film. Vous auriez vu ma mère, elle qui a l’air si douce… – Holà ! et nous alors, Caroline et moi, on compte pour du beurre ? C’est moi qui ai posé la question. Incroyable : ça les a calmés tous les deux. C’est vrai, on serait quoi s’ils ne s’étaient pas mariés, Claire et Marc, je vous demande un peu ! Heureusement que ça n’arrive pas souvent, ça ficherait le bourdon à force. Donc j’entre dans le salon avec mon article, enfin celui du journal de Marc, tout fier. – L’avenir, c’est moi, je leur ai dit, en montrant le journal. Vous auriez vu leur tête ! Sur le coup j’ai eu peur. Mon père m’a arraché le journal des mains pour lire. Et puis il m’a dit, avec ce petit air suffisant qu’il prend quand il veut me donner une leçon : – Il ne faut jamais croire le journal. – Tu vois, s’est exclamée ma mère d’un air triomphant, même toi, tu ne crois pas à ce qu’elle raconte, ta feuille de chou partisane… Sur le champ j’ai effectué un repli stratégique, tout en souplesse, et je suis parti protéger mes arrières, le temps qu’ils se calment. Parce que lorsque ma mère utilise ce mot, « partisane », dont je ne sais toujours pas la signification, en général les choses se gâtent pour de bon. À ces moments-là, pour le salut de notre matricule, on a intérêt à leur abandonner les lieux. '

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Voilà, je discute, je discute, et j’oublie l’essentiel. Parce que ce n’est pas du quotidien que je veux vous parler. Figurez-vous que j’ai quelque chose de fantastique à vous raconter. Quelque chose d’incroyable. Du jamais vu. Eh bien, avec moi, c’est arrivé. J’ai été projeté dans la Bible. Parfaitement1 ! Mais commençons par le commencement. Il n’y a pas très longtemps, juste un peu avant les vacances de février, tout le monde avait la grippe à l’école. Dans la classe il ne restait que Frédéric et moi, et une poignée de copains. Le prof d’anglais aussi, une femme, Mrs. Mac Arthur. Vous pouvez prononcer ça, vous, « Arsœur » ? Moi j’ai du mal. Enfin pour le moment c’était plutôt sympathique parce qu’on nous a dit : « Restez chez vous, revoyez vos cours, il y aura interrogation au retour des vacances. » Cool, cool, comme dit Frédéric. Le plaisir, en revenant chez moi, je ne vous dis pas ! Il n’y avait personne dans l’appartement. Souvent Caroline termine ses cours avant moi. C’est l’aînée, Caro. Quand elle rentre, elle fait une vraie razzia dans le frigo. Ça mange, les filles, je ne vous dis pas ! Plus tard, quand elles ont pris de l’âge, les copains affirment qu’elles ne mangent plus du tout. Je me demande pourquoi ! Alors, ce jour-là, j’entre dans l’appartement, pas un bruit. Le salon, vide. La chambre des parents, vide. Vide également la cuisine. J’appelle les parents, Caro, rien. Pas une réponse. Machinalement, je m’approche du piano pour jouer un petit air, comme ça, histoire de meubler le silence. Parce que le vrai silence, ça fiche les jetons. Et là, comme un fait exprès, je vois la porte du bureau de Papa grande ouverte. D’habitude, le bureau de Marc, c’est du genre : « Tirez-vous les gosses ! » Ou alors : « Hors d’ici, vous allez vous blesser. » Ou encore : « Vous allez casser quelque chose, foutez le camp ! » Oui, il (

