Le développement de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral au travail

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UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES Faculté des sciences psychologiques et de l’éducation

Le développement de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral au travail

EMELINE LUCAS

Mémoire réalisé sous la direction du Professeur Catherine Hellemans en vue de l’obtention du grade de Master en Sciences Psychologiques

Année académique 2013-2014


ABSTRACT

Le harcèlement moral est de plus en plus fréquent dans les entreprises. Au-delà du système bourreau-victime, d’autres protagonistes ont un rôle dans ces situations. En effet, les témoins tels que les collègues ont le pouvoir d’agir sur le conflit, voire de le stopper. C’est pourquoi nous avons choisi de nous centrer sur les différents facteurs qui influencent leur développement de comportements pro-sociaux d’aide et de soutien. Nous avons supposé que le climat organisationnel, ainsi que l’attribution causale et de responsabilité que les témoins font de la situation, pouvaient influencer leur décision. Pour cela, nous avons interviewé huit personnes qui ont été témoins de harcèlement moral sur leur lieu de travail, selon un canevas d’entretien précis. L’analyse thématique qui en a découlées n’a validé de liens ni entre les comportements pro-sociaux des témoins et leur attribution, ni avec l’organisation. Cependant, les justifications qu’ils nous ont données concernant leur choix d’agir ou non apportent un nouvel éclairage, et de nouvelles pistes de réflexions sur le processus d’intervention des témoins.

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REMERCIEMENTS

Je remercie vivement ma promotrice Mme Hellemans qui a été à l’écoute et de très bons conseils, et qui a su se rendre très disponible malgré ses obligations.

Je remercie M. Dejonghe, Mme Jost et Mme Ellegaard, conseillers en prévention pour les aspects psychosociaux ; ainsi que le Pr.Corten, dirigeant de la Clinique du stress de Bruxelles, pour leur aide précieuse dans ma recherche de témoins de harcèlement moral en entreprise.

Je remercie, bien évidemment, tous les participants qui ont accepté de se confier à moi et de répondre à mes questions, sans qui rien n’aurait été possible.

Je remercie tous mes amis et collègues avec qui j’ai pu avoir des discussions très intéressantes qui m’ont aidé à avancer dans mes réflexions.

Et je remercie ma famille qui m’a soutenue tout au long de ce processus.

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TABLE DES MATIÈRES

1.

INTRODUCTION ......................................................................................................... 6

2.

REVUE DE LA LITTÉRATURE ..................................................................................... 11 2.1.

Composante individuelle ................................................................................. 12

2.1.1.

L’attribution de causalité et de responsabilité......................................... 12

2.1.2.

Explications causales ................................................................................ 14

2.1.3.

Notion de responsabilité .......................................................................... 14

2.1.4.

Influence sur les comportements d’aide .................................................. 18

2.2.

Composante organisationnelle ........................................................................ 19

2.2.1.

Théorie du comportement planifié .......................................................... 19

2.2.2.

Etat agentique et banalité du mal ............................................................ 21

2.2.3.

Culture organisationnelle ......................................................................... 22

2.3.

Influence conjointe de la composante individuelle et organisationnelle ....... 25

2.4.

Modèle d’inter-influence ................................................................................. 26

3.

HYPOTHÈSES ............................................................................................................ 27

4.

MÉTHODOLOGIE ..................................................................................................... 28

5.

4.1.

Participants ...................................................................................................... 28

4.2.

Matériel / Outils ............................................................................................... 31

4.3.

Procédure......................................................................................................... 34

4.4.

Traitement des données .................................................................................. 34

RESULTATS............................................................................................................... 36 5.1.

Résumé du processus comportemental des témoins ..................................... 36

5.2.

Données du questionnaire quantitatif ............................................................ 40

5.3.

Analyse de contenu qualitative (catégorielle thématique) ............................. 41

5.3.1.

Les comportements pro-sociaux .............................................................. 41

5.3.2.

L’attribution causale et de responsabilité ................................................ 45

4


5.3.3.

Lien entre les comportements pro-sociaux et l’attribution causale et de

responsabilité .......................................................................................................... 49 5.3.4.

Les justifications des comportements ...................................................... 52

5.3.5.

Le processus organisationnel ................................................................... 59

5.3.6.

Lien

entre

les

comportements

pro-sociaux

et

le

processus

organisationnel........................................................................................................ 65 5.3.7.

Lien entre le processus organisationnel et l’attribution causale et de

responsabilité .......................................................................................................... 67 6.

DISCUSSION ............................................................................................................. 69 6.1.

L’apport des thèmes et sous-thèmes .............................................................. 69

6.2.

Les hypothèses ................................................................................................. 75

6.3.

L’apport général de la rubrique « justifications des comportements » .......... 75

6.4.

Limites et biais ................................................................................................. 78

6.5.

Pistes de réflexion pour des recommandations concrètes ............................. 79

7.

CONCLUSION ........................................................................................................... 81

8.

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................ 83

9.

ANNEXES.................................................................................................................. 87 9.1.

Annonce pour le recrutement des témoins de harcèlement .......................... 87

9.2.

Canevas d’entretien et questionnaire ............................................................. 88

9.3.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°1 .......................................... 90

9.4.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°2 ........................................ 117

9.5.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°3 ........................................ 137

9.6.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°4 ........................................ 154

9.7.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°5 ........................................ 192

9.8.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°6 ........................................ 210

9.9.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°7 ........................................ 248

9.10.

Retranscription de l’entretien avec le témoin n°8 ..................................... 271

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1. INTRODUCTION Dans une société où l’Homme passe la majeure partie de son temps au travail, l’ambiance sur le lieu de travail et les relations avec les autres membres de l’organisation s’avèrent primordiales. Or les difficultés sont fréquentes puisque selon une enquête nationale belge sur les conditions de travail, portant sur 4000 travailleurs menée en 2010, au cours du dernier mois 13 % des travailleurs ont subi des violences verbales et 7 % des menaces ou des comportements humiliants sur leur lieu de travail. De plus au cours des 12 derniers mois, 9 % ont fait l'objet d'intimidation ou de harcèlement moral (Respect au travail, n.d.). Le 4 août 1996 une loi concernant le bien-être au travail a été mise en place en Belgique. Elle traite notamment des risques psychosociaux au travail, et a été modifiée à plusieurs reprises jusqu’en février 2014 pour aujourd’hui s’étendre au stress au travail, violences, harcèlement moral et harcèlement sexuel. Selon cette loi, le harcèlement moral au travail est défini comme un « ensemble abusif de plusieurs conduites similaires ou différentes, externes ou internes à l'entreprise ou l'institution, qui se produisent pendant un certain temps, qui ont pour objet ou pour effet de porter atteinte à la personnalité, la dignité ou l'intégrité physique ou psychique d'un travailleur ou d'une autre personne à laquelle la présente section est d'application, lors de l'exécution de son travail, de mettre en péril son emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant et qui se manifestent notamment par des paroles, des intimidations, des actes, des gestes ou des écrits unilatéraux. Ces conduites peuvent notamment être liées à l'âge, à l'état civil, à la naissance, à la fortune, à la conviction religieuse ou philosophique, à la conviction politique, à la conviction syndicale, à la langue, à l'état de santé actuel ou futur, à un handicap, à une caractéristique physique ou génétique, à l'origine sociale, à la nationalité, à une prétendue race, à la couleur de peau, à l'ascendance, à l'origine nationale ou ethnique, au sexe, à l'orientation sexuelle, à l'identité et à l'expression de genre » (Loi du 4 août 1996, article 32ter. §2). La loi n’induit pas de critères de durée ou de répétitivité précis, mais au fil des années un consensus semble s’être formé autour des indications de durée de Leymann qui estime que pour constituer un 6


harcèlement (« mobbing »), les comportements d'agression doivent être répétés au moins une fois par semaine pendant une durée de six mois (Leymann, 1996). Cependant, nous n’excluons pas certains comportements moins fréquents ou sur une durée inférieure à six mois, qui peuvent être tout aussi destructeurs. Même si nous rappelons que la notion de pluralité des conduites est à la base de la définition légale du harcèlement.

Le harcèlement peut être de deux types selon que cela se passe entre un supérieur et son subordonné (harcèlement vertical) ou entre deux collègues (harcèlement horizontal). Le harcèlement vertical peut se faire dans les deux sens, c’est-à-dire d’un supérieur sur son subordonné (harcèlement vertical descendant) ou d’un subordonné sur son supérieur (harcèlement vertical ascendant). Et le harcèlement peut même être mixte lorsque par laxisme la hiérarchie vient ajouter un harcèlement vertical descendant à un harcèlement horizontal initial (Desrumaux, 2011).

Ce sont notamment ces différentes distinctions et la multitude de comportements que cela peut recouvrir qui amènent une disparité importante entre les auteurs dans la définition et le terme employé (« harassment », « mobbing », « bullying », « mistreatment », « petty tyranny »,…). Nous nous baserons ici sur la définition légale évoquée plus haut, mais les divergences de vue concernant la définition de ce phénomène ont l’avantage de mettre plus ou moins l’accent sur deux composantes importantes du harcèlement : l’aspect personnologique et l’aspect situationniste. C’est cette différenciation qui a inspiré notre réflexion et nous a poussés à investiguer ces aspects plus loin que simplement dans le système bourreauvictime. En effet, même si ces actes sont parfois fait en toute discrétion et à l’abri des regards, « le harcèlement n’est pas un phénomène ignoré puisque 80 % des salariés touchés sont entourés de personnes qui savent ce que le salarié subit » (Desrumaux, 2011, p.73), et selon une autre enquête 63 % des victimes ont même subi des actes de harcèlement directement sous les yeux de témoins (Desrumaux, 2011). Les témoins 7


ont donc aussi un rôle à jouer dans le processus de harcèlement, notamment de par leur contrôle possible sur la situation. Dès lors, l’étude des différents mécanismes d’influence qui poussent un témoin à développer ou non des comportements d’aide face à la situation de harcèlement, qu’ils relèvent des caractéristiques internes au témoin ou du contexte organisationnel, nous a paru un angle d’étude intéressant concernant le harcèlement moral au travail.

Pour éclaircir la notion de témoin, nous nous baserons sur la définition juridique qui le détermine comme « celui en présence de qui se produit par hasard ou à dessein, un fait ou un acte » (Cornu, 2011, p.1009). Nous considérerons donc tout personne qui a pu assister de manière visuelle ou auditive à une situation de harcèlement comme témoin de celle-ci. Mais nous n’ignorerons pas pour autant l’ensemble des personnes mises au courant de la situation, de manière directe ou indirecte, qui peuvent aussi avoir un pouvoir d’action sur celle-ci.

Ces témoins peuvent donc décider d’agir ou non en venant en aide à la personne de quelque manière que ce soit. Ces actions font partie de ce que l’on appelle comportements pro-sociaux et qui se distinguent en deux catégories selon qu’ils sont orientés vers l’individu ou l’organisation. Les comportements proorganisationnels sont définis comme des « comportements volontaires exécutés librement par un individu de manière à augmenter la performance, l’efficacité et à préserver les normes de l’entreprise pour laquelle il travaille dans le but de préserver ou développer cette organisation » (Desrumaux, 2011, p.172). Toutefois, ici ce sont les comportements pro-individuels qui nous intéressent puisqu’orientés vers la victime de harcèlement. Ils sont définis par les spécialistes de la psychologie sociale comme « des actes effectués dans l’intention d’aider autrui, sans égard aux motivations ou aux récompenses attendues » (Bédard, Déziel & Lamarche, 2012, p.303), et dans le contexte plus particulier du travail « ils constituent des comportements volontaires exécutés librement par un individu de manière à augmenter le bien-être, les sentiments d’autonomie, de reconnaissance et d’estime des personnes, dans le but de préserver ou développer la qualité de vie des personnes au travail » (Desrumaux, 2011, p.172). Une recherche plus approfondie de Desrumaux, Legrand et Widzieckowski 8


(2007 ; cité par Desrumaux, 2011) a permis de déterminer 3 catégories de comportements

pro-sociaux

orientés

vers

l’individu

dans

l’environnement

professionnel. « La première catégorie intègre les comportements de mobilisation, de dynamisation et d’autonomie qui concernent le fait pour l’employé de motiver et dynamiser ses collaborateurs, ses collègues. La deuxième catégorie inclut l’aide et le soutien c’est-à-dire le fait de venir en aide à ses collègues, d’être altruiste. La troisième catégorie regroupe les comportements de valorisation, de gratification et d’encouragement. Il s’agit des comportements émis par les salariés dans le but d’encourager le travail des autres, de le respecter et de le mettre en valeur » (Desrumaux, 2011, p.173). Dans le type de situation qui nous préoccupe, ce sont plutôt les comportements d’aide et de soutien de la deuxième catégorie de cette recherche qui correspondent à ce que nous entendons par comportements pro-sociaux, développés ou non par les témoins de harcèlement moral.

L’aide est parfois confondue dans les différentes catégories de soutien, mais nous choisissons ici de les distinguer en estimant que l’aide relève d’une intervention de la part du témoin, tandis que le soutien s’apparente plus à un accompagnement et un support social qui peut prendre différentes formes. En la matière, nous avons retenu la typologie de Schaefer, Coyne et Lazarus (1981 ; cité par Amiel-Legibre & Gognalons-nicolet, 1993) qui sépare le support informationnel, le support tangible et le support émotionnel. Le support informationnel comprend les informations et avis donnés, le support tangible inclut les services rendus, et le support émotionnel correspond à la possibilité de se confier et d’être rassuré. Bowes-Sperry et O’LearyKelly (2005) proposent, eux, un modèle où le type de comportements pro-sociaux des témoins se classe plutôt selon leur degré d’implication et d’immédiateté par rapport à la situation de harcèlement afin de former un modèle à 4 entrées (faible immédiateté faible implication / haute immédiateté - faible implication / faible immédiateté - haute implication / haute immédiateté - faible implication). Ceci permet de catégoriser de manière relativement efficace l’aide apportée par les témoins. Nous nous servirons donc de ces deux approches pour aborder leurs comportements.

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Mais pour pouvoir développer ce type de comportements, les témoins doivent être dans un climat organisationnel qui les favorise et les valorise, en leur apportant une certaine reconnaissance notamment en mettant en place des actions qui permettent de réfléchir à ce qui peut inciter ou freiner leur développement. C’est pourquoi nous étudierons aussi les facteurs organisationnels et les processus en découlant, qui peuvent influencer les comportements pro-sociaux.

Nous allons donc explorer la question de recherche suivante : Quels sont les différents facteurs qui peuvent influencer le développement de comportements prosociaux chez les témoins de harcèlement moral sur le lieu de travail ?

Ne pouvant évoquer, ni prétendre comprendre tous les mécanismes qui peuvent influencer ces comportements, nous développerons en premier lieu les facteurs internes aux témoins puis les facteurs organisationnels agissants de manière directe ou comme renforçateurs des croyances des témoins. Ces différents facteurs amèneront au développement d’hypothèses et à l’explication de la méthodologie qui a été choisie pour les tester. Nous exposerons ensuite les résultats de notre analyse, afin de discuter de ses implications et des conclusions que l‘on peut en tirer.

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2. REVUE DE LA LITTÉRATURE Les situations de harcèlement moral au travail qui sont caractérisées par une durée et une répétition des atteintes et des agressions, le sont aussi paradoxalement par une absence d’aide de l’entourage et un silence des victimes, des témoins et de l’organisation en général (Desrumaux, 2011).

Selon plusieurs auteurs (Dejours, 1998 ; Leymann, 1996 ; Ravisy, 2000 ; cités par

Desrumaux,

2011),

le

harcèlement

moral

a

une

forte

composante

organisationnelle. « Pour Faulx (2009), le développement du harcèlement est même concomitant à des changements de fond tant sur le plan des comportements et des pratiques managériales au travail que sur celui de l’évolution des mentalités dans les sociétés occidentales. Le harcèlement moral, fruit de nouvelles idéologies et pratiques de gestion des ressources humaines, est révélateur d’une nouvelle manière de penser les rapports sociaux » (Desrumaux, 2011, p.26). Les témoins, victimes aussi de ces méthodes de management et du contexte économique actuel peu favorable, sont donc parfois dans l’impossibilité d’agir face au harcèlement.

La peur des témoins de perdre leur emploi ou de se voir victime eux aussi de représailles, est donc souvent évoquée pour expliquer leur inaction (Desrumaux, 2011 ; Leymann, 1996). De plus, un aplomb et une confiance en soi suffisamment importants semblent capitaux pour pouvoir intervenir dans ces situations difficiles. C’est ainsi qu’il a été montré que le sentiment d’auto-efficacité à se défendre (Thornberg & Jungert, 2013 ; Gini, Albiero, Benelli & Altoè, 2008) est un élément central dans le comportement des témoins.

Toutefois la peur et le manque de confiance en soi ne sont pas des émotions valorisées dans notre société, cela ne me semble donc pas être une explication suffisante pour justifier de la non-assistance à une personne en danger. Par conséquent, nous pensons que les témoins doivent s’appuyer sur d’autres types de

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justification pour pouvoir vivre plus sereinement leur passivité dans cette situation souvent douloureuse pour tous.

Latané & Darley (1968) tentent d’expliquer cette inaction par ce qu’ils nomment le « bystander effect ». Ils observent que plus il y a de témoins moins ils réagissent. Il semblerait que lorsque plusieurs personnes sont témoins de la scène, la responsabilité se diffuse parmi les personnes présentes. Chacun se laisse influencer socialement par la non-réaction des autres ce qui peut finir par provoquer une absence totale de réaction de tous (Latané & Darley, 1968). C’est au moment du meurtre de Kitty Genovese en 1935, pendant lequel ce phénomène fut flagrant, qu’il a commencé à être étudié. Cependant d’autres faits divers nous montrent aussi l’inaction des témoins sous un autre jour.

2.1. Composante individuelle 2.1.1. L’attribution de causalité et de responsabilité En effet, dans les faits divers tels que le viol, nous pouvons fréquemment observer dans les déclarations des témoins et les dires des journalistes que la responsabilité est facilement transférée du violeur à la victime, en accusant par exemple sa tenue vestimentaire, l’heure tardive et/ou le lieu inappropriés. Ce phénomène relève du mécanisme d’attribution qui est le « processus par lequel l'homme appréhende la réalité et peut la prédire et la maîtriser » (Heider, 1958, p.79 ; cité par Villemain, Fontayne & Lévèque, 2005). Par ce biais, l'individu cherche surtout à comprendre et à contrôler l'environnement dans lequel il se situe, ainsi que les événements qui s’y produisent. C'est ainsi que l'individu cherche à donner un sens aux événements et à ses comportements en leur attribuant une cause (Beauvois et Deschamps, 1990 ; cité par Villemain et al., 2005).

Classiquement, nous distinguons trois types principaux d’attribution : l’attribution dispositionnelle où l’on cherche à inférer les caractéristiques d’une 12


personne à partir d’une action qu’elle vient d’accomplir, l’attribution de responsabilité où l’on cherche à savoir s’il est possible d’imputer la responsabilité d’un évènement à une personne, et l’attribution causale où l’on cherche à expliquer les causes d’un évènement (Vallerand, 1994 ; cité par Fontayne, Martin-Krumm, Buton & Heuzé, 2003). Il semble, ici que l’attribution causale et l’attribution de responsabilité viennent s’imbriquer pour influencer le jugement des témoins sur la responsabilité de la victime et donc son besoin d’aide effectif.

Nous n’avons donc pas tous la même vision d’une situation pourtant identique. Selon que nous soyons « victime », « bourreau » ou observateur, il est peu probable que nous expliquions l’évènement de la même façon. Les premiers vont plutôt se demander ce qu’ils ont fait de mal et se blâmer ou blâmer le « bourreau ». Ce dernier va, lui, probablement accuser l’autre de provocation. Et les observateurs vont devoir prendre conscience de la gravité de la situation avant de chercher un responsable et une explication. Il semblerait même que les hommes et les femmes réagiraient différemment, de part une éducation qui aurait plus ou moins légitimée la violence. Mais pour chaque protagoniste le premier élément est bien sûr la prise de conscience du harcèlement, constat rarement évident à poser quel que soit la position. Cette compétence sociale des sujets à pouvoir se servir de ressources personnelles afin d’obtenir des informations pertinentes et de les interpréter adéquatement, est d’ailleurs un facteur important dans l’attribution causale. Néanmoins, les témoins, de par leur position extérieure, ont la possibilité d’être plus objectif pour construire leur jugement moral et pour évaluer les dommages pour la victime ou même le plaisir que prend le harceleur. Ils reconnaissent donc plus souvent le caractère intentionnel ou non des actes et peuvent percevoir si l’agression est plutôt instrumentale (dans le but d’obtenir des bénéfices ou d’atteindre un objectif) ou purement violente (María & Martínez, 2006). Mais au travers de l’intentionnalité ou d’autres facteurs, nous nous demandons de quelle façon ils attribuent la responsabilité et la causalité de l’évènement.

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2.1.2. Explications causales Weiner définit en 1986 (cité par Villemain et al., 2005), après plusieurs études sur les attributions causales, que les trois principales dimensions en sont : le « locus de causalité » c’est-à-dire le siège de la cause qui peut être interne (liée aux dispositions personnelles) ou externe (liée à la situation) au sujet, la « stabilité » temporelle des causes perçues, et la « contrôlabilité » que le sujet exerce sur les causes. Et c’est notamment au travers du « locus de causalité » que nous attribuons aux différents acteurs la responsabilité d’une situation, mais avec de nombreux biais comme l’erreur fondamentale d’attribution qui est la « tendance à sous-estimer l’influence de la situation et à surestimer celle des facteurs internes en tant que causes du comportement d’autrui » (Bédard et al., 2012, p.76).

Kouabenan (1999) démontre aussi dans sa théorie de l’explication naïve des accidents que les victimes expliquent davantage l’accident par des facteurs externes, hors de leur contrôle ou de leur rôle causal alors que les témoins les expliquent davantage par des facteurs qui relèvent du rôle causal de la victime. Les témoins ont donc tendance à accentuer les explications causales internes pour les faits extérieurs à eux, comme si une norme imposait dans la pensée commune que les acteurs sont toujours responsables de ce qui leur arrive ou sont censés avoir un certain pouvoir de contrôle (Kouabenan, 1999). C’est pourquoi certains auteurs (Kouabenan, 1999 ; Desrumaux, 2011) relie ces phénomènes de biais attributionnels à la norme d’internalité. Cette norme selon laquelle les explications internes sont survalorisées dans notre société a été développée par Jellison & Grenn

en 1981 (cités par

Desrumaux, 2011) puis élargit aux notions d’attribution en 1988 par Beauvois & Dubois (cités par Kouabenan, 1999).

2.1.3. Notion de responsabilité En parallèle des explications causales, entre aussi en jeu l’attribution de responsabilité comme nous l’évoquions plus haut. Il s’agit donc de savoir s’il est possible d’imputer la responsabilité d’un évènement à une personne (Vallerand, 1994 ; 14


cité par Fontayne, Martin-Krumm, Buton & Heuzé, 2003). Cependant, la notion de responsabilité n’a pas de contours précis et peut revêtir différents sens selon que l’on se place d’un point de vue juridique, philosophique ou psychologique.

Heider (1958 ; cité par Feather, 2002), célèbre psychologue pour son travail sur les attributions causales et de responsabilités, estime qu’il faut tout d’abord faire une distinction entre la causalité personnelle et impersonnelle. Selon lui, la différence se situe dans l’intentionnalité de l’acte ; ce paramètre modifierait la responsabilité au sens du lien qui existe entre la personne et les effets de ses actes (Feather, 2002). De plus, il définit cinq phases dans l’attribution de responsabilité : 1) L’association : « une personne est responsable pour chaque effet qui lui est de quelque façon lié ou qui semble de quelque façon lui appartenir » (Heider, 1958, p.113, traduction libre de l’anglais ; cité par Hamilton, 1978, p.317) 2) La perpétration : « tout dommage causé par une personne p est attribué à lui. Le lien de causalité est entendu dans le sens où p est une condition nécessaire pour la survenue de l’évènement, même s'il ne pouvait pas prévoir le résultat aussi prudemment qu'il ait procédé. La personne n'est pas jugée selon son intention, mais en fonction des résultats réels de ce qu'il fait » (Heider, 1958, p.113, traduction libre de l’anglais ; cité par Hamilton, 1978, p.317) 3) La

prévisibilité :

«p

est

considéré

responsable,

directement

ou

indirectement, pour chaque répercussion qu’il a pu prévoir même si ce n’était pas une partie de son propre but, et par conséquent pas encore une partie de la structure de sa causalité personnelle » (Heider, 1958, p.113, traduction libre de l’anglais ; cité par Hamilton, 1978, p.317) 4) L’intention : « seulement ce que p a prévu est perçu comme ayant sa source en lui » (Heider, 1958, p.113, traduction libre de l’anglais ; cité par Hamilton, 1978, p.317) 5) La justification : « si les propres motivations de p ne lui sont pas entièrement imputables, mais sont considérés comme ayant leur source dans l'environnement, « la » responsabilité de l’acte est au moins aussi 15


partagée par l’environnement » (Heider, 1958, p.114, traduction libre de l’anglais ; cité par Hamilton, 1978, p.317)

L’ensemble de ces phases permet de mettre en place une réflexion structurée afin d’aboutir à un jugement de responsabilité, qui ne doit pas, selon nous, être nécessairement binaire mais plutôt comme un continuum que nous pourrions imaginer s’étendre entre « pas du tout responsable » et « pleinement responsable ». Ces différentes phases ont été ultérieurement rapprochées de notions légales précises que nous ne développerons pas ici étant donné que nous ne sommes pas dans une recherche de culpabilité mais bien dans une recherche de compréhension de la part de responsabilité de chacun.

En parallèle, Hart (1968 ; cité par Feather, 2002), philosophe légaliste fait lui aussi une distinction entre quatre types de responsabilité qui semblent intéressants dans notre contexte de harcèlement en entreprise puisqu’ils prennent en compte d’autres facteurs plus légalistes, mais relativement ancrés dans notre vision actuelle de la responsabilité. Il différencie donc : -

« La responsabilité de rôle qui se réfère aux exigences et aux obligations faites à une personne de par le rôle ou la position qu'elle occupe.

-

La responsabilité de capacité qui tient compte de la capacité d'une personne à répondre. La personne doit être capable de raisonner, et d’exercer un contrôle sur les actions qu'elle entreprend.

-

La responsabilité causale qui reconnaît que quand on attribue la responsabilité d'un événement qui s'est produit, on regarde aussi la relation de cause à effet qui lie la personne à l'événement.

-

La responsabilité morale et juridique où une personne est passible d'une peine ou d'autres conséquences négatives si certains critères sont respectés incluant une intention coupable (intention criminelle), les capacités normales, et un lien avec l'infraction qui a été commise, soit directement par la personne ou par association avec l'agent de l'infraction » (Feather, 2002, p.35, traduction libre de l’anglais).

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La responsabilité de rôle est particulièrement relevant dans notre situation dans la mesure où le harcèlement moral en entreprise est très souvent exercé par un supérieur hiérarchique sur un de ses subordonnés, dans ce cas, est-il plus responsable puisque c’est un manager ou au contraire pouvons-nous supposer que ce comportement n’est que la réponse exigée par son rôle face à la pression des directives de l’entreprise.

La responsabilité de capacité nous ramène à ce que nous évoquions précédemment, en montrant que les troubles psychologiques du harceleur pouvaient influencer l’analyse du témoin en faveur de la victime.

La responsabilité causale est bien évidemment directement liée à l’attribution causale, en tant qu’élément de la perception de la responsabilité des protagonistes.

La responsabilité morale et juridique est, elle, une sorte de combinaison de ces différents éléments permettant de décider des sanctions à prendre envers les responsables. Il est donc ici question de « blâmativité », c’est à dire de déterminer s’il l’on désapprouve ou juge condamnable une personne lorsque ses actes sont moralement désapprouvés dans la société et lorsque les excuses ou justifications semblent insuffisantes (Shaver, 1985 ; cité par Feather, 2002).

Toutes ces différentes réalités que peuvent recouvrir le concept de responsabilité est donc à prendre en compte dans l’analyse que les témoins vont faire de la situation. En fonction des sensibilités de chacun ou même de l’éducation, nous pouvons supposer que chaque élément sera plus ou moins pris en compte inconsciemment dans l’attribution de la responsabilité de chaque acteur.

Nous savons d’ailleurs que les témoins de harcèlement empruntent ce mécanisme puisque Bloch (2010) relève 3 schémas typiques de responsabilisation. Il semblerait qu’ils ont tendance à soit normaliser complétement la victime en la décrivant de manière très positive à l’inverse du harceleur, c’est ce que l’on appelle un schéma défensif car ils ont souvent été eux-mêmes victimes de harcèlement ; ou ils se 17


placent dans un schéma persécuteur en stigmatisant la victime, considérant ces actes comme déviants ; ou plus fréquemment les témoins se situent dans un « commuter schema » puisqu’ils naviguent entre une perception normale et déviante de la victime. De plus, les témoins ont tendance à être dans le déni vis-à-vis de leur propre responsabilité puisqu’ils ne sont pas légalement « coupables ». Leur part de responsabilité dans l’engrenage que constitue le processus de harcèlement est semble-t-il dénié et transféré sur les autres. Par conséquent ces difficultés à se positionner dans la situation peuvent créer une certaine ambivalence entre l’envie d’aider et le passage à l’acte effectif (Bloch, 2010). C’est donc les répercussions directes sur les interventions des témoins que nous allons à présent aborder.

2.1.4. Influence sur les comportements d’aide Nous avons donc vu que l’Homme a une prédisposition naturelle à rechercher une cause à tout phénomène par des explications lui permettant de retrouver du sens mais aussi un sentiment de sécurité et de contrôle sur son environnement (Furstenberg, 1988 ; cité par Kouabenan 1999). C’est donc probablement par ce type de mécanisme psychique, entres autres, qu’un témoin peut justifier son inaction face à un comportement de harcèlement moral au travail. Inférer que la victime est partiellement responsable de cette situation pourrait donc permettre de mettre à distance les sentiments de culpabilité, en limitant le besoin d’intervention de l’entourage. De plus, le modèle attributionnel de Weiner (1985 ; cité par Fontenay et al., 2003) postule qu’il existe un lien important entre le type d’attributions causales effectuées par un individu et son comportement futur, et démontre notamment que « le locus et la contrôlabilité perçue de la cause influencent significativement la probabilité d’un comportement d’aide » (Desrumaux, 2011, p.83).

Par ailleurs, le type d’explications que fournit la victime à propos de sa situation joue aussi un rôle important, puisqu’il peut influencer l’attribution de responsabilité des témoins. En effet, si la victime évoque des causes internes en termes de traits de personnalité ou d’intentions, par exemple, ou si elle mentionne avoir déjà été victime 18


de harcèlement ; ce processus de survictimation va amener les observateurs à la considérer comme plus responsable de la situation et à diminuer leurs comportements d’aide. Et à l’inverse, les caractéristiques du harceleur, tels que des problèmes psychologiques avérés, vont entraîner dans la vision des témoins une diminution de la responsabilité de la victime, ce qui les poussera à plus de comportements pro-sociaux envers elle (Desrumaux, 2007).

De plus, le rôle de l’attribution causale basé sur le modèle de Weiner a aussi été récemment étudié dans le cas particulier des témoins de harcèlement moral au travail. Il a été démontré que les témoins qui perçoivent la victime comme en partie responsable de la situation de harcèlement, développeront moins de comportements d’aide envers elle. Ils font aussi intervenir le sexe et les émotions ressenties par le témoin comme variable médiatrice mais nous ne développerons pas ces points (Mulder, Pouwelse, Lodewijkx & Bolman, 2013).

Suite à cette analyse, il nous semble que le principe premier dont découlent ces différentes théories est la notion d’attribution causale et de responsabilité. Cette réflexion nous mène donc à émettre une première hypothèse (H1) selon laquelle le développement des comportements pro-sociaux des témoins de harcèlement moral en entreprise est influencé par l’attribution causale et de responsabilité qu’ils font de la situation.

2.2. Composante organisationnelle 2.2.1. Théorie du comportement planifié La théorie du comportement planifié d’Icek Ajzen (1991) peut corroborer nos premiers éléments de réflexion mais aussi apporter un éclairage plus large sur la question. En effet, ce modèle postule que pour qu’un comportement se produise, il faut que l’individu en ait l’intention, qu’il le planifie, mais cette intention est modulée par plusieurs éléments. Tout d’abord « l’attitude envers le comportement » influence l’intention par les jugements sur la désirabilité du comportement et de ses 19


conséquences, puis les « normes subjectives » suggèrent de prendre en compte les considérations et l’opinion du monde environnant, et enfin le « contrôle comportemental perçu » se rapporte aux croyances sur la capacité du sujet à réussir ce comportement notamment par le biais de son sentiment d’efficacité personnelle décrit par Bandura (Ajzen, 1991). Les normes subjectives peuvent se référer à la norme d’internalité particulière au phénomène d’attribution causale, mais nous ne pouvons ignorer que nous sommes ici dans un contexte particulier qui est celui du monde professionnel. Même dans le cadre de l’attribution causale, Gosling (1999 ; cité par Villemain et al., 2005), rappelle que « la situation dans laquelle est l'acteur est rarement considérée dans la formulation d'attributions, pourtant cet élément y joue un rôle. Les données du contexte guident nos actes, et la perception de la cause explicative du résultat dépend du vécu des individus et de la particularité de la situation » (p.279). Le contexte professionnel a donc probablement aussi une influence sur les normes que chaque travailleur a internalisées.

En considérant l’entreprise de manière globale, nous pouvons l’envisager comme une microsociété qui impose de manière implicite, de par les différentes politiques qui y sont menées, des normes d’attitudes ou de croyances, tout comme la société dans laquelle nous vivons peut le faire (la norme d’internalité en étant un exemple frappant). De plus, de nombreux auteurs (Dejours, 1998 ; Leymann, 1996 ; Ravisy, 2000 ; cités par Desrumaux 2011) ayant mis en évidence l’importance de la composante organisationnelle dans le harcèlement moral, le contexte organisationnel nous semble aussi pouvoir influencer l’ensemble des éléments décrits par Icek Ajzen. Nous pouvons supposer que le climat de l’entreprise ainsi que les normes qui y sont prônées ont un rôle dans l’évaluation que le sujet fait de la désirabilité de son comportement d’aide et donc de « l’attitude envers le comportement ». En effet, une entreprise qui diffuse des valeurs de solidarité et d’entraide valorisera probablement plus un comportement d’aide, qu’une entreprise qui mise sur l’individualisme et la compétition entre ses membres pour atteindre un plus haut niveau de productivité. De même, un leadership autoritaire et contrôlant orienté uniquement vers la productivité empêche l’assouvissement des besoins fondamentaux des employés (autonomie, compétence, affiliation sociale) et peut provoquer une importante détresse psychique 20


chez eux (Forest, Dagenais-Desmarais, Crevier-Braud, Bergeron & Girouard, 2010). Cela engendre fréquemment du stress qui, chez les personnes les plus sensibles, peut réduire le sentiment d’efficacité personnelle (Lecomte, 2004) et donc le « contrôle comportemental perçu » sur la situation. De plus, le stress diminue significativement le développement de comportements altruistes (Motowidlo, Packard & Manning, 1986). Ainsi un témoin qui ne s’estime pas capable de résoudre le conflit aura tendance à ignorer l’évènement et ne pas mettre en place de comportement pro-sociaux d’aide (Shapiro & Rosen, 1994 ; cités par Desrumaux, 2011).

2.2.2. Etat agentique et banalité du mal De surcroît, cet aspect situationnel important qu’est l’environnement de travail a des conséquences sur le comportement des témoins. En effet, les témoins, de par le contexte oppressant qui règne dans l’entreprise, peut être placé dans un « état agentique » (Desrumaux, 2011). Cet état est le concept central décrit par S.Milgram qu’il a découvert en 1974 suite à des expériences sur la soumission à l’autorité. Cette expérience démontre que des personnes tout à fait normales et saines d’esprit peuvent envoyer des décharges électriques mortelles à des inconnus, sur simple ordre d’un expérimentateur (Milgram, 1974). Ils démontrent par-là, que l’homme distingue le respect de l’autorité, des actes prescrits par cette autorité ; autrement dit il ne se perçoit pas comme responsable de ces actes, ni par extension des conséquences de ces actes, si ils sont dictés par une autorité supérieure (Hamilton, 1978). Hannah Arendt, philosophe ayant assistée au procès d’Adolf Eichmann en 1961, explique grâce à sa théorie de la « banalité du mal », qu’il semble que c’est par soumission à l’autorité et non du fait de leurs caractéristiques perverses internes que certains dirigeants nazis ont accomplis de tels crimes (Arendt, 1966). Le contexte peut donc transformer une personne et influencer grandement ses intentions d’action, c’est pourquoi nous allons à présent nous attarder sur les facteurs organisationnels pour tenter de comprendre le rôle exact qu’ils peuvent jouer, à travers différents éléments précis.