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dit ça mon père, quand il se bagarre avec une invention qui ne fonctionne pas. Donc, prudent, j’ai encore appelé, histoire de voir si Marc n’était pas caché quelque part, en train de faire la découverte du siècle. Mais non, personne. À moins qu’il n’ait disparu. Avec les inventeurs, on ne sait jamais. À pas de loup je me suis approché, j’ai tourné la tête à droite et à gauche. Vraiment pas un chat. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous ? Moi, je suis entré. Un champ de bataille, le bureau ! De tout, partout. Ça tient plus de l’atelier que du bureau, d’ailleurs. Des fils entortillés, deux ordinateurs, des petits moteurs, des plans bizarres. Le tout, passionnant. J’avais l’impression d’entrer dans le cerveau de Papa. Un vrai régal. Le mur de droite était recouvert d’un immense tableau blanc sur lequel Papa écrivait ce qui lui venait à l’esprit. Certaines notes devaient dater car la couleur du marqueur avait fané. Ailleurs, Marc avait rayé un mot sans l’effacer. Comme pour dire : « Ça ne vaut rien aujourd’hui, mais on ne sait jamais. » Il y avait des mots partout. Des mots ? Un mot surtout. « Temps. » Pourquoi mon père avait-il écrit ça sur tout son tableau ? Sûrement une nouvelle invention. Peut-être… Non ! Oh, ça, c’est pas vrai ! Ouais ! Il a inventé la machine à remonter le temps ! C’était plus fort que moi, j’ai hurlé. De joie ! Mais tout de suite après, j’ai hurlé. De peur, cette fois ! Aujourd’hui encore, en dépit des aventures inimaginables que j’ai vécues, je me demande ce qui a bien pu se produire. À peine avais-je crié mon enthousiasme, que la lumière s’est éteinte. Plus un bruit. Plus rien. Je n’avais jamais écouté un silence pareil. Vous allez rire : ça me faisait mal aux oreilles. Et puis petit à petit, venu de nulle part, un souffle )*

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d’air glacial a envahi la pièce. Cela ressemblait à des vagues de vent. Ffffhouuu… Ffffhouuu… À chaque souffle il faisait un peu plus froid. Au début, c’était supportable. Mais au bout d’un moment, je me suis mis à trembler. Vrai, j’ai claqué des dents. J’avais beau me tourner dans tous les sens, il me semblait que ce souffle se trouvait toujours derrière moi. Je me suis dit que j’avais dû toucher quelque chose, un objet, un outil, je ne sais pas quoi, et que j’avais déclenché une réaction inattendue qui allait me valoir une sacrée correction, comme après l’affaire de Madame Mémère. Mais à la réflexion, non, je n’avais touché à rien. J’avais simplement pensé au temps, et puis voilà… À présent le froid remontait le long de mes jambes. Il gagna rapidement tout mon corps. Lorsque cette horrible sensation atteignit mon visage, ce fut épouvantable. Je suis incapable d’expliquer ce que j’ai ressenti. J’ai dû crier à nouveau. Il m’a semblé qu’un grand trou s’ouvrait sous mes pieds, une voix énorme a retenti en moi, comme si elle venait de ma poitrine : « Le temps ! Mais que sais-tu du temps, Nicolas ? » J’ai perdu l’équilibre, et puis… je ne sais plus.

UNE CICATRICE VENUE D’AILLEURS

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ls étaient tous autour de moi quand je me suis réveillé, étendu sur le canapé, la tête sur les genoux de ma mère. Le visage de Caroline se trouvait tout contre le mien, et mon père, accroupi près de moi, me caressait les joues. « Eh bien, tu nous as fait peur, murmura ma mère. Que s’est-il passé ? » Sur le moment, je m’abstins de répondre. Marc déteste que ))

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l’on pénètre dans son bureau en son absence. S’il ne s’en était pas rendu compte, inutile de lui dire que j’y étais allé. Je fis donc semblant de me rendormir, fermant quasiment les paupières. Caroline s’aperçut du subterfuge et cria : « Oui, il fait semblant de dormir mais il a les yeux ouverts ! » Marc lui intima l’ordre de se taire, prouvant par là qu’entre hommes on est toujours solidaire. Ça, c’était plutôt sympa. Impossible de fermer l’œil durant la nuit qui suivit. L’impression de froid que j’avais ressentie dans le bureau de mon père se reproduisait par moments, et cette idée de machine à remonter le temps me trottait dans la tête. C’est juste après y avoir pensé que j’avais été projeté dans une espèce de silence glacial. J’imaginai un instant qu’un monde inconnu avait tenté de me prendre par les pieds et de m’attirer dans le froid sidéral, tandis qu’une voix venue du plus profond de la nuit prononçait ces mots étranges : « Le temps ! Mais que sais-tu du temps, Nicolas ? » Toutes les cinq minutes je soulevais la tête pour m’assurer qu’il ne se passait rien d’anormal dans la chambre. Ensuite je me laissais emporter dans des songes effrayants. Je traversais en rêve des pays inconnus, rencontrant des personnages curieusement vêtus, croisant des animaux qui allaient tous dans la même direction. Jusqu’au moment où il se produisit un choc. J’eus l’impression que quelque chose me défonçait le crâne, et que quelqu’un, près de moi, poussait un cri de peur. Tout de suite après je suis tombé dans un grand trou, comme dans le bureau de mon père. Là, j’ai dû m’endormir pour de bon. C’est mon père qui est venu me réveiller. Il a ouvert tout grand la fenêtre et les volets, m’a secoué (gentiment tout de ),