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En effet, les déterminants organisationnels possèdent généralement une bonne puissance prévisionnelle dans l’explication des comportements antisociaux au travail, le harcèlement moral étant un des comportements orientés contre l’individu le plus caractéristique des comportements antisociaux au travail (Baron, Neuman & Geddes, 1999 ; cité par Leblanc, LaFrenière, St-Sauveur, Simard, Duval, LeBrock, Girard, Brunet & Savoie, 2004). En outre, comme évoqué auparavant, les changements récents de notre société dans les pratiques managériales et de ressources humaines ont transformé les organisations, et nous savons aujourd’hui qu’elles jouent pleinement un rôle dans le processus de harcèlement. Pascale Desrumaux (2011), spécialiste de la question, ajoute même que « tout individu est une victime ou un agresseur potentiel en fonction du contexte dans lequel il évolue » (p.29). D’autre part, l’émergence et le développement de comportements nocifs comme celui-ci n’est possible, d’après Brodsky (1976 ; cité par Desrumaux, 2011), que parce que l’organisation installe un climat permissif à cet égard.

2.2.3. Culture organisationnelle Parmi ses facteurs organisationnels, de très nombreux sont pertinents en ce qui concerne leur influence sur les phénomènes de harcèlement. Nous pourrions choisir d’évoquer, par exemple, la justice organisationnelle où lorsqu’un déséquilibre ou une inégalité s’installe entre les demandes et les rétributions, le bien-être des travailleurs est mis à mal ; mais les incohérences dans les demandes de l‘entreprise ou l’accroissement de la compétitivité ou encore les styles de leadership et de management sont aussi des données non négligeables et qui ont déjà prouvé leur importance (Desrumaux, 2011). Mais tous ces éléments plus précis, nous paraissent provenir d’un climat sous-jacent, d’une ambiance de travail qui véhicule des valeurs et des comportements plus ou moins différents selon les entreprises.

Dès lors, la culture organisationnelle de l’entreprise dans laquelle évoluent les harceleurs, victimes et témoins nous paraît être la base, l’origine de la forte influence organisationnelle sur les phénomènes de harcèlement que défendent Christophe 22


Dejours ou Heinz Leymann (cités par Desrumaux, 2011), parmi les auteurs les plus connus. De plus, son lien avec les comportements antisociaux au travail a été mis en évidence par deux études (Simard, St-Sauveur, LeBrock, Lafrenière, Leblanc, Duval, Girard, Savoie & Brunet, 2004 ; St-Sauveur, Duval, Julien, Rioux, Savoie & Brunet, 2004). Nous empruntons la définition de Cohen (1995 ; cité par Leblanc et al., 2004) pour expliciter ce que nous entendons ici par culture organisationnelle. Elle se définit donc « comme étant un modèle partagé de valeurs, de coutumes, de croyances et d’attentes allant au-delà des normes comportementales acceptées au sein d’un système social. Partant du modèle de Cooke et Lafferty (1989 ; cités par Leblanc et al., 2004) sur la culture organisationnelle, trois types de sous-cultures sont définies: constructive, dans laquelle les membres sont encouragés à interagir avec les autres et à orienter leur travail de façon à rencontrer leurs besoins d’accomplissement les plus élevés ; passive–défensive, à l’intérieur de laquelle les individus interagissent de façon à préserver leur propre sécurité par une attitude de soumission et de conformité ; agressive–défensive, dans laquelle l’interaction entre les membres, caractérisée par de l’opposition, de la rivalité et de la compétition, a pour objectif d’atteindre des standards de performances élevés, ou du moins de préserver leur statut et leur sécurité » (Leblanc et al., 2004, p.64).

Etant donné que selon cette définition, la sous-culture « constructive » véhicule des valeurs de coopération et d’entraide, nous pouvons supposer que les membres de ce type d’organisation seront plus enclins à développer des comportements prosociaux lorsqu’ils sont témoins de harcèlement moral. A l’inverse, les employés d’une entreprise dont la sous-culture organisationnelle est de type « passive-défensive » auront probablement plutôt tendance à rester en retrait des situations de harcèlement, du fait du climat de soumission et d’insécurité. D’ailleurs une étude (StSauveur, Duval, Julien, Rioux, Savoie & Brunet, 2004) a démontré qu’il existait un lien positif entre la sous-culture passive et les comportements d’agression psychologique au travail. De même, la sous-culture « agressive-défensive », eu égard à ses caractéristiques de rivalité et de concurrence, provoque probablement des attitudes de retrait et/ou d’agressivité de la part de ses membres, le harcèlement serait donc perçu comme plus acceptable par les témoins dans un tel climat. Ces idées nous 23


mènent à la formulation d’une seconde hypothèse (H2) selon laquelle le contexte organisationnel, au sens définit par Cohen en 1995 (cité par Leblanc et al., 2004), influence l’émission de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement en entreprise.

Nous avons choisi ici une définition très cadrée de la culture organisationnelle afin d’appuyer nos hypothèses, cependant il est intéressant de souligner, comme nous le suggérions au début de cette partie, que de nombreux éléments sous-tendent le contexte organisationnel. Patterson, Warr et West (2004) s’appuient, eux, sur la définition de Denison (1996 ; cité par Patterson et al., 2004) qui distingue culture et climat, en considérant la culture comme « la structure profonde l’organisation » et le climat comme « les aspects de l’environnement social qui sont consciemment perçus par les membres de l’organisation » (p.624, traduction libre de l’anglais). Nous n’avons pas choisi de faire cette distinction considérant que la corrélation entre les deux est manifeste, néanmoins ce point de vue est intéressant puisqu’il englobe l’ensemble de l’environnement en discernant 17 facteurs pouvant influencer le climat. Ainsi cette vision élargie nos perspectives en incluant à la fois des éléments du management mais aussi des conditions de travail, et de la satisfaction des employés tels que : l’implication, autonomie, le support hiérarchique, l’intégration, la préoccupation du bien-être des employés, le développement des compétences, l’effort, la réflexivité, l’innovation et la flexibilité, l’ouverture sur l’extérieur, la clarté des objectifs, l’exigence de productivité, la qualité, le feedback sur la performance, l’efficacité, la formalisation, et la tradition (p.201, traduction libre de l’anglais, Patterson et al., 2004).

Il s’avère, en effet, que les conditions et la charge de travail des employés ont un rôle réel dans le développement du harcèlement moral en entreprise. C’est au travers du leardership qu’un important levier d’action est soulevé. Un leadership éthique, permettant une amélioration de l’environnement de travail sur un plan tant qualitatif que quantitatif, serait garant de la création d’un climat favorable à la diminution significative du harcèlement sur le lieu de travail (Stouten, Baillien, Van den Broeck, Camps, De Witte & Euwema, 2010).

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2.3. Influence conjointe de la composante individuelle et organisationnelle Dans la mesure, où comme nous l’avons expliqué précédemment, le contexte organisation dans son ensemble influence ses membres et leurs actions, nous nous demandons si cela peut aller jusqu’à créer un cercle vicieux qui de par son influence modifierait aussi le type d’attribution causale des témoins. Aucune étude, à notre connaissance, n’a cherché à mettre en lien directement les notions de contexte organisationnel et d’attribution causale des témoins dans le cas spécifique du harcèlement au travail. En revanche, de nombreuses études ont montré l’influence que l’organisation pouvait avoir sur les caractéristiques de la victime ou du harceleur à travers divers médiateurs (Desrumaux, 2011). Par ailleurs, une étude menée par Desrumaux, Casse & Cornelis (2007 ; cités par Desrumaux, 2011), a mis en lien les informations situationnelles relatives au climat d’entreprise avec les jugements d’équité, de responsabilité et d’aide. Il en ressort que les intentions d’intervention sont modulés en grande part par le jugement de responsabilité des différents acteurs sur la situation, jugement qui dépend lui-même en partie de la situation économique de l’entreprise. C’est pourquoi, nous sommes amenés à penser que si un élément indirect tel que la crise économique peut avoir une influence réelle sur le jugement des témoins, le contexte organisationnel qu’ils subissent au quotidien pourrait engendrer les même effets et conséquences sur leurs attributions causales et de responsabilités, et leur intention de développer des comportements pro-sociaux face aux situations de harcèlement moral. Cependant, nous ne pouvons être plus précis dans nos affirmations puisque rien ne nous permet d’affirmer qu’une sous-culture particulière de contexte organisationnel renforcera les attributions internes ou externes des témoins. Ceci nous amène tout de même à formuler une troisième hypothèse (H3), plus exploratoire que les précédentes, selon laquelle le contexte organisationnel de l’entreprise influence l’attribution causale et de responsabilité des témoins de harcèlement.

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2.4. Modèle d’inter-influence Cette dernière hypothèse mise en correspondance avec les deux précédentes créées un modèle d'influence du développement des comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral au travail. Ce modèle postule que l’attribution causale et de responsabilité des témoins ainsi que le contexte organisationnel dans lequel ils se trouvent, influencent directement leur développement de comportements pro-sociaux. Et qu’en parallèle, le contexte organisationnel influence aussi le type d’attribution causale, ce qui renforce ou diminue l’intention de développer des comportements pro-sociaux à l’égard des victimes, comme explicité visuellement dans la figure 1, ci-dessous.

Attribution causale et de responsabilité des témoins Développement de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral au travail Contexte organisationnel de l'entreprise

Figure 1: Modèle d'influence du développement des comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral au travail

En conclusion, le harcèlement est un processus complexe qui entraine dans son sillon bien plus que la victime et le harceleur puisque tout l’entourage est touché, entourage qui ne résiste pas non plus aux différents facteurs qui influencent l’apparition de harcèlement, qu’ils soient internes ou organisationnels. Nous allons donc, à présent, récapituler l’ensemble des hypothèses émises concernant notre thème de recherche. 26


3. HYPOTHÈSES Suite à cette réflexion, nous sommes amenés à former plusieurs hypothèses tentant d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche. Nous avons donc dégagé une variable dépendante qui est l’émission de comportements prosociaux d’aide ou de soutien de la part des témoins de harcèlement moral, et deux variables indépendantes qui sont le type d’attribution causale et de responsabilité, et le contexte organisationnel. Par ailleurs, nous supposons que ces variables s’interinfluencent, comme expliqué précédemment.

Nous avons donc décomposé chaque hypothèse en une hypothèse générale reprise dans le texte (Hx) et une hypothèse de recherche (Hx.1.).

H1 : Le développement des comportements pro-sociaux des témoins de harcèlement moral en entreprise est influencé par l’attribution causale et de responsabilité qu’ils font de la situation, au sens global (rôle de la victime, du harceleur, et d’eux-mêmes). H1.1.: Dans une situation de harcèlement moral au travail, les témoins attribuant une causalité interne à la victime développent moins de comportements pro-sociaux envers eux.

H2 : Le contexte organisationnel influence l’émission de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement en entreprise. H2.1. : Les témoins de harcèlement évoluant dans une entreprise dont la sous-culture de contexte organisationnel est de type « constructive » développent plus de comportements pro-sociaux envers les victimes que les témoins issus d’une autre sous-culture.

H3 : Le contexte organisationnel de l’entreprise influence l’attribution causale et de responsabilité des témoins de harcèlement. H3.1.: Nous ne formulerons pas d’hypothèses plus précises puisque concernant cet aspect notre démarche reste exploratoire du fait de son caractère inédit. 27


4. MÉTHODOLOGIE Afin de discuter nos hypothèses, nous avons choisi de procéder à des entretiens individuels, selon un canevas précis, qui feront l’objet d’une analyse qualitative.

Ce choix se justifie car bien que le questionnaire permette de multiples passations sans trop de difficultés, la pensée causale reste toujours orientée et stimulée par le chercheur. Même si les avantages du questionnaire apparaissent dans la facilité de mesurer, de quantifier et de standardiser les résultats, il ne faut pas oublier, qu'à travers les formulations de questions, la réponse reste très fermée, par certains côtés, forcée. Le sujet ne peut s'exprimer ou clarifier certaines explications par rapport au contexte (Villemain et al., 2005), ce qui semble pourtant essentiel dans notre recherche exploratoire sur un sujet encore peu traité. En mettant à l’aise les participants, il me semble que cette méthode pourrait aussi réduire le biais de désirabilité sociale important dans des situations comme celle que nous souhaitons abordée ; nous y serons en tout cas particulièrement attentifs.

Dans un premier temps, nous allons décrire la constitution de notre échantillon, puis nous aborderons le matériel avec le contenu de notre canevas d’entretien, ensuite nous développerons la procédure et enfin la méthode choisie pour le traitement des données.

4.1. Participants Nous avons pu interviewer 8 personnes qui ont été témoins de harcèlement moral en entreprise, cela grâce à l’aide de plusieurs conseillers en prévention de différents services de prévention et de protection au travail interne ou externe, qui ont acceptés de distribuer une annonce (voir annexe 1) aux témoins de leurs affaires de harcèlement présumé, ou qui ont recontactés à postériori les témoins de situations jugées comme harcelantes. Nous avons aussi affiché cette annonce dans les locaux de

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la clinique du stress du CHU Brugmann à Bruxelles, et l’avons partagé sur différents groupe du réseau social Facebook.

Notre échantillon est composé de 4 hommes et 4 femmes, avec une moyenne d’âge général de 40 ans mais dont l’intervalle est compris entre 26 et 60 ans. Ils sont tous actifs professionnellement, à l’exception d’une personne en congé maladie pour cause de burnout. Leurs situations s’avèrent assez hétéroclites tant dans le type de harcèlement que dans leur position de témoin vis-à-vis de la victime ou du harceleur.

Trois participants (témoins n°1, 5 et 6) ont été entendus à propos d’une même situation de harcèlement vertical descendant orienté contre un service entier. Ils ont donc eux aussi été victimes, à différents degrés, mais témoignent ici en leur qualité de témoins des agissements qu’ont subis leurs collègues. Cette situation a été reconnue officiellement comme relevant de comportements harcelants par un conseiller en prévention pour les aspects psychosociaux. Aucun d’entre eux ne travaille encore dans cette institution privée.

Un autre des témoins (témoin n°8) a aussi subi du harcèlement moral vertical descendant en provenance du même supérieur hiérarchique que le collègue pour lequel elle témoigne ici. Le cas particulier de son collègue n’a pas été reconnu officiellement puisqu’il n’a engagé aucune procédure et a démissionné, mais son harceleur est en cours de jugement judiciaire pour le cas similaire qu’il a fait subir à notre témoin et a été reconnu responsable de comportements harcelants par un conseiller en prévention pour les aspects psychosociaux. Cette situation s’est déroulée dans une institution publique et notre témoin est actuellement en arrêt maladie.

Nos témoins suivants n’ont pas subi de harcèlement dans la situation qu’ils décrivent et peuvent donc se positionner purement en tant que témoins externes. Dans ces situations aucune personne habilitée n’a attesté de comportements harcelants, cependant selon notre analyse de la situation, basée sur la liste des 45 agissements constitutifs de harcèlement moral de Heinz Leymann (1996), nous estimons qu’il s’agit très probablement de harcèlement moral. 29


Notre témoin n°2 est une collègue et amie proche de la victime. Elle a assisté et assiste encore à un harcèlement vertical descendant dans une institution publique. Il me semble important de préciser qu’elle a été nommée fonctionnaire puis membre du CPPT seulement en cours d’affaire ; affaire encore en cours de traitement dans la cellule psychosociale d’un service de prévention externe.

Le participant n°3 a été témoin de harcèlement vertical descendant dans une entreprise privé pour laquelle il était intervenant indépendant. Il s’est aussi porté témoin dans le procès judiciaire que la victime avait intenté contre l’entreprise, pour licenciement abusif dans le cadre de ce harcèlement. Mais le procès n’a pas abouti puisqu’un accord entre les parties a été conclu.

Le témoin n°4 est intervenu pendant 2 ans, en tant qu’employé privé, dans une entreprise publique et a pu constater un harcèlement vertical à la fois descendant et ascendant. Cela relève donc de harcèlement groupal orienté contre un seul et même individu.

Enfin, le témoin n°7 est une collègue et amie proche du harceleur, qui pratique un harcèlement vertical descendant sur une de ses subordonnées dans une entreprise privée.

Pour récapituler les caractéristiques de chaque témoin, nous utiliserons le tableau suivant :

Age Sexe

Type d’entreprise

Type de harcèlement

Témoin 1

26

H

Institution privée

Témoin 2

45

F

Public

Harcèlement vertical descendant

Témoin 3

40

H

Privé

Harcèlement vertical descendant

Harcèlement vertical descendant orienté contre un groupe

Situation commune X

30


Harcèlement groupal vertical à la

Témoin 4

29

F

Public

Témoin 5

35

H

Institution privée

Témoin 6

28

H

Institution privée

Témoin 7

60

F

Privé

Harcèlement vertical descendant

Témoin 8

58

F

Public

Harcèlement vertical descendant

fois descendant et ascendant Harcèlement vertical descendant orienté contre un groupe Harcèlement vertical descendant orienté contre un groupe

X

X

Tableau 1: Récapitulatif des informations concernant les participants

Nous allons donc maintenant exposer le matériel qui nous a permis de guider ces entretiens.

4.2. Matériel / Outils Pour discuter nos hypothèses, nous avons opté pour des entretiens individuels semi-directifs, suivant un canevas d’entretien relativement précis composé de huit questions ouvertes et de deux questions fermées. Les questions ouvertes ont bien évidemment été construites en lien direct avec nos hypothèses, mais afin d’éviter toute influence de notre part sur les réponses des participants nous avons veillé à être très général et très neutre dans notre formulation.

L’entretien commence par l’ensemble des questions ouvertes, que nous avons voulu le moins restrictives et le moins influentes possible. De ce fait, nous avons choisi de ne pas interroger les témoins directement sur les effets que nous attendions, mais de les questionner de manière approfondie sur les comportements pro-sociaux qu’ils ont pu ou non mettre en place.

La première question (Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation) propose au participant de présenter l’ensemble de la situation dont il a été témoin, ainsi que ses liens avec les principaux intéressés de façon à déceler les différences interactionnelles particulières 31


et à pouvoir restituer la situation dans un contexte organisationnel. Cette première question très globale laisse aux témoins l’espace de donner sa propre analyse des faits, mais aussi du rôle et de la responsabilité de chacun.

Puis la seconde question se centre sur leurs comportements pro-sociaux (Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? êtes-vous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ? - Si oui, comment et pourquoi ? Ces comportements étaient-ils habituels ? Etaient-ils faciles à mettre en place ou cela vous demandait-il un effort ? Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ? - Si non, pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a empêché de réagir ?). Elle se compose d’un grand nombre de sous-questions afin d’explorer au maximum les conditions et les raisons de l’intervention, en tentant toujours de ramener cela à une norme comportementale instaurée avant les faits de harcèlement. Par les nombreux « Pourquoi ? » qui la constitue, cette question permet aussi aux témoins d’approfondir leur attribution causale et de responsabilité des différents protagonistes.

La troisième question (Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ? Cela a-t-il modifié votre comportement ?) vise à se placer dans une perspective plus longitudinale de façon à évaluer l’impact de la prise de conscience sur les comportements.

La quatrième question (Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ? Avaient-ils le même type de comportements que vous ?) aborde la comparaison avec le comportement des autres collègues, de manière à pouvoir juger du contexte organisationnel plus ou moins favorable dans lequel ces actes interviennent.

La cinquième question (L’entreprise a-t-elle réagi ?) les compare cette fois-ci aux réactions de l’entreprise et vise de nouveau à appréhender le contexte organisationnel général.

32


La sixième question (Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ? Pourquoi ?) approfondie la question précédente, en sondant indirectement la perception du témoin sur la structure organisationnelle dans laquelle s’est développé le harcèlement.

La septième question (Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?) revient à un niveau plus global pour comprendre l’ensemble des difficultés qu’a pu rencontrer le témoin.

Et enfin la huitième question (Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?) tente de recueillir les éléments dans le contexte, l’organisation, ou même l’attribution de responsabilité qui ont pu influencer les comportements du témoin, par le biais d’une formulation hypothétique et la plus neutre possible.

Puis deux questions fermées, rédigées sous forme d’un questionnaire écrit où trois réponses étaient proposées, concluaient l’entretien. Ces questions traitaient de l’attribution de responsabilité (Dans la situation de harcèlement que vous décrivez, selon vous, qui est responsable de cette situation ? Est-ce plutôt : le « harceleur » / la personne cible / l’entreprise) et de la culture organisationnelle (Comment décririezvous votre entreprise de manière générale ?), de façon à fixer de manière non interprétable ces deux paramètres. Les réponses proposées pour la seconde question sont directement extrait de « l’inventaire de culture organisationnelle abrégé (ICO-A) » de Cooke et Lafferty (1989 ; cités par Simard, St-Sauveur, LeBrock, Lafrenière, Leblanc, Duval, Girard, Savoie & Brunet, 2004), et présentées comme suit :

Comment décririez-vous votre entreprise de manière générale ? □ C’est une entreprise dans laquelle les membres sont encouragés à interagir les uns avec les autres et à orienter leur travail de façon à rencontrer leurs besoins d’accomplissement les plus élevés.

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□ C’est une entreprise à l’intérieur de laquelle les individus interagissent de façon à préserver leur propre sécurité par une attitude de soumission et de conformité. □ C’est une entreprise dans laquelle l’interaction entre les membres, caractérisée par de l’opposition, de la rivalité et de la compétition, a pour objectif d’atteindre des standards de performance élevés, ou du moins de préserver leur statut et leur sécurité

4.3. Procédure Les données ont été récoltées grâce à des entretiens individuels, entièrement enregistrés, réalisés au domicile des participants ou dans un café. Les participants ont été informés de la teneur de l’entretien et de l’objectif poursuivi, et ont répondu à mes questions pendant 45 minutes à 1h30 selon les sujets.

L’entretien débutait par le récit de la situation dont ils avaient été témoin suivi des sept autres questions ouvertes, puis ils répondaient par écrit aux deux questions fermées, et enfin nous avons remercié les participants et leur avons offert la possibilité de recevoir ultérieurement un feedback sur nos résultats.

Par la suite, les entretiens ont été retranscris intégralement « mot à mot » afin de conserver l’entièreté du contenu, et avons encodé dans un tableau les données du questionnaire qui ont été par la suite mises en lien avec les résultats de l’analyse de contenu. Nous allons donc à présent expliquer notre méthode d’analyse.

4.4. Traitement des données Sur base de l’ensemble de nos retranscriptions, nous avons effectué une analyse de contenu de données verbales au niveau sémantique, sans aucune assistance informatique. Pour servir au mieux notre sujet, nous avons procédé à une analyse catégorielle thématique. Dans ce cadre, nous avons choisi de ne pas nous servir des signes paralinguistiques tels que les rires ou les silences, cependant nous 34


tiendrons compte dans notre analyse des autres indices nous permettant de relever, par exemple, l’ironie. Etant donné le caractère très ouvert de nos questions, nous nous sommes laissés la possibilité d’ignorer certaines pistes poursuivies par le sujet, qui s’avéraient trop éloignées des objectifs initiaux de l’étude (Paillé & Mucchielli, 2008).

Concernant notre démarche précise, nous avons effectué une thématisation en continue, en inférant petit à petit un thème à chaque élément repéré. Pour cela nous avons utilisé un relevé de thème qui nous a permis de regrouper, de fusionner, de subdiviser ou de hiérarchiser progressivement les différents thèmes sous formes de thèmes plus centraux. Pour leur détermination, nous avons bien sûr gardé en tête nos hypothèses qui nous ont aussi permis de construire des rubriques générales de base regroupant les ensembles thématiques saillants, sous forme de catégories interprétatives liées à nos référents théoriques (Paillé & Mucchielli, 2008).

Puis par l’analyse de notre relevé de thème, nous avons hiérarchisés successivement les rubriques générales, les thèmes et les sous-thèmes (Paillé & Mucchielli, 2008).

Enfin, nous avons schématisé dans un tableau, la fréquence d’occurrence de chaque thème en fonction des sujets, afin de pouvoir les mettre en lien avec les données du questionnaire et extraire les résultats de notre analyse.

35


5. RESULTATS Afin de mieux appréhender la complexité de la situation des témoins, nous allons faire un résumé de chaque témoignage de façon à proposer une vision globale et processuelle des comportements de chacun. Puis nous comparerons les cas entre eux en vous présentant les résultats de l’analyse de contenu. Il faut bien sûr relever qu’un résumé porte l’empreinte subjective de la personne qui l’écrit, mais nous estimons que cela est important pour la compréhension du sujet.

5.1. Résumé du processus comportemental des témoins Témoin 1

Le témoin 1 a vécu une situation de harcèlement moral vertical descendant de la part de son chef de service sur l’ensemble des membres du service, il a donc été à la fois victime et témoin. En tant que témoin, il a été confronté à de nombreuses altercations avec ses collègues. Après avoir lui-même subi plusieurs différends avec le harceleur, il va commencer par remettre en question son schéma, précédemment très ancré selon ses dires, de respect dû à la hiérarchie. A partir de ce moment-là, il va se permettre d’intervenir directement auprès du harceleur lorsque ses collègues sont agressés. Etant donné que le harceleur ne s’attaquait qu’à une personne à la fois, il leur a fallu un certain temps avant de mettre en commun leurs expériences et de réaliser l’ampleur du phénomène. C’est cet évènement qui va les décider à porter plainte ensemble auprès de la hiérarchie supérieure, et d’un conseiller en prévention. Le témoin 1 a pris activement part à cette démarche en se chargeant de rédiger et d’envoyer par email le récit quotidien des évènements abusifs. Il s’est aussi plaint auprès de toutes les instances disponibles. Cependant il évoque, qu’au bout de quelques temps il s’est senti épuisé psychologiquement par ces démarches, qui puisaient toute son énergie et l’empêchaient de se concentrer sur son travail, au point de devoir s’arrêter quelques semaines. Il a aujourd’hui changé de lieu de travail.

36


Témoin 2

Le témoin 2 a assisté à un harcèlement vertical descendant de la part de sa chef de service sur un de ces collègues. Au fil des évènements, le témoin s’est rapproché de la personne cible et ils sont devenus très proches. Elle a tout d’abord commencé par le soutenir ouvertement en se distinguant de ces autres collègues, sans jamais s’opposer directement au « harceleur ». Puis touchée par ses difficultés personnelles, elle lui a apporté, à lui ainsi qu’à sa famille, son aide au quotidien en allant jusqu’à s’installer chez lui pour des périodes plus ou moins longues. Mais elle explique que ce soutien l’a épuisée et lui a aussi causé des problèmes avec sa hiérarchie. Elle a même dû s’arrêter quelques temps suite à un burnout. Elle a ensuite décidé de se faire élire au CPPT aux côtés de la personne cible afin d’avoir plus de poids concernant la gestion des risques psychosociaux, et afin de protéger son emploi. Aujourd’hui, après les difficultés professionnelles que cela lui a causé, elle ne laisse plus transparaitre son soutien ouvertement mais continue son aide extérieure vis-à-vis de la personne cible.

Témoin 3

Le témoin 3 a assisté à un harcèlement vertical descendant, dans l’enceinte particulière d’un village de vacances, entre le chef de village et le directeur des ressources humaines du village. Après le début des comportements abusifs, la personne cible est venu demander son avis au témoin sur la situation. Le témoin 3 s’est donc mis dans une position de retrait pour observer les agissements du chef de village et des autres chefs de service. Par la suite, le témoin est donc revenu vers la personne cible pour lui confirmer son ressenti et le soutenir moralement. Le témoin 3 n’est jamais intervenu directement auprès du « harceleur » mais a soutenu la personne cible lorsqu’il a décidé de porter plainte pour licenciement abusif, et s’est proposé officiellement comme témoin. En tant qu’intervenant extérieur, il ne risquait pas de recevoir une quelconque pression, mais n’a jamais ébruité son investissement dans cette affaire et a quitté la structure à la fin de la saison.

37


Témoin 4

Le témoin 4 est arrivé au milieu d’une situation de harcèlement groupal vertical à la fois descendant et ascendant, déjà bien installée. Elle a, dans un premier temps, observé la dynamique sans se positionner estimant que ce n’était pas son rôle mais celui des supérieurs hiérarchiques, et de peur du jugement des autres. Puis s’étant retrouvée dans le même bureau que la personne cible, elle a commencé à essayer de lui venir en aide. Pour cela, elle lui a prodigué de nombreux conseils sur la conduite à tenir tant au niveau relationnel que vestimentaire pour améliorer les choses vis à vis de ses subordonnés uniquement, car le témoin se sentait impuissante face au harcèlement du directeur. Puis elle a proposé différentes solutions à sa hiérarchie ainsi qu’au service des ressources humaines pour résoudre ces tensions très nuisibles à la productivité de l’entreprise. Dépasser le jugement des autres lui a demandé beaucoup d’énergie, mais son vécu personnel de harcèlement dans l’enfance l’a poussée à agir. Elle explique aussi s’être permise tout cela puisqu’elle n’était pas du tout sous la même direction que la personne cible, et car son poste n’était prévu que pour une durée de deux ans.

Témoin 5

Le témoin 5 a vécu la même situation que le témoin 1. Il a donc été à la fois victime et témoin d’un harcèlement vertical descendant de la part de son chef de service sur l’ensemble du service. Il explique qu’avant la mise en commun des informations qui a conduit à la plainte le groupe était très peu soudé. Ce n’est donc qu’après avoir, lui aussi, signé cette plainte qu’il a commencé à soutenir ses collègues. Cependant, il dit ne pas avoir pu faire plus étant donné la personnalité du harceleur. Il a aujourd’hui changé de lieu de travail.

Témoin 6

Le témoin 6 a aussi vécu la même situation que les témoins 1 et 5. Il a donc vécu une situation de harcèlement moral vertical descendant de la part de son chef de 38


service sur l’ensemble des membres du service, et a été à la fois victime et témoin. Le témoin 6 s’est tout d’abord tu, puis après avoir pris part au dépôt de plainte, n’estimant qu’il n’avait plus rien à perdre, il a commencé à intervenir directement auprès du « harceleur » à chaque comportement abusif observé, jusqu’à son départ de l’entreprise. Ce départ ne fait pas suite au harcèlement mais était prévu dans le cadre de l’aboutissement d’un projet.

Témoin 7

Le témoin 7 a assisté à un harcèlement vertical descendant entre sa directrice et une employée. Il s’avère que cette directrice n’est autre qu’une amie intime du témoin 7 de qui elle est très proche depuis plus de 25 ans. Etant donné sa position particulière de proche de la « harceleuse » elle a pu intervenir auprès d’elle à de multiples reprises en tentant de la raisonner et en lui proposant des solutions pour se détendre. Elle s’est même servie de leur amitié comme moyen de chantage pour tenter de la calmer. Cependant elle n’est pas intervenue auprès de la personne cible, mais explique ne pas avoir changé de comportement vis-à-vis d’elle contrairement à d’autres collègues. Elle travaille toujours dans cette entreprise et continue son action pour tenter d’apaiser la situation.

Témoin 8

Le témoin 8 a vécu et assisté à un harcèlement vertical descendant entre son supérieur hiérarchique et son collègue direct. Mais elle a, elle aussi, été harcelée par ce même supérieur. Elle a soutenu moralement la personne cible et lui a conseillé plusieurs adresses pour se faire aider. Elle lui a aussi proposé d’être témoin s’il souhaitait déclencher une procédure, et en tant que déléguée syndicale a ré-insistée sur la problématique des risques psychosociaux lors des réunions du CPPT. Cependant elle n’a jamais voulu intervenir directement auprès du « harceleur », estimant que cela était déplacé vis-à-vis des attentes de son collègue. A bout de forces, la personne cible a choisi de démissionner, et le témoin 8 est aujourd’hui en arrêt maladie.

39


Nous allons pouvoir présenter les résultats de la passation du questionnaire ainsi que les résultats de notre analyse de contenu faite sur base de l’ensemble des entretiens des 8 témoins cités ci-dessus.

5.2. Données du questionnaire quantitatif Nous commençons par exposer les résultats du questionnaire, même s’il n’a été distribué qu’en fin d’entretien, car nous nous servirons progressivement de ces données dans la partie suivante afin de mettre en lien les résultats qualitatifs et quantitatifs.

T1 T2 T3 T4 T5 T6 T7 « Harceleur » Attribution causale et de responsabilité

X

X

« Victime »

Constructive Passivedéfensive (conformité)

X

X

X

X

X

X

Entreprise

Sous-culture de climat organisationnel

X

T 8 Total

1/8

X

X

X

X

X

X

X

8/8

X

X

3/8 3/8

X

X

Agressivedéfensive (compétitivité)

5/8

0/8

Tableau 2: Tableau de données des deux questions fermées de fin d’entretien

Nous pouvons cependant, d’ores et déjà observer que dans l’attribution le harceleur est toujours cité comme responsable, contrairement à la victime qui l’est plus rarement encore que l’entreprise. Concernant la sous-culture de climat organisationnel, trois de nos témoins semblent évoluer dans une entreprise de type constructive et cinq autres dans une entreprise de type passive-défensive prônant plutôt une certaine conformité. Relevons que malheureusement les trois types de sous-cultures ne sont pas représentés ici, puisqu’aucun témoin n’a dit appartenir à la sous-culture de type agressive-défensive prônant la compétitivité entre les employés. 40


Nous tenterons de faire des liens entre ces deux éléments par la suite grâce aux résultats de l’analyse qualitative, que nous allons présenter maintenant.

5.3. Analyse de contenu qualitative (catégorielle thématique) Sur base de nos hypothèses nous avons choisi de déterminer 3 rubriques générales correspondant à nos 3 variables. La variable dépendante correspond donc à la rubrique « Les comportements pro-sociaux », la variable indépendante de l’hypothèse 1 correspond à la rubrique « L’attribution causale et de responsabilité », et la variable indépendante de l’hypothèse 2 correspond à la rubrique « Le processus organisationnel ». Puis suite à l’analyse des entretiens nous avons relevé qu’une quatrième rubrique générale apparaissait et semblait très intéressante pour notre étude : la rubrique « Les justifications du comportement ».

Par conséquent, nous allons à présent expliciter, à l’aide de verbatimes ou d’extraits, ces rubriques avec leurs thèmes et sous-thèmes correspondants, et exposer les réponses des participants à travers des tableaux. Puis nous ferons progressivement des liens entre les rubriques.

La fréquence d’occurrence de chaque sous-thème dans les dires des témoins, a été codifiée dans les tableaux pour une meilleure lecture. Ainsi si le témoin n’en parle pas un zéro est indiqué, s’il l’aborde un 1 l’indique, s’il l’aborde plusieurs fois cela sera noté par un 2, et enfin s’il insiste vraiment cela sera représenté par un 3. De plus, les témoins ont été indiqués par abréviation (T1, T2, …) afin de pouvoir afficher les tableaux sur une page.

5.3.1. Les comportements pro-sociaux Selon notre conception des comportements pro-sociaux, nous différencions aide et soutien. Cependant, sans nier cette distinction, nous avons choisi, ici, de 41


distinguer les différents types de comportements pro-sociaux selon le modèle de Bowes-Sperry et O’Leary-Kelly (2005). Les comportements sont donc classés selon leur degré d’immédiateté et d’implication (faible ou haut). Etant donné qu’aucun témoin n’a stipulé avoir développé de comportement à haute immédiateté et faible implication, tel que détourner la personne cible de l’incident, nous n’avons pas représenté cette catégorie. Les trois autres catégories possibles se déclinent comme suit selon notre analyse : T1 T2 T3 Faible immédiateté / Faible implication

Faible immédiateté / Haute implication

Haute immédiateté / Haute implication

T 4 T 5 T 6 T 7 T 8 Total

Soutien informationnel

0

0

0

3

0

0

0

2

2/8

Soutien émotionnel

1

2

2

1

3

3

0

3

7/8

Aide par intervention auprès d'une hiérarchie ou juridiction

3

0

1

2

2

3

0

0

5/8

Aide par investissement syndical ou au CPPT

0

1

0

0

0

0

0

2

2/8

Aide par intervention tardive auprès du « harceleur »

1

0

0

1

0

0

3

0

3/8

Soutien matériel et fonctionnel

0

2

0

0

0

0

0

0

1/8

Soutien par proposition de divertissement

1

1

1

2

0

0

0

0

4/8

Aide par intervention immédiate auprès du « harceleur »

1

0

0

0

0

3

0

0

2/8

Tableau 3: Les comportements pro-sociaux

42


5.3.1.1. Description de la rubrique

Le thème « faible immédiateté et faible implication » représente les comportements qui ne sont pas mis en place au moment même de la scène de conflit mais par après, et qui demande une faible implication au témoin. Il se décompose en deux sous-thèmes « le soutien informationnel » et « le soutien émotionnel ». Le premier sous-thème « soutien informationnel » correspond aux conseils pratiques que le témoin peut donner à la personne cible. Cela peut être dans le but de l’aider à améliorer la situation comme le témoin 4 qui explique sa position d’intermédiaire lui permettant de donner des conseils avisés « sachant ça, c’est vrai qu’alors, pour moi c’est facile de lui donner ce conseil là puisque les gens me disaient ce qu’ils attendaient d’elle, et elle me disait ce qu’elle attendait des gens » ; ou dans le but de l’aider à trouver un soutien psychologique ou médical comme le témoin 8 qui disait à son collègue « Fais toi aider, arrête de travailler ici et fais-toi aider ». Le second sous-thème « soutien émotionnel » correspond au soutien moral qu’un témoin peut apporter notamment par l’écoute et le réconfort. La majorité (7 sur 8) des témoins a dit avoir développé ce type de comportement, comme nous le montre les propos du témoin 2 : « je l’écoute beaucoup quand il se passe des trucs qui le blessent, bah il m’en parle, on en discute ensemble, j’essaie de le soutenir comme ça en l’écoutant ».

Le thème « faible immédiateté et haute implication » représente les comportements pro-sociaux toujours développer par après, mais cette fois exigeant une haute implication de la part du témoin. Il se décompose en cinq sous-thèmes définis ci-dessous. Le premier sous-thème « aide par intervention auprès d’une hiérarchie ou d’une juridiction » reprend toutes les alertes, plaintes ou demandes d’aide que les témoins ont pu formuler auprès de la hiérarchie, du service des ressources humaines, des juridictions compétentes ou d’autres instances disponibles. Le témoin 1 a notamment frappé à toutes les portes pour se plaindre de la situation, tandis que le

43


témoin 3 s’est proposé comme témoin dans le procès opposant la personne cible à l’entreprise : « j’ai suivi la procédure juridique et j’ai même été témoin ». Le deuxième sous-thème « aide par investissement syndical ou au CPPT » correspond aux témoins qui ont choisi d’alerter indirectement grâce à leur rôle de représentant des travailleurs. Le témoin 8 a profité de son rôle de déléguée syndicale « Moi, je sais que je suis intervenue quelques fois. Ça, ça a été ma bataille, en tant que déléguée syndicale », alors que le témoin 2 a choisi de se faire élire au CPPT pour avoir plus de poids dans les décisions : « au CPPT comme on aimerait bien prévenir les risques psycho-sociaux et donc mettre des choses en place pour tout ça, […] ça faisait je sais pas combien de temps qu'il essayait de mettre ça en place mais que ça tombait chaque fois à l'eau. Mais bon avant j'étais pas élue donc maintenant au lieu qu'ils soient 2 on est 3 donc peut-être que ça peut changer la donne ». Le troisième sous-thème « aide par intervention tardive auprès du harceleur » correspond à toutes les remarques que les témoins ont pu faire au harceleur en aparté du moment conflictuel, comme le témoin 7 qui en tant qu’amie de la « harceleuse » a pu se le permettre : « elle n'avait qu'une obsession, c'était de lui faire la peau, "de toute façon, je l'aurais, je lui ferais la peau". Et j'ai essayé de lui faire comprendre que ça n'avait pas de sens ». Le quatrième sous-thème « soutien matériel et fonctionnel » relève donc d’un comportement de soutien orienté vers l’aide concrète du quotidien. Le témoin 8 est la seule à avoir mise en place ce comportement. Elle est allée jusqu’à s’installer chez la personne cible « je lui ai dit c’était plus fort que moi je savais pas faire autrement, je devais être présente pour toi, pour t’aider à ce moment-là quoi donc c’est vrai que je suis restée… je suis allée très souvent chez lui. J’ai même désinvesti un peu ici pour être… j’étais plus souvent chez lui que chez moi », et a aussi aidé sa mère « Quand il était super mal ça m’est arrivée d’aller faire les courses pour sa maman ». Le cinquième sous-thème « soutien par proposition de divertissement » s’apparente à toutes les invitations à boire un verre ou partager un repas. Le témoin 3 souhaitait plutôt distraire la personne cible « aller boire un verre et discuter » tandis que le témoin 4 avait plutôt pour objectif d’inclure la personne cible dans le groupe de collègue « Parce que, une fois par semaine, j'allais manger avec tout le groupe et je commençais à l'inviter peu à peu ». Ce comportement pourrait être considéré comme 44


à faible implication, cependant les témoins de notre étude ont dû accepter de montrer leur soutien en public souvent au sein même de l’entreprise.

Le thème haute immédiateté et haute implication correspond à un comportement pro-social très engageant effectué pendant la scène même de conflit. C’est le cas lors de l’ « aide par intervention immédiate auprès du harceleur » qui sera notre seul sous-thème de cette partie. Dans ce cas, les témoins sont intervenus en s’adressant directement au harceleur pendant l’altercation. Les témoins 1 et 6, ayant subis la même situation, ont été les seuls à développer ce type de comportement. Au moment où une insulte a été proférée par le « harceleur », le témoin 6 explique : « j'ai quand même pris mon courage à deux mains, et j'ai dit "je trouve ça incroyable, quand même, d'entendre de votre bouche que vous le traitiez de connard" ».

5.3.1.2. Conclusion de la rubrique

On observe donc dans le tableau 3 que les comportements pro-sociaux développés par les témoins sont majoritairement à faible immédiateté et haute implication. En effet l’ensemble des témoins a mis en place au moins un comportement de ce type. Dans ce thème, les comportements d’aide sont plus plébiscités que les comportements de soutien ; cependant dans le thème « faible immédiateté et faible implication », le soutien émotionnel s’avère être le comportement le plus développé par les témoins puisque 7 personnes sur 8 l’ont mis en place et sont plutôt insistants à ce propos. Le soutien informationnel n’est développé que par 2 personnes. De la même façon les comportements à haute immédiateté et haute implication tels que l’intervention immédiate auprès du harceleur est, elle aussi, peu développée.

5.3.2. L’attribution causale et de responsabilité L’attribution causale et de responsabilité est décomposée très simplement en trois thèmes selon que la responsabilité est attribuée au harceleur, à l’entreprise ou à 45


la victime. Puis les raisons sont approfondies par différents sous-thèmes, comme le montre le tableau suivant : T1 T2 T3 T4 Exercice abusif de l'autorité

Responsabilité de la « victime »

T 8 Total

1

0

2

0

0

3

3

2

5/8

0

3

0

3

0

2

2

0

4/8

Personnalité « inadaptée »

0

0

0

0

0

2

2

0

2/8

Management soutenant le harcèlement

0

2

0

0

0

0

0

3

2/8

Passif de harcèlement

0

1

0

0

0

1

0

0

2/8

Partiellement fautive

0

1

0

2

0

0

0

0

2/8

Pas fautive

0

1

1

1

0

0

0

1

4/8

Responsabilité Problèmes du relationnels et « harceleur » communicationnels

Responsabilité de l'entreprise

T5 T6 T7

Tableau 4: Attribution causale et de responsabilité

5.3.2.1. Description de la rubrique

Le premier thème « responsabilité du harceleur » présente trois sous-thèmes tentant d’expliciter la vision des témoins. Le premier sous-thème « exercice abusif de l’autorité » expose la responsabilité du harceleur sous le jour d’un hyper-contrôle ou d’une autorité trop présente avec des comportements ou remarques exagérées. Le témoin 6 exprime bien cela : « C'était incroyable, dès qu'il arrivait, c'était la panique à bord, au laboratoire, même quand on est en train de travailler, on a l'impression qu'il fallait en faire plus, de manière visuelle, il fallait vrai... vraiment montrer qu'on est vraiment en train de faire quelque chose. Sinon, il nous saute dessus, "qu'est-ce que tu fais ?", machin, et tout, il passait cinq fois par jour pour demander où est-ce qu'on en était, dans le travail. Tout le temps contrôle, dès qu'on est sur l'ordinateur, alors qu'on travaille, il passe avec un 46


regard... mais monstrueux, genre heu... on est en train de faire quelque chose de très très mal, le moindre retard, enfin bref, à chaque fois qu'il y avait quelque chose, c'était tout de suite une réprimande ». Le deuxième sous-thème « problèmes relationnels et communicationnels » correspond à un « harceleur » dont la responsabilité est de ne pas savoir communiquer ou interagir avec son équipe au point de créer des tensions extrêmes pouvant amener à des comportements abusifs. Le témoin 4 rapporte le comportement du supérieur hiérarchique : « le boss qui lui disait il faut que tu fasses comme ça, comme ça, comme ça, il faut que tu fasses ça et ça et ça, et quand elle disait "écoute j’ai un petit problème" il fait "je veux rien savoir tu le fais sinon tu auras une autre place" il faisait une sorte de pression et il l’a harcelait dans le genre « de toute façon tu es pas bonne dans ton travail, tu sers à rien » je ne sais pas si ça c’est aussi une forme de harcèlement mais pour moi ça l’est de l’entendre dire "tu sers à rien, tu comprends rien" ». Et le témoin 6 explique, à propos du harceleur « qu'il avait un vrai problème, de management, de gestion, qu'il ne savait pas nous gérer, qu'il avait une emprise sur tout et qu'il savait pas nous parler ». Le troisième sous-thème « personnalité inadaptée » évoque la responsabilité du « harceleur » sous l’angle d’une personnalité que l’on a qualifié d’inadaptée. En effet le témoin 6 nous dit à plusieurs reprises que le « harceleur » n’est pas normal : « on s'est rendu compte que le gars était pas net du tout […] on a commencé à interagir directement avec lui, et on s'est rendu compte que ce gars-là est pas normal, quoi […] Là, on a compris que ce qu'il nous faisait, sa façon d'interagir avec heu... son personnel était pas normal du tout ». Le témoin 7 explique aussi ce phénomène mais en développant plutôt l’aspect de souffrances personnelles du « harceleur » difficilement compatible avec une fonction de management.

Le thème « responsabilité de l’entreprise » évoque la part de responsabilité de l’entreprise dans le développement de comportements harcelants. Le premier sous-thème « management soutenant le harcèlement » montre la responsabilité de l’entreprise dans la mise en place d’un management qui peut amener à des dérives. Le témoin 8 développe bien cela dans ses propos : « on n’avait jamais de réunion d’équipe. Jamais. Donc, tout était fait à la tête du client, en fait. Il n’y avait 47


jamais de réunion où on pouvait s’exprimer. On recevait des ordres, point. Mais donc, on sait difficilement fonctionner là-dedans. Voilà, donc, le type de management a favorisé, enfin, ou en tout cas, favorise des pervers à s’immiscer là-dedans et à tirer leur flûte, quoi, ça s’est sûr ». Le deuxième sous-thème « passif de harcèlement » correspond aux entreprises où du harcèlement s’est déjà produit et où le témoin estime que cela est une faute de l’entreprise. Le témoin 2 explique que cela s’est déjà produit dans le même service et envers la même personne : « en fait c'est récurrent. Il a déjà subit du harcèlement il y a quelques années

mais moi j'étais pas encore là. Dans cette même entreprise ? Oui mais avec d'autres personnes. […] Alors il se dit mais c'est de ma faute, c'est moi, bah je dis bah non, mais y'a peut-être quelque chose, c'est pas que lui, y'a un système, y'a quelque chose qui fait que… ». Et le témoin 6 reproche à l’entreprise d’avoir caché le passif de harcèlement de son chef de service : « il y a aussi l'entreprise, parce qu'elle savait que ce gars-là avait déjà

un problème, avant, ils l'ont... ils nous l'ont un peu caché. Moi j'aurais aimé savoir, en arrivant, que le gars avait déjà un passif, à ce niveau-là ».

Le thème « responsabilité de la victime » n’apporte pas de détails quant aux raisons, car les témoins restent très flous sur le sujet. Cependant, l’on peut distinguer deux types de propos : -

ceux imputant une part de responsabilité à la victime sans plus d’explications, formant le premier sous-thème « partiellement fautive ». De cette façon, le témoin 2 dit « Ils ont chacun leurs torts », et le témoin 4 se montre plus tranché en expliquant que « la personne ciblée, elle n'avait rien fait pour changer dès le début, elle a laissé les choses aussi ».

-

et ceux justifiant qu’elle n’avait aucun tort formant le second sous-thème « pas fautive ». Le témoin 3 exprime que le fait que la personne cible n’ait selon lui rien à se reprocher l’a amené à agir pour elle : « si maintenant lui n’avait été de bonne foi, déjà premièrement, si j’estimais que son boulot était mal fait, là c’est clair que j’aurais pris une autre décision ».

48


5.3.2.2. Conclusion de la rubrique

Le tableau 4 nous montre donc que la responsabilité du harceleur est quasi systématiquement engagée puisque 7 témoins sur 8 l’ont évoqué et la seule personne qui ne l’a pas faite ne s’est pas prononcée du tout sur l’attribution causale et de responsabilité dans ses propos, même si nous pouvons observer que dans le questionnaire elle a estimé le « harceleur » responsable. En effet, les données sont peu fournies sur ce point n’ayant pas interrogé directement les témoins afin de ne pas les influencer. Cependant, dans le thème « responsabilité du harceleur », ce sont les sous-thèmes « exercice abusif de l’autorité » et « problèmes relationnels et communicationnels » qui semblent expliquer le plus cette attribution puisqu’à eux deux, ils représentent l’ensemble des témoins s’étant exprimés et leurs propos sont plutôt insistants à ce sujet. Les responsabilités de l’entreprise et de la victime restent, elles, peu citées même si 4 témoins sur 8 ont considéré que la victime n’était pas fautive.

5.3.3. Lien entre les comportements pro-sociaux et l’attribution causale et de responsabilité Afin de tester notre première hypothèse, nous allons à présent comparer les résultats de l’analyse catégorielle et des questions fermées, concernant les comportements pro-sociaux et l’attribution causale et de responsabilité. Notre hypothèse H1 émettait l’idée que l’attribution causale et de responsabilité que fait le témoin de la situation influencerait ses comportements pro-sociaux, et notamment que si un témoin attribut une causalité interne à la victime, il en développera moins. Le tableau 5 page suivante permet de rassembler les données nécessaires à l’analyse.

49


Faible immédiateté / Faible implication

Faible immédiateté / Haute implication

Haute immédiateté / Haute implication

T1

T2

T3

T4

T5

T6

T7

T8 Total

Soutien informationnel

0

0

0

3

0

0

0

2

2/8

Soutien émotionnel

1

2

2

1

3

3

0

3

7/8

Aide par intervention auprès d'une hiérarchie ou juridiction

3

0

1

2

2

3

0

0

5/8

Aide par investissement syndical ou au CPPT

0

1

0

0

0

0

0

2

2/8

Aide par intervention tardive auprès du « harceleur »

0

0

0

1

0

0

3

0

2/8

Soutien matériel et fonctionnel

0

2

0

0

0

0

0

0

1/8

Soutien par proposition de divertissement

1

1

1

2

0

0

0

0

4/8

Aide par intervention immédiate auprès du « harceleur »

2

0

0

0

0

3

0

0

2/8

TOTAL du nombre de type de comportements pro-sociaux différents développés Exercice abusif de l'autorité Problèmes Responsabilité relationnels et du communicationnels « harceleur » Personnalité « inadaptée »

4/8

4/8 3/8 5/8 2/8 2/8 1/8 3/8

1

0

2

0

0

3

3

2

5/8

0

3

0

3

0

2

2

0

5/8

0

0

0

0

0

2

2

0

2/8

50


Responsabilité de l'entreprise

Responsabilité de la « victime »

Attribution causale et de responsabilité

Management soutenant le harcèlement

0

2

0

0

0

0

0

3

2/8

Passif de harcèlement

0

1

0

0

0

1

0

0

2/8

Partiellement fautive

0

1

0

2

0

0

0

0

2/8

Absolument pas fautive

0

1

1

1

0

0

0

1

4/8

« Harceleur »

X

X

X

X

X

X

X

X

8/8

« Victime » Entreprise

X X

1/8 X

X

3/8

Tableau 5: Lien entre les comportements pro-sociaux et l'attribution causale et responsabilité

Dans un premier temps, on observe que les données de l’analyse et du questionnaire concernant l’attribution sont tout à fait cohérentes. En effet, mis à part le témoin 5 qui ne s’est pas prononcé sur la responsabilité du « harceleur » dans l’interview, comme nous l’évoquions précédemment, tous les témoins ont à la fois estimé que le « harceleur » était responsable dans la question fermée et dans leurs propos, quel que soit la raison invoquée. Il va de même pour la responsabilité de l’entreprise. Cependant on observe que le témoin 2 s’est permis d’imputer une part de responsabilité à la « victime » dans ses propos mais pas dans le questionnaire. Néanmoins, l’attribution de responsabilité à la personne cible reste flou puisque les deux témoins l’ayant déclaré comme partiellement fautive ont aussi eu des propos la déclarant non fautive. De plus, on observe que l’analyse de contenu pourrait permettre d’expliquer les réponses aux questions fermées, comme pour le témoin 6 qui semble estimer que l’entreprise est en partie responsable puisqu’elle a un passif de harcèlement, ou comme pour les témoins 2 et 8 qui dénoncent, dans l’entreprise, le management soutenant face au harcèlement. Dans un second temps, on remarque que notre première hypothèse ne semble pas validée ici puisque le témoin 4 qui est le seul à avoir osé attribuer ouvertement

51


une part de responsabilité à la victime est aussi celui qui a développé le plus grand nombre de comportements d’aide et de soutien différents. Enfin, que les témoins attribuent la responsabilité au « harceleur » et à l’entreprise conjointement, ou uniquement au « harceleur », cela ne semble pas influer sur leur développement de comportements pro-sociaux.

Au vu de ces résultats, nous allons à présent nous pencher sur les autres raisons que les témoins ont évoquées pour justifier le fait d’être intervenu ou non, afin de mieux comprendre leur comportement.

5.3.4. Les justifications des comportements

Comme nous l’évoquions précédemment, cette rubrique est apparue au fil de l’analyse puisque ce sont les témoins qui ont apporté ces éléments d’informations supplémentaires, qu’il nous a semblé judicieux d’exposer ici. En effet, ces justifications représentent l’apport majeur d’une analyse de contenu. Nous avons donc choisi de distinguer trois thèmes selon que les propos justifiaient l’action du témoin, son inaction, ou expliquait son ambivalence à agir.

Action

T1

T2

T3

T4

T5

T6

T7

T8

Total

Besoin de justice

3

3

3

1

2

1

2

0

7/8

Solidarité

3

0

0

0

0

3

0

0

2/8

Amitié

1

2

0

0

0

2

3

1

5/8

Pas peur de perdre son emploi

0

1

2

3

0

2

2

1

6/8

Personnalité prompte à réagir

2

1

2

0

0

3

3

3

6/8

Vécu de harcèlement

2

0

0

3

1

0

1

0

4/8

52


Ambivalence à l'action

Inaction

Difficultés psychiques

1

1

0

1

2

3

1

0

6/8

Respect excessif de la hiérarchie

3

0

0

0

0

3

0

0

2/8

Peur financière

1

0

0

0

2

0

0

0

2/8

Peur pour l'avenir professionnel

3

1

0

0

3

1

0

0

4/8

Peur des représailles

2

0

0

3

0

1

2

0

4/8

Conformité

0

1

0

3

0

1

0

0

3/8

Hors-rôle

0

0

0

1

0

0

1

2

3/8

Sentiment d'autoefficacité insuffisant

0

1

0

0

2

1

0

0

3/8

Tableau 6: Les justifications du comportement

5.3.4.1. Description de la rubrique

Le premier thème « action » explique donc ce qui a poussé les témoins à développer des comportements pro-sociaux d’aide et de soutien. Il se décompose en six sous-thèmes. Le premier sous-thème « besoin de justice » a été cité par des personnes qui disent ne pas supporter l’injustice, et expliquent s’être senties légitimes d’intervenir car ils estimaient que la cause est juste. Le témoin 2 nous l’explique : « je sais où je mets mes forces, je me dis que je me bats pour une justice », tout comme le témoin 3 : « c’était vraiment plus parce que c’était pas juste et il faut pouvoir dénoncer certaines choses en entreprise ». Le deuxième sous-thème « solidarité » évoque la puissance du groupe et de la solidarité entre collègues lorsque l’on souhaite mettre en place des comportements pro-sociaux. Le témoin 1 nous le confirme : « On est toujours plus fort en groupe donc

53


on essayait au maximum de faire des actions groupées parce que ça avait plus de poids ». Le troisième sous-thème « amitié » correspond au rôle que l’amitié peut avoir dans l’investissement des témoins, que ce soit vis-à-vis de la personne cible ou du « harceleur ». Le témoin 3 nous explique cela par rapport à la personne cible : « Mais je pense que je suis aussi plus investi parce que c’est mon ami quoi ». Et le témoin 7 par rapport au « harceleur » : « quand on a la possibilité comme moi d'être près, dans une relation particulière avec la hiérarchie qu'on voit agir, bah peut-être que... ce n'est pas une chance, mais que... euh... peut-être que de faire changer au moins une personne, je n'aurais pas perdu complètement mon temps ». Le quatrième sous-thème « pas peur de perdre son emploi » correspond aux personnes qui disent ne pas avoir peur de perdre leur emploi que ce soit du fait d’une situation particulière (CDD, …), ou simplement de par leur statut de fonctionnaire ou du fait de leur élection à un comité protégé tel que le CPPT, comme nous l’indique le témoin 2 : « Non j’ai jamais eu peur des conséquences. Je sais pas si c’est une garantie mais je fais partie du CPPT donc je suis quelque part protégée du licenciement ». Le cinquième sous-thème « personnalité prompte à agir » correspond aux personnes qui manifestent ne pas avoir pu faire autrement qu’agir, et qui souvent l’attribue à leur caractère ou leur personnalité. Le témoin 2 nous dit à ce propos : « j’aurais pas pu faire autrement c’était plus fort que moi », et le témoin 3 : « je ne pouvais pas ne rien faire, c’était pas possible et je m’en serais voulu ». Le sixième sous-thème « vécu de harcèlement » évoque un vécu antérieur ou actuel de harcèlement chez certains témoins. Lorsque je demande au témoin 4 pourquoi elle a aidé le témoin, elle me répond ceci : « Parce que quand j'étais à l'école primaire, je me suis fait beaucoup harceler […] je crois vraiment que ça a dû être le fait que moi aussi j'ai souffert beaucoup quand j'étais à l'école primaire. C'était sûrement ça. Et je n'aime pas voir ces injustices. Parce que quand j'étais à l'école primaire, il n'y avait personne qui m'a aidé. Et j'aurais bien voulu qu'il y ait des gens qui m'aident, qui me supportent, qu’il y ait des gens qui me donnent la main ».

Le thème « ambivalence à l’action » présente les éléments qui peuvent rendre délicat la décision de s’investir en tant que témoin. 54


Le premier sous-thème « difficultés psychiques » évoque les difficultés psychologiques qu’une aide soutenue peut occasionner chez le témoin. En effet, le témoin 4 nous dit à propos des comportements pro-sociaux qu’elle a développé : « à certains moments, vers la fin, j'avais eu un ras-le-bol. Ce type de comportement fait en sorte qu'on ait très très vite un ras-le-bol. C'est dur parce que c'est... c'est très psychique ». Le deuxième sous-thème « respect excessif de la hiérarchie » a été cité par les témoins qui expliquent avoir un schéma du respect dû à la hiérarchie très ancré. Le témoin 1 en est par exemple venu à cette conclusion : « Bah quand je me dis "pourquoi t’as pas agis comme ça, pourquoi t’as pas fait ça là ?", j’en ai conclu à postériori que c’était en partie à cause du schéma de respect dû à un professeur ou un chef ».

Le thème « inaction » développe les raisons qui ont parfois empêché les témoins d’intervenir. Le premier sous-thème « peur financière » évoque bien entendu l’enjeu financier qu’un emploi représente, et la peur qui en découle lorsque l’on choisit de prendre parti dans un conflit interne. Le témoin 5 le mentionne clairement : « Donc il y avait que mon revenu pour nourrir trois bouches, trois bouches : ma femme, mon enfant et moi-même. Tu vois, donc il y avait quand même des enjeux financiers ». Le deuxième sous-thème « peur pour l’avenir professionnel » présente l’enjeu pour la carrière et l’évolution professionnelle des témoins, qui risque d’être compromise s’ils se positionnent ouvertement. Le témoin 5 l’évoque aussi : « mon avenir dépendait et dépend de lui. Demain si je postule pour faire de la recherche, on va certainement l'appeler, et il ne va certainement pas me faire de cadeau, tout simplement parce que j'ai porté plainte contre lui. Et tous les jours, tous les jours, tu te réveilles avec ça, tu dors avec ça, tu travailles avec ça, avec une boule d’angoisse, avec de la peur, avec le désir de faire plaisir pour... ». Le troisième sous-thème « peur des représailles » correspond à une peur de se voir pris en grippe à son tour par le « harceleur ». Le témoin 4 nous en a parlé : « Au début, j'avais peur que les gens se retournent contre moi, que ce serait moi le bouc émissaire. Ça, j'avais peur ».

55


Le quatrième sous-thème « conformité » évoque la peur du jugement des autres avec le besoin de se conformer aux attentes et aux normes de la société. Le témoin 4 insiste à plusieurs reprises sur ce point : « Parce que, au début, quand on travaille, quand on commence à travailler, on veut être sympa avec tout le monde, on veut leur montrer qu'on appartient au groupe, on veut tisser des liens d'appartenance. On veut leur montrer "Voilà, je suis bien aussi, je fais du bon boulot". On veut une approbation du groupe ». Le cinquième sous-thème « hors-rôle » évoque la justification que fournissent les témoins quand ils estiment que ce n’est pas leur rôle d’intervenir, que leur place dans la société n’était pas celle-là. Le témoin 4 nous le dit très clairement : « En plus, je trouvais aussi que ce n'est pas mon rôle de le faire. Ce n'était pas mon rôle de le faire, c'était aux autres responsables, c'était au directeur de prendre les décisions ». Le sixième et dernier sous-thème « sentiment d’auto-efficacité insuffisant » présente les difficultés que les témoins peuvent avoir face au « harceleur », le fait qu’ils ne se sentent pas toujours capables, suffisamment forts ou confiants pour réagir. Le témoin 2 nous l’explique ouvertement : « c’est mon caractère. Quand elle est virulente ou qu’elle l’agresse avec plusieurs, je suis incapable de répondre, moi ça me mets dans un état, j’ai le souffle coupé, je ne sais pas répondre. Je veux bien le soutenir mais je ne sais pas répondre à une attaque ».

5.3.4.2. Conclusion de la rubrique

En conclusion, on observe tout d’abord dans le tableau 6 un premier élément important. En effet, les justifications qui semblent pousser à l’action sont très différentes de celles provoquant l’inaction. Concernant l’action, le besoin de justice est le sous-thème le plus cité puisque sept témoins sur huit l’ont évoqué. Mais le fait d’avoir une personnalité prompte à réagir ainsi que le fait de ne pas avoir peur de perdre son emploi semblent aussi très importants puisque six témoins sur huit l’ont mentionné. L’amitié et le vécu de harcèlement paraît aussi jouer un rôle étant donné que, respectivement, cinq et quatre personnes sur huit l’ont abordés. Puis en moindre mesure, la solidarité mentionnée par deux témoins dont le harcèlement était groupal. 56


Concernant les justifications de l’inaction, la peur des représailles et la peur pour l’avenir professionnel sont les sous-thèmes les plus importants de ce thème avec quatre témoins sur huit qui ont souvent insisté dessus. De plus, en toute logique les deux sous-thèmes « peur financière » et « peur pour l’avenir professionnel » répondent presque symétriquement au sous-thème « ne pas avoir peur de perdre son emploi » du thème « action ». Puis dans une proportion plus faible, les sous-thèmes « conformité », « hors-rôle » et « sentiment d’auto-efficacité insuffisant » ont été mentionnés par trois témoins. Pour finir le thème « ambivalence à l’action » semble montrer que les difficultés psychiques que ces situations provoquent sur les témoins ne sont pas négligeables au vu des six témoins sur huit qui l’ont au minimum abordé une fois.

Afin de clarifier cette rubrique qui nous semble très riche en informations, nous avons construit un arbre hiérarchique l’illustrant comme le montre la figure 2 page suivante.

57


Besoin de justice

Solidarité

Amitié Action Pas peur de perdre son emploi Personnalité prompte à réagir Vécu de harcèlement Difficultés psychiques Justifications du comportement

Ambivalence à l'action Respect excessif de la hiérarchie

Peur financière Peur pour l'avenir professionnel Peur des représailles Inaction Conformité

Hors-rôle Sentiment d'auto-efficacité insuffisant Figure 2: Arbre hiérarchique des justifications du comportement

58


5.3.5. Le processus organisationnel Dans le questionnaire, nous avions choisi de définir trois types de sous-culture de climat organisationnel selon la typologie de Leblanc et ses collègues (2004), cependant il est très difficile de retrouver une classification aussi nette dans les propos des témoins. Nous avons donc décidé de distinguer les conditions organisationnelles préexistantes avant le phénomène de harcèlement ; et les conditions processuelles qui peuvent être des particularités de l’organisation présentes au moment du harcèlement voire même participantes au processus de harcèlement.

L’entreprise et le service ont aussi été différenciés dans l’intitulé des sousthèmes afin de bien noter le contexte dans lequel le témoin installe sa pensée, puisque nous nous sommes rendus compte que pour de nombreux témoins la réalité de l’entreprise passait avant tout par l’ambiance du service dans lequel ils travaillaient.

T1 T2

Conditions préexistantes

Conditions processuelles

T3

T4

T5

T6

T7

T 8 Total

Pression / stress

1

0

2

3

0

0

1

2

5/8

Manque de justice de traitement dans l'entreprise

1

0

0

2

1

1

0

0

5/8

Antécédents de harcèlement dans l'entreprise

1

0

1

0

2

2

1

0

5/8

Chef de service manipulateur

2

0

0

0

3

3

0

2

4/8

Incompétence (contenu et relationnel) du chef de service

2

2

1

1

2

3

3

3

8/8

Manque de justice distributive dans le service

0

3

0

0

0

0

0

3

2/8

Manque de justice procédurale dans le service

0

3

2

1

2

0

0

2

5/8

59


Diffusion de médisances sur la victime dans le service

1

3

0

2

1

2

0

1

6/8

Soutien du harcèlement par la hiérarchie

0

3

2

2

0

0

2

2

5/8

Souhait de conserver l'image de l'entreprise

2

0

1

0

0

0

0

0

2/8

Climat de permissivité dans l'entreprise

0

0

1

3

0

0

0

3

3/8

Soutien par l'entreprise du développement de comportements pro-sociaux

0

0

0

0

1

2

0

0

2/8

Tableau 7: Le processus organisationnel

5.3.5.1. Description de la rubrique

Dans le premier thème « conditions préexistantes », on discerne trois sousthèmes. Le premier sous-thème « pression/stress » évoque un climat de stress très présent dans l’entreprise. Le témoin 4 explique l’ampleur des enjeux créant un stress omniprésent : « donc il y avait beaucoup beaucoup de stress et c’est plusieurs départements qui doivent travailler ensemble pour faire fonctionner l’aéroport parce que sinon s’il y a un département qui faille y’a un effet domino […] si un jour un département décide de faire grève, ce qui a eu le cas après, on ferme l’aéroport, et si l’aéroport ferme on perd un million en une journée, et l’aéroport a été fermé pendant 5 jours, 5 millions. Donc il y avait pas mal de pression, parce qu’à la finale c’est nous qui devons justifier le budget, donc nous on avait pas mal de pression ». Mais cette situation s’avère récurrente pour plusieurs témoins, pour des raisons diverses.

60


Le deuxième sous-thème « manque de justice de traitement dans l’entreprise » correspond à des différences de traitement entre les employés, notamment vis-à-vis de cette situation de harcèlement. Les témoins 1, 5 et 6 ayant vécu la même situation dénoncent ce phénomène, que le témoin 1 nous explique : « Les deux qui n’osaient pas, on a pas pu les incruster dans l’affaire parce qu’ils ont pas porter plainte officiellement dès le début, […] et quand ils ont senti qu’ils pouvaient rejoindre le groupe, y’a quand même eu un schisme qui a fait qu’ils sont quand même restés en retrait et que maintenant ils sont toujours dans le labo. C’est dommage, quand y’a un bateau qui coule tu sors tout le monde, tu laisses pas les deux… allez quoi y’a un souci » « A ce niveau-là je trouve ça honteux, tout le monde est au courant, tout ceux qui doivent être au courant sont au courant et y’a rien qui se passe, les gars ils sont là, en souffrance… on les laisse ». Le troisième sous-thème « antécédents de harcèlement dans l’entreprise » se rapproche du sous-thème « passif de harcèlement » dans le thème « responsabilité de l’entreprise » de la rubrique « attribution causale et de responsabilité », mais cette fois le passif de harcèlement dans l’entreprise n’est pas nécessairement vécu comme une faute de l’entreprise mais plutôt comme un fait connoté ou non négativement. Le témoin 7 nous le présente de façon relativement neutre : « c'est une boîte où j'ai déjà travaillé, et où j'ai déjà subi du harcèlement, il y a, il y a plus de vingt ans ». Tandis que le témoin 5 nous l’explique plutôt sur le ton de la colère mais sans directement en imputé la faute à l’entreprise : « Surtout qu'à un moment donné, en discutant avec des collègues, on s'est rendu compte qu'il a eu les mêmes problèmes en 2000 ou 2001. Donc à ce moment-là, il y avait harcèlement sexuel, il y avait harcèlement moral, il y avait tout ».