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même) et m’a demandé si j’allais mieux. Puis il m’a soulevé pour me tirer du lit, et il m’a regardé avec surprise. – Qu’est-ce que tu t’es fait ? – Quoi, qu’est-ce que j’ai fait ? – Mais qu’est-ce que tu as à la tête ? Tu t’es cogné pendant la nuit ? – Ben… euh… non. Enfin… je ne me souviens pas. – Alors qu’est-ce que tu as, là ? interrogea Marc en posant un doigt sur mon front. Je me précipitai dans la salle de bains et, devant la grande glace, médusé, je découvris sur mon front une mystérieuse cicatrice qui mesurait plusieurs centimètres. En posant la main dessus, j’éprouvai une vive douleur. Immobile derrière moi, Marc me regardait, l’air songeur. – Tu n’avais rien, hier, lorsque tu es allé te coucher, dit-il à la fois comme une interrogation et comme une affirmation. Je fis non de la tête. Marc se pencha, prit mon visage entre ses mains et m’examina de près. La cicatrice l’intriguait. Il renifla plusieurs fois, d’abord doucement puis plus fort, et me regarda droit dans les yeux. – On dirait qu’on t’a passé une sorte de pommade à base d’encens sur le front. – Je ne sens rien. Décidément, depuis la veille, il se passait des choses bizarres dans cet appartement. D’abord, hier soir, ce silence épais comme un rideau dans le repaire de Marc, puis la sensation de froid et la chute dans un trou sans fond, ensuite cette cicatrice venue toute seule… à moins qu’il n’y ait un rapport avec la fin de mon rêve et le choc qui m’avait presque assommé ? Nous nous regardions dans la glace, mon père et moi, lorsque la question a jailli de mes lèvres presque malgré moi. )!

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– Papa, c’est quoi le temps ? Là, incontestablement, Marc était pris de court. – Va déjeuner et fais ta toilette, on en reparlera après, répondit-il en quittant la salle de bains. Pour mon père, le répit fut de courte durée. Après avoir avalé un bol de chocolat quasiment froid, mangé une tartine et enfilé un pull par-dessus mon pyjama, je me précipitai dans le bureau, bien décidé à revenir à la charge. – On ne frappe plus avant d’entrer ? demanda mon père qui me tendit les bras. – C’est quoi le temps, Papa ? Après un soupir, Marc leva la tête et resta un moment silencieux. – Allez, Papa, pour un inventeur ça ne doit pas être bien difficile d’expliquer ça. – C’est que, vois-tu, il faut que je fasse une réponse qu’un garçon de ton âge soit en mesure de comprendre. – Écoute, Papa, je ne suis plus un gamin. Tu es le premier à le dire, chaque fois que tu as des reproches à me faire : « Fais ceci, ne fais pas cela, tu n’es plus un gamin. » Il faudrait savoir. Marc éclata de rire, puis il reprit son sérieux et me regarda gravement. – Le temps, vois-tu, c’est comme un train qui roulerait toujours tout droit et toujours à la même vitesse. – Et alors ? – Comment ça, et alors ? Je t’ai répondu. Ça ne te suffit pas ? – Non, parce que tout le monde n’est pas dans le train. Comment ça se passe pour les autres ? Marc soupira de nouveau. – Pour les autres ? C’est bien la question qui se pose. Le temps n’existe que pour les hommes. )#