Le second thème « conditions processuelles » se penche donc sur ce qui était contemporain à la situation de harcèlement. Le premier sous-thème « chef de service manipulateur » évoque la particularité

d’un

chef

de

service

plutôt

manipulateur,

culpabilisant

ou

instrumentalisant dans son rapport avec ses employés. Il faut noter que le chef de service en question, pour les témoins ayant cité ce sous-thème, correspondait toujours au « harceleur ». Le témoin 1 , qui a vécu la même situation que le témoin 5 et 6 qui 61


ont aussi évoqué ce sous-thème, décrit très bien ce phénomène : « il peut faire en sorte de te dire n’importe quoi mais tu vois dans le seul but que tu t’excuses et que lui soit à nouveau le chef et que lui à nouveau domine donc il te ment en te disant que lui a toujours tout fait pour toi, que c’est grâce à lui si tu es là, que sans lui tu ne sais pas continuer, que tu as besoin de lui. Puis en disant que mon comportement depuis quelques temps est réellement inadéquat, en fait il te fait culpabiliser et te montre que lui est vraiment là pour t’aider et que tu as besoin de lui ». Le deuxième sous-thème « incompétence (contenu et relationnel) du chef de service » est cité par tous les témoins, et se situe selon les personnes plutôt au niveau des connaissances et des compétences techniques que le chef de service n’aurait pas, ou plutôt au niveau de l’incompétence relationnelle avec un type de management impulsif décrit comme mettant l’accent sur la peur et les critiques. Le témoin 2 donne sa vision de l’incompétence de sa directrice : « Elle n'est pas très compétente et en fait ce qu'il y a c'est qu'elle le sait, je pense qu'elle doit le savoir, et elle a peur d'être démasquée en fait je pense dans son incompétence et donc elle fait diversion en faisant chier les autres en gros c'est vraiment ça ». Tandis que les témoins 1 et 6 décrivent le management par la peur, le témoin 1 nous dit : « on discutait et quand il arrivait qu’on entendait ses clés ou son sifflement on se barrait tous, mais effrayés », et le témoin 6 : « il était tellement autoritaire et contrôleur qu'à un moment donné, t'as peur, quoi ». Le troisième sous-thème « manque de justice distributive dans le service » correspond à une différence flagrante entre les personnes dans la façon dont les choses sont attribuées. Le témoin 2 explique qu’elle ne supportait pas cette différence : « c’est terriblement injuste, c’est injuste déjà d’être partial, la direction a ses chouchous et ils peuvent tout faire et en fait ce qui s’est passé c’est que j’ai observé qu’il n’avait pas les mêmes droits que les autres ». Le témoin 8 s’exprime aussi sur le sujet : « Quand les jardiniers, on sait qu’ils ont besoin de deux paires de chaussures, […] quand on a un chef qui est un peu véreux et pernicieux, il va dire "Celui-là y a droit, et l’autre n’y a pas droit". Il y avait des choses comme cela qui se passaient ». Le quatrième sous-thème « manque de justice procédurale dans le service » évoque un problème de clarté des procédures dans le service comme nous l’explique très bien le témoin 2 : « elle change tout le temps les règles, tout le temps, tout le temps, tout le temps, pour lui c’est vrai que c’est… comme le cadre n’est pas clair pour 62


finir moi aussi je sais plus quoi et c’est angoissant c’est très angoissant parce qu’on sait jamais quand elle va nous tomber dessus ». Le cinquième sous-thème « diffusions de médisances sur la victime dans le service » correspond aux rumeurs ou propos désobligeants que les collègues ou le « harceleur » ont pu diffuser sur la victime. Le témoin 2 explique cela : « Ma collègue […] dénigrait J.-L. à mes yeux en me disant que c’était un manipulateur… qu’est-ce qu’elle m’a encore dit… des trucs abominables… […] je me suis dit mais enfin qu’est-ce que notre direction a été mettre dans la tête de mon amie […] et je me dis que notre directrice a foutu la merde partout, dans toute l’équipe en allant raconté des trucs faux pour savoir le vrai, en inventant des machins, bref, je n’essaie même plus de penser à tout ça, peu importe, elle a foutu la merde, vraiment la merde ». Le sixième sous-thème « soutien du harcèlement par la hiérarchie » présente les entreprises où le harcèlement a été soutenu que ce soit en marchant dans le jeu des « harceleurs » avec parfois même des relations de pouvoir protégées comme l’a évoqué le témoin 2, ou en refusant d’intervenir et de jouer son rôle comme l’exprime, entres autres, le témoin 3 : « ils défendront systématiquement le chef de village quoi qu’il arrive qu’il ait tort ou raison ». Le septième sous-thème « souhait de conserver l’image de l’entreprise » correspond aux entreprises qui donnent un grand intérêt à l’image qu’elles dégagent et font en sorte de ne pas la salir. En effet le témoin 1 nous explique cela à propos d’une institution reconnue : « Chaque industrie a envie d’étouffer ce genre d’affaire, n’a pas envie que ça se sache publique et dans mon entreprise on n’arrête pas de te parler de moral, de justice, de libre examen, et je suppose que tout en ayant ses belles paroles, quand une injustice survient ils essaient quand même de l’étouffer pour que ça fasse pas trop de bruit au niveau des médias, au niveau de l’image de l’entreprise qu’il faut absolument protéger, donc l’affaire est restée coincée dans l’entreprise ». Ainsi que le témoin 3 concernant une célèbre enseigne de villages de vacances : « L’entreprise elle-même a défendu ses intérêts le plus longtemps possible. Obligatoirement… l’image ». Le huitième sous-thème « climat de permissivité dans l’entreprise » présente les entreprises où le climat est perçu comme ultra permissif sans sanctions apparentes. Dans notre cas, c’est dans le secteur public que les témoignages des témoins 4 et 8, qui 63


ont mentionné ce sous-thème, s’inscrivent. Le témoin 4 nous explique d’ailleurs qu’étant donné leur sécurité de l’emploi les employés de son entreprise se pensent tout permis : « c'est une machinerie, une mentalité qui a été mise en place, qui a fait aussi que les gens, ils s'en foutent, il y a un non-foutisme. Et que ça fait en sorte que, voilà, "Moi je m'en fous, je peux faire ce que je veux, je peux..." Il y avait des gens qui disaient au directeur que c'était un grand connard. Moi, si je disais ça à un chef dans une entreprise privée, le jour d’après je serais dans la rue ! C'est inimaginable ! ». Le neuvième sous-thème « soutien par l’entreprise du développement de comportements pro-sociaux » correspond aux entreprises où les comportements prosociaux développés par les témoins et notamment les démarches de plainte ont été soutenues. Seuls les témoins 5 et 6 ont évoqué ce sous-thème et il s’avère qu’ils appartiennent à la même entreprise. Le témoin 5 nous dit : « L'ULB, le doyen nous a soutenus. […] Mais dans tous les cas, l'ULB d'une manière générale nous a soutenus ».

5.3.5.2. Conclusion de la rubrique

A travers l’ensemble de ces thèmes et sous-thèmes, le tableau 7 nous montre donc que dans les conditions préexistantes de l’organisation, les antécédents de harcèlement dans l’entreprise sont tout de même cités par cinq témoins sur huit. De même le stress souvent omniprésent à tous les échelons de la société est aussi cité par le même nombre de témoins. Cela pourrait donc peut-être être des facteurs favorisants. Dans les conditions processuelles, il est intéressant de relever que l’incompétence du chef de service (qui s’avère être toujours au moins un des « harceleurs ») est mentionné par tous les témoins. Cela pourrait donc possiblement être un facteur important. Le manque de justice procédurale dans le service est aussi évoqué par cinq témoins, et la diffusion de médisances ou rumeurs sur la victime semble courant puisque six témoins sur 8 l’évoquent. De plus, tous les témoins travaillant dans une entreprise publique (3 sur 8) ont dénoncé un climat de permissivité. Malheureusement, on observe en parallèle que pour cinq témoins sur huit, l’entreprise a soutenu le harcèlement, contre seulement deux témoins sur huit dont 64


l’entreprise a soutenu les comportements pro-sociaux (d’autant plus que ces deux témoins appartenaient à la même entreprise).

5.3.6. Lien entre les comportements pro-sociaux et le processus organisationnel Afin de tester notre seconde hypothèse, nous allons à présent comparer les résultats concernant les comportements pro-sociaux et le processus organisationnel. Malgré leur intérêt, les résultats de l’analyse de contenu relatif au processus organisationnel ne permettent pas une classification claire, c’est pourquoi nous avons choisi d’utiliser les données du questionnaire pour pouvoir les comparer aux comportements pro-sociaux développés.

Notre hypothèse H2 émettait l’idée que le contexte organisationnel influencerait les comportements pro-sociaux développés par les témoins ; et notamment que s’ils évoluaient dans une entreprise dont la sous-culture est de type « constructive » ils développeraient plus de comportements pro-sociaux envers les victimes que ceux issus d’une autre sous-culture.

Faible immédiateté / Faible implication

Faible immédiateté / Haute implication

T1

T2

T3

T4

T5

T6

T7

T8 Total

Soutien informationnel

0

0

0

3

0

0

0

2

2/8

Soutien émotionnel

1

2

2

1

3

3

0

3

7/8

Aide par intervention auprès d'une hiérarchie ou juridiction

3

0

1

2

2

3

0

0

5/8

Aide par investissement syndical ou au CPPT

0

1

0

0

0

0

0

2

2/8

65


Haute immédiateté / Haute implication

Aide par intervention tardive auprès du « harceleur »

0

0

0

1

0

0

3

0

2/8

Soutien matériel et fonctionnel

0

2

0

0

0

0

0

0

1/8

Soutien par proposition de divertissement

1

1

1

2

0

0

0

0

4/8

Aide par intervention immédiate auprès du « harceleur »

2

0

0

0

0

3

0

0

2/8

TOTAL du nombre de type de comportements pro-sociaux différents développés

4/8

4/8 3/8 5/8 2/8 2/8 1/8 3/8

X

X

Constructive Sous-culture de climat organisationnel

Passive-défensive (conformité) Agressivedéfensive (compétitivité)

X

X

X

X

3/8 X

X

5/8 0/8

Tableau 8: Lien entre les comportements pro-sociaux et le processus organisationnel

Nous n’avons ici que deux types de sous-culture organisationnelle représentés : la sous-culture constructive où les employés sont encouragés à interagir les uns avec les autres et à orienter leur travail de façon à rencontrer leurs besoins d’accomplissement les plus élevés, et la sous-culture passive-défensive où les individus interagissent de façon à préserver leur propre sécurité par une attitude de soumission et de conformité. Les trois témoins de notre situation commune (témoins 1, 5 et 6) disent appartenir à la sous-culture constructive, tandis que les cinq autres témoins estiment appartenir à la sous-culture agressive-défensive. Il est à noter que lors de leurs réponses, nous avons insisté sur le caractère global de l’ambiance de toute l’entreprise et non leur service en particulier.

Cependant, nous ne notons pas de différences particulières entre les deux souscultures dans le développement de comportements pro-sociaux. Ni le type, ni le 66


nombre de comportements émis ne semblent significativement différents ce qui tendrait à infirmer notre seconde hypothèse.

5.3.7. Lien entre le processus organisationnel et l’attribution causale et de responsabilité

Afin de tester notre troisième et dernière hypothèse, nous allons à présent comparer les résultats concernant le processus organisationnel et l’attribution causale et de responsabilité. Cette hypothèse très exploratoire présume simplement un lien entre ces deux éléments. Nous nous servirons des mêmes données que précédemment.

T1

T2

T3

T4

T5

T6

T7

T8 Total

1

0

2

0

0

3

3

2

5/8

0

3

0

3

0

2

2

0

5/8

Personnalité « inadaptée »

0

0

0

0

0

2

2

0

2/8

Management soutenant le harcèlement

0

2

0

0

0

0

0

3

2/8

Passif de harcèlement

0

1

0

0

0

1

0

0

2/8

Partiellement fautive

0

1

0

2

0

0

0

0

2/8

Absolument pas fautive

0

1

1

1

0

0

0

1

4/8

« Harceleur »

X

X

X

X

X

X

X

X

8/8

Exercice abusif de l'autorité Problèmes Responsabilité relationnels et du communicationnels « harceleur »

Responsabilité de l'entreprise

Responsabilité de la « victime »

Attribution causale et de responsabilité

« Victime » Entreprise

X X

1/8 X

X

3/8

67


Constructive Sous-culture de climat organisationnel

Passive-défensive (conformité)

X

X X

X

X

X

3/8 X

X

Agressivedéfensive (compétitivité)

5/8

0/8

Tableau 9: Lien entre le processus organisationnel et l'attribution causale et de responsabilité

Aucun lien ne semble apparaître entre le processus organisationnel et l’attribution causale et de responsabilité. Quel que soit la sous-culture, les témoins déclarent tous considérer le « harceleur » responsable, au moins en partie. Puis des différences individuelles apparaissent tant dans la première sous-culture que dans la deuxième, puisqu’au moins une personne de chaque milieu déclare estimer aussi l’entreprise responsable. Seuls les témoins 2 et 4, qui appartiennent tous les deux à la culture passive-défensive, évoquent la responsabilité de la personne cible. Cependant, cette particularité est à nuancer puisque les trois témoins appartenant à l’autre sousculture étaient à la fois « victime » et témoin du harcèlement moral, ce qui peut provoquer un biais sur leur attribution de responsabilité de la personne cible. Notre dernière hypothèse ne semble donc pas confirmée.

68


6. DISCUSSION Aucune de nos hypothèses ne semble confirmée, cependant d’autres éléments intéressants sont apparus dans notre étude. Nous allons donc reprendre, rubrique par rubrique, les points pertinents à discuter, puis nous étudierons les hypothèses et enfin nous nous pencherons sur la rubrique « justifications des comportements » qui s’est avérée riche en informations. Dans un second temps, nous aborderons les limites et biais de l’étude, puis nous finirons par les pistes de réflexions pour des recommandations concrètes sur le harcèlement moral en entreprise qui nous ont semblées intéressantes à proposer.

6.1. L’apport des thèmes et sous-thèmes Notre première rubrique se penche sur les comportements pro-sociaux développés par les témoins. Dans les comportements à faible immédiateté et faible implication, selon le modèle de Bowes-Sperry et O’Leary-Kelly (2005), les témoins n’ont mis en place que des comportements de soutien. Le soutien émotionnel est le comportement le plus développé par les témoins parmi tous les comportements cités. Cela semble relativement évident puisque c’est souvent une réaction naturelle lorsque l’on voit quelqu’un en souffrance, ce résultat n’est donc pas surprenant. Cependant, le soutien informationnel est, lui, très peu développé alors qu’il est aussi en général assez courant de vouloir donner des conseils. Mais étant donné le contexte particulier de harcèlement moral au travail, auquel les témoins que nous avons interviewé sont confrontés, nous pouvons supposer qu’ils manquaient, très probablement, eux-mêmes d’informations adaptées pour pouvoir aider au mieux les personnes cibles. Les comportements à faible immédiateté et haute implication recouvrent le plus grand nombre de comportements d’aide ou de soutien différents, c’est donc un positionnement très fréquent. Dans ce thème, les témoins semblent avoir majoritairement tendance à se tourner vers les hiérarchies ou instances supérieures disponibles pour aider la victime. Puis dans un registre différent, ils soutiennent la 69


personne cible en lui proposant des divertissements, parfois en toute discrétion, mais bien souvent au vu et au su de tous souvent dans l’objectif de la réintégrer au groupe de collègues. Ce comportement relativement fréquent selon notre étude semble tenter de rompre l’isolement des « victimes » et a peut-être pour but second d’attirer la sympathie d’autres témoins qui pourraient renforcer leur action. D’autres témoins choisissent la voie indirecte d’un investissement syndical ou au CPPT pour faire entendre la détresse qui règne dans leur service. Ceci est intéressant à soulever puisqu’en comparaison au faible soutien informationnel, ces deux biais semblent encore les plus connus en cas de conflit bien qu’aujourd’hui des instances plus directes et plus efficaces existent pour faire face à ce type de situation. Ensuite, rares sont les témoins qui vont jusqu’à un soutien matériel et fonctionnel tel qu’une aide quotidienne dans la sphère privée, mais cela a tout de même été relevé ici. Concernant l’intervention directe auprès du harceleur, que ce soit dans l’immédiat ou plus tardivement, ce comportement est encore peu fréquent, ce qui se comprend tout à fait, étant donné l’implication que cela exige et les risques de représailles qui pourraient être perçus comme plus accrus dans cette situation. Notons que cette peur des représailles pousse à l’inaction, comme nous le verrons plus tard. C’est aussi pourquoi peu de comportements à haute immédiateté et haute implication sont développés.

Notre seconde rubrique se centre sur les attributions causales et de responsabilités. La responsabilité du « harceleur » est bien évident mis en avant par tous, principalement pour des raisons d’exercice abusif de l’autorité ou pour des problèmes relationnels et communicationnels de la part du « harceleur ». Cette problématique souvent relevée dans la littérature (Desrumaux, 2011) démontre une certaine dérive dans la façon dont les managers sont choisis. Encore aujourd’hui, leurs compétences techniques prônent largement sur leurs compétences managériales, ce qui peut mener à des comportements abusifs pas toujours identifiés comme tels par le manager. Mais la répétitivité de ce type de communication inadaptée peut malheureusement rapidement mener à un ressenti de harcèlement chez les employés. Comme on a déjà

70


pu le constater (Leymann, 1996 ; Desrumaux, 2011), une minorité de personnalité perverse se glisse parmi les « harceleurs ». En parallèle, la responsabilité de l’entreprise a été peu évoquée, même si deux témoins ont insisté sur le rôle du management, qui est décrit comme soutenant le harcèlement voire même instaurant le climat nécessaire à son développement.

Quant à la responsabilité de la victime, elle est peu abordée. Est-ce par désirabilité sociale, par peur du jugement d’une société souvent manichéenne qui développe peu les nuances ? Nous pouvons supposer, d’après les propos des témoins, que dans l’imaginaire courant la notion de responsabilité est confondue avec celle de culpabilité. En conséquence, les témoins osent peu parler du rôle de la personne cible dans l’évolution du conflit. Nous avons même relevé au travers du sous-thème « pas fautive » que certains témoins se positionnent dans un schéma défensif (Bloch, 2010) en présentant la personne cible de façon très positive et en justifiant de son absence de responsabilité. Seul le témoin 4, nous a semblé vouloir installer son discours dans une vision très nuancée de la situation, par des propos profondément honnêtes qui n’hésitaient pas à aller à contre-courant de la pensée générale. Il a donc été le seul à affirmer à plusieurs reprises, malgré des comportements d’aide et de soutien très développés envers la victime, qu’elle avait aussi une part de responsabilité.

La troisième rubrique s’intéresse au processus organisationnel. Nous avons distingué les conditions préexistantes et les conditions processuelles afin de tenter de différencier ce qui a pu participer au déclenchement du harcèlement, et ce qui peut avoir un rôle dans l’évolution négative ou positive de ce harcèlement. Dans les conditions préexistantes, une forte pression ou stress, un manque de justice de traitement dans l’entreprise et des antécédents de harcèlement dans l’entreprise ont été fréquemment relevés par les témoins. Une ambiance de travail caractérisée par un stress et une pression omniprésente ont en effet déjà été relevés comme des facteurs favorisants (Desrumaux, 2011). Il en est de même pour les problèmes de justice organisationnelle (Desrumaux, 2011). Cependant, sans être particulièrement surprenant, il est plutôt navrant de constater que ces entreprises ont souvent des antécédents de harcèlement. Cela signifie donc que, soit ces entreprises 71


n’ont pas pris des mesures adaptées, soit elles n’ont pas eu conscience du phénomène. Cette seconde hypothèse est défendable mais elle marque tout de même, de notre point de vue, un manquement de la part de l’entreprise. Les conditions processuelles sont plus difficiles à interpréter puisque nous ne pouvons présumer du lien entre ces sous-thèmes et l’évolution du harcèlement. Cependant nous relevons à nouveau deux éléments concernant l’attitude du manageur (« chef de service manipulateur » et « incompétence (contenu et relationnel) du chef de service »), et deux éléments relatifs à la justice organisationnelle (« manque de justice distributive dans le service » et « manque de justice procédurale dans le service ») que nous évoquions précédemment. Puis plusieurs types de réactions de la part de l’entreprise se distinguent dans les propos des témoins. Le plus fréquemment, selon leurs dires, l’entreprise soutient directement le harcèlement. Deux des trois témoins travaillant dans une entreprise publique évoquent le fait que l’entreprise laisse un climat de permissivité s’installer. Plus rarement, l’entreprise soutient les comportements pro-sociaux mis en place par les témoins. C’est d’ailleurs les témoins qui ont estimé évoluer dans une entreprise de type constructive qui évoque cela. Deux autres mentionnent le souhait de l’entreprise de conserver son image, qui la pousse dans un cas à laisser faire, et dans l’autre à soutenir (après enquête) les comportements pro-sociaux sans pour autant prendre de mesures disciplinaires à l’encontre du « harceleur ».

La dernière rubrique présente les justifications que les témoins ont évoquées pour expliquer leurs comportements, que ce soit dans l’action, l’inaction ou l’ambivalence à l’action. Nous allons développer ici l’apport des différents sous-thèmes de cette rubrique, mais nous reviendrons plus longuement par la suite sur l’intérêt général de cette rubrique. D’après notre analyse, le moteur à l’action le plus manifeste est sans nul doute le besoin de justice. Contrairement à la croyance en un monde juste qui a souvent été évoqué dans la littérature pour expliquer le comportement des témoins de harcèlement (Desrumaux, 2011), ici il ne s’agit pas d’ajuster sa perception aux faits, mais bien de combattre les injustices.

72


Le rôle de l’amitié a aussi été soulevé que ce soit pour expliquer le degré d’implication auprès de la personne cible ou pour justifier d’une position privilégiée auprès du « harceleur ». D’après les propos des témoins, cet élément semble avoir une réelle influence dans le développement de comportements pro-sociaux. Cela a d’ailleurs déjà été confirmé une première fois par D’Cruz et Noronha (2010) qui ont mené une étude spécifiquement sur ce sujet. Il semblerait donc intéressant d’approfondir cet aspect afin de définir de quel type d’amitié entre collègues il s’agit, pour déterminer par exemple la force du lien nécessaire à l’intervention. La solidarité entre les témoins n’a été mentionnée que deux fois mais avec beaucoup d’insistance. Nous pouvons bien sûr comprendre que dans un tel cas la dynamique de groupe peut être d’un grand soutien pour agir. Cependant, cela contredit le « bystander effect » de Latané et Darley (1968) qui décrit plutôt une diffusion de la responsabilité entre les témoins, inhibant les comportements d’aide. Nous avions dans la situation décrite par les témoins qui ont évoqué ce point, de nombreux observateurs et donc les conditions pour une dilution de responsabilité, mais l’effet inverse s’est produit. Mais d’autres auteurs (Levine & Cassidy, 2010) estiment que l’identification sociale à un groupe est capital dans l’intention d’intervenir, surtout si la « victime » est considérée comme appartenant à ce groupe. Un vécu antérieur de harcèlement moral semble aussi pousser les témoins à intervenir, probablement du fait de la facilité d’identification. En effet, selon certains auteurs si le témoin peut se mettre à la place de la « victime » et envisager qu’il peut lui aussi être victime, il prendra beaucoup plus facilement conscience de la gravité de la situation et de ses conséquences (Bertone, Mélen, Py & Somat, 1995), multipliant ainsi les chances d’intervention. Les témoins ont aussi évoqués leur personnalité comme moteur à l’action, expliquant qu’ils ne pourraient plus « se regarder dans un miroir » s’ils n’intervenaient pas. Cela est peut-être à relier à la personnalité altruiste ou à d’autres dimensions sous-jacentes comme le besoin de justice mentionné précédemment.

En dernier lieu, le fait de ne pas avoir peur de perdre son emploi répond aux trois moteurs principaux poussant à l’inaction : la peur financière, la peur pour l’avenir professionnel, et la peur des représailles. Ceci est le seul élément commun entre les 73


raisons de l’action et de l’inaction ; et n’est bien évidemment pas surprenant dans un marché du travail en pleine crise économique, comme l’ont relevé d’autres études avant la nôtre (Desrumaux, 2011).

D’autres points ont été soulevés par les témoins comme justification à leur inaction. La conformité est le premier. Les trois témoins qui ont cité ce sous-thème expliquent avoir eu peur du jugement des autres, et avoir préféré au moins pendant un certain laps de temps se conformer au comportement officieusement prescrit. L’influence des normes subjectives sur l’intention d’action démontrée par Ajzen dans sa théorie du comportement planifié (1991) est peut-être ici en jeu. Un second point plutôt fréquent, même si ici seulement trois témoins l’ont abordé, est le fait que l’intervention est, selon eux, hors-rôle. Les témoins estiment dans cette situation que ce n’était pas à eux d’intervenir et précisent parfois que cela relève du rôle de la hiérarchie. Enfin, trois autres témoins ont mentionné leur sentiment d’auto-efficacité insuffisant c’est-à-dire le fait qu’ils ne se sentaient pas suffisamment efficace pour se défendre, défendre l’autre et intervenir. Certains l’ont parfois évoqué directement en expliquant leur incapacité à intervenir ouvertement, tandis que d’autres ont plutôt reporté cela sur la personnalité inaccessible du « harceleur » qui rendait impossible toute intervention. Et c’est, en effet, un facteur important que l’on retrouve dans la littérature sur les témoins de harcèlement moral (Thornberg & Jungert, 2013 ; Gini et al., 2008).

Pour finir, l’ambivalence à l’action est marquée par les difficultés psychiques que l’implication dans ces situations implique chez les témoins. Nombre d’entre eux ont insisté sur ce point. Il nous semble, en effet, évident que quel que soit leur positionnement, les témoins ne sont certainement pas insensibles à ces conflits étant donné l’importante charge émotionnelle qui en découle et qui ne peut que resurgir sur chacun.

74


6.2. Les hypothèses Nous avons cherché à relier les comportements pro-sociaux des témoins de harcèlement moral, à la fois au contexte organisationnel, et à l’attribution causale et de responsabilité qu’ils font de la situation. Malheureusement aucune de nos hypothèses ne semble validée par les propos des témoins. Cependant dans le cadre d’une recherche par entretiens semi-directifs, il était très difficile de tester des hypothèses précises comme nous avons voulu le faire. Nous avons privilégié dans nos entretiens ainsi qu’au moment de la construction de notre canevas, des questions très ouvertes afin de ne pas influencer les participants et de provoquer un discours sincère. De ce fait, peu de questions se référaient aux variables indépendantes de nos hypothèses, ne permettant pas un discours suffisamment riche à ce sujet pour tester des hypothèses ciblées. Cependant, comme nous l’avons vu au travers des thèmes et comme nous allons le voir dans la partie suivante, l’ensemble des interviews a permis de faire ressortir des éléments très intéressants. Concernant, les deux questions fermées, elles n’ont pas non plus contribué à valider les hypothèses. Au regard de ce que les témoins ont choisi d’invoquer sur leur organisation, il apparaît aujourd’hui que les trois sous-cultures sélectionnées pour représenter le climat organisationnel des entreprises n’était pas forcément adapté. Ce découpage en trois sous-cultures était probablement trop réducteur et a posé des difficultés à certains témoins qui identifiaient le climat de leur entreprise à celui de leur service gangréné par le harcèlement.

6.3. L’apport

général

de

la

rubrique

« justifications

des

comportements » Au-delà de nos hypothèses, notre question de recherche questionne les différents facteurs qui pourraient influencer le développement de comportements pro-sociaux chez les témoins de harcèlement moral sur le lieu de travail. La rubrique « justifications des comportements » nous informe justement sur les facteurs qui ont poussé les témoins à l’action ou à l’inaction. 75


La première chose que l’on a observé c’est que ce sont des raisons tout à fait différentes qui poussent les témoins à agir ou non. Cette constatation est plutôt surprenante au vu de la littérature existante. En effet, Bowes-Sperry et O’Leary-Kelly (2005) ont défini, dans leur étude sur le harcèlement sexuel, un schéma qui propose que la prise de décision des témoins quant à leur intervention emprunte un « chemin » où les mêmes éléments de questionnement pousseraient à l’action ou à l’inaction en fonction de la réponse choisie. Ce serait donc les mêmes facteurs qui influenceraient les témoins à agir ou à ne pas agir. Or, les propos de nos participants ne soutiennent pas cette théorie et tendent plutôt vers la proposition inverse. Il est vrai que nous nous situons dans le cadre du harcèlement moral et non du harcèlement sexuel, ce qui pourrait en partie expliquer cette différence. Cependant cette nouvelle vision des choses nous semble suffisamment pertinente pour l’approfondir.

Selon la conception de Bowes-Sperry et O’Leary-Kelly (2005), dans son cheminement, le témoin se demande tout d’abord si la situation nécessite une intervention, puis si c’est sa responsabilité personnelle d’agir, ensuite si cela nécessite d’intervenir maintenant ou plus tard, et enfin quel est le coût de leur implication. En revanche, notre analyse met en lumière les éléments suivants comme moteur à l’action pour les témoins de harcèlement moral : le besoin de justice, la solidarité, l’amitié, le fait de ne pas avoir peur de perdre son emploi, et le vécu de harcèlement. De même les éléments suivants semblent agir comme moteur à l’inaction : la peur financière, la peur pour l’avenir professionnel, la peur des représailles, un esprit de conformité, estimer que le comportement est hors-rôle, et un sentiment d’autoefficacité insuffisant. Ces facteurs ne sont probablement pas exhaustifs mais apportent un nouvel éclairage que nous avons discuté précédemment. Plusieurs études ont déjà évoqué certains de ces facteurs (Leymann, 1996 ; Hellemans & De Vos, 2009 ; Desrumaux, 2011), toutefois une zone d’ombre subsiste.

Cette étude nous apporte des éléments expliquant l’action et l’inaction mais nous ne savons pas ce qui se situe entre ces deux extrêmes. Il semble que ce ne soit pas un continuum allant de l’inaction à l’action mais plutôt deux dimensions distinctes. 76


A titre de comparaison, nous pouvons citer le cas de la satisfaction au travail. Les facteurs instaurant la satisfaction professionnelle s’avèrent être différents de ceux de l’insatisfaction. De plus, l’absence de facteurs de satisfaction ne mène pas nécessairement à l’insatisfaction, et inversement (Herzberg, 1987). Il semblerait que nous soyons dans un cas de figure similaire concernant l’intervention des témoins de harcèlement moral au travail, mais nous ignorons tout à propos de la dimension intermédiaire qui semble se dessiner, si tant est que cela soit une seule et même dimension. C’est donc ce point précis qu’il serait fort intéressant d’approfondir dans les recherches futures. La figure suivante schématise cette zone encore inconnue qu’il serait nécessaire de tester.

Action

Inaction

Neutralité ? Figure 3: Schéma du lien entre action et inaction

Par ailleurs, nous ne savons pas non plus ce que produirait la combinaison de facteurs appartenant aux deux extrêmes. Par exemple, une personne ressentant de la peur (peur financière, peur des représailles ou peur de l’avenir professionnelle) mais qui a un important besoin de justice choisira-t-elle d’agir ou de garder le silence ? En conséquence, nous nous questionnons sur l’existence possible d’une variable médiatrice ou même d’une pondération de chaque facteur en fonction de son importance pour le témoin. Il serait en tout cas capital de pouvoir mieux comprendre la façon dont les témoins gèrent ce dilemme dans leur esprit. Suivent-ils un 77


raisonnement tel que celui décrit par la théorie du comportement planifié d’Ajzen (1991) ? Nous pourrions, en effet, supposer que « l’attitude envers le comportement » influencé par la désirabilité sociale, les « normes subjectives » induites par la société ou l’entreprise, ainsi que le « contrôle comportemental perçu » pas toujours suffisant comme l’ont évoqué certains témoins (au travers du sentiment d’auto-efficacité), modulent l’intention d’agir et donc le développement des comportements pro-sociaux. Cela est probable mais encore à explorer.

6.4. Limites et biais Notre sujet s’inscrit dans une problématique très sensible et très délicate. La société condamne le harcèlement mais la position de témoin reste très difficile entre l’injonction d’agir et la nécessité de se protéger et de protéger son emploi. De ce fait, certains biais se sont insérés dans notre étude.

En premier lieu, les personnes qui ont acceptées de répondre à notre étude sont toutes des personnes qui se sont positionnées et qui sont intervenues que ce soit par de l’aide ou du soutien. Il est beaucoup plus difficile d’atteindre les sujets qui ont choisi de prendre leurs distances par rapport à la situation ou même d’alimenter le conflit. Par conséquent, nous n’avons qu’une version des choses, certes déjà riche puisque les témoins nous ont aussi expliqué pourquoi ils ne sont pas allés plus loin dans leur intervention, mais cette version n’est pas complète. Il serait donc très intéressant de pouvoir interviewer aussi ces personnes dans une prochaine étude afin d’avoir leur vision et afin de mieux comprendre ce qui peut pousser à l’indifférence voire même à la participation.

Dans un second temps, un biais de désirabilité sociale s’est probablement installé tant vis-à-vis de la délicatesse du sujet que vis-à-vis des attentes prétendues du chercheur. En effet, se permettre d’incriminer la victime ou de ne pas incriminer le harceleur pourrait sembler socialement inacceptable, ou tout du moins paraître inadapté dans le cadre de notre recherche, même si nos intentions étaient toutes 78


autres. Il paraît donc compliqué de provoquer un témoignage sincère et ouvert, sans pour autant l’influencer, ce qui nous amène à penser que les participants à notre étude n’ont pas nécessairement été entièrement francs quant à leur attribution causale et de responsabilité notamment.

Enfin, il faut bien sûr relever que dans le cadre de ce mémoire, l’analyse de contenu de nos entretiens n’a été réalisée que par le mémorant, le choix de nos catégories ne peut donc justifier d’aucune fidélité inter-juges, même si nous assurons les avoir construit avec le plus d’application possible en tentant d’être exhaustif, pertinent, homogène et représentatif. De plus, la taille de notre échantillon ne permet pas de généraliser les résultats mais peut amener des pistes intéressantes.

6.5. Pistes de réflexion pour des recommandations concrètes Pour finir, il nous a semblé important d’apporter les pistes de réflexion qui nous ont été proposées ou qui nous sont venus lors de cette étude. En effet, plusieurs témoins nous ont signalé, en aparté, l’importance de pouvoir faire entendre à la communauté académique des pistes d’applications concrètes. Certaines idées intéressantes et tout à fait pertinentes nous ont semblé intéressantes à relever ici.

Le premier point à relever est le manque d’informations concrètes, comme nous le relevions précédemment à propos du soutien informationnel. Le harcèlement est à présent un concept connu tant dans ses manifestations que ses conséquences possibles. Cependant, même si cela tend à s’améliorer, nous ne recevons que peu d’informations sur les recours possibles, les instances existantes, les personnes à qui l’ont peut s’adresser tant sur un plan médical que juridique. Il est donc capital d’informer l’ensemble des protagonistes, non seulement pour qu’ils puissent aider et orienter au mieux les victimes mais aussi, dans le cas des témoins internes à l’entreprise, pour qu’ils puissent se sentir suffisamment entourés pour se permettre d’intervenir. Il manque encore aujourd’hui un regard bienveillant et avisé de la part de la société sur les comportements pro-sociaux des témoins. En effet, l’entreprise est 79


souvent, dans un premier temps, un lieu où ce type d’agissement n’est pas toujours bien vu, comme si le laisser-faire et l’absence d’intervention était la norme. Puis dans un second temps, l’entourage qui est souvent très protecteur dissuade d’intervenir pour « éviter les problèmes ». Il faut donc continuer activement à informer l’ensemble de la population pour instaurer de nouvelles normes comportementales et valoriser l’intervention comme un comportement qui sera soutenu et suivi.

Deuxièmement, la création d’un lieu d’entraide aux victimes de harcèlement semblerait très utile puisqu’inexistant aujourd’hui. Ce lieu pourrait permettre aux victimes de partager leur vécu, et aux témoins de venir chercher des informations et des conseils pour réagir. Il pourrait être virtuel sous forme d’un site internet communautaire permettant à chacun de briser la solitude et de partager son expérience, ou simplement d’éclairer son vécu au regard des autres témoignages ; mais aussi de se transmettre des adresses et des conseils à la lumière de l’expérience de chacun. Ce lieu pourrait aussi être physique sous la forme d’un groupe de parole bénévole, supervisé par, ou avec un relais direct vers, un ou plusieurs professionnels qualifiés tel qu’un psychologue ou un médecin. L’intérêt serait double : à la fois les bénéfices bien connus de l’identification et de la projection dans les groupes de parole, mais aussi celui d’un accès à tous quel que soit les revenus, ce qui n’est malheureusement

encore

que

rarement

le

cas

pour

les

consultations

psychothérapeutiques. Cet espace supplémentaire de parole pourrait prévoir des séances ouvertes à l’entourage ou aux témoins pour leur permettre de décharger les difficultés psychiques que le harcèlement engendre aussi chez eux, comme notre étude l’a montré.

Ces propositions ne sont bien évidemment que des pistes de réflexion mais elles pourraient constituer selon nous, notamment au travers du premier point, la base d’une politique globale de prévention destinée à encourager et soutenir les comportements pro-sociaux des témoins.

80


7. CONCLUSION En conclusion, notre étude s’est penchée sur le harcèlement moral au travail, vaste sujet souvent étudié, mais avec un angle encore peu exploré : le rôle des témoins. En effet, il semble aujourd’hui évident que leur rôle n’est pas négligeable et qu’ils ont le pouvoir de modifier la situation. Nous nous sommes donc questionnés sur ce qui influence leur intention d’agir. Pour cela, nous avons eu la chance de rencontrer huit témoins ayant vécu des situations très diverses. Certains évoluaient dans des entreprises privées, d’autres dans des entreprises publiques ; le harcèlement était souvent de type vertical descendant entre un supérieur hiérarchique et un employé ; mais le positionnement des témoins était très distinct.

Nos hypothèses reliant leurs comportements pro-sociaux au contexte organisationnel et à l’attribution causale et de responsabilité n’ont pas été confirmées. Néanmoins, le riche discours des témoins nous a permis de relever quelques pistes pour des recherches futures concernant le développement de comportements d’aide et de soutien chez les témoins de harcèlement moral au travail :

-

Le besoin de justice évoqué par les témoins contredit ce que la littérature avait jusqu’à présent décrit. Il serait donc intéressant de savoir s’il domine la croyance en un monde juste, ou si la croyance en un monde juste s’applique ou non chez tous les témoins laissant alors peut-être place au besoin de justice.

-

Le rôle de l’amitié semble important, il faudrait donc maintenant creuser cet aspect et délimiter les contours et les influences précises de ce que l’on nomme « amitié ».

-

D’une façon plus générale, nous ignorons encore tout de l’articulation des deux dimensions que semblent être l’action et l’inaction, tout comme du processus réflexif qui amène les témoins à intervenir ou non et avec plus ou moins d’implication.

81


Les témoins sont donc des protagonistes capitaux dans le processus de harcèlement moral. Il faut cesser de les négliger et centrer sur eux nos actions de prévention et nos recherches, afin de faire changer durablement le climat sociétal et organisationnel dans lequel le harcèlement s’impose actuellement.

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9. ANNEXES 9.1. Annonce pour le recrutement des témoins de harcèlement

Bonjour, Etant étudiante en dernière année de master à l’ULB, je suis à la recherche de participants pour mon mémoire de fin d’études. Spécialisée dans la psychologie du travail, je m’intéresse aux personnes qui ont été TEMOINS de harcèlement moral afin de déterminer ce qui dans le contexte ou dans la perception de la situation a pu influencer la possibilité d’intervenir et d’aider la victime. Si vous souhaitez m’apporter votre aide dans la compréhension de ce problème, nous réaliserons un entretien pour en discuter. Nous pourrons nous rencontrer dans un endroit au calme de votre choix, et la confidentialité de l’entretien sera bien sûr assurée : vos noms ne seront jamais transmis et si nécessaire les éléments de votre histoire seront modifiés afin de la garantir. Vous pouvez me joindre par e-mail : lucas.emeline@gmail.com ou au 0470/58.12.23. Je vous serais très reconnaissante de l’aide que vous accepterez de m’apporter.

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9.2. Canevas d’entretien et questionnaire Bonjour, je vous remercie d’accepter de participer à mon étude. Je vous rappelle que tout ce qui est dit ici est bien sûr strictement confidentiel. Nous allons donc avoir un entretien à propos de votre position de témoin dans la situation de harcèlement moral auquel vous avez assisté. 1) Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation. 2) Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? êtes-vous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personnecible ? (aide / soutien) 

Si oui, comment et pourquoi ? (creuser chaque situation séparément => Ces comportements étaient-ils habituels ? Etaient-ils faciles à mettre en place ou cela vous demandait-il un effort ? Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?)

Si non, pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a empêché de réagir ?

3) Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ? Cela a-t-il modifié votre comportement ? 4) Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ? Avaient-ils le même type de comportements que vous ? 5) L’entreprise a-t-elle réagit ? 6) Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir (idéalement en repassant en vue tous les comportements expliquées auparavant par la personne) ? Pourquoi ? 7) Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien (idéalement en repassant en vue tous les comportements expliquées auparavant par la personne) ? 8) Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?

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Dans la situation de harcèlement que vous décrivez, selon vous, qui est responsable de cette situation ? Est-ce plutôt : □ Le « harceleur » □ La personne cible □ L’entreprise

Comment décririez-vous votre entreprise de manière générale ? □ C’est une entreprise dans laquelle les membres sont encouragés à interagir les uns avec les autres et à orienter leur travail de façon à rencontrer leurs besoins d’accomplissement les plus élevés. □ C’est une entreprise à l’intérieur de laquelle les individus interagissent de façon à préserver leur propre sécurité par une attitude de soumission et de conformité. □ C’est une entreprise dans laquelle l’interaction entre les membres, caractérisée par de l’opposition, de la rivalité et de la compétition, a pour objectif d’atteindre des standards de performance élevés, ou du moins de préserver leur statut et leur sécurité

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9.3. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°1 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T1 : Donc moi j’ai commencé une thèse de doctorat dans un laboratoire où tout semblait se passer correctement et au fur et à mesure du temps, ben je me suis rendu compte que le chef était très dur avec une certaine personne qui en fait encadrait tous les étudiants qu’il y avait en dessous. En fait, elle faisait vraiment tampon entre lui et nous, donc nous initialement on ne se rendait pas compte qu’il y avait un souci. Mais lorsqu’elle est partie en dépression on a été directement confronté à lui, et on s’est rendu compte que son comportement n’était réellement pas celui d’un chef de laboratoire où il voulait tout diriger, en fait. On avait vraiment l’impression que c’était son seul et unique but et que même ça passait avant n’importe quel fait scientifique qui est réel. Son avis est vraiment plus important que n’importe quel fait scientifique c’est vraiment lui qui était au-dessus de tout, lui qui dirigeait tout, lui qui savait tout, une espèce d’être omniscient comme ça qui sait réellement tout et à partir de là ça n’allait pas du tout parce que nous notre but c’est d’être libre, de penser de manière libre et de nous développer de manière libre et d’apprendre par nous-même. Et cet homme-là nous frustre énormément parce qu’il nous met des barrières qui ne devraient pas exister dans la recherche. Rien que pour ça on s’est un peu rebeller tous. Et alors y’a à chaque fois des petites histoires que j’ai pu observer. Un soir je reçois un appel par exemple d’un collègue, il me dit voilà S**** y’a le chef qui a envoyé mon article, enfin qui a soumis mon article sans que j’ai eu l’occasion de le regarder. Là lui a pris son rôle de chef très à cœur et il a pas pris l’avis de son étudiant et il a envoyé l’article sans qu’il puisse le relire et lui il était pratiquement en pleurs quoi. Au téléphone je savais pas exactement quoi faire et le lendemain matin je suis allé trouver le chef en lui disant que je trouvais inadmissible ce qu’il avait fait, que j’aurais jamais voulu qu’il me le fasse à moi, que ça se faisait pas, qu’un chef de laboratoire devait pas faire ça, et notre relation s’est quelque peu effrité à ce moment-là on va dire.

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E : Comment il a réagi lui sur le coup ?

T1 : Bah lui était un peu pris au dépourvu, clairement, il a, on voyait qu’il bouillait, il se mettait à baver, vraiment il avait de la mousse blanche sur le côté, que je me disais mais qu’est-ce qu’il lui arrive ? Mais étant donné qu’il y avait d’autres gens dans le labo autour, j’avais fait exprès qu’il y ait d’autres gens pour pas me retrouver tout seul avec lui. Parce que lui c’est ce qu’il adorait faire, mais ça c’est pour une autre histoire. Ben il a du se retenir, il a du se contenir, et sur le moment même il s’est écrasé. Après il a fait ce qu’il fait toujours, prendre les gens dans son bureau un à un, demander à la personne de fermer la porte, et à il joue à domicile tu vois, il est dans son bureau tu vois, il peut faire en sorte de te dire n’importe quoi mais tu vois dans le seul but que tu t’excuses et que lui soit à nouveau le chef et que lui à nouveau domine donc il te ment en te disant que lui a toujours tout fait pour toi, que c’est grâce à lui si tu es là, que sans lui tu ne sais pas continuer, que tu as besoin de lui. Puis en disant que mon comportement depuis quelques temps est réellement inadéquat, en fait il te fait culpabiliser et te montre que lui est vraiment là pour t’aider et que tu as besoin de lui. Et c’est la technique, et bah en gros à la fin il te demande de lui serrer la main et tu le fais parce que bon et puis tu repars en te disant que ce gars est complètement malade. Et c’est un peu comme ça tout le temps, en fait il avait des tiques du genre rentrer dans la pièce, enfin rentrer dans le laboratoire et secouer ses clés tout en sifflotant toujours la même mélodie. Quand tu observes les gens c’est… Quand il arrivait, on se barrait tous, on discutait et quand il arrivait qu’on entendait ses clés ou son sifflement on se barrait tous, mais effrayés. Et puis un jour je me suis dit, attend S****, calme toi, tu vas regarder tes collègues, tu vas discuter et si tu entends ce sifflement ou… enfin les clés et le sifflement, tu observes. Je me suis dit vraiment mec il faut que t’observe, j’ai regardé la tête et le comportement des gens qui étaient là et c’était la peur sur le visage et ils sont tous partis mais effrayés quoi. Donc je me suis dit mais putain je réagi comme ça moi, mais c’est terrible, c’est pas normal quoi, ca peut pas…

E : C’est pas viable.

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T1 : C’est pas viable quoi et donc c’est vraiment petit à petit au fur et à mesure des clash qu’il y a eu dans le labo quoi, entre celui-là et d’autres, et des comportements que lui a eu avec d’autres étudiants qui n’allaient pas, des moment d’agressivité qu’il a eu aussi vis-à-vis d’autres, qu’on s’est rendu compte que ça allait pas du tout et c’est comme ça qu’on s’est un peu déjà souder entre nous puisqu’on vivait la même chose et puis on a décidé d’aller voir, d’aller trouver de l’aide en fait parce que …

E : Donc c’est vous qui avaient trouvé de l’aide ou …

T1 : C’est nous qui avons décidé de trouver de l’aide

E : C’est pas la responsable au-dessus ?

T1 : Non, elle est partie, elle, elle est partie en dépression. Elle est partie on s’est retrouvé face à lui et en voyant que c’était complètement…

E : Donc c’est vous en tant que groupe ?

T1 : C’est nous en tant que groupe.

E : Est-ce qu’il y avait une personne qui était visé plus qu’une autre ?

T1 : Non. En tout cas le harceleur, le chef, n’était capable que de viser qu’une personne à la fois. C’était une personne qu’il ciblait sur une journée, ou qu’il prenait dans son bureau ou qu’il harcelait mais on sentait qu’il visait une personne, on la sentait, puis il changeait de personne quand ça lui plaisait plus ou qu’il avait le tour et une deuxième sur une autre après-midi ou sur une autre matinée et alors il checkait comme ça.

E : Ok et s’est tombé parfois sur vous aussi ?

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T1 : Oui c’est tombé parfois sur moi. Mais étant donné que je me laissais moins faire que d’autres, je sais pas exactement. Je sais pas dire, j’ai parfois essayé de mettre les limites, il l’a senti donc il était peut-être moins …

E : C’était moins envers vous en tout cas ?

T1 : Ah ça dépendait, je sais plus si vraiment il me ciblait tout … Mais je sais plus si vraiment j’ai eu des gros moments comme certains ont vécu et que moi je me disais mais enfin moi je pourrais pas tenir ça.

E : Mais donc y’a des personnes quand même qui ont, en tout cas, vécu plus fortement la chose, et que vous vous étiez plus en retrait ?

T1 : Non j’étais quand même dedans.

E : Plus dans une position de témoin que de victime ?

T1 : En fait le problème c’est que comme je suis très sensible au mal-être de l’autre, et donc je le prenais pour moi sans que lui m’est directement fait quelque chose le fait de voir quelqu’un s’écraser, déprimer. Je le prenais pour moi et je le vivais aussi en fait. Et donc au final même si lui ne m’a pas spécialement ciblé de manière aussi forte que les autres je l’ai quand même très très mal vécu. Lorsque lui a appris qu’on allait, parce que maladroitement il a appris qu’on allait voir son supérieur qui est le doyen de la faculté de médecine, lorsqu’il l’a appris il est venu chez moi et il m’a dit S**** si tu vas voir ce doyen, tu seras … je te ferais souffrir pour les autres parce que tu seras le dernier à quitter le laboratoire parce que je venais d’entrer dans le laboratoire. Enfin j’étais le dernier à être entré dans le laboratoire donc j’allais être le dernier à quitter donc il m’a dit que si je faisais ça je devrais payer pour les autres et puis il m’a dit c’est pas une menace hein c’est un conseil. Et donc là je me suis fais ok bah là j’ai encore plus envie d’aller voir ton chef mec parce que ton argument est complètement, enfin t’es con, tu vas essayer de me faire du mal, bah je vais te bloquer avant que tu me bloques. Faire en sorte que. 93


E : Ok donc vous êtes d’abord allé voir le doyen et puis après ?

T1 : Ouais qui nous a écouté, qui nous a envoyé vers M.D***. Lui il nous a écouté, il nous a entendu, il a pris des notes, il a fait un dossier et puis il aurait conclu qu’on était victime effectivement d’harcèlement moral et puis notre doyen a lui porté plainte contre notre chef pour que ça puisse passer au niveau au-dessus, pour que ça puisse sortir de la faculté et se retrouver au niveau du rectorat donc est passé un échelon audessus. On a de nouveau tous dû aller raconter ce qui s’était passé, et durant tout ce processus en fait on a découvert qu’il avait déjà fait ça il y a 10 ans notre chef. Et qu’il y a 10 ans il s’était passé exactement la même histoire, alors ce qu’on a fait c’est qu’on a été recontacté les anciens d’il y a 10 ans et c’était assez drôles de les retrouver enfin certains parce que y’en a qui voulaient plus en entendre parler et d’autres qui étaient encore assez motivés et donc on les a revu et on a discuté avec eux et on a un peu rigolé parce que c’était exactement les mêmes … C’était marrant parce qu’on s’est rendu compte qu’ils avaient vécu exactement la même chose et donc quand ils parlaient d’un comportement que lui avait bah on rigolait parce que c’était exactement le même comportement. Rentre ici, il ferme la porte, c’est moi le chef, blablabla, le sifflement, les clés, tout était exactement la même chose, ils ont vécu exactement la même chose. Euh ont également été interrogé par le rectorat donc on a mis au courant el rectorat qu’il y avait une situation similaire qui s’était passé il y a 10 ans.

E : Eux à l’époque s’étaient plaint ?

T1 : Eux à l’époque ça se serait bloqué au niveau du doyen, s’était pas sorti de la faculté. Et tout le monde avait été… soit ils étaient partis spontanément parce qu’ils en pouvaient plus, soit ils avaient été écarté et mis ailleurs quoi. Et puis à ce moment-là celle qui nous encadrait, celle qui faisait tampon entre le chef et nous est arrivée et donc pendant ces 10 ans, ces 8 ans il y a plus rien eu parce qu’elle faisait réellement tampon entre les deux. Et puis quand elle est partie, on s’est rendu compte et ça a pété de nouveau.

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E : D’accord et par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Etes-vous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personnecible ?

T1 : Bah la fois où je me suis le plus… où j’ai le plus affronté, où je me suis le plus engagé c’est la fois où j’ai eu l’appel de cet ami, où je me suis dit c’est pas possible faut que j’aille lui dire parce que lui ne va jamais osé lui dire. Et donc là j’ai été lui dire mais la plupart du temps je me mettais derrière l’un de ceux qui était le plus virulent je vais dire et qui osait répondre plus et de manière plus ferme que moi et lui avait disons … quand lui parlait nous on se mettait plus ou moins derrière en se disant bah lui va oser y aller, de manière un peu lâche on laissait lui dominer, c’est un petit labo…

E : Vous alliez le chercher parfois pour vous aider à intervenir ?

T1 : Ouais parfois on pouvait aller le chercher pour dire oh tu veux pas venir, y’a ça qui s’est passé, ouais clairement et c’est lui qui… c’est avec lui que évidemment le chef s’est le plus clashé jusqu’à l’insulter de connard et… le chef l’a traité de connard et lui a dit tu baises avec une de tes collègues et… donc il lance des rumeurs qui sont complètement infondées comme argument vraiment très puissant et puis il l’insulte vraiment de manière tout aussi lamentable de connard en criant dans tout le labo jusqu’à le labo d’à côté l’a entendu aussi. C’est bien parce que quand L***** le plus virulent arrivait à attaquer le chef, il arrivait pas à tenir le chef, il craquait et donc il faisait des erreurs qui faisaient qu’on se disait mais ce gars est fou quoi.

E : Et est-ce que s’était habituel chez vous d’essayer d’aider, comme par exemple quand vous êtes allés voir le chef après l’appel ?

T1 : Oui oui oui, moi je … le fait de vivre ce que les autres vivaient et de le ressentir, ça me donnait envie d’aider cette personne, dès que je pouvais soit aider au niveau des manip’ soit aider niveau moral bah je faisais ce que je pouvais, encore maintenant d’ailleurs parce qu’il en reste 2 qui sont coincés dans ce laboratoire et régulièrement je vais les voir, pour la noël je leur ai apporté des chocolats, j’essaie de … je fais des 95


sorties avec eux. Ce week-end ci on va à Chimay avec tout le groupe en fait, le groupe est très soudé donc ce week end ci on va carrément à Chimay dans un gîte passer le week end ensemble. En fait aussi dans cette ambiance horrible on s’est très fortement rapproché, on est devenu une super bande de potes en fait, on sait qu’on peut compter l’un sur l’autre et ça nous a énormément soudé.

E : Vous êtes plus soudés qu’avant ?

T1 : Oui complètement.

E : Même si c’était déjà habituel ?

T1 : Même si on était déjà un peu soudé là c’est vraiment comme une petite famille quoi. Tous les membres s’entraident.

E : Et avant vous sortiez déjà ensemble, le week end ?

T1 : Non pas autant que maintenant, pas autant que depuis le… Déjà un petit peu mais on était des collègues et on se voyait toute la journée donc y’avait quand même forcément des liens qui se soudaient mais là les liens se sont plus que soudés.

E : Est-ce que c’était facile d’aller voir le chef après avoir reçu un appel ?

T1 : Non.

E : Ça vous demandait un effort ?

T1 : Oui après pour le reste de la journée j’étais claqué dans mon bureau, psychologiquement c’était très très dur, surtout de voir sa réaction et que après je sais que… enfin il m’avait pris dans son bureau en disant n’importe quoi comme d’habitude et j’avais dû subir ça en me disant ne te clashe plus avec, en rentrant dans son bureau juste après je me suis dit j’ai plus envie de me battre, qu’il raconte ce qu’il veut comme 96


connerie, moi j’oublierais pas ce qu’il va me dire mais là maintenant j’ai plus la force de l’affronter donc je … je l’ai laissé dire toutes ces conneries, n’importe quoi, j’ai retenu et puis je me suis dit bon ok sers la main comme il veut que je lui sers la main en sachant que j’utiliserais ça plus tard comme argument en disant voilà il dit n’importe quoi. D’ailleurs je prenais note à chaque fois qu’il arrivait, qu’il disait n’importe quoi hop hop hop et comme ça bah regarder il m’a dit ça, juste au moment où il le dit où il sort du bureau je le note comme ça je l’oublie pas je suis sûr clac, ça on le faisait souvent. Y’a eu aussi un moment où après avoir été interrogé par M.D*** ou par le rectorat je sais plus, on … dès qu’il se passait quelque chose on écrivait, on envoyait au rectorat, peut-être pas à M.D***, je sais plus si on le faisait mais en tout cas au rectorat on envoyait, c’était quotidien quoi. Mais c’était une perte d’énergie monstre parce que on avance pas, on travaille, tout ce qu’on fait c’est souffrir et noté ce que lui dit et l’envoyer. Ecrire ces mails de la manière la plus structurée possible pour que ce soit compréhensible, tout en demandant de l’aide et en voyant le gars de l’autre côté et qui souffre plus que toi parce qu’il est dans une situation … parce que l’autre est plus dessus et essaie de l’écraser le plus possible. C’était vraiment une ambiance terrible et c’est pas évident de rester là-dedans de manière… à long terme c’est pas possible.

E : Je comprends. Et pourquoi avez-vous réagi de cette manière plutôt qu’une autre par rapport à la publication de l’article?

T1 : Ca je sais pas, ça dépend du caractère de chacun. Mais là je me sentais, je sais pas, j’ai l’impression que là je me sentais suffisamment fort, suffisamment soutenu, suffisamment entouré que pour pouvoir le faire, si j’avais été tout seul et que tout autour personne ne voyait rien tout le monde continuait à faire comme-ci de rien n’était et que vraiment j’étais le seul à me rendre compte qu’il y avait un soucis j’aurais pas pu. Enfin je crois pas ? Là je parle avec ma famille, j’en parle avec ma copine, j’en parlait avec les gens du labo et donc je me disais c’est juste, tu vas … ce que tu vas faire est juste, tu vas dire ce que tu penses et tu mens pas, tu dis juste ton mal-être, tu dis juste la souffrance de l’autre, et y’a rien d’injuste dans ce que tu vas faire donc faisle et puis tu es soutenu par … donc fais-le tu verras bien. 97


E : D’accord, c’est intéressant ça que le fait d’être soutenu …

T1 : Bah oui ça te donne des forces le fait d’avoir des gens sur qui tu peux compter, sinon t’es dans les sables mouvants et tu te casses la gueule.

E : Pourquoi est-ce que vous avez choisis de sortir avec eux boire un verre par exemple plutôt que de régir d’une autre manière ?

T1 : Bah le fait de vivre les mêmes souffrances, t’as envie de partager le reste quoi, t’as envie de les aider et pendant que tu les aides tu … mais c’est tous les sens c’est pas juste moi c’est eux aussi, une espèce de cercle pas vicieux du tout, vertueux. C’est un très beau cercle, et donc en plus comme y’en a qui viennent du Maroc, y’en a qui viennent d’Equateur, y’en a qui viennent d’un peu partout, et en plus y’a un échange culturel qui est normal qui se fasse mais qui … comme le fait qu’on vive les mêmes difficultés tu discutes et tu découvres que les personnes sont supers et ont de l’humour et voilà et c’est comme ça que … ça se fait naturellement.

E : Est-ce qu’il y a d’autres fois où vous avez pu intervenir ?

T1 : J’aurais dû réfléchir avant de venir. Bah y’a une fois où on a dû tous quitter le labo, enfin y’a eu une histoire entre le plus virulent et le chef du labo et d’abord y’a eu lui qui s’est fait engueulé puis y’en a eu un deuxième qui s’est fait engueulé par le chef et on s’est dit … on s’est tous regardé et puis on s’est dit ensemble, je sais pas si c’est vraiment moi, mais en tout cas j’étais là, on s’est dit on se casse quoi. On a tous pris nos affaires, on s’est barré, et d’ailleurs à ce moment-là le chef engueulait la deuxième personne dans son bureau porte fermée et nous on attendit qu’il sorte, on avait tous nos affaires, manteaux, vestes, parapluie si on avait un parapluie, et on attendait qu’il ouvre la porte donc il a ouvert la porte, notre collègue est sorti du bureau l’air dépité et quand le chef a vu ça il a dit non non reviens, reviens dans le bureau, il l’a repris dans le bureau et il a essayé de calmer, il a fait pffff on reprend tout à zéro, on oublie tout ce qui s’est passé. Et là nous on pouvait pas quoi c’était la dixième fois que ça se 98


passait donc c’est bon on a compris, donc on l’a pris avec nous et on s’est barré. D’ailleurs je crois qu’on a été … on est rentré dans le bureau à deux, le plus virulent et moi sommes rentrés dans le bureau, on a pris la personne qui était en train de subir les conneries de l’autre et on s’est barré tous ensemble, on a fermé le labo et on s’est cassé. On est toujours plus fort en groupe donc on essayait au maximum de faire des actions groupées parce que ça avait plus de poids, d’ailleurs quand on a été se plaindre chez le doyen on l’a fait en groupe : les ¾ du labo ; on a écrit une lettre de 4 pages signée par ceux qui voulaient parce que aussi il y en a qui voulaient pas. On était ¾ à vouloir et ¼ qui avait trop peur que pour signer, que pour s’investir, que pour… Ceux qui subissaient le plus se sont le moins investit sans que ce soit une règle générale, eux c’est des cas particuliers, ils sont … c’est deux marocains qui sont marocains comme lui qui n’ont… enfin je ne sais absolument pas ce qui se passe dans leur tête mais j’ai l’impression qu’il y a une sorte de hiérarchie qui les empêche, qui les empêche de réellement affronter un être dominant. Mais c’est pas exactement ça, y’a aussi le côté… je sais pas… même en discutant avec eux… j’ai l’impression qu’ils veulent l’affronter un à un, que comme ça c’est plus juste que d’affronter à plusieurs contre un. Je sais pas exactement expliquer mais y’a plusieurs comportements qu’ils ont qui me font dire que… un : le respect de la hiérarchie, deux : le fait que le combat soit le plus juste possible à un à un. Une espèce de moral particulière probablement dictée par leur religion parce qu’ils sont musulmans mais ... Enfin ils essaient de faire ça… leur justice à eux est différente de la nôtre et ils ont préférés agir comme ça, mais maintenant ils regrettent un peu parce que les conséquences ont été qu’eux doivent maintenant rester avec lui, alors que tous les autres sont pratiquement parti ou se sont échappés, et donc ils regrettent un petit peu mais c’est comme ça. Mais c’est sûr qu’on a tous eu des comportements différents vis-à-vis de lui et vis-à-vis de la situation, ça c’est au cas par cas.

E : Est-ce que vous avez d’autres exemples comme celui-là qui vous viennent ?

T1 : Maintenant oui. Je t’ai expliqué qu’il y avait parfois… y’avait des moments où quotidiennement on avait envoyé des mails, au début il y en avait un qui s’en chargeait et puis j’ai pris le relais et c’est moi qui quotidiennement envoyait des mails pour le 99


groupe ou pour une situation qui s’est passé, ça c’est beaucoup d’investissement et c’est terriblement fatiguant parce qu’en plus le chef il passait dans le couloir et moi je stressais, j’étais en stress tout le temps quoi parce que pendant plusieurs semaines tous les jours j’écrivais des trucs, je pouvais pas travailler, j’arrivais pas, j’étais terriblement fatiguée, psychologiquement c’était vraiment difficile, et tout ça a fait que j’ai pas tenu très longtemps, j’ai tenu quelques semaines et après lui m’a fait une remarque : en fait j’étais venu très tôt le matin pour travailler, j’avais fini vers 4-5h, c’était le vendredi soir, enfin 4-5h vendredi après-midi et je vais dans son bureau… ah oui fallait lui dire au revoir et bonjour tous les matins à ce chef sinon il te faisait la remarque et ça allait pas du tout. Donc je vais dans son bureau, je toque et je dis voilà au revoir, et puis il me regarde et il fait quoi tu pars déjà, rentre dans le bureau. Et là j’ai pété un câble mais en moi, ce qui fait que sur mon visage je crois qu’il a dû voir que j’avais peur ce qu’il adorait, enfin je pense parce qu’il était tout énervé je ne sais pas pourquoi, en tout cas moi j’ai dû montrer un visage effrayé et je suis resté paralysé, j’ai dit non, j’ai dit non je rentre pas, Et lui si si tu rentres maintenant dans le bureau, j’ai dit non je rentre pas, j’ai finis, j’ai finis ma journée, j’ai bien travaillé, je suis venu très très tôt et je rentre chez moi c’est le week-end. Et je suis parti mais pendant deux semaines c’était le nuage dans ma tête j’ai commencé à sentir que c’était nuageux, je sais pas expliquer mais c’était réellement physique. J’avais l’esprit embrumé, mais psychiquement, je le sentais, je voyais pas bien, j’étais… donc j’ai pris deux semaines de congé à ce moment là parce que j’en pouvais plus et puis par hasard je partais une semaine au Liban juste après et donc je me suis pris un petit mois de repos parce que j’étais chaos, réellement chaos. Cette situation était insoutenable, devoir se battre continuellement, et lui qui continue à te lancer des pics et puis à faire en sorte de te casser ou de te dominer c’est pas, c’est pas possible.

E : Pourquoi avoir pris la responsabilité d’écrire et d’envoyer quotidiennement ce qui se passait, plutôt que d’agir d’une autre manière ?

T1 : Je sais pas c’est une sorte de combat, tu vois quand tu fais la guerre, je l’ai jamais fait, mais tu crois tellement en ce que tu… ton combat t’y crois, tu te bats pour la justice, tu te bats pour sauver ton pays, contre l’envahisseur, quelque chose comme 100


ça. C’est un sentiment qui doit être assez beau en fait parce que t’as le sentiment que ce que tu fais est réellement juste et qu’il faut s’impliquer à mort pour que ta justice soit la justice et que tu gagnes. Bah j’ai l’impression que c’était un peu ça. Tu veux que la justice soit faite et donc tu te bats à mort pour que tes collègues et toi vous vous en sortiez en ayant toujours l’espoir que ça se passe le plus vite possible et avec le fait qu’il y ait le moins de dégâts possible soit sur ta personne soit sur les autres, mais c’est un peu ça je crois. C’est une sorte de fierté, enfin c’est inconscient parce que je me disais pas « ouais je suis super fier, je vais faire ça pour aider tout le monde » mais tu le fais parce que tu crois que c’est nécessaire et que ça va aboutir à quelque chose de positif. Je crois.

E : En tout cas c’est ce que vous pensiez à ce moment-là ?

T1 : C’est ce que je pense maintenant sur le moment je sais pas si vraiment j’étais capable de me dire « ce que tu fais c’est beau mec il faut y aller jusqu’au bout ».

E : Du coup avez-vous une idée de ce qui au moment même vous poussait à faire ça ?

T1 : Un catalyseur ? Je sais pas. Bah la survie, il faut s’en sorti et faire ce qu’il faut pour. T’as pas le choix tu peux t’écraser et subir ou au contraire faire tout ce qui faut pour… A mon avis s’il y avait une guerre, je serais dans les cons kamikazes qui font sauter un pont ou qui se font sauter eux pour… Faut pas écouter ce que je dis. Mas je serais plutôt du genre à attaquer qu’à rester comme un imbécile et rester les bras croisés.

E : C’est déjà votre habitude d’agir comme ça dans la vie ?

T1 : De faire de mon mieux pour que les choses changent ou de faire de mon mieux pour avancer, et ce qui est bien c’est que j’ai une tête de gamin, enfin je veux dire on me soupçonne pas d’essayer d’attaquer, d’essayer de faire de mon mieux. Moi il m’a jamais soupçonné en fait le chef, il a jamais pensé que j’aurais pu avancer si loin, parce que par exemple maintenant lui voulait plus que je travaille sur son sujet et alors je suis allé voir maintenant dans son nouveau labo son ancien chef mais j’allais comme 101


ça, je suis allé voir l’ancien chef de mon chef, en sachant que c’était un monstre en sciences et qu’il fallait que je lui explique que son étudiant était complètement malade, donc j’allais vraiment comme ça mais je suis allé, je lui ai expliqué, j’ai commencé en lui disant que j’avais réussi à me sauver du laboratoire maudit, le laboratoire de votre étudiant, et il m’a regardé comment ça maudit ? J’ai dû lui expliquer mais j’avais aucune garantie qu’il me croit, qu’il m’aide à retravailler sur l’ancien sujet, j’avais aucune garantie. C’était du kamikaze, « vas-y et puis tu verras bien ce qui se passe ». Alors il m’a cru parce qu’il avait entendu des choses heureusement et qu’il avait une étudiant qu’il aimait beaucoup qui avait été travaillé chez lui et en fait qui s’est barrée très très vite et lui a donné aucune explications et donc il s’est dit qu’il y avait quelque chose qui allait pas. Et d’ailleurs il en était très triste, il m’a dit « je suis très triste que cette personne soit allée chez lui parce qu’elle me donne plus de nouvelles, elle m’a pas expliqué pourquoi ça avait pas été ». Et donc j’ai pu lui expliquer ça, lui…, enfin je tremblais, j’avais la voix qui tremblait, mais j’y suis allé je lui ai dit. Et puis il m’a dit « présente moi tes résultats » donc une semaine après je lui ai présenté mes résultats et il m’a dit « bah je vais essayer de t’aider scientifiquement et politiquement » donc il va essayer de faire en sorte que je puisse retravailler dessus. Mais bon c’est un peu mon caractère d’essayer de… même si ça me fait pleurer, même si ça me touche très fort, même si c’est dur, j’essaye j’ai rien à perdre. Je crois.

E : Par rapport à l’aide que vous avez apporté en écrivant des mails quotidiens au rectorat pour faire avancer votre situation, est ce que c’est un comportement habituel ?

T1 : Ca a été plutôt un déclic. C’est une question difficile. C’était un comportement habituel dans le sens d’aider les autres, c’était plutôt habituel, mais de m’impliquer autant dans une seule situation ça c’est nouveau parce que je l’avais jamais vécu avant, mais c’était un comportement relativement habituel d’essayer d’aider les autres. Mon frère ou ma sœur, je sais pas si c’est un bon exemple, mais je les aide pour leurs examens ou la veille ma sœur arrive en pleurs « S**** explique moi ça » « Viens

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on a pas beaucoup de temps mais on va essayer de le faire ». Oui c’est plutôt un comportement que j’ai depuis initialement.

E : Est-ce que ce comportement était facile à mettre en place ou est-ce que cela vous a demandé un effort ?

T1 : C’était psychologique parce qu’il y avait une pression de sa part néfaste, que je ne rencontre pas quand j’aide quelqu’un spontanément, naturellement, y’a pas une espèce de loup qui va me bouffer juste derrière.

E : Donc à cause de ça, c’était plutôt un effort ?

T1 : C’est un effort oui, parce que j’ai assez vite… après quelques semaines j’ai dû prendre du recul ça n’allait plus du tout. On peut pas tenir très longtemps dans ce genre de stress, vraiment, parce que déjà au niveau du boulot tu bosses plus, enfin t’avances pas, tu réfléchis plus, t’es en mode survie, y’a des fonctions de ton corps qui fonctionnent plus. Et juste le mode survie s’enclenche et tu fais ce que tu peux pour y arriver mais y’a des trucs que tu dois mettre de côté, tu peux pas tout faire en même temps.

E : Et quand en groupe, vous avez décidé d’aller chercher la personne dans le bureau du chef, est ce que c’est quelque chose qui vous a demandé un effort ? Est-ce que c’était habituel ?

T1 : Non c’était un soulagement ça, c’était un soulagement parce que c’était une délivrance ça, on allait partir du labo tous ensemble donc moi personnellement j’étais plutôt content qu’on ait pensé à ça et qu’on se barre. La fuite parfois tu peux pas faire autrement, soit tu rentres dedans, soit tu fuis, bah là j’avais envie de fuir. On a été chez le doyen de la faculté de médecine, après le doyen a mis notre chef de côté pendant 10 jours mais sans que ce soit une sanction. Le doyen a dit que c’était important que ce soit pas une sanction mais effectivement on le mets… c’est pour calmer le jeu mais sans que ce soit une sanction. C’est vraiment pour que nous on 103


puisse souffler un peu. Ensuite on est retourné travailler, mais c’était pas évident parce qu’en 10 jours, nous on se disait on va pouvoir travailler, on va pouvoir avoir la tête libre mais on en discutait tellement qu’on était dedans, on était contaminé, c’est un virus quoi, qui nous avait tous attrapé et on savait pas s’en dépêtrer, en 10 jours c’était pas possible surtout qu’on savait qu’il allait revenir et donc au plus le temps avançait au plus on savait qu’il allait revenir et donc le travail n’était pas efficace de nouveau.

E : Et c’était un comportement habituel, de décider en groupe de s’en aller et d’aller chercher une personne dans le bureau du chef ?

T1 : Non c’était la première fois qu’on prenait cette décision-là.

E : Et est ce qu’il a des situations où vous n’avez pas pu réagir ?

T1 : Parfois je pouvais rien faire, mais dans notre groupe aussi il y en avait qui ne racontait pas tout ce qui se passait et gardait ça pour eux, enfin ça c’est chacun… y’avait disons ¼ qui voulait pas raconter, qui voulait pas que ça s’ébruite alors que nous on demandait que ça pour qu’on puisse les aider ou pour qu’on puisse… à ce moment-là c’est frustrant parce qu’on en voit qui souffre à la limite plus que les autres et on peut pas les aider parce qu’eux restent dans leur cocon et veulent pas, et c’est leur caractère je sais pas. A ce moment-là t’as envie d’agir mais tu peux pas. Je sais pas si je réponds à ta question.

E : Et est-ce que dans les situations dont vous avez eu connaissance, que vous avez su, que vous avez vu, il a des situations où vous n’avez pas pu réagir ?

T1 : Je sais pas. Quand je savais pas réagir c’est que j’étais pas là, que je le savais par après. Parfois on ose pas, oui probablement, parfois on ose pas non plus. En fait c’est ça parfois j’osais pas, quand lui me disais des conneries parfois j’allais pas au clash directement avec lui, j’osais pas.

E : Quand c’était tourné vers vous ? 104


T1 : Quand c’était tourné vers moi et que lui me disais des âneries, quand il essayait de me chercher, parce que dans la lettre de plainte qu’on avait envoyé au doyen, on avait mis que tout lui appartenait, même nos plats à nous, on laissait des gâteaux dans le frigo, il ouvrait le frigo il prenait les plats et il le mangeait. Tu demandes, on aurait pas dit non mais enfin t’es pas notre pote, tu prends pas nos plats, ça se fait pas. Et alors on avait mis ça en disant voilà il s’accapare tout, et on avait parlé d’un crème, une crème Nivea qui était là enfin bref et donc lui il avait toujours accès à tout ce qu’on disait. Je sais pas pourquoi dans la procédure légale il est l’accusé et donc il doit être au courant de tout ce qu’on lui reproche, à chaque fois, à toutes les étapes de cette procédure, il sait toujours tout et donc il est venu nous narguer plusieurs fois il est passé dans le couloir, il y avait sa crème Nivea bref et il l’a prend et il vient devant moi, il l’a prend et il fait « ah cette crème elle est à moi, ah ah ah tu vois de quoi je parle hein, ah la crème ouais », et dans ces situations-là t’ose pas, enfin moi j’osais pas répondre à ce genre… j’avais un peu peur, je me disais comment ça se fait qu’il est au courant de tout ça, il faut nous protéger ou il faut que lui sache… pourquoi est-ce que lui est au courant de tout et que nous on sait pas exactement ce qui se passe maintenant ? Donc souvent, j’osais pas, y’a souvent des fois où je suis resté bloqué ou j’osais pas répondre, mais en sachant que si je répondais c’était le clash donc j’essayais de me retenir.