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– Tu es sûr ? – Oui, confirma mon père. Il y eut un silence dans le bureau, à peine troublé par la voisine du dessus qui passait son aspirateur et cognait les meubles. – On ne peut jamais descendre du train, Papa ? – Ceux qui en descendent n’y remontent plus jamais. – Hou là là ! on a intérêt à garder son billet dans ce cas. – Comme tu dis, répondit Marc. Mais… – Mais quoi ? – On ne sait jamais à quel moment on doit descendre. Comme je ne comprenais rien et que ça se voyait, mon père me serra contre lui. – Tu vois, c’est comme ta grand-mère. On savait qu’elle avait l’âge de quitter le train, mais on ne savait pas quel jour. C’était nettement plus clair, maintenant. Là, j’ai compris. Je lui ai demandé si on pouvait faire revenir le train en arrière, il m’a dit que ce n’était pas nous qui conduisions. – On ne peut pas revivre le passé ? – Pour le moment, non. – Que faudrait-il faire pour ça ? lui demandai-je. Mon père réfléchit, tout en me serrant davantage contre lui. Puis il me fit descendre de ses genoux et s’approcha du tableau. – Pour revivre le passé, il faudrait déjà aller hors du temps, expliqua-t-il. C’est ce que font ceux qui sortent du train. Le problème, c’est qu’ils ne remontent jamais pour nous dire comment ça se passe, là-bas. – Tu penses à Grand-Mère… Incapable de finir ma phrase, je regardai Marc. Il était triste lui aussi, à cause de Grand-Mère. Ça se voyait. – Mais comment ça se passerait si on pouvait quitter le train tout en restant en vie ? )$

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– Je ne sais pas, bonhomme. Notre corps fonctionne pour vivre dans le présent. C’est notre esprit qui gambade dans le passé ou le futur. Le corps, lui, en est bien incapable. Si on devait quitter le temps, notre corps subirait sûrement un choc épouvantable. Marc me regarda avec malice. – Le sang ne saurait même plus dans quel sens tourner dans nos veines. Tu vois ça d’ici ? On deviendrait brûlant. À moins qu’on ne soit gelé, je ne sais pas. – Gelé ? m’écriai-je. Tu es sûr ? – Mais non, je ne suis pas sûr. C’est une hypothèse, rien de plus. Gelé ! Ça alors, je m’attendais à tout, sauf à ça ! Et si j’avais remonté le temps sans le savoir, moi, dans le bureau de mon père ? Il fallait en parler très vite avec Frédéric. Toute la journée durant, je ressassai ce que m’avait dit Marc. On ne pouvait pas quitter le train ; si on en sortait, j’avais bien compris la raison ; et si mon père ignorait ce qui se passait une fois que l’on était descendu, autant dire que personne ne le savait. Parce que mon père, il sait presque tout. Tout cela, j’aurais aimé en discuter avec Frédéric. Mais voilà qu’il avait attrapé la grippe à son tour, et sa mère ne me laissa pas le voir. L’après-midi, tout se passa bien. Mais au fur et à mesure que le soir arrivait, je sentis des picotements dans mes jambes. Je n’avais envie de rien. Mon père s’étonna de me voir les yeux rivés sur la pendule du salon. – Tu n’as rien de mieux à faire ? Je répondis que je voulais vérifier ce qu’il m’avait dit sur le )%

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temps. L’inventeur me traita par le mépris – heureusement que Caroline n’était pas là – et s’enferma dans son bureau. Avec l’arrivée de ma mère, la tension monta d’un cran. Elle voulut absolument savoir comment je m’étais blessé au front et ne crut pas un instant ce que lui affirma son mari, mon père. – Comment veux-tu, mon pauvre chéri, qu’un enfant se blesse tout seul dans son lit ? Et tu as laissé ton fils comme ça, sans lui passer un désinfectant ? À son tour elle m’attira dans la salle de bains, prit du coton, de l’alcool à 90°, et se mit à jouer les infirmières, rôle pour lequel elle estime avoir de grandes dispositions. Plus ça pique, plus elle pense nous faire du bien. C’est fou ! J’eus beau protester, affirmer que c’était inutile, que j’avais lavé ça à grande eau, il fallut passer à exécution. Redoutant le pire, je baissai les paupières quand elle approcha son coton de mon front. Comme il ne se passait rien, je relevai la tête et rouvrit les yeux. Claire regardait la coupure avec surprise. – Qui t’a soigné ? interrogea-t-elle. Impossible de lui faire entendre raison. J’eus beau affirmer que je ne m’étais pas blessé et que donc personne ne m’avait soigné, la logique de sa question m’étonna moi-même. – C’est quoi, alors, ce machin sur ton front ? L’ennui avec les parents, c’est qu’à certains moments la communication est impossible ! Je finis par raconter ma nuit, les rêves effrayants, et pour terminer, le choc sur ma tête. – Mais où t’es-tu cogné ? Il n’y a rien autour de ton lit qui puisse te blesser ainsi. Il fallut aller voir sur place. Évidemment, nous ne trouvâmes rien qui pût entraîner une blessure de ce genre, et moins encore qui pût expliquer la présence de traces de baume autour de la plaie. Car si je n’avais rien remarqué avec mon )&