E : Qu’est ce qui faisait que vous n’osiez pas justement ?

T1 : La peur, le fait de savoir que si je me disputais avec lui ça sera… y’a ma thèse qui est en jeu quoi. Y’a ma thèse, y’a le fait que j’ai peut-être peur de lui envoyer un coup de poing dans le visage même si j’ai pas des gros bras, mais j’ai peur d’avoir un comportement qui n’est pas adapté à une société dans laquelle on vit, j’ai peur de redevenir un animal et de taper dedans sans réfléchir, ça aurait pu arriver, n’importe qui d’entre nous, on se l’ait déjà dit. On a pensé suicide, on a pensé fracassage de crâne, on a pensé à… dans cette situation là on était vraiment dans une ambiance très nocive, très triste, déprimante et donc ce sujet revenait souvent donc moi j'essayais de pas rentrer trop en clash avec lui parce que je savais pas exactement comment il fallait 105


réagir, c’est la première fois que je rencontrais ce genre de situation donc est ce que j’allais rentrer dedans comme un bourrin ou est-ce que j’allais arriver à argumenter malgré la peur, parce que argumenter en ayant peur c’est pas … argumenter face à quelqu’un qui n’a aucune argumentation c’est encore pire, et quand c’est ton chef c’est encore pire. Y’a aussi le respect de la hiérarchie, et des chefs quand même. Enfin y’a plein de trucs qui font que j’osais pas.

E : Et quand vous dites peur…

T1 : C’était physique, c’était une peur assez physique, oui j’aurais pu aller aux toilettes plusieurs fois par jour.

E : Peur de quoi à ce moment-là ?

T1 : Peur de lui, parce qu’il est assez imposant, grand agressif du visage. Il est massif quoi, il a un caractère agressif. Peur pour ma thèse, peur pour moi, peur pour les autres, peur de faire une connerie, c’est inconscient mais c’est une peur qui existe quoi. Peur de son comportement à lui, il peut avoir des gestes un peu brusques donc j’ai pas envie de ramasser un poing. Parce qu’on a appris aussi par la suite, qu’il avait tapé une de ces anciennes étudiantes donc tu relativises, tu essaies de prendre du recul, enfin tu relativises pas tu prends du recul uniquement.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ? Cela a-t-il modifié votre comportement ?

T1 : Y a eu un déclic au moment où celle qui était entre nous deux est parti et que je me suis retrouvé face à lui, donc il m’a pris dans son bureau, il m’a dit on va parler scientifique et il a dit que des conneries, mais scientifiques quoi. C’est terrible, c’est ton chef et il te dit que de la merde. Il sait pas dessiner un palindrome, enfin bref scientifiquement il faisait de la merde, il te donne pas le mauvais type cellulaire à utiliser. Moi j’ai rien dit, je me suis dit je vais pas à chaque fois lui dire qu’il dit de la merde. J’aurais peut-être dû mais on se serait clasher, on se serait disputer, on en 106


serait peut-être venu aux mains parce qu’il m’énervait trop, donc j’ai rien dit, j’ai laissé couler, j’ai pris note. Puis en sortant je suis allé voir les autres, j’ai fait écoutez c’est avec ça qu’on fait cette expérience-là, ah non c’est avec ça, ok et ça c’est pas un palindrome hein regardez ce qu’il m’a dessiné, non c’est pas un palindrome, et ça c’est pas une connerie aussi, si si, mais tu viens d’où, je fais bah du bureau du chef, on a discuté scientifique, on a tous rigolé mais là tu prends conscience qu’il y a un gros soucis : son comportement est une catastrophe et son niveau scientifique est… c’est un professeur d’université le mec, un professeur d’université et il sait pas te raconter des choses simples, et il a jamais tort. Il a jamais tort donc… enfin un professeur peut dire des bêtises, on est des êtres humains, on fait tous des erreurs mais quand tu fais des erreurs, que tu t’en rends pas compte, que tu es sûr de toi, que tu écrase l’autre quand lui fais une erreur, enfin tout ça fait que là ça va pas du tout. Ça c’est un déclic qui s’est passé dans ma tête, et un autre déclic c’est le fait de voir partir ma … celle qui encadrait tout le monde en fait, qui était entre lui et nous, parce que je suis rentré dans son bureau, y’avait tout qui était rangé. Je fais « ah tu déménages ? », et elle me regarde en pleurant et elle me dit bah oui je pars quoi. Je fais « comment ça tu pars ? » Bah oui je pars cette nuit, je range tout mais cette nuit je me barre, on vient chercher mes affaires et je me barre quoi , j’en peux plus, c’est plus possible, il s’est passé quelque chose mais je veux pas en parler mais je me barre. Je fais ok.

E : C’est ce qu’elle vous a dit à ce moment-là ?

T1 : C’est ce qu’elle m’a dit à ce moment-là donc c’était dur quoi. C’était une super amie, on rigolait, enfin en plus d’être une encadrante, on rigolait, c’était une amie quoi, qui se barrait triste quoi. Ça c’est les deux déclics. Le fait de voir tous mes collègues se faire massacrer bah troisième déclic. De me voir moi complètement déprimé, incapable de travailler, devoir envoyer des mails, enfin c’est tout, c’est toute la situation qui fait que…

E : Et chronologiquement ça s’est passé comment à peu près ?

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T1 : Bah en gros le premier déclic c’est elle qui part, le deuxième déclic c’est j’étais dans son bureau pour discuter scientifique catastrophe, et puis après de voir tous mes collègues se faire massacrer parce qu’ils sont face à lui réellement et qu’il fait n’importe quoi. Et puis là on a été voir le doyen parce que c’était plus possible. Et juste avant ça il y avait aussi deux étudiantes en doctorat qui avaient un financement. En fait pour obtenir un financement pour faire un doctorat il faut vraiment se battre énormément, il y a une sélection à passer au niveau du FRIA, enfin le FNRS donne des bourses et il y a une personne sur 4 qui l’a. Il faut vraiment passer devant, préparer, faire une présentation, un dossier scientifique robuste et avec ça il y a une personne sur 4 qui l’a. Donc c’est vraiment dur, et on reçoit quelque chose comme 1800€ par mois, et quand on a, on est content, on va jusqu’au bout. Mais là y’a eu deux étudiantes qui en plein milieu de leur financement ont arrêtées, qui sont parties dans ce labo-là, dans le labo où j’étais. Quand je suis arrivé, il y en a une qui était en train de partir, elle m’a dit ne va pas dans ce labo, ce gars est malade, il te harcèle tout le temps, mais j’ai pas écouté. Enfin je me suis dit, je vais tester, enfin tu prends pas conscience du truc tant que tu l’as pas vécu, enfin c’est ce que j’en ai conclu. Enfin elle est partie assez rapidement, pendant que j’étais là y’en a une autre qui est partie aussi. En fait ces deux-là étaient directement en relation avec lui, elles ne passaient pas l’intermédiaire par lequel moi je passais. Et donc la deuxième également s’est barrée en plein milieu de sa thèse, et puis il y a eu ma promotrice qui s’est barrée, et puis nous on s’est retrouvé face à lui et on s’est battu. Donc en fait, chronologiquement il y avait encore deux autres personnes que j’avais oubliées qui étaient là et qui se sont barrées.

E : Quand avez-vous vraiment pris conscience de cette situation de harcèlement, est ce que cela a modifié votre comportement ?

T1 : Oui. Oui, oui. Avant je laissais couler. Tout au début c’était le chef donc il savait tout, il allait t’aider, c’est grâce à lui que t’étais là, dans ma tête j’ai toujours été très scolaire un peu : le professeur ou le chef a raison constamment. Mais le fait de me rendre compte que ce schéma était faux, que c’était complètement erroné, c’est une question de maturité je crois car avant d’avoir vécu ça je devais pas être très mature, 108


et après je le suis devenu un peu plus en me rendant compte que dans la vie même ceux qui s’appellent chef ou sui ont une couronne sont des êtres humains aussi et peuvent se tromper et faire des conneries. Donc là je me suis rendu compte que c’était le cas, qu’il faisait n’importe quoi et effectivement mon comportement était plus sec, plus ferme, j’ai osé dire certaines choses. Le comportement de mettre une limite en disant ce que tu dis c’est de la merde, développe un peu, ben je l’aurais jamais fait avant, en sachant qu’il faisait n’importe quoi, qu’il blessait les autres, et que lui m’écrabouillait, j’avais besoin parfois de m’exprimer quoi, et de lui faire comprendre qu’il faisait des conneries, qu’il était pas compétent. Ah oui j’ai un autre exemple, en fait on avait un comité d’accompagnement, lui choisissait deux ou trois amis à lui et ces personnes-là devaient nous encadrer nous au fur et à mesure de notre travail pour essayer de … en plus de lui, de nous chapoter en plus, de vérifier que tout va bien. Et à eux, j’ai été le premier à leur dire qu’on avait un soucis avec lui et ils ne m’ont pas cru mais de nouveau c’est comme l’histoire où je suis allé voir l’ancien chef de mon chef où j’ai tout lâché, où j’ai dit ce qui n’allait pas, là j’ai fait pareil mais c’était ses amis à lui donc ils m’ont pas cru et je me suis retrouvé face à une barrière et je me la suis pris en pleine figure parce qu’ils m’ont dit bah non S**** on te crois pas, tout va bien, blablabla, moi j’étais le premier à passer, puis y’en avait un deuxième qui passait le même jour et un troisième qui passait le même jour et eux ont tenu le même discours que moi, et à partir de ce moment-là ils se sont rendus compte qu’il y avait réellement un soucis mais moi je me suis dit vas-y de toute façon derrière toi il y en a deux autres qui devraient normalement aller dans ton sens, fonce. Je suis aussi allé voir le FNRS, je suis allé voir les directeurs administratif du FNRS donc ceux qui donnent les bourses, à qui j’ai tout expliqué, j’ai dit voilà ce qui se passe au laboratoire, mais je m’étais dit 10 ans avant il y a des gens qui ont dû allé voir le FNRS aussi, qui ont dû se plaindre, je vais pas être le premier quoi, il y a plein de chercheurs qui sont passés par là et qui ont dû raconter leur truc au FNRS donc moi j’y vais en me disant bon je vais juste rajouter un élément, en fait non il n’y a jamais personne qui a osé se plaindre, ce qui fait que je me suis de nouveau retrouvé face à des gens qui ont dû me croire, à qui j’ai dû exposer mes arguments, essayer d’argumenter le mieux que je pouvais même si je suis pas un grand argumentateur.

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E : Ca vous l’avez fait pour vous ? pour les autres ?

T1 : Pour moi et pour les autres. Mais nous notre objectif depuis le début c’est que lui ne puisse plus avoir d’étudiants, c’est tout ce qu’on veut, on ne demande pas d’argent, on ne demande pas de reconnaissance, on demande rien, on veut juste que ce gars ne puisse plus avoir d’étudiants parce qu’il fait que de la merde, il est pas fait pour.

E : Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ?

T1 : Tout le monde a réagi sauf 3-4 personnes et à chaque fois c’était un choix qui était personnel, que je sais pas exactement pourquoi. En gros c’est parce que sinon ils avaient pas de travail et c’est une assurance financière en plus qui difficile à obtenir donc ils veulent le garder le plus longtemps possible et puis il y a ce titre de docteur qu’on obtient à la fin donc rentrer en conflit avec son chef c’est pas ce qu’il y a de mieux à faire et puis voilà. Y’en a qui n’ont pas osé d’autres qui se sont battus. Là y’en a un qui a réussi à terminer sa thèse, un qui galère complètement qui n’arrive pas à terminer, il est au chômage et il fait du jardinage en black avec son frère pour payer son appart, y’a moi qui ait dû me barrer dans le labo de Namur pour continuer mais qui espère toujours pouvoir retravailler sur ce que je faisais au début, et là y’en a encore deux qui souffrent dans le labo, ils arrivent pas à s’en sortir et je sais même pas s’ils arriveront à terminer leur thèse car ce mec est complètement fou. Mais ce que je trouve terrible dans cette situation c’est que ils restent les deux étudiants là, alors qu’on sait qu’ils ont souffert, ils restent avec ce chef en train de travailler, ça fait un an et ils risquent de pas s’en sortir. A ce niveau-là je trouve ça honteux, tout le monde est au courant, tout ceux qui doivent être au courant sont au courant et y’a rien qui se passe, les gars ils sont là, en souffrance… on les laisse.

E : Et ceux qui ont réagi est ce qu’ils ont le même type de comportement que vous ?

T1 : Disons qu’il y en avait 3, on était 4. Ceux qui réagissaient le plus on étaient 4. Un, il critiquait beaucoup le chef, mais il s’écrasait complètement devant, mais vraiment, j’ai jamais vu quelqu’un s’écraser autant 110


E : Donc lui ne réagissait pas ?

T1 : Non lui pas du tout. Y’en a un il s’écrasait aussi mais se concentrait uniquement sur l’aspect scientifique, il avançait de son côté en gros, il voulait terminer sa thèse et avancer de son côté, c’est celui qui m’a appelé pour son article là, lui aussi on peut conclure qu’il s’écrasait plus ou moins tout en essayant d’utiliser des arguments plus ou moins logiques avec le chef mais ils parlaient deux langues différentes mais il essayait de parler et se concentrait à morts sur sa thèse. Y’en a un qui, rien à foutre, le plus virulent, rentrait dedans dès qu’il pouvait, dès que quelque chose était pas juste il le disait il rentrait dedans mais il a pas tenu très longtemps d’ailleurs il arrive pas à terminer sa thèse, c’est celui qui arrive pas à terminer sa thèse, et puis il y avait moi qui était un peu entre les deux, essayer de le moins possible entrer dedans mais quand je sentais que je pouvais plus tenir, il fallait que je lui dise des trucs donc je lui rentrait un petit peu dedans, mais tous on étaient soudés et face à lui on avait des comportements différents, mais ensemble dans la procédure on avait le même comportement qui était d’essayer de dire la vérité le plus possible lorsqu’on devait être entendu et de se battre ensemble pour que lui ne puisse plus avoir d’étudiants.

E : Ok mais il n’y a pas que l’affronter comme comportement il y a aussi les différentes démarches. Est-ce que les autres prenaient part à ça aussi ?

T1 : Les deux qui n’osaient pas, on a pas pu les incruster dans l’affaire parce qu’ils ont pas porter plainte officiellement dès le début, apparemment il faut porter plainte officiellement dès le début pour pouvoir passer à toutes les autres procédures, eux ne l’ont pas fait et quand ils ont senti qu’ils pouvaient rejoindre le groupe, y’a quand même eu un schisme qui a fait qu’ils sont quand même restés en retrait et que maintenant ils sont toujours dans le labo. C’est dommage, quand y’a un bateau qui coule tu sors tout le monde, tu laisses pas les deux… allez quoi y’a un souci.

E : L’entreprise a-t-elle réagit ?

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T1 : Bah oui, le doyen nous a envoyé chez le rectorat, le rectorat nous a entendus. Et ce qu’on a aussi c’est qu’on a un syndicaliste, enfin un directeur de syndicat libéral de l’ULB qui fait actuellement le pont entre nous et le rectorat. Lui il assiste à toutes les réunions des grands chefs et lui nous transmet les données, enfin il les envoie à moi et moi je les transmets.

E : Qui est ce qui a fait intervenir ce syndicaliste ? Qu’est-ce qu’a fait concrètement l’entreprise ?

T1 : Non, c’est nous, c’est encore nous qui avons dû trouver ce gars.

E : Concrètement qu’est-ce qu’il a fait le doyen ?

T1 : Concrètement, il a mis notre chef 10 jours à l’arrêt et puis lui-même à porter plainte pour que cela puisse passer au niveau du rectorat, donc disons qu’il a fait ce qu’il devait mais en même temps maintenant qu’il sait qu’il y a encore deux étudiants qui souffrent dans le labo ben on le voit plus.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T1 : Bah j’en sais rien. Je suppose que lorsqu’un groupe est harcelé s’il arrive à prendre conscience de sa force, qu’il arrive à être uni, quel que soit l’endroit où il se trouve il arrivera à faire entendre sa voix, mais il faut qu’il prenne conscience de sa force et il faut qu’il soit unit. Je pense que ces deux caractéristiques là devrait leur permettre de s’en sortir ou du moins de se faire entendre, mais si ils tiennent tous dans leur coin ou qu’ils se rendent pas compte qu’il faut qu’ils interagissent ensemble pour s’en sortir, ils y arriveront pas. Je pense pas qu’en Belgique, il ne soit pas possible de s’exprimer dans une industrie si on en a envie et si on a l’occasion enfin peut-être que dans certains réseaux de proxénétisme c’est difficile mais dans une vraie industrie où il y a des droits, où il y a des gens qui … où il y a un règlement il y a possibilité de discuter et se faire entendre je crois. Naïvement je crois qu’un groupe qui a envie de se faire 112


entendre se fera entendre, mais faut que ce soit en groupe, individuellement ça risque d’être plus dur parce que c’est la parole d’une personne contre ce qu’il y a autour.

E : Et donc pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T1 : Je sais pas, peut-être que ça aurait été plus vite dans d’autres entreprises parce que ça fait plus d’un an. Peut-être qu’au niveau du labs de temps où il y a une réaction, parce qu’en plus mon entreprise là doit être très vigilante. Mais probablement que c’est plutôt plus dur. Chaque industrie a envie d’étouffer ce genre d’affaire, n’a pas envie que ça se sache publique et dans mon entreprise on n’arrête pas de te parler de moral, de justice, de libre examen, et je suppose que tout en ayant ses belles paroles, quand une injustice survient ils essaient quand même de l’étouffer pour que ça fasse pas trop de bruit au niveau des médias, au niveau de l’image de l’entreprise qu’il faut absolument protéger, donc l’affaire est restée coincée dans l’entreprise. Nous a un moment on a hésité à la sortir, à aller se trouver des avocats extérieurs à l’entreprise mais on nous a … je pense qu’ils préféraient que pour le moment la procédure suive son cours au sein de l’entreprise sans que ça fasse de grabuge. Donc peut être que c’est pas… au vu de l’image de l’entreprise qui doit rester magnifique, une espèce d’illusion que l’entreprise est joli quoi.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T1 : Y’a eu la peur à dépasser, le fait ne pas réellement savoir où on va, ça fait parti de la peur, enfin ne pas savoir de quoi sera fait le futur, ça génère un stress, y’a beaucoup de stress.

E : Le futur par rapport à quoi ?

T1 : Par rapport à la thèse, à la procédure, par rapport aux collègues « est ce qu’ils vont s’en sortir aussi ? ». Par rapport même à ma santé parce qu’il y a un moment où je suis 113


parti deux semaines où je me suis dit mais ça va pas quoi, j’ai jamais … on était tous insomniaques, on dormait pas, on avait des pensées suicidaires et tout ça fait que … c’est pas cool en fait, ça me fatigue beaucoup…

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents ?

T1 : Nos relations entre les collègues qui étaient excellentes et ça ça te pousse à agir, les techniques … le fait que tu te rendes compte qu’en fait la hiérarchie ça veut rien dire dans un laboratoire et qu’un chef doit être une espèce de chef d’orchestre et pas un tyran qui veut absolument faire ces trucs, et en plus il était incompétent donc c’est aussi un déclic qui m’a fait… je me suis dit ça va tu peux le remettre à sa place quand il faut parce qu’il dit de la merde. Si j’avais été le seul à réagir … on aurait pas pu aller aussi loin si j’avais été tout seul. D’ailleurs ceux qui étaient tout seul auparavant, la première elle est partie, la deuxième elle est partie, la troisième elle est partie, dépression, dépression, dépression, non la première pas dépression, la deuxième dépression, la troisième dépression. Et puis là on s’est unifié et on s’est rendu compte que peut être que si cette personne-là était pas partie, surtout la troisième qui était ma… celle qui faisait tampon entre les deux, on aurait pas réagi comme ça. Peut-être que si elle était restée encore quelques années on se serait jamais rebellé parce qu’elle était là pour nous calmer aussi en disant « mais non il est pas si méchant ». Elle calmait le plus virulent et quand lui était calmé nous on était plutôt calmé. C’est un schéma très particulier, chaque situation sera différente, là y’a eu plusieurs départs qui ont fait que le plus virulent s’est rebellé et puis nous on a suivi le plus virulent parce qu’il avait raison et qu’on s’en rendait compte. Et puis le fait qu’on s’entendait bien, ça aussi il suffit que tu t’entendes pas avec le collègue même si tu dois te battre avec lui pour ça tu risques de… ça dépend de la taille du groupe mais si le groupe est comme nous entre 5 et 10, si tu ne t’entends pas avec l’un deux ça va vite générer deux groupes qui ne seront plus aussi fort que si c’était un seul, enfin je sais pas exactement mais toute la situation a fait que tout s’imbriquait relativement bien pour permettre notre rébellion.

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E : Quand vous dites tout s’imbriquait, vous pensez à quoi ? Au groupe, aux bonnes relations, et puis ?

T1 : Ouais principalement quoi, on était tous des chercheurs qui travaillaient sur un sujet très proche tous, on s’entendait tous bien comme une petite famille quoi, à ce moment-là ça permet de combattre ensemble.

E : Est-ce que d’autres choses auraient pu rendre votre comportement différent ?

T1 : Bah quand je me dis « pourquoi t’as pas agis comme ça, pourquoi t’as pas fait ça là ? », j’en ai conclu à postériori que c’était en partie à cause du schéma de respect dû à un professeur ou un chef. Donc j’imagine dans une industrie, il y a des gens qui ont ce même schéma que moi et qui oseront pas aller plus loin ne connaissant pas leurs droits, le fait de pouvoir dire la vérité, de dire que c’est pas juste, que ce qui se passe n’est pas normal. Qu’est ce qui est normal aussi ? Parce que si à côté de toi il y a quelqu’un qui souffre mais que personne ne dit rien on a l’impression que c’est la normalité et que se plaindre… On a l’impression que c’est nous qui sommes le problème et pas l’autre, parce que comme ça a l’air d’être une situation normale et que personne ne se rebelle, on ose pas faire le premier pas, nous on a de la chance parce que chez nous il y en avait un qui était virulent et qui a osé faire le premier pas, on était amis et donc on comprenait ce qu’il voulait dire, il le disait plus fort mais il avait raison parce que nous on se faisait pas entendre, mais on a eu de la chance qu’il y avait lui, sinon on se serait encore tous laissé écraser, surement, je serai encore dans le labo en train de souffrir. Le fait que c’était ma première expérience professionnelle en quelque sorte aussi, que j’avais pas de point de comparaison, maintenant que je travaille dans un autre labo je peux comparer mais en bien car le chef est très compétent et très à l’écoute.

E : Vous m’avez dit que si vous aviez été seul à intervenir, vous ne seriez pas allé si loin, qu’est-ce qui vous en aurait empêché selon vous ?

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T1 : J’aurais pas osé je crois, parce que je te dis ce schéma complètement aberrant que t’as en tête parce que c’est injonctif. Et la peur aussi parce que se rebeller contre un chef « qui est ce qu’on va croire, le chef ou toi ? » C’est probablement lui, c’est ta parole contre la sienne, c’est plus dur. J’étais soutenu parce qu’on était un groupe donc c’était plus facile d’aller de l’avant.

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T1 : … (silence) … Voilà

E : Merci

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9.4. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°2 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T2 : Ben le harceleur c’est ma chef directe, c’est la directrice du centre et la victime c’est mon collègue, mon collègue direct parce que je travaille avec lui dans plusieurs écoles. Donc ça c’est pour situer. Euh…

E : Et quelle est la situation de harcèlement à laquelle vous a avez assisté ?

T2 : En fait la situation personnelle de J.-L. était assez compliquée, et à la rentrée elle m’a demandé de venir dans son bureau, pas cette rentrée scolaire çi, la rentrée scolaire précédente, pour faire un peu le point et pour me dire que si je devais dire des choses, c’était à elle aussi que je pouvais… je pouvais tout lui dire quoi. Je dis bah alors moi ce que je pense c’est que J.-L. a besoin de soutien et c’est juste ça qu’il a besoin, et à ce moment-là il n’y avait pas encore de harcèlement ou de … vis-à-vis de moi en tout cas et lui ça c’était un petit peu calmé à ce moment-là donc c’était y’a deux ans quoi, si ma mémoire est bonne. Donc voilà il a juste besoin de soutien car il venait de vivre une séparation, ses parents n’allaient pas bien du tout, donc voilà le contexte compliqué. Donc à quoi est-ce que j’ai pu assister ? En réunion d’équipe parfois elle… une fois elle l’a traité de petit garçon devant toute l’assemblée et les gens n’ont même pas relevé et moi je n’ai rien dit mais c’est quand même… enfin je trouvais ça blessant et lui a été super blessé. Je vais raconter des faits un peu…

E : Pas de soucis.

T2 : Directement c’est difficile d’expliquer parce qu’elle le fait souvent en aparté. Elle va dans son bureau, elle surgit dans son bureau et elle s’en prend à lui comme ça. Mais je sais que par exemple il y a une grande inégalité entre les différents membres du personnel, par exemple pour prendre des récupérations. Euh pourquoi ? parce que 117


quand moi je demande c’est pas bon ou à la fin de l’année on m’a spolié des heures en trop, on m’a dit que je pouvais les récupérer et lui c’est pareil. Il demande quelque chose et c’est non, bon ça c’est peut-être pas vraiment du harcèlement mais il y a une injustice en tout cas mais c’est une accumulation de choses. Qu’est-ce qu’il y a encore d’autres que je pourrais dire d’autres ? Oui un jour, donc on est chaque fois plusieurs sous-équipes, on s’arrange toujours entre nous pour fixer les conseils de classe avec les directions d‘école pour parler des enfants. Ça c’est normalement dans la logique mais il y a une de nos autres collègues qui a fixé un rendez-vous sans concerter J.-L. et donc il y a eu un conflit d’agenda. C’est débile de dire ça mais l’infirmière l’a vraiment super mal pris et tout s’est retourné contre J.-L., mais voilà c’est un exemple. J’ai du mal à me re-souvenir de choses bien concrète.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Êtesvous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T2 : Alors est ce que je suis déjà intervenue ? Bah quand elle me dit « méfie-toi de J.L. », pas devant lui mais qu’elle s’adresse à moi sans justifier, elle me dit de me méfier mais sans étayer puis de toute façon c’est à moi à faire ma propre opinion par rapport aux gens que je rencontre, mais elle me dit ça dès le début quand je commence à travailler dans ce service-là, je trouvais ça quand même un petit peu… lourd, parce qu’elle est là quand même pour mettre les choses en place pour que le travail et les relations soient positives, pour que le travail se fasse. Sinon je l’écoute beaucoup quand il se passe des trucs qui le blessent, bah il m’en parle, on en discute ensemble, j’essaie de le soutenir comme ça en l’écoutant, je sais pas faire autre chose que l’écouter, je vois pas ce que je pourrais faire d’autre et pour moi l’écoute fait partie du soutien que je peux lui apporter.

E : Est-ce que cette écoute était déjà habituelle avant ?

T2 : Bah oui on a toujours eu des relations on va dire... au début je le connaissais pas donc j’ai appris à le connaitre en tant que collègue et on est devenu petit à petit ami, ce qui a quand même suscité à mon avis des jalousies de la part d’autres collègues. 118


E : Ce comportement était-il facile à mettre en place ou cela vous demandait-il un effort ?

T2 : Oui c’était facile puisque j’ai appris à le connaître, on est devenu amis et donc il a ouvert la porte de sa vie personnelle donc il m’a confié pas mal de choses donc à partir de ce moment-là forcément que je lui ai apporté mon soutien, c’était pas un étranger quoi.

E : Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?

T2 : Bah parce que c’est terriblement injuste, c’est injuste déjà d’être partial, la direction a ses chouchous et ils peuvent tout faire et en fait ce qui s’est passé c’est que j’ai observé qu’il n’avait pas les mêmes droits que les autres et je trouvais pas ça logique donc moi je l’ai soutenu, je l’ai écouté à ce moment-là, mais la direction a bien senti que je me rapprochais de lui et que je m’écartais un petit groupe on va dire, des autres collègues et donc ça ça a créé quand même pas mal de tensions, parce que moi je m’en souviens très bien aussi avec une autre collègue avec qui je parlais quand même assez facilement, je suis même partie en vacances avec elle et cette collègue a été raconté des choses de ma vie privée à d’autres personnes du bureau et donc là je me suis sentie quand même assez trahie et en fait ça a été le cas aussi pour J.-L. car il s’était aussi lié d’amitié avec cette collègue là et elle a fait pareil pour lui donc elle nous a trahi tous les deux. Donc c’est comme-ci… en fait je pense que pour le reste de l’équipe c’est comme-ci j’avais choisi mon camp en gros, pour la direction aussi, alors que non moi je soutiens J.-L. parce qu’il y a une injustice vis-à-vis de lui, la direction n’est pas juste, elle change les règles aussi au dernier moment comme ça l’arrange… pour lui, enfin contre lui, donc ça ça ne va pas non plus. Et comme elle a bien senti que moi aussi j’étais pas d’accord de faire la frotte-balle parce que moi je suis pas du tout comme ça, tous les autres le font mais moi je suis pas comme ça donc je veux rester neutre mais à partir d’un moment où on est injuste bah là je savais plus resté neutre, donc je l’ai soutenu lui donc je me suis mis tout le monde à dos. Mais je crois que la direction y est pour beaucoup parce qu’elle a… en fait comme j’ai été absente 119


pendant… j’ai eu une mononucléose moi au mois de mai et juin donc pendant 2 mois j’ai été absente, jusqu’au mois de mai moi je n’ai jamais ressenti aucune tension avec mes collègues, rien, mais après quand je suis revenue à la rentrée ça a été catastrophique quoi, ça s’est déchainé et je me dit « mais qu’est-ce que sui s’est passé pendant les deux mois où j’étais pas présente ? ». Moi j’étais pas présente mais lui non plus n’était pas présent, il a été absent de mi-février à juin pour burn-out. Moi j’étai en burn-out aussi j’avoue parce que j’en pouvais plus, lui absent, pas remplacé, je devais faire son travail plus le mien, sans aide donc ça c’était un peu dur dur mais bon voilà.

E : Est-ce que vous avez pu mettre en place d’autres comportements de soutien vis-àvis de lui ?

T2 : Bah je vais beaucoup plus souvent chez lui, j’allais beaucoup plus souvent chez lui, parfois je restais plusieurs jours. Quand j’ai eu ma mononucléose j’avoue que je suis restée très longtemps chez lui parce que j’étais tellement fatiguée que c’est plutôt lui qui s’est occupée de moi que…

E : Ce comportement était-il habituel ?

T2 : Non, non, non, non, ça s’est mis comme ça en fait.

E : Etait-ce facile à mettre en place ?

T2 : Bah oui.

E : Cela vous demandait-il un effort ?

T2 : Non pas du tout.

E : Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?

120


T2 : Pourquoi ? Très bonne question. Quand il a été en burn-out je sentais qu’il était très très très mal et moi j’étais… au mois de février, j’étais pas mal quoi je veux dire et donc j’ai pas voulu le laisser tomber parce qu’il était tout seul. Donc comme il s’était…, ses parents étaient… son papa… je vais peut-être pas re-raconter toute l’histoire mais son papa est entré en maison de repos, sa maman s’est faite opérée du cœur et il a déménagé, il s’est séparé de son copain euh… enfin bref un tableau assez noir je dois dire. Je sais pas je me suis sentie investit d’une mission et puis voilà j’ai appris à le connaitre et je l’aime beaucoup et donc je voyais pas comment… j’aurais pas pu faire autrement c’était plus fort que moi et ça je lui ai dit c’était plus fort que moi je savais pas faire autrement, je devais être présente pour toi, pour t’aider à ce moment-là quoi donc c’est vrai que je suis restée… je suis allée très souvent chez lui. J’ai même désinvesti un peu ici pour être… j’étais plus souvent chez lui que chez moi, ça a été ma façon de le soutenir dans cette épreuve-là quoi. Voilà. Qu’est-ce que j’ai pu faire d’autre ? Bah c’est vrai que quand sa maman a été hospitalisée et tout ça j’ai été fort présente, mais à ce moment-là j’étais ici quoi.

E : Présente à l’hôpital avec lui ?

T2 : Oui j’étais à l’hôpital avec lui, quand elle a failli mourir j’étais là enfin bref ça a été assez… En fait on a quand même une relation assez particulière, j’avoue que on est collègues, on est amis mais on est très proche quoi. Voilà quoi. Mais sans plus.

E : Ce comportement était-il habituel ? Est-ce que cela s’est resserré à ce moment-là ?

T2 : Oui. En fait toutes les épreuves n’ont fait que renforcer le lien.

E : Est-ce que vous avez pu mettre en place d’autres comportements de soutien vis-àvis de lui ?

T2 : Je ne vois pas ce que je pourrais encore dire de plus.

E : Vous êtes venu à la clinique du stress avec lui. 121


T2 : Oui. Ah oui, pour le soutenir. Ah oui tout à fait, non seulement pour le soutenir mais je me rends compte que moi aussi ça m’a fait du bien de juste objectiver les choses. Voilà. Je suis crevée, je suis fatiguée, en fait je pense que ça m’a aussi épuisée de le soutenir mais euh voilà … moi j’ai vécu… ces derniers temps j’ai aussi vécu pas mal de trucs, moi, de mon côté, j’ai perdu ma grand-mère, on m’a volé ma voiture enfin bref un tas de trucs qui font que ouhhhhhh plus tout ce qui s’est passé au bureau qui font que, je sais pas si vous êtes au courant du P&O qui nous a convoqué et tout ça. Ce qu’il y a c’est que on a eu un rapport de … on a eu une inspection en février, en janvier et tous les autres membres de l’équipe ont été rencontrés par les pouvoirs organisateurs donc c’est encore au-dessus de notre chef si vous voulez, en réunion d’équipe mais J.-L. et moi on était absents puisqu’on était en maladie et c’était par rapport à ce rapport d’inspection. Enfin officiellement c’était par rapport à ça mais en fait ils n’ont pas parlé du rapport ils ont parlé de nous. On n’était pas là mais ils ont parlé de nous, je le sais parce que ma collègue me l’a dit donc euh… sans rentrer dans les détails parce qu’elle voulait pas me le dire mais je sais que ce que notre hiérarchie nous a dit c’était pas vrai, ils ont pas parlé du rapport d’inspection et en fait après ils nous ont convoqué séparément alors qu’ils auraient très bien pu nous voir ensemble ou bien refaire une réunion avec tout le monde enfin je trouvais ça logique mais bon… et on a pas parlé de ce rapport d’inspection, le rapport d’inspection c’était pour parler des pistes de travail à envisager pour améliorer notre travail, on a pas parlé de ça, moi on m’a dit que je devais être autonome par rapport à lui, mais je suis autonome dans mon travail de février jusqu’à mai j’ai travaillé toute seule donc je sais travailler toute seule mais je pense qu’il y a eu beaucoup de persifflage, ça a envenimé toutes les relations puisqu’on était pas là, physiquement on était pas là donc ça donne le libre champs à toutes les dérives qu’on peut imaginer, en disant que c’est peut-être malsain que je sois toujours avec lui, parce qu’en fait au bureau il y en a plusieurs qui savent qu’il est homosexuel, et alors c’est mon ami j’entretiens les relations que j’ai envie avec mon ami mais je crois qu’il y a de l’homophobie aussi quelque part derrière. Et donc quand on a été vu… pace qu’on a été rencontré séparément au mois de septembre par le pouvoir organisateur, je me suis fait représenter par mon syndicat et par le délégué syndical, c’était lui, bah oui mais bon voilà c’est tout, y’avait aussi une 122


personne du syndicat qui était présente et j’ai même pas pu ouvrir la bouche pour parler du travail, on nous jugeait sur notre relation, mais pour finir ça c’est un petit peu apaisé pour le moment mais on ne sait pas très bien vers quoi ça va aller parce que lui il a quand même eu une note dans son dossier disciplinaire en rapport avec le rapport d’inspection, parce que dans le rapport d’inspection il est dit qu’il ne fait pas le travail qu’il devrait faire alors que ça fait 30 ans qu’il travaille, il fait très bien son travail mais bon, en gros ça c’est un résumé du truc. Et donc on a eu des recommandés, on a eu… enfin ça nous a mis dans un stress pas possible cette réunion enfin ce truc-là, et puis comme on se laisse pas faire puisqu’à chaque fois on répond par courrier via le syndicat au P&O, ça a été un peu l’escalade aussi. Bon avec le décès de ma grandmère, j’ai un petit peu laissé tomber parce qu’on me demande de me recentrer sur mon travail psychologique, en tant que psychologue on ne me décrit pas ce que je dois faire, et quand je demande ce que je dois faire on me dit que je dois m’adresser à ma direction, d’accord mais bon ils peuvent pas me le dire par écrit donc après on peut dire oui tu ne fais pas ça, tu ne fais pas ça, tu ne fais pas ça, mais si on me dit pas ce que je dois faire, enfin bref… Enfin je sais pas si je suis claire.

E : Vous m’avez dit que vous ne pouviez intervenir directement, qu’est-ce qui vous a empêché de réagir selon vous?

T2 : Ah ça c’est moi, c’est mon caractère. Quand elle est virulente ou qu’elle l’agresse avec plusieurs, je suis incapable de répondre, moi ça me mets dans un état, j’ai le souffle coupé, je ne sais pas répondre. Je veux bien le soutenir mais je ne sais pas répondre à une attaque. Et quand elle m’attaquait d’ailleurs j’étais le souffle coupé, mais par contre le soutenir en l’écoutant ça oui ça je sais faire, je suis capable de faire mais répondre et rentrer dedans j’ai pas un caractère comme ça, même si c’est des choses que je pourrais apprendre je suis pas comme ça donc voilà.

E : Est-ce qu’il y a d’autres choses que votre caractère qui vous a empêché de réagir ?

T2 : …

123


E : Peur de quelque chose ? ou des conséquences ?

T2 : Non j’ai jamais eu peur des conséquences. Je sais pas si c’est une garantie mais je fais partie du CPPT donc je suis quelque part protégée du licenciement donc euh… Mais je suis pas comme… je me sentais pas capable de répondre de façon offensive et affirmée.

E : Et de manière indirecte, en passant par le CPPT par exemple, est ce que vous avez pu intervenir ?

T2 : Alors directement non, parce qu’on parle toujours au nom de tout le monde, mais ce qu’on essaie de mettre en place avec J.-L. c’est prévenir les risques psychosociaux donc la surcharge de travail et plein d’autres trucs, et donc on a été à une réunion, on a essayé d’investir ce côté-là mais bon c’est le début quoi ou sinon… et faut savoir que le représentant… le membre du CPPT c’est la même personne que P&O, enfin c’est la même personne qui... Enfin bref y’a des trucs un peu illogique. Mettre en place une enquête sur les risques psychosociaux ça peut être super intéressant mais… moi j’y crois, je pense que J.-L. doit y croire aussi, ce qu’il y a c’est que c’est boycotté quoi, donc je sais pas comment faire bouger les choses.

E : Est-ce que vous avez pu mettre en place d’autres comportements de soutien vis-àvis de lui ? Est-ce que d’autres choses vous reviennent maintenant ?

T2 : J’ai de bonnes relations avec sa maman aussi. Quand il était super mal ça m’est arrivée d’aller faire les courses pour sa maman, parce que lui fait ses courses pour sa maman parce qu’elle est assez âgée, elle ne sait pas se déplacer toute seule, bon elle a d’autres personnes qui l’aident pour faire les courses, mais ça lui arrive de lui faire les courses pour sa maman et ça m’est arrivée d’aller faire les courses pour elle. Ce genre de choses je l’ai déjà fait quoi.

E : Ce comportement était-il habituel avant ?

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T2 : Depuis qu’on s’est rapproché, sinon non, avant on était collègues, on allait boire un verre ensemble c’est tout. Puis depuis qu’il y a 2 ans, il s’est séparé de son copain, que sa maman était hospitalisée et que son papa était en maison de repos, ça a changé beaucoup de choses dans notre relation en fait. Je pense que si c’était pas arrivé, je ne sais pas si je me serais autant rapproché de lui, là c’est parce que y’a une porte ouverte et que je sentais que… en plus il a beaucoup d’amis, franchement beaucoup d’amis, et des amis sur qui il peut compter mais il les voit pas très souvent. Et bah moi je le vois… déjà c’est mon collègue donc je le voyais tous les jours donc voilà j’ai pris un peu cette place-là.

E : Ce comportement était-il facile à mettre en place ou cela vous demandait-il un effort ?

T2 : Je l’ai pas fait beaucoup de fois, je l’ai fait peut-être deux fois ou trois fois. En fait, non parce que j’ai l’habitude, j’avais l’habitude de m’occuper de personnes plus âgées parce que ma grand-mère était, donc elle est décédée il y a pas longtemps, et je m’occupais beaucoup d’elle, c’était un peu naturel je pense.

E : C’est pour ça que vous avez réagi de cette manière ?

T2 : Oui je pense c’est mon vécu en fait qui a fait ça, à mon avis oui.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T2 : Quand l’équipe s’est retournée contre nous je crois. Ma collègue qui était aussi mon amie avec qui je partais en vacances et tout, j’ai compris à un moment qu’elle était allée raconter des trucs sur ma vie et celle de J.-L. à tout le monde au bureau. Elle dénigrait J.-L. à mes yeux en me disant que c’était un manipulateur… qu’est-ce qu’elle m’a encore dit… des trucs abominables… alors la seule réponse que j’ai pu lui donner c’est que moi je ne le percevais pas du tout comme ça. Je ne le perçois pas comme ça donc voilà ça c’est ta position moi j’en ai une autre et je me suis dit mais enfin qu’est125


ce que notre direction a été mettre dans la tête de mon amie parce que pour moi c’était une amie, et est ce qu’elle n’est pas suffisamment, elle, indépendante de pensée que d’être influencée par une direction, enfin je me suis posée quand même pas mal de questions et je me dis que notre directrice a foutu la merde partout, dans toute l’équipe en allant raconté des trucs faux pour savoir le vrai, en inventant des machins, bref, je n’essaie même plus de penser à tout ça, peu importe, elle a foutu la merde, vraiment la merde et au total V*****… en fait je suis déçue qu’elle n’ait pas un esprit indépendant, qu’elle se soit fait quelque part avoir. Ou bien je me trompe complètement et J.-L. est un manipulateur et je fais erreur quoi mais bon (rires) mais je ne pense pas, je ne crois pas. Mais parfois je me suis posée la question mais est ce que je suis vraiment dans le bon, est ce que je suis vraiment droite ou est-ce que je suis aveuglée par mes sentiments d’amitié par rapport à lui, comment rester objective, enfin voilà, je suis ce que je sens et c’est tout.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement vis à vis de lui ?

T2 : Au bureau ?

E : En général.

T2 : Alors au bureau, on ne laisse plus rien transparaitre comme relation entre nous donc on se… oui parce que il m’a fait un compliment, ça s’est retourné contre lui, enfin bref je peux faire un roman avec tout ce qui s’est déjà passé, en fait je me souviens au fur et à mesure. Donc maintenant on reste le plus neutre, le plus plat possible entre nous, et donc sur le temps de midi on mange très rarement ensemble dans la cafétéria, sinon on se fixe des rendez-vous dans les écoles et on mange ensemble parce que voilà on est libre, pendant le temps de midi on fait ce qu’on veut, mais si on est occupé bah on est occupé, on se voit pas voilà.

E : Cette prise de conscience a-t-elle modifié votre attitude de soutien ?

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T2 : Oui parce que je sais où je mets mes forces, je me dis que je me bats pour une justice, mais en fait c’est pas juste lui, c’est par rapport à… ça pourrait arriver à n’importe qui d’autre quoi. Et je veux que ce soit juste pour … que ce soit pour n’importe qui. Enfin je pense… c’est débile de penser ça mais au nazisme ou des trucs comme ça, mais non je suis pas d’accord, je suis pas d’accord quoi, la liberté de chacun, le respect, la tolérance et puis dans le monde dans lequel on vit on pourrait quand même… bah non, non, surtout dans ce milieu-ci c’est quand même assez catho, ils sont comme ça, et voilà. En fait je pense que ça dépasse juste J.-L., c’est plus grand, je me bats pour quelque chose de plus grand que ça.

E : Pour quoi exactement ?

T2 : Pour une justice, une égalité, une justice pour chacun. Donc oui c’est lui mais bon, ça aurait pu être pour quelqu’un d’autre. Mais je pense que je suis aussi plus investi parce que c’est mon ami quoi. Je m’investirai peut-être moins si c’était pour une cause… allez quelqu’un qui est emprisonné en Chine, voilà et que c’est injuste, lui je le connais c’est mon ami et si je peux déjà agir pour lui c’est déjà très bien.

E : Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ?

T2 : Alors la copine qui nous a trahi un jour, oui, elle a agi, elle, verbalement, elle a pris position, c’est arrivé une fois et après bah c’est comme-ci elle s’était rétractée elle a plus jamais… elle ne l’a plus jamais soutenu, mais je me demande si… En fait, elle, je pense qu’elle a peur de l’autorité, mais bon c’est mon analyse et donc… et comme elle a un statut particulier parce qu’elle est thérapeute, sur le côté elle est thérapeute et donc notre chef, la directrice, l’a mets un peu sur un piédestal parce qu’elle est thérapeute, attention elle est thérapeute donc elle, elle sait, et ce qui faut savoir aussi c’est que elle est licenciée en psychologie donc elle a un master, moi je n’ai pas de master en psycho, je suis graduée, j’ai fait un graduat, j’ai fait 3 ans, 3 ans d’études donc moi je ne sais rien en fait en gros.

E : Dans la vision de votre supérieure ? 127


T2 : Oui dans sa vision à elle. Mais en fait, elle le fait peut-être sentir comme ça mais tout compte fait elle se rend bien compte que je suis pas si bête que ça parce qu'à la rentrée quand elle m'a fait venir dans son bureau elle m'a dit qu'elle regrettait de m'avoir engagé, elle m'a dit ça je l'ai entendu, mais qu'elle était très contente de mon travail et que mes dossiers étaient très bien tenus, que j'avais des bonnes hypothèses, mes conclusions étaient très bien, très claires, qu'elle pouvait rendre mes conclusions comme ça, sans avoir vu l'enfant, aux parents. Et après j'ai appris qu'une maman, parce que j'ai eu une maman au téléphone qui m'a dit que c'était elle qui avait fait la remise de conclusion et qu'elle lui avait lu les conclusions, et ça tombait un peu à plat, bah évidemment on ne lit pas des conclusions comme ça, on relit tout le dossier, on analyse le truc. Elle n'est pas très compétente et en fait ce qu'il y a c'est qu'elle le sait, je pense qu'elle doit le savoir, et elle a peur d'être démasquée en fait je pense dans son incompétence et donc elle fait diversion en faisant chier les autres en gros c'est vraiment ça, c'est mon analyse, c'est l'analyse que je partage avec J.-L.

E: Les autres membres de l'équipe avaient-ils le même comportement que vous vis-àvis de J.-L. ?

T2: Alors j'ai dit Valérie elle l'a défendu une fois, c'est arrivé précédemment qu'une infirmière l'ait soutenu mais elle a retourné sa veste parce que évidemment, si la direction donne des avantages c'est bien plus facile d'accepter les avantages que de rester droit, correct, respecter le règlement, arriver à l'heure, partir à l'heure, ce que je fais mais il y ne a d'autres qui ne le font pas.

E: Est ce que certains ont établi avec J.-L. des relations de soutien ?

T2: Non, oh non, en fait c'est récurrent. Il a déjà subit du harcèlement il y a quelques années mais moi j'étais pas encore là.

E: Dans cette même entreprise ?

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T2: Oui mais avec d'autres personnes. Oui d'ailleurs ça ça serait intéressant d'analyser comment ça se fait que ça revient, pourquoi ça revient comme ça. Alors il se dit mais c'est de ma faute, c'est moi, bah je dis bah non, mais y'a peut-être quelque chose, c'est pas que lui, y'a un système, y'a quelque chose qui fait que … Mais moi je suis sûre que l'homophobie à avoir, je suis certaine, je suis certaine et donc que ce soit avant avec d'autres personnes ou maintenant forcément lui il est toujours lui, il va pas changé ça et donc s'il y a toujours cette question-là bah voilà. Donc l'infirmière précédemment l'a soutenu, puis elle a tourné sa veste pour cette fois-ci et elle ne le soutient plus. Et alors les autres, bah non ils font tous allégeance à notre chef qui les chouchoute et qui leur donne des privilèges parce que c'est vraiment ça c'est un système de privilèges. Moi j'ai pas droit.

E: Est-ce que l'entreprise a réagi ?

T2: Ça je sais pas. Bah oui parce que la directrice s'est plainte au P&O, leur réaction ça a été quoi ? Bah de nous convoquer.

E: Donc ça a été une réaction en faveur de la directrice ?

T2: Bah oui c'était pas pour lui, ah non non non c'était pas pour lui. Mais je sais que elle notre chef elle fait véhiculer une image de J.-L. de quelqu'un qui ne respecte pas les règles, c'est pas vrai, il respecte le cadre si le cadre reste toujours le même. Mais si il est tout le temps changeant on ne sait plus quoi pour finir et ça il supporte pas et donc chaque fois il lui met le nez dans son caca et alors ça l'énerve parce qu'il ne se laisse pas faire non plus quoi.

E: Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T2: Je pense que oui parce qu'on travaille dans le social, psycho-social, et que ce qui nous a été dit justement à cette réunion avec le P&O c'est que comme on était des

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personnes qui travaillent dans le social on savait comment faire. Bah non, justement c'est bien pire. Donc voilà je sais pas ce que je pourrais dire de plus.

E: Donc vous ne pouvez pas remonter d'informations aux supérieurs car on va vous renvoyer qu'ils savent, c'est ce que vous voulez dire ?

T2: Non, nous on sait comment tirer notre plan et arranger les bidons. Vous savez vous êtes dans le milieu.

E: Donc le P&O estime qu'ils n'ont pas besoin d'intervenir car vous êtes dans le milieu, vous devriez savoir comment faire ?

T2: Oui, on sait faire tout seul.

E: Donc quand vous essayer de leur remonter des choses, il ne se passe rien ?

T2: Ah non il ne se passe rien du tout, absolument rien. Mais sauf que au CPPT comme on aimerait bien prévenir les risques psycho-sociaux et donc mettre des choses en place pour tout ça, bah on ne sait pas vers quoi ça va déboucher parce qu'on a quand même pas mal de blocage. Chaque fois... bon on a été à une réunion d'informations, on a des documents, c'est déjà ça mais J.-L. m'a déjà dit que ça faisait je sais pas combien de temps qu'il essayait de mettre ça en place mais que ça tombait chaque fois à l'eau, donc … Mais bon avant j'étais pas élue donc maintenant au lieu qu'ils soient 2 on est 3 donc peut-être que ça peut changer la donne j'en sais rien, je sais pas. Mais en fait le fait d'être... je reviens à l'équipe, le fait d'être 2 que J.-L. ne soit plus tout seul, parce que pendant tout un temps il a été tout seul et c'est quand même arrivé qu'il se fasse agresser par la directrice, il s'épuisait là-dedans, mais le fait d'être 2 bah il se sent plus fort, ça il m'a déjà dit, on est plus fort, on est 2 , oui mais à quel prix, purée ouuhhh, je commence vraiment à être fatiguée, j'aimerais bien que ça s'arrête. Mais peut-être qu'elle va partir au mois de juin mais est-ce que ça va tout résoudre, qui est ce qu'on va avoir à la place, il faut investir autre chose, enfin moi c'est mon avis, investir autre chose un autre travail quoi. Je vois pas comment on pourrait.... Moi mes projets pour 130


me centrer sur moi c'est de réduire mon temps de travail et démarrer une activité complémentaire et m'investir là-dedans parce que faire confiance en l'équipe pour J.-L. c'est plus possible et moi non plus c'est plus possible, comment refaire confiance, c'est impossible, enfin moi je vois pas, à moins qu'il y ait une médiation avec quelqu'un d'extérieur mais ça a déjà été tenté ça n'a jamais rien donné, enfin bref, bon c'est pas les mêmes acteurs donc je sais pas... mais moi j'ai envie de prendre une porte de sortie.

E: Est-ce que d'autres choses vous font penser que c'est plus dur de pouvoir intervenir dans votre entreprise plutôt que dans une autre ?

T2: Bah oui parce que, en fait ce qui se passe c'est que les membres du P&O, l'administrateur du P&O... tout est imbriqué donc le médecin conseil c'est une copine du gars du P&O, ce gars du P&O est lui-même dans un syndicat.

E: Et au CPPT ?

T2: Oui mais dans un autre, pour les hautes écoles. Mais même y'a des ramifications, tout est mélangé, y'a rien qui est sain, qui est neutre, qui est séparé. Comme c'est avec la mutuelle enfin y'a des … je sais pas tout expliquer mais je sais qu'en tout cas les personnes ne sont pas neutres, ça je sais. Et donc si c'était dans une autre entreprise peut-être que … privée, y'aurait moins de ramifications, de gens qui se connaissent et qui bidouillent des trucs ensemble, enfin voilà, je sais pas.

E: Est ce qu'il y a quelqu'un encore au-dessus du P&O ?

T2: Euh non, je pense pas non. Et le Pouvoir Organisateur, donc il y a plusieurs membres hein, notamment des enseignants, des directeurs d’école, enfin des choses comme ça et y’a un administrateur délégué et c’est toujours celui-là qu’on voit quand on est convoqué ou bien au CPPT, c’est toujours le même, c’est toujours la même personne qui vient. Moi je le connais pas très bien parce que je l’ai pas vu régulièrement mais… ça fait pas longtemps que je suis élue donc euh… J.-L. m’a déjà dit 131


que c’était quelqu’un qui mentait beaucoup… sur la loi, il avançait des trucs qui n’étaient pas vrai et ça il ne supporte pas. La loi c’est la loi, et c’est vrai pourquoi transgresser la loi, la loi est la même pour tout le monde, bah non lui il arrange la loi un peu comme il veut. Et puis quand on a été convoqué là par le P&O, ce qui a été loin aussi c’est qu’ils annonçaient dans la lettre qu’on allait travailler sur les pistes de travail pour le centre, donc là il a menti aussi, et c’est pas ça qu’on a fait, on a pas parlé de ça, et ça je supporte pas non plus.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T2 : Je dirais le jugement des gens de mes collègues. Je suis passée au-dessus, mais c’est vrai qu’au départ ça a quand même été un obstacle. Et puis le fait que je sois pas élue au CPPT, j’étais pas encore élue quand les choses ont été mises en place.

E : Vous aviez peur pour votre emploi ?

T2 : Peur pour ma place ! Parce que j’étais pas nommé donc je pouvais très bien ne pas être renouvelée dans mon contrat si je ne convenais pas. Et là comme je me bats à ses côtés, déjà je suis nommée et en plus je fais partie du CPPT donc là je suis protégée. Mais au départ ça a été un obstacle de ne pas avoir cette protection pour le soutenir. C’est vrai que ça a été un obstacle, le jugement, ça. Et ce qui est toujours difficile c’est mes parents aussi, c’est un peu débile de dire ça mais.. enfin mon père pas ma mère, il comprend pas pourquoi je peux soutenir, je soutiens quelqu’un, il comprends pas, et donc voilà mais bon je fais mes choix donc, ça a été… ça n’a pas été un obstacle mais ça me pèse quand même de rentrer en conflit avec mon père à cause de ça, mais quelque part il me juge et ça je ne supporte ça, je supporte pas. Mais bon je dois dépasser ça, le jugement de l’autre. Mais une fois que j’ai fait mes choix je les assume, donc voilà.

E : Est-ce que d’autres obstacles vous viennent à l’esprit ?

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T2 : Bah quand j’ai été malade, quand j’ai fait ma mononucléose, ça a été un peu plus compliqué pour le soutenir évidemment parce que là je me suis quand même fort centré sur moi à ce moment-là. C’est lui qui m’a épaulé à ce moment-là, j’aurais pas pu, c’est lui qui m’a épaulé, c’est lui qui m’a soutenu.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?

T2 : Je pense que tout aurait été différent dans mon comportement, si on ne m’avait pas dit de me méfier de lui, enfin pourquoi, pour quelles raisons… là j’ai eu la puce à l’oreille, je me suis déjà dit mais pourquoi est-ce qu’on me dit ça, enfin c’est un peu… je suis assez grande déjà pour penser par moi-même. Et mon comportement aurait pu être différent si l’équipe avait réagi différemment.

E : Dans quel sens ?

T2 : Bah si ils avaient été plus soutenant par rapport à J.-L. j’aurais été moins… c’est moi qui me serait senti moins à l’écart de l’équipe, mais en même temps j’ai été absente parce que j’étais malade c’est pas eux qui m’ont mis à l’écart, c’est moi parce que j’ai été malade qui me suis mise à l’écart et comme tout s’est enchainé et bah pour finir j’ai plus voulu avoir des relations plus personnelles avec le reste de l’équipe. Maintenant le reste de l’équipe c’est bonjour, je ne parle plus du tout de ce que je fais de ma vie privée, plus rien rien rien, plus rien. Et c’est une façon de me protéger parce qu’ils ont été trop loin, ils ont été beaucoup trop loin.

E : Et qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient plus présents ?

T2 : …

E : Comme intervenir plus directement au niveau de la hiérarchie ?

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T2 : Ce qui a ce que la hiérarchie, avec la directrice c’est toujours insidieux, disons qu’on s’attend jamais, on s’attend pas à ce qu’à un moment donné elle agresse ou… donc réagir autrement bah… Je suis chaque fois surprise, j’ai toujours été surprise en fait, et embobiner, je sais pas comment dire mais oui embobiner, donc réagir autrement bah… Je crois qu’il m’a fallu… maintenant je suis plus consciente qu’elle est capable du pire, on va dire ça, parce que j’ai toujours cru, mais non… c’est une personne qui est gentille, qui parfois pète des câbles parce que J.-L. c’est vrai parfois c’est vrai il est embêtant quoi, quand il respecte pas le cadre que elle elle a mis, mais si elle le change tout le temps forcément ça fait ça, mais ils ont chacun leurs torts quoi je veux dire. Mais chaque fois j’ai été… oui c’est chaque fois une surprise donc réagir autrement bah… voilà je suis plus consciente donc je suis tout le temps sur mes gardes, mais c’est fatiguant d’être tout le temps sur ses gardes et me dire oui elle peut encore… mais ça fait… elle ne m’agresse plus moi, elle ne m’agresse plus pour le moment, ça fait quelques mois qu’elle ne m’agresse plus.

E : Ce que vous voulez me dire c’est que si le caractère de votre directrice avait été moins impulsif, cela vous aurait permis de réagir différemment ?

T2 : Si elle avait été plus dans l’écoute, l’empathie et le soutien de J.-L., parce qu’au tout départ c’est ça que je lui ai demandé moi qu’elle soit empathique et soutenante par rapport à lui, c’était ma seule demande parce que moi je voyais bien dans quel état il était il y a 2 ans. Elle a fait tout le contraire, elle a tapé dessus, tapé, bien tapé, bien tapé. Je me dis je peux pas le laisser comme ça, moi j’ai été soutenante, empathique. Mais j’aurais aimé que tout le monde dans l’équipe le soit, que elle le soit en premier parce que c’est notre directrice et que si on vit des choses personnelles qui sont un peu difficile bah elle est aussi là, pas pour nous écouter de long en large mais nous soutenir et être compréhensive par rapport aux choses parce que refuser à J.-L. d’aller voir sa maman le jour de son opération je suis désolé c’est pas humain, c’était une opération à cœur ouvert enfin bref c’est pas humain, bah ça je peux pas accepter, et alors quand J.L. dit à une collègue qu’elle lui a refusé d’aller voir sa maman, elle fait venir la collègue et J.-L. et devant la collègue elle ment et elle dit à J.-L. qu’elle l’a autorisé, mais quoi… donc c’est ça qu’elle change tout le temps les règles, tout le temps, tout le temps, tout 134


le temps, pour lui c’est vrai que c’est… comme le cadre n’est pas clair pour finir moi aussi je sais plus quoi et c’est angoissant c’est très angoissant parce qu’on sait jamais quand elle va nous tomber dessus, et si le cadre était clair et qu’elle était soutenante et compréhensive et empathique bah je pense que ça aurait tout changé, parce qu’elle aurait insufflé une autre dynamique aussi dans l’équipe mais là c’était pas du tout… ça n’a pas été le cas quoi, y’a que moi qui ait pris cette position-là. Je la prends toujours mais là le fait est que je commence à être fatiguée.

E : Est-ce que des choses auraient pu rendre votre intervention encore plus difficile ?

T2 : Non, je vois pas parce que franchement on a pas eu… ça n’a pas été facile du tout. En plus on a pas été aidé d’un point de vue personnel donc y’a le boulot ok mais y’a aussi tout ce qui est vie personnel, donc lui il a une vie personnelle assez mouvementée, ça ne l’a pas aidé non plus, ce qui l’a achevé c’est sa vie personnelle aussi, moi ce qui m’a permis de tenir jusqu’à maintenant c’est que dans ma vie personnelle j’avais pas de soucis mais là ma grand-mère est quand même décédée, je veux pas ne rajouter une couche mais on m’a volé ma voiture, on m’a volé mon ordinateur enfin bref, j’ai eu plein de petits trucs comme ça, c’est du matériel, c’est débile mais bon voilà c’est embêtant, et puis le soutenir lui. Je pense que si j’avais pas mes problèmes personnels pour le moment je serais plus dispo encore à l’aider et à le soutenir mais là j’ai l’impression que je suis arrivée au bout parce que moi de mon côté j’ai des trucs qui me tracassent quoi donc voilà. Alors pire que ça ? Je pense pas, je pense que là on a touché le fond.

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T2 : (Lis à haute voix) Dans cette situation est ce plutôt le harceleur, la personne cible, l’entreprise… Ah ! Je sais pas cocher un seul.

E : Vous pouvez en cochez plusieurs

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T2 : C’est la dynamique qui s’est installée mais je dirais plutôt, je vais plutôt dire l’entreprise que une personne en particulier. Parce que celle qui harcèle J-L***, ça a été aussi loin avec la convocation au P&O, etc… pourquoi ? parce que au-dessus ils ont marché dans son jeu. Si le P&O avait coupé court en disant écoute le rapport d’inspection n’est pas positif mais tu n’as qu’à gérer ça avec ton équipe et lui renvoyer à elle, c’est quand même son boulot, non ? Gère ça avec ton équipe si il ne fait pas son travail quoi, en même temps elle avait briefé l’inspectrice. Moi je dirais plus tôt l’entreprise que… enfin je sais pas très bien comment. (Lis à haute voix) La situation que vous décrivez, selon vous qui est responsable de cette situation… En même temps… je réfléchis tout haut… celle qui le harcèle c’est la directrice, c’est elle qui l’agresse dans son bureau, qui lui fais signer des papiers parce qu’il arrive 10 minutes en retard qui n’ont aucun sens mais bon voilà. Donc je vais dire le harceleur, ouais. Parce que c’est avec elle qu’il a le plus, c’est elle qui est à l’origine, c’est pour ça sinon y’a aussi plus haut mais ce qui est plus haut marche dans le jeu donc … (Lis à haute voix) Comment décririez-vous votre entreprise de manière générale … On peut en cocher plusieurs ?

E : Ça serait mieux d’en cocher une seule ici, mais vous pouvez commenter votre hésitation.

T2 : J’hésite entre ces deux-là en fait.

E : Il y’en a une où c’est plutôt tout le monde est invité à se taire et à se conformer et l’autre c’est plutôt tout le monde est invité à se marcher dessus pour évoluer, très grossièrement.

T2 : C’est ça, on doit se taire. Aux réunions d’équipe on doit se taire, on peut parler, bah à la convocation du P&O on a pas pu parler, c’est la preuve.

E : Merci beaucoup.

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9.5. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°3 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T3 : Bon alors, moi j’ai vécu ça comme prestataire extérieur dans la société du Club Méditerranée. En fait faut savoir que j’ai travaillé 10 ans pour le Club Med et qu’ensuite pour raisons extérieures je suis devenu un prestataire au niveau du Club Med en tant que moniteur de ski. Alors la personne qui a été harcelée cette saison était carrément le directeur des ressources humaines, le RH du centre dans lequel on était. Au départ c’était, ouais j’ai envie de dire entre guillemets un collègue de travail, plutôt quelqu’un qu’on se voyait au bar de temps en temps on prenait un petit apéro et puis petit à petit nos relations se sont resserrées justement à cause de ce harcèlement parce que en interne il n’avait plus beaucoup de soutien et il m’a demandé tout simplement un jour , écoute toi qui a fait le club t’as pas l’impression qu’ils sont vraiment entre guillemets en train de me faire chier là pour reprendre vraiment… et à partir de là j’ai commencé à regarder et de fait on a rapidement compris qu’ils voulaient l’écarter de l’entreprise, ce qui a d’ailleurs été fait. Et après par rapport au travail qu’on a fait avec lui ben j’ai suivi la procédure juridique et j’ai même été témoin… non j’ai pas été directement témoin au procès disons que j’aurais dû être témoin au procès mais il y a eu arrangement à l’amiable juste avant que je ne rentre dans la salle d’audience voilà.

E : Et qui était le harceleur ?

T3 : C’était son employeur, c’était le chef de village au départ, c’est un terme un peu particulier au niveau du Club Med mais c’est le directeur d’hôtel plus son adjoint et petit à petit l’ensemble des chefs de service.

E : Et concrètement, que s’est-il passé pour la personne-cible ?

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T3 : Alors concrètement, ils ont commencé à l’attaquer sur tout ce qui était en dehors de son travail donc c’est-à-dire il faut savoir également le Club Méditerranée est une entreprise très particulière où on a un cahier de charges précis au niveau du travail comme dans d’autres entreprises par contre à côté il y a une espèce de zone grise où on oblige le contact avec les clients et ben lui ils ont commencé à l’attaquer exclusivement sur ce niveau-là comme quoi il allait pas assez souvent manger avec les clients, comme quoi il était pas au bar, comme quoi il faisait pas spectacles, or ça ne rentre pas dans le vrai cadre du travail et lui il s’est braqué et donc quelque part il en a fait un petit moins là en disant allez-y, il est juriste hein au départ, ça faisait quand même je pense presque 10 ans qu’il était dans la boîte et il dit voilà dites-moi pourquoi est-ce que je fais mal mon travail et expliquez etc. Et donc évidemment ils n’ont pas pu l’attaquer, continuer là-dessus et là vraiment le harcèlement a commencé genre oubli de le convoquer à une réunion chef de service, oubli dans les mails, remise en cause de son travail en public et en privé, en public jamais devant les clients mais par contre effectivement devant certains moniteurs de ski comme nous nous sommes à l’extérieur, c’est un village de vacances d’hiver, et ben on venait le rechercher ou des trucs comme ça et je me rappelle également d’un épisode où alors qu’il était dans le village c’est son assistante qui a été convoqué à la réunion chef de service donc ça c’était vraiment tout le début puis tout d’un coup la procédure de licenciement a été prise à la va-vite, ça c’était très comique, enfin comique, c’est un juriste et puis il s’y attendais parce que on a commencé à discuter avant donc… niveau moral il était nulle part faut quand même insister là-dessus aussi et en fait ce qui s’est passé c’est qu’au club en général quand on perd son boulot on perd également son logement on perd tout, parce qu’on est tout simplement renvoyé à la maison, mais lui ils l’ont renvoyé à la maison à un détail près c’est que lui en tant que ressources humaines il avait un logement de service mais à l’année donc qu’est-ce qu’il a fait il a été à la police, nous sommes en période d’hiver, il est revenu, j’en rigole encore parce que fallait… moi j’étais pas là à ce moment-là mais fallait voir la tête de tout le monde qui croyait qu’ils s’étaient enfin débarrassé de lui, il revient l’après-midi même avec deux policiers encadrés pour récupérer sa chambre. A partir du moment où il était là et il n’avait plus de fonction au sein du village ça s’est évidemment encore empiré parce que au niveau de la nourriture tout est dans les hôtels etc et tout, mais il pouvait plus accéder au bar, 138


etc et tout, ça c’est vraiment ce qui s’est passé à ce moment-là. Puis ensuite est venue la procédure de contre-attaque entre guillemets. Je conseille à tout le monde d’avoir une bonne assurance juridique parce que comme il avait une assurance juridique aussi il a pas eu de problème donc il a contacté un avocat et à partir de là il est rentré dans tout ce qui était factuel, qu’est ce qui lui était reproché, récupérer les mails, etc et tout, et on a pu démontrer que effectivement il y avait harcèlement moral sur cette personne, parce qu’il s’attendait à un moment donné à ce qu’il démissionne, mais lui il était plus fort que ça on lui a tous dit de toute façon tu démissionnes pas, il a dit non non je démissionnerai pas. Et à partir de là c’était assez amusant aussi parce qu’il en avait parlé à différentes personnes, et demander au niveau de l’avocat qui est-ce qui pourrait être dans le dossier, et dans le dossier en fait ils ont fait pression également sur tous ceux qui étaient encore employés du Club Med, eux petit à petit se sont retirés, par contre avec une autre personne également extérieure qui avait connu le Club Med aussi nous on est resté parce que sur nous ils n’avaient pas de pression et une pression avait été faite notamment sur une personne qui travaille à la maintenance tout simplement en lui disant tu sais que tu es bientôt à la retraite, ce serait dommage de perdre quelques avantages juste avant… un procès entre guillemets, ils lui ont pas dit comme ça mais nous on l’a su après autour d’un petit apéro, il nous l’a avoué. Et quand je dis on en fait c’est parce que toute la défense avait été mise en place avec le RH, on était vraiment inclus dans le processus même si on ne connait pas tous les tenants et les aboutissants mais on a vraiment fait attention à tout, au point même que l’avocat ne m’avait jamais rencontré parce que dans le droit c’était quelque chose de litigieux si l’avocat rencontrait un des témoins, on avait été vraiment dans tous les détails.

E : Est-ce que cela a été reconnu comme un harcèlement moral juridiquement ?

T3 : Alors juridiquement, y’a pas eu reconnaissance de harcèlement moral parce qu’il y a eu un compromis avant. Et il faut savoir que… moi c’est ce que j’ai dit c’est dommage qu’on a pas été au bout, mais ça pouvait pas aller au bout parce qu’en fait c’était une méthode du Club Med habituelle et on avait ouvert la boîte de Pandore avec tout ce qui était le travail réel donc des prestations, dans son cadre RH, moi dans mon cadre à 139


l’époque j’étais responsable mini-club donc c’est-à-dire ma fonction de management ; et tous les à-côtés qui ne sont pas dans les heures de travail pourtant on est constamment sur place, le bar, l’accueil des clients, tout le travail et tout, et on avait réellement pu chiffrer tout ça, de combien on fait d’heures et en fait le juge c’était làdessus qu’il venait voir plus, plus que par rapport au harcèlement moral, le harcèlement moral était plutôt lié à une procédure de licenciement traditionnel. Mais au départ c’est la procédure de licenciement et puis après effectivement… et quand le juge a vu ça… enfin le juge on aurait dit plutôt la justice a vu cela, elle a accepté cette attaque comme totalement fondée en fait, mais comme on a pas été au bout il n’y a pas eu de jugement, mais bon il y a eu réparation.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Êtesvous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T3 : Alors oui, moi je voulais intervenir, à partir du moment… enfin tout de suite. Pour une raison simple, moi quand j’ai quitté le Club, j’ai quitté sur une démission, certaines personnes auraient pu dire que j’étais en… moi-même je pense j’étais en burnout, mais par rapport à tout ce que j’ai vécu au Club Med je voulais pas attaquer parce que ma balance personnelle était positive, j’ai dit ok c’est bon. Par exemple maintenant je suis diplômé en ski, en tant que belge, si j’étais pas rentré par le Club Med j’aurais pas eu, pour moi ça allait. Par contre ce qui s’était passé avec mon copain était complètement différent parce que c’est une situation qui était injuste, c’était vraiment quelque chose qui me tenait à cœur de pouvoir rester à côté de lui, je voyais que tout le monde partait et moi comme il n’y a pas de pression sur moi vis-à-vis de mon employeur, à la limite l’école de ski aurait pu me tomber dessus mais personne n’a jamais su de toute façon, et ils ne s’occupaient pas de ça, ils ne seraient jamais venu me dire « excuse-moi ne va pas comme témoins dans cette affaire », ils ne le font pas donc j’avais pas de pression, mais par contre quand je voyais que tout le monde partait et surtout pour moi c’était une situation injuste donc il fallait rester là, on va pas dire comme un chevalier blanc la question elle est pas là mais c’était… quand je le voyais petit à petit, ça faisait peut-être 2-3 ans qu’on se connaissait, mais comment il

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déprimait, comment ça… je veux dire le sourire qui partait, les choses comme ça, tu te dit oulalalala, faut… y’a un problème.

E : Mis à part votre participation au procès, est ce que vous avez pu mettre en place des comportements d’aide et de soutien avant cela ?

T3 : Oui alors concrètement… à partir du moment où… tout est passé avec un changement de chef de village parce que là aussi, enfin c’est comme d’hab’ ça change, donc concrètement qu’est-ce qu’on a pu… au départ c’était juste quand il m’a posé des questions vraiment informelle au niveau du bar entre amis « écoute je vais regarder un petit peu mais je pense que oui » puis comme je connaissais bien l’intérieur de l’entreprise je lui a dit « c’est bon ils veulent te dégager », c’est les méthodes, chaque entreprise a ses méthodes voilà. Et lui il voulait pas partir parce qu’il estimait qu’il faisait du bon travail, qu’ils étaient contents de lui dans son boulot, et qu’il aimait la boîte donc à partir de là tout a été vraiment par contre très vite, au Club Med tout va toujours très vite, quand on dégage c’est vite fait bien fait vu que la plupart des gens ne se retournent même pas voilà. Donc quand ça ça a été annoncé ça a été encore plus du soutien parce que c’était pas facile pour lui de se retrouver dans un environnement où il avait quand même réussi à récupérer son logement, à être là mais pas… d’être un paria en fait à l’interne. Donc à partir de là c’était plus un soutien moral et présent, la présence est importante aussi, comme beaucoup de gens au Club il était célibataire enfin c’est plein de petites choses donc c’était peut-être aller boire un verre et discuter, toujours discuter de tout ça avec lui et l’encourager dans ses démarches, dire « oui oui vas-y fonce » « ah est ce que t’es sur qu’on va chez l’avocat ? » « je dis pas on c’est toi, t’y vas », et puis tout d’un coup il a décidé de prendre tout en main et à partir de là la machine judiciaire s’est mis en route et à partir de là j’ai envie de dire que entre guillemets mon travail était fini vis-à-vis du harcèlement jusqu’au procès où j’arrivais comme témoin, où j’aurais dû arriver comme témoin. Mais c’est plus… ouais c’était de l’humain en fait dont il avait besoin, moi je le sens plus à ce niveau-là.

E : Est-ce que c’était un comportement habituel d’aller boire un verre avec lui pour discuter de ses problèmes ? 141


T3 : Non, en fait on s’est rapproché par rapport à cette procédure. J’ai envie de dire que là il s’est rendu compte qu’il pouvait compter sur moi, et bon on s’appréciait déjà avant la question elle était pas mais moi au départ c’était vraiment plus parce que c’était pas juste et il faut pouvoir dénoncer certaines choses en entreprise.

E : Etait-ce facile à mettre en place ?

T3 : Pour moi oui, pour lui plus difficilement parce qu’il a dû faire et le deuil de son boulot et l’attaquer donc je pense que par rapport à lui… mais je voudrais pas non plus m’avancer pour lui.

E : Et pour vous, est ce que ça a été facile de le soutenir ?

T3 : Moi oui, par rapport à moi ça a été très facile de le soutenir pour une raison c’est que j’estimais que le combat était juste, parce qu’on parle vraiment de combat dans un cas pareil, fallait vraiment arriver et dire au gars « attendez », y’a par exemple certaines choses où on est pas content mais… moi je suis pas content par exemple de pas avoir été au bout mais c’est grave, mais nous on savait en interne par exemple… parce qu’on a toujours de toute façon des gens au Club Med que le chef de village est toujours en place, on sait dans quel village il est et par contre la justice a toujours dit qu’il n’existait plus, qu’il avait été…, qu’il était plus dans l’entreprise, qu’ils savaient pas le contacter, et nous on savait qu’il était contactable, en plus il est contactable par facebook partout, on dit mais il est là mais bon ça ne justifiait pas non plus une demande d’expatriation ou un truc comme ça, mais ça par contre c’était des petites choses qui étaient un peu plus difficile toujours je pense d’un côté justice.

E : Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?

T3 : En fait je me suis même pas posé la question, quand il est venu vers moi et qu’il m’a dit « est-ce que je peux compter sur toi ? », j’ai dit oui tout de suite, et toujours dans cet aspect de justice, de dénoncer quelque chose qui ne peut pas se faire, ouais 142


d’un point de vue honnête on ne vire pas quelqu’un sur un délit de sale gueule entre guillemets. Quand je dis délit de sale gueule ça n’a rien avoir avec le côté discriminatoire d’une ethnie ou non mais c’est juste voilà le chef de village ne l’aimais pas, on va trouver un moyen on va le dégager, voilà quoi. C’est juste pour ça, je me suis pas posée la question.

E : Est-ce que vous avez pu mettre en place d’autres comportements d’aide et de soutien ? Comme parler directement à la hiérarchie ?

T3 : Oui, ça oui. Je sais qu’il y a des choses qui avaient été mises en place en interne, mais plus…on va pas dire une mise en place formelle, à aujourd’hui je ne sais pas… c’était y’a 5 ans déjà. A aujourd’hui je ne sais pas comment ça se passe quand il y a du harcèlement au sein du Club Méditerranée, donc je ne voudrais pas être là mais par contre à l’époque tout se réglait plutôt au bar, c’est assez particulier, quand je dis au bar c’est dans des moments de convivialité plutôt ça veut pas dire qu’on est en train de picoler, c’est pas exactement ça. Mais et puis surtout c’est que les gens ne se rendaient pas compte, on faisait semblant de pas le voir et je sais que le chef de village, il avait fait… toute façon il avait décidé que lui resterait pas, voilà. Et je sais également parce que lui dépendait du… parce que je réfléchis par rapport à la question. Comme lui dépendait de la RH, il avait été mis… y’avait eu des questions qui avaient été posées, on lui posait des questions : « mais qu’est ce qui t’arrive ? Qu’est ce qui se passe avec le chef de village ? » etc et tout. Et d’après ce qu’on sait aussi, mais sans aucune preuve ni rien, y’a quand même des personnes plus haut placées qui ont dit au chef de village « fait gaffe parce que B**** ne mérite pas d’être viré et puis c’est un bon élément et si il se retourne on est mal ».

E : Donc d’autres personnes sont allés parler au chef de village ?

T3 : Oui

E : Vous vous êtes intervenu à ce moment-là ?

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T3 : Pas du tout. En fait moi j’étais anonyme, parce que comme j’étais pas dans l’entreprise… c’est ça qu’était drôle en plus, comme j’étais pas dans l’entreprise les gens ne s’attendaient même pas à ce que je sois en train de regarder. Parce que quand il m’a demandé de regarder un petit peu comment ça se passe, j’ai regardé vraiment avec un œil extérieur mais entre guillemets inquisiteur, et tout « non mais vraiment te pose de questions, t’es en train d’être sorti de la boîte c’est », mais par plein de petits détails qui sont entre guillemets invisibles mais qu’on voit, c’est… je reprenais vraiment le… je voyais des petites choses, l’équipe de chef de service qui sont à 3 ou 4 au bar, lui il arrive et ben ils partaient tous. Lui il est au bar tout le temps, parce qu’on a fait quelques petits tests comme ça pour rigoler, il est là des G.O. viennent le voir mais par contre les chefs de service vont se mettre ailleurs, alors qu’il était quand même chef de service, c’est des petits trucs comme ça qu’on peut… sans être parano non plus, mais tout d’un coup on se rend compte c’est bon entre ça, les oublis, le truc des collègues,… ça va. Mais lui qui est quand même, comme je disais il est juriste et puis il est vraiment dans les RH, c’est son truc il a tout de suite vu, il a fait merde, oh ils font chier, c’est un peu plus ça qu’il disait « oh merde c’est mon tour ».

E : Est-ce que vous avez pu mettre en place d’autres comportements d’aide et de soutien entre le moment où il vous en a parlé au bar et le procès ?

T3 : Non, après y’a plus eu grand-chose, oui à part un peu de soutien, mais à partir du moment où il a pris la décision d’attaquer, là tout a été géré par l’avocat et par lui et puis il me tenait au courant de comment ça se passait et quand étaient les procédures, etc… Parce que évidemment on part pas sur une procédure expéditive, deux mois après c’était pas fini, je me rappelle même plus combien de temps ça a pris mais c’était assez long parce que y’avait d’abord eu des négociations avec le club Med pour les indemnités de départ, pour reconnaissance de faute, enfin plein de petites choses qui devaient être faite pour que… enfin je dois dire un divorce à l’amiable entre guillemet, qui n’a pas eu lieu donc et bah on a commencé à voir un petit peu comment ça allait se passer vraiment pour un procès qui devait arriver au tribunal du travail et jusque… oui j’étais un petit peu briffé, mais de nouveau pas énormément parce que le… c’est pas du tout à l’américaine, ça m’a fait rire ce qu’on voit à la télé, c’est… je suis arrivé là, j’ai 144


été convoqué et puis j’étais censé arriver comme témoin, aucune idée des questions qu’ils allaient poser c’était voilà, c’était vraiment toute cette préparation-là. Et puis par contre après quand il y a eu réparation, là on était vraiment content parce que j’ai vraiment ressenti aussi qu’il y a un poids qui était perdu et qu’il était là bah voilà ok et lui il a pu fermer cette armoire et dire ok ça y est le dossier est classé, le Club Méditerranée et la justice enfin plutôt le Club Med a reconnu que j’ai fait autant d’heures supplémentaires, que j’ étais là, que je ne suis pas un con en gros et c’est bon ils m’ont payé c’est parfait.

E : Lorsque vous avez accepté d’être témoin, est-ce que cela impliquait d’autres démarches de votre part ?

T3 : Non, à part prévenir mon employeur à ce moment-là, j’ai dit tel jour je serais pas là mais c’est tout. Et pareil il m’a pas dit « pourquoi ? », enfin il ne m’a pas demandé, j’ai dit je dois aller témoigner à un procès. Après il a su pourquoi et puis il est venu me voir et il m’a dit t’as bien fait, oui c’est un petit village, c’est quand même 2000 personnes, il faut quand même trouver les gens pour y aller, c’est amusant parce que ça ne s’est absolument pas ébruité comme quoi j’étais sur la liste des témoins mais une ou deux personnes sont venues me voir en train de dire t’as bien fait, mais tu te dis… moi j’ai dit mais enfin vous étiez tous au courant vu que tous ceux qui ont vu ça, « ouais mais… » moi non plus j’ai pas voulu commencer à dire mais pourquoi t’as pas voulu témoigner et tout, c’est pas mon problème moi je sais que il avait besoin, j’étais un témoin privilégié, en plus comme je connaissais en interne le Club Med et comment ça se passait, c’était bon je pouvais arriver et vraiment expliquer bah voilà on a vu à partir de quel moment il était prêt à partir, là il pouvait déjà commencer ses bagages, comment ça se passe, etc…

E : Est-ce que c’était un comportement habituel ?

T3 : Oui et non en fait c’est devenu habituel au Club Med, moi j’étais au Club Med de 1995-1996 à 2004-2005, mais essentiellement après 2001, un truc comme ça, je dirais 2001-2002 tout d’un coup dans chaque village on sentait vraiment une énorme 145


pression qui venait sur les chefs de service, sur tout le monde et puis on voyait que ça des délits de sale gueule. Je me rappelle une fois, j’ai dû rentrer en conflit mais très direct avec le chef de village parce qu’il y avait une des animatrices qui arrivait, elle était un peu forte et il dit « oh bah moi je veux pas de grosse dans mon équipe », je lui fais « tu te fous de ma gueule » et tout de suite j’étais vraiment mais rentré dedans, puis j’avais eu un petit peu, enfin à l’époque j’avais quand même quelques couilles et j’ai regardé et j’ai fait « tu te fous de ma gueule toi, qu’est-ce qu’on aurait dit si on disait qu’il n’y avait pas de chef de village arabe ? Tu crois que tu serais là toi ? », ça a été vite réglé. En plus on venait de commencer la saison ensemble donc là-dessus il a voulu me virer évidemment, mais après c’est resté, et puis mais par contre constamment des conflits là depuis cette époque-ci, une des raisons pour laquelle j’ai quitté.

E : Et vous, vous positionnez en tant que témoin dans un procès, est-ce que c’était un comportement habituel ?

T3 : Non, non, c’était la première fois.

E : Etait-ce facile à mettre en place ?

T3 : Oui, ça m’a absolument pas posé de questions parce que c’était… enfin je me suis pas posé de questions vu que c’était juste. C’est vraiment le truc je pense qui m’a… il m’a posé la question, j’ai fait oui comme ça, pas de problème, pas de problème, c’est pas… Pour ça oui, c’est pas…

E : Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?

T3 : Euh… bah là je dirais ma morale personnelle, l’estime de moi, je pense que c’est une des premières choses qui… je ne pouvais pas ne rien faire, c’était pas possible et je m’en serais voulu. Qu’il gagne ou qu’il perde la question elle est pas là mais je m’en serais voulu de pas l’avoir soutenu à ce moment-là même si nos relations au départ étaient pas… oui c’était une relation de copain de bar, d’un petit restaurant de temps 146


en temps, j’allais dire un copain de guindaille entre guillemets mais non je m’en serais voulu moi de… étant donné qu’il est venu me voir moi pour faire ça, je pouvais pas lui dire non étant donné que j’ai vu. Ah tiens par rapport à cette question, je sais pas si c’est contemporain ou pas, mais ça m’étais déjà arrivé aussi… y’a eu une bagarre dans un… ça n’a rien avoir mais c’est pour bien montré le genre de personne que je suis et bien il y a eu une bagarre dans un bar près de chez moi, le gars a mal fini c’est vrai faut dire ce qu’il y ait, et il y a eu toute une pétition en disant que ce sont des gars qui l’attendaient dehors et tout, seulement ce jour-là moi j’étais dans le bar et j’ai bien vu que lui avait eu une altercation puis il est sorti du bar pour aller… moi j’ai quand même appeler la police, j’ai été me faire mettre comme témoin, j’ai dit voilà je veux quand même dire qu’il y a eu ça, ça, ça avant, qu’il faut pas croire que c’était que un guetapens, que non non il faut remettre un petit peu dans le contexte aussi parce que je trouve que c’est normal, ce qui ne voulait pas dire pour cette affaire-là que le mec était en tort pour moi, se faire frapper dehors ça c’est clair qu’on est bien là mais il faut que ça soit juste, c’est plus ce sentiment-là.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T3 : Oui quand il se fait virer, parce que jusque-là je veux dire on voyait la démarche, on se dit c’est bon, tu vas être là, on va tenir jusqu’au mois d’avril parce que les saisons c’est comme ça mi-décembre mi-avril, le chef du village est sur place, le reste il dégage, avec un peu de chance juillet-aout quand la saison reprend on lui en envoie un autre et puis ça passe à l’as, c’est bon, mords sur ta chique pendant trois mois et puis c’est bon de toute façon un RH on le dégage pas comme ça, c’est ça le truc. Et puis tout d’un coup bam, ah il était viré, ah merde, ah bon… j’en rigole maintenant mais sur le moment même on rigolait moins parce que lui a quand même perdu son boulot enfin c’est des trucs et tu fais « ah ok », bon bah branle-bas de combat.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement ?

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T3 : Disons qu’à partir de là, c’est là que… on a discuté s’il attaque ou pas et à partir de là c’était encore un soutien inconditionnel en fait, moi je serais là oui et plus tard quand il m’a dit « tu viens comme témoin » « oui y’a pas de problème ». Là ça a vraiment modifié disons que ça été le vrai déclic parce qu’avant je regardais un petit peu « ouh vu ce que tu me dis mon gaillard tu vas partir » mais par contre ça a quand même une surprise pour tous… tous les deux bah je dis bah non quand même au mois d’avril tu seras encore à et puis tout d’un coup tu te dis bon bah d’accord maintenant on va changer de stratégie quoi.

E : Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ?

T3 : Non, non, non. Enfin oui y’a eu des réactions après vu qu’évidemment le Club Med c’est un hôtel-club assez fermé, mais dehors les gens disaient « ah ils t’ont quand même mal traité, c’était pas cool et tout » mais y’a personne qui n’a voulu se mouiller. Personne. Comme je le disais même le collègue qui était proche de la retraite, ils lui ont mis un peu de pression « ah non mais tout compte fait je veux pas voir ». Mais au sein même de l’entreprise, personne. Oui comme je disais, quelques-uns un coup de téléphone plus haut en train de dire fais gaffe B**** un truc comme ça mais pas… rien d’autre.

E : D’accord, donc est ce que certains avaient le même type de comportements que vous ?

T3 : Non. Au sein de l’entreprise, non. Il faut aussi remettre dans le contexte, c’est que la plupart des gens au bout de 4 mois ils se voient plus, donc ils partent, ils oublient. Ça m’avait toujours marqué, je fais un parallèle comme je suis moniteur, c’est quand quelqu’un se blesse dans le village parce que ça arrive hein, y’a 400 personnes quand y’en a un qui se blesse, on a presque l’impression que quand c’est arrivé au moniteur, avoir quelqu’un qui se blesse dans le cours, que ça soit de sa faute ou pas, il est content quand la personne part parce que comme ça on le voit plus, et cette chose-là est assez présente au niveau du Club à la fin de la saison « ah ouais mais tout ça c’est derrière, la saison est finie ». 148


E : L’entreprise a-t-elle réagit ?

T3 : L’entreprise elle-même a défendu ses intérêts le plus longtemps possible. Obligatoirement… l’image. Maintenant je sais également, mais de nouveau comme je suis plus dedans… quand il y avait des grosses choses comme ça il y avait systématiquement silence radio complet sur l’affaire en elle-même pour pas que ça s’ébruite, et de l’autre côté y’avait également des mises en place pour faire attention à certaines choses. On peut imaginer un séminaire avec les chefs de village suivants, ils auraient une mise en situation de harcèlement en expliquant où sont les intérêts du club Med etc et tout. Et le Club Med a pour moi un gros souci, pas d’un point de vue harcèlement ou pas, la question n’est pas là mais ils doivent gérer une entreprise où tout le monde est constamment en contact avec les clients donc même en interne ils doivent faire très attention à ce qu’ils disent. Sur ce que nous on est en train de parler là ici, je sais que j’en parlerais jamais à un client, jamais, même si je n’y suis plus parce que ils n’ont pas à savoir. Mais quelqu’un d’autre à table pourrait expliquer parce que les gens du Club Med mangent à table avec les clients donc c’est… L’entreprise par rapport à ça, j’imagine bien, n’a pas du tout facile à communiquer.

E : Ces petites formations sur le harcèlement, ont été mise en place suite à cette affaire selon vous ?

T3 : Oui, oui certain. Certain ! J’en mettrai ma main à couper.

E : Donc l’entreprise n’a pas réagi directement sur l’affaire ?

T3 : Non, non, non, de toute façon ils ne l’auraient pas fait, ils pouvaient pas parce que de par la structure du Club Med ils ne le feront pas. Le Club Méditerranée est basé sur les chefs de village, c’est une structure de base parce que ça a toujours été comme ça, le chef de village est le roi du village, c’est un dieu, c’est comme ça. Et les meilleures promotions au sein même du Club Med sont tenues par les chefs de village. Y’a des postes si tu n’as pas été chef de village, tu ne peux pas l’avoir donc il y a également 149


une énorme solidarité chefs de village, ils défendront systématiquement le chef de village quoi qu’il arrive qu’il ait tort ou raison, donc ça ils ne l’auraient pas fait.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T3 : Je ne sais pas en fait, j’en ai aucune idée. Je ne sais pas en fait pour une raison simple c’est que par rapport à ma carrière personnelle, quand j’ai quitté la Belgique je suis entré au Club Med ensuite j’ai fait un interlude de quelques mois en Belgique où ça se passait très bien, et en Suisse ça ne se pose même pas la question parce qu’ils sont tellement respectueux que pour trouver du harcèlement en Suisse ça serait vraiment… donc je ne sais vraiment pas dire, je n’ai pas travaillé dans d’autres entreprises où les relations pouvaient être difficiles ou quoi. Je réfléchis… J’ai travaillé cet été dans une entreprise de construction où je devais aller vérifier un petit peu comment ça se passait, contrôleur c’était assez drôle, c’est une entreprise française, là y’a une hotline pour appeler, pour dire… enfin c’est en Suisse mais y’a quand même une hotline pour dénoncer le harcèlement, j’ai aucune idée si ça aide réellement, sincèrement, franchement.

E : Vous dans votre position de témoin, est ce que vous avez ressenti par rapport à l’ambiance que c’était plus ou moins difficile de réagir ?

T3 : Non, et je pense aussi que… mais ça c’est peut-être le côté idéal que j’ai en moi, c’est que si on réalisait plus rapidement même en entreprise que certaines personnes autour de la table osaient le dire « eh oh fais gaffe là » même en dédramatisant parce que c’est pas bien grave tu sais, la personne qui arrive elle dit « eh oh t’as pas l’impression de la faire chier elle là, c’est bon si tu continues comme ça elle aura le droit de te faire un procès pour harcèlement moral et je suis avec elle hein » même juste ça et ça dédramatise un peu je pense. C’est ce que j’ai vu parce que dans d’autres trucs, après une réunion tu vois quelqu’un, parce qu’en tant que chef de service au Club je voyais ça, je dis « putain t’a été hard quand même » « tu crois ? » « bah oui attend dis l’autre tu l’as démonté devant tout le monde là comme ça » « ah merde » et 150


puis la personne allait peut être pas nécessairement s’excuser mais allait discuter avec elle au moins, remettre les ponts, faut pas les couper. Maintenant que ce soit plus dur là ou pas, je ne sais pas dire vraiment.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T3 : Aucun, pour moi y’avait aucun obstacle. Comme je le répète à chaque fois à partir du moment où c’était juste, y’a pas d’obstacle. Au contraire c’est si j’y allais pas que j’aurais vraiment eu du mal parce qu’en moi-même, en me regardant j’aurais dit merde, tu ne peux pas laisser passer ça, tu ne peux pas fermer tes yeux.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?

T3 : Alors si maintenant lui n’avait été de bonne foi, déjà premièrement, si j’estimais que son boulot était mal fait, là c’est clair que j’aurais pris une autre décision, déjà avec lui je lui aurais dit « non mais regarde bien là tu merdes, là tu merdes, attends là, si tu devais être au bureau à 10h et que t’arrives à midi, tu peux pas y être » ça ça aurait été une première chose. Je pense que le comportement aurait été différent aussi s’il

avait gardé son poste, parce que s’il avait gardé son poste on aurait

dédramatisé puis fin avril on aurait bu un verre, on aurait dit « tu vois, t’es toujours là ». Je pense que ce sont les trucs principaux.

E : Vous évoquiez tout à l’heure les employés interne au Club Med qui n’ont pas tenu le coup face à la pression, est ce que vous pensez que vos comportements auraient pu être différents si vous aviez été un employé direct du Club Med?

T3 : Ça aurait certainement changé quelque chose, c’est juste, je pense que ça aurait changé quelque chose. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je n’ai jamais été chef de village, enfin que de toute façon je n’aurais pas pu monter plus haut parce que moi j’ai dénoncé certaines choses en interne, et en sachant ça je ne sais pas ce que 151


j’aurais fait si j’avais été encore à ce moment-là salarié du Club Med, je pense quand même que je l’aurais soutenu c’est clair, s’il faut jusqu’au procès.

E : Au risque de perdre votre emploi ?

T3 : Oui. Oui ça ça m’aurait pas posé de problème, je pense même plutôt qu’en interne ça l’aurait peut-être lui permis de rester, mais je sais pas dire mieux parce que la situation fait que je n’étais plus au Club donc… j’étais en gros dans la bonne situation pour arriver, je venais de quitter le Club depuis un ou deux ans donc je connaissais encore vraiment bien la forme contemporaine du Club à ce moment-là et en même temps j’étais extérieur donc aucune pression sur moi. D’ailleurs c’est juste avant que je n’arrive, que je sois appelé qu’ils ont trouvé un arrangement, ça nous a toujours fait rire parce qu’on était persuadé que, sans être démago, c’est ouais « ils voulaient pas que tu parles, ils voulaient pas que tu parles, c’est bon » parce que l’autre personne qui est passé juste avant moi, qui était aussi du Club enfin l’autre témoin, il m’a dit ah mais en fait eux ce qu’ils veulent savoir c’est le fonctionnement du Club. Je ne sais pas du tout comment ça se serait passé si j’étais encore salarié du Club, je sais pas dire.

E : Est-ce que maintenant vous avez plus d’idées sur le fait de savoir si c’est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T3 : Je sais toujours pas parce que j’ai quand même de la chance de pas avoir été confronté à ça tous les jours. Et puis je dois avouer que depuis j’ai plutôt fuit les grosses entreprises et je ne sais pas non plus quelle est la norme de tolérance aujourd’hui, parce que ça fait presque 22 ans que je suis sur le marché du travail, la tolérance a vachement baissé, comment on peut dire ça, peut-être l’intégrité humaine est plus fragile, je ne sais pas c’est pas un souci pour moi, mais je sais bien que c’est un changement dans la société, y’a 13 ans j’ai bossé en Belgique et le gars c’était assez drôle il venait du Burundi, vraiment bien noir et tout, on l’appelait le roi pour une raison simple, on était sur le même plateau mais monsieur n’allait jamais chercher ses feuilles à l’imprimante, il imprimait des feuilles mais il voulait pas y aller, alors on se moquait de lui on l’appelait « ah bah voilà le roi africain il est là, il veut qu’on aille 152


chercher », super gentiment mais je suis pas du tout sûr qu’aujourd’hui ça passe en entreprise, c’est de ce genre d’exemple que je veux dire, je ne sais pas où est la norme vu que je suis plus dedans. Et ça aurait été drôle qu’on nous dise que c’était du racisme, je pense que ça aurait été le premier à en rire, c’est ça que je ne sais pas.

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T3 : Ça c’est clair, oui, oui, ça c’est clair parce que à part le fait… parce que c’est pas le Club Med qui a mis en place ça, maintenant la solidarité chef de village de laquelle je parlais c’est clair que l’entreprise pourrait être prise responsable, moi ce qui me fait le plus chier c’est que même après le procès, même après l’argent c’est que lui il est toujours en place quoi, mais dans la situation de harcèlement

je mettrais pas

l’entreprise dedans. Oui c’est clair, là c’est une raison simple de par l’entreprise en elle-même…il faut que je note où c’est bon ? En fait c’est une entreprise de saisonnier. Si tu veux ravoir un boulot derrière tu dois être dans la norme, donc tu te tais.

E : Ce sont des contrats renouvelables, pas un CDI ?

T3 : Non, et tu peux pas en avoir de toute façon, ce qui est logique je veux dire… la saison d’hiver 15 décembre / 15 avril et la saison d’été on va dire 1 er juin / 30 septembre, entre temps y’a pas de saison c’est comme ça, donc si tu veux avoir un boulot … parce que c’est très facile ah non mais lui tout d’un coup on l’oublie, y’a pas de raison mais il en a plus.

E : Merci beaucoup pour tout.

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9.6. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°4 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T4 : Alors j’ai travaillé au Luxembourg et il faut savoir que cette entreprise ça appartient à l’institut public, donc c’est des fonctionnaires, et au Luxembourg, je ne sais pas comment ça se passe ici mais ils ont tendance… il y a beaucoup de rumeurs qui parlent « oui les fonctionnaires travaillent pas, etc.. », ils les aiment pas trop. Et dans cet institut c’était des employés privés et des employés publics donc on se faisait un peu la guerre parce que les uns étaient pris en charge par un employeur privé donc ils n’avaient pas le même statut que les employeurs public, que eux on peut pas les renvoyer au Luxembourg, on a une loi qui dit qu’on peut pas renvoyer les fonctionnaires public, et donc c’était déjà une tension quand je suis arrivée dans ce travail, il y avait déjà une tension de groupe qui partait de là, à savoir qu’en plus c’était un travail où c’était plutôt une entreprise publique faisant partie de l’aéroport donc il y avait beaucoup beaucoup de stress et c’est plusieurs départements qui doivent travailler ensemble pour faire fonctionner l’aéroport parce que sinon s’il y a un département qui faille y’a un effet domino, déjà il y avait aussi un effet de stress et les harcelants j’avais beaucoup vu

plutôt des

personnes

très stressées qui

hiérarchiquement étaient très haut placés donc soit des chefs de département, soit le directeur lui-même de l’entreprise. Et donc c’était aussi mes chefs à moi, parce que j’avais deux chefs qui étaient plus ou moins au même niveau, c’était l’employeur privée c’était lui qui me donnait le travail, mais après au niveau du fonctionnement du travail c’était l’employeur public, c’était lui qui me disait comment le faire et donc je devais le suivre parce que l’aéroport c’est du domaine public c’est pas privé, donc c’était un peu des rapports employeur/chef/directeur. Et la personne victime elle était aussi hiérarchiquement bien placée c’était juste en-dessous du directeur donc c’était sa main droite en quelque sorte et le problème c’était qu’elle venait fraichement de l’université et qu’on lui donnait des mauvais ordres, des mauvais ordres dans le sens qu’on lui disait tu as l’autorité tu dois l’utiliser mais elle devait utiliser cette autorité 154


face à des gens qui travaillent là depuis 20 ans et donc quelque part je comprenais la frustration des gens qui travaillent là depuis 20 ans et quelqu’un qui vient fraichement de l’université et donc c’était un peu mal géré.

E : Donc ça c’était les harceleurs ?

T4 : Les harceleurs c’étaient les gens qui étaient là depuis 20 ans plus encore les gens du haut donc elle elle était vraiment dans une impasse des deux côtés, et sa personnalité faisait en sorte qu’elle est assez timide et qu’elle avait du mal déjà à gérer des conflits sociaux. Donc elle avait d’un côté le boss qui lui disait il faut que tu fasses comme ça, comme ça, comme ça, il faut que tu fasses ça et ça et ça, et quand elle disait « écoute j’ai un petit problème » il fait « je veux rien savoir tu le fais sinon tu auras une autre place » il faisait une sorte de pression et il l’a harcelait dans le genre « de toute façon tu es pas bonne dans ton travail, tu sers à rien » je ne sais pas si ça c’est aussi une forme de harcèlement mais pour moi ça l’est de l’entendre dire « tu sers à rien, tu comprends rien ». Et puis de l’autre côté, il y avait les gens qui voyaient ça ou qui entendaient ça je sais pas, et qui donc se légitimaient un peu quelque part « je suis là depuis 20 ans, tu sais pas comment ça se passe, tais-toi, fais ce qu’on te dis, etc… ».

E : Elle, elle se plaçait où hiérarchiquement au milieu de ces gens-là ?

T4 : C’était la chef pour tout le département administratif, elle était la main droite du directeur donc quand le directeur n’était pas là c’était elle qui devait prendre en charge, donc, elle, elle devait gérer tous les autres chefs de département qui étaient au même niveau qu’elle, donc elle devait travailler avec eux pour avoir de meilleurs résultats dans le département , elle devait travailler avec le chef, et elle devait donner des ordres aux autres. Donc dès qu’il y avait une réunion importante c’était elle qui devait organiser les documents, c’était elle qui donnait la réunion avec le directeur, c’est elle qui gérait les gens qui rentraient dans le département c’est-à-dire des nouvelles personnes pour le travail, c’était elle qui gérait, notamment qui donnait au sous-directeur le budget, après le sous-directeur devait gérer le budget mais c’était 155


elle qui aussi devait gérer avec les autres administrations publiques, avec les autres ministères puisque c’est une administration qui travaille avec le ministère du développement durable avec le ministère des transports, avec le ministère des finances, et donc elle elle devait gérer aussi ça donc elle avait beaucoup de pression de la part du directeur et en même temps elle recevait des directions, des traités internationaux tels que DAC (Direction de l’Aviation Civile) qui travaille pour une organisation internationale. Comme le Luxembourg a signé une chartre en disant qu’on accepte toute harmonisation des aéroports c’est ça qui nous permets d’aller du Luxembourg et prendre l’avion pour partir aux Etats-Unis, parce qu’on a décidé de travailler ensemble et afin de ne pas avoir de problèmes de trafic d’aviation ou d’accidents, on s’est dit d’accord on vient ensemble et on essaie d’harmoniser les équipements, la façon de travailler, etc… pour qu’un pilote luxembourgeois puisse aussi atterrir à New York et qu’un pilote new-yorkais puisse aussi atterrir chez nous sauf que l’aéroport n’était pas performant et qu’il y avait beaucoup de problèmes techniques et donc on était pas conforme à des lois nationales et internationales, ce qui rendait les choses un peu compliquées et dans tous ces ministères, tous ces organisations à gérer d’en haut et d’en bas, et donc je la voyais souvent pleurer à son bureau et au début quand je suis rentrée dans l’entreprise on m’a tout de suite dit « oui cette fille… » on avait tout le temps des surnoms pour elle du genre « daisy duck » parce qu’une fois elle s’est cassée le genou et depuis elle boîte un petit peu, c’est pas de sa faute je veux dire et c’est vrai qu’au niveau du visage elle avait les yeux qui louchait mais c’était quelqu’un de gentil, elle faisait son travail, je veux dire c’était pas un alien, c’était quelqu’un de gentil. Et donc au début je me suis dit si tout le monde a un problème… j’avais l’impression que si tout le monde a un problème avec elle, je me tiens à part et j’observe. Sauf que depuis le début on m’a mise au bureau avec elle, j’ai dû travailler avec elle, etc… et puis je me suis dit elle est quand même gentille, elle a quand même pris du temps pour m’apprendre le travail, elle m’a gentiment montré des choses, parce qu’au travail on n’est pas forcément les meilleurs amis c’est pas le but, c’est de travailler ensemble, tu peux devenir les meilleurs amis mais je trouvais qu’elle était assez sympa. Et voilà et donc avec le temps j’ai quand même réussi à parler avec elle et j’ai vu que plus il y avait de pression plus elle commençait à s’endurcir, je crois que c’est très humain, plus on s’attaque à une autre, 156


plus elle s’endurcit. Et puis j’ai été changé dans un autre bureau et puis j’ai commencé à parler avec ces gens-là et j’ai dit mais c’est quoi leur problème et tout ça, et donc les gens ont commencé à me raconter que le problème avec elle c’est que elle elle leur donnait des ordres alors que eux ils sont là depuis longtemps et donc là je pense que c’ »tait plutôt quelque chose… une frustration. Et j’ai dit c’est quand même pas correct de lui donner des surnoms et d’aller chez le directeur et de se plaindre sur elle alors qu’elle faisait un très bon boulot et donc elle avait beaucoup de mal parce qu’elle avait déjà même fait une lettre au ministère en demandant s’il elle pouvait pas changer d’administration publique parce qu’en fait quand on est fonctionnaire public on a un boulot, on a un cadre et on reste, on change pas, il faudrait alors à ce moment-là expliquer pourquoi et le ministère a dit « écoute dès qu’on aura une place de libre, faudra attendre que quelqu’un soit promu, faudra attendre que quelqu’un parte à la retraite, ou qu’il y ait une place de libre » mais ça peut prendre 5 ans, ça peut prendre 10 ans, ça peut prendre 20 ans, ça peut prendre une semaine. Et donc voilà et donc ça allait pas très bien, et donc elle commençait de plus en plus à devenir froide et donc elle disait plus bonjour aux gens, elle allait chez les gens « j’ai besoin de ça et ça et ça » et elle repartait. C’était une très très grande tension en fait.

E : Quel était le lien hiérarchique entre vous deux ?

T4 : Par rapport à moi, c’était quelqu’un qui m’aidait dans mon travail parce que mon travail c’était… j’étais, comme je disais, employée privé qui travaillait pour une administration publique et mon travail c’était d’aménager l’aéroport de telle sorte qu’il y ait une meilleure performance donc un meilleur équipement, une meilleure harmonisation, une meilleure discussion entre les départements parce que chaque département à sa spécialité et ils s’entendaient pas forcément dû à un incident datant d’il y a 10 ans, vous imaginez ! Et donc ça fonctionnait pas du tout