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père, le matin, Claire me montra des traces d’un produit qui avait séché sur mon front, et qui dégageait encore une très légère odeur d’encens. Tous ces détails n’étaient pas faits pour me rassurer, et je passai le restant de la soirée le plus près possible de ma mère, refusant d’aller me coucher, redoutant de me trouver seul dans ma chambre. Qu’allait-il se passer, cette nuit ? Je résistai ainsi le plus longtemps possible, jusqu’au moment où mes paupières se fermèrent sans doute d’ellesmêmes, me transportant dans une aventure que je vais maintenant vous raconter.

LE CLAN DE NOÉ 2

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lors, petit chenapan, on te soigne et tu disparais ? Sur le moment, je ne reconnus pas la grande femme . qui venait de me parler tout en me fixant avec des yeux ronds. Elle me tendit la main. Pris de crainte, je reculai d’un pas. – Ne crains rien, nigaud. Je veux seulement vérifier si l’onguent a fait son effet, dit-elle pour me rassurer. – L’on… quoi ? – Il ne connaît rien ce gamin. Dis donc, tu ne faisais pas le malin, hier, quand tu t’es ouvert le front. – Laisse-le donc, intervint une voix d’homme. Le père nous attend, il faut y aller. La femme hésita, fit quelques pas et revint en arrière pour me tendre la main. )'

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– On ne peut pas le laisser tout seul, protesta-t-elle. – Qu’est-ce que ça fait ? On ne sait même pas d’où il vient, ce petit. – Justement, répliqua la femme, on n’abandonne pas un enfant quand on ne sait pas d’où il vient. Il peut tomber entre les mains de Dieu sait qui. Ou se faire piquer par un serpent. Ou un scorpion. Ton père serait furieux si on le laissait. Écartant les branches d’un arbre de haute taille, un homme apparut. Il portait une tunique de toile grossière et sans couleur, et tenait dans ses bras un agneau qui gigotait pour s’échapper. – Si tu crois ! maugréa-t-il. – Ne t’échappe pas comme tout à l’heure, ou je ne m’occuperai plus de toi. Compris ? ajouta-t-il en se tournant vers moi. Je fis oui de la tête, mais je ne comprenais rien, ignorant tout de l’endroit où je me trouvais. La femme me tenait par la main. Elle marchait trop vite pour moi et quand je ralentissais elle me tirait vivement vers elle, menaçant de me faire perdre l’équilibre. De nombreux cailloux tranchants parsemaient l’étroit chemin sur lequel nous avancions, à flanc de montagne. La femme se blessa sur l’un d’eux, plus tranchant que les autres. Elle perdit l’équilibre et tomba, m’entraînant avec elle. Nous commençâmes à glisser sur des pierres coupantes qui me tailladaient le corps et me déchiraient les genoux. Les bras repliés devant ma tête, je tentais de me protéger le visage pendant que je roulais à vive allure dans un bruit effrayant, suivi par une avalanche de pierres que notre dégringolade avait délogées. Une branche d’arbre interrompit notre chute. Ouvrant les yeux, j’aperçus l’homme, à mi-pente, qui poussait des cris et gesticulait. L’agneau s’était échappé de ses mains et dévalait )(

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à son tour le flanc de la montagne, dérapant sur les pierres et poussant des bêlements déchirants. Près de moi, la femme gémissait de douleur, le visage tailladé. Quand je voulus me lever, un cri s’échappa de ma gorge et je retombai de tout mon long, pendant que l’homme descendait lentement la pente, posant les pieds là où le sol était encore stable. Il venait de nous rejoindre quand la terre émit un grondement sinistre, et se mit à vibrer avec de grands mouvements saccadés. Je crus que j’allais mourir et sombrai dans un trou sans lumière et sans fin, pendant qu’une voix vaguement familière murmurait à mon oreille : « Dors, mon petit, dors. C’est fini, ne crains rien. » Je me suis réveillé au moment où des bras me déposaient sur un parterre d’herbe fraîche. Une main me caressa la tête. – Il s’est encore coupé, fit remarquer une femme. – Non, répondit une autre, beaucoup plus âgée, c’est sa blessure d’hier qui s’est rouverte. Mets-lui encore du baume d’encens. Un feu de bois crépitait tout près, couvrant par moments le bruit d’un torrent dans lequel s’entrechoquaient des pierres. Je sentis un contact gras et froid sur mon front, immédiatement suivi d’une sensation de brûlure. – Que va-t-on en faire ? demanda la première femme. – On va l’emmener avec nous, répondit un homme à la voix grave et calme, qui se manifestait pour la première fois. Il faisait nuit. Le feu dont j’avais entendu les craquements éclairait un groupe d’une vingtaine de personnes assises autour des flammes. On m’avait étendu à proximité et je sentis une odeur de graisses brûlées qui s’élevait du foyer. – Tiens, il est réveillé, le petit. Il s’agissait certainement de moi. Le qualificatif de « petit » ,*

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me parut particulièrement déplacé. Mais je ne devinais pas très bien les intentions de ces gens vis-à-vis de moi, aussi me parut-il sage de ne rien manifester. La femme qui avait glissé avec moi le long de la pente pierreuse trempa du pain dans une sorte de plat en argile et me le tendit. – Avale ça, me dit-elle en m’engouffrant le morceau dans la bouche. Je faillis tout recracher tant c’était mauvais. La faim pourtant me poussa à faire ce que je faisais chez moi avec les plats que je n’aimais pas : j’avalai d’un trait ce truc un peu gluant, brûlant et infâme, car à présent mon estomac criait famine. – C’est bon ? interrogea la femme en riant. Je mentis effrontément tant j’avais faim. Elle arracha un nouveau morceau de pain, plus grand que le précédent, approcha le plat vers moi et me dit : « Termine, puisque tu aimes ça. » Impossible de masquer ma grimace. Tout le monde éclata de rire, ce qui me surprit plutôt. – Où l’avez-vous ramassé ? demanda l’homme à la voix grave qui paraissait être le chef, en me désignant de la main. – À la lisière du monde des autres, répondit la femme. – Pourquoi vous avait-il échappé ? Il y eut un silence. La femme parut gênée, de même que son compagnon de l’après-midi qui nous avait aidés à nous relever, et dont j’appris plus tard qu’il m’avait pris sur son dos pour me porter jusqu’au camp où nous nous trouvions à présent. – Et si c’était les autres qui nous l’avaient envoyé, pour savoir ce que l’on va faire ? – Ce n’est pas un enfant des autres, répondit l’homme à la voix de chef. Vous voyez bien, il ne ressemble à personne, ni à nous, ni aux autres. – C’est peut-être une feinte et… La suite de la phrase se perdit dans un désordre indescrip,)

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tible. La terre venait de se mettre à trembler de nouveau avec un rugissement de bête féroce. Cela ressemblait au grondement du tonnerre, mais un grondement venant d’en bas, d’au-dessous de nous. Je tentai de me lever. Les secousses du sol me déséquilibrèrent et je me retrouvai de nouveau par terre, roulant vers le feu dont les braises s’étaient répandues jusque sur des herbes sèches qui s’enflammèrent. « Sem, le gamin, retiens-le ! », cria une voix de femme. Une main m’attrapa par les jambes et me tira à l’extérieur du feu, qui formait à présent un large cercle. Complètement paniqué, j’appelai ma mère et poussai des hurlements. Un grondement plus fort que les autres résonna au-dessus de ma tête. Aussitôt, un torrent de pluie se déversa sur nous. Quelqu’un me prit dans ses bras et s’en alla en courant, comme si je ne pesais rien, me secouant dans sa course, pour me déposer ensuite dans une grotte où se trouvaient déjà les autres membres du groupe. On ne voyait rien du tout, sauf lorsque des éclairs balafraient le ciel. Une lueur pénétrait alors dans la grotte, une fraction de seconde, laissant voir des hommes et des femmes qui semblaient terrorisés. Ceci n’était pas fait pour me rassurer ! Une femme me frotta avec des herbes qu’elle tenait dans la main. Au début ça m’a plutôt réchauffé, mais bientôt je me suis mis à me gratter. Une vraie démangeaison ! Tard dans la nuit, quelqu’un fit remarquer, presque en chantant, que le sol ne tremblait plus. Des cris accompagnèrent cette remarque. Progressivement l’orage se tut à son tour. Seule la pluie troublait le silence. La pluie, et la respiration des membres du groupe qui tremblaient encore, mais je ne savais pas si c’était de peur ou de froid. ,,

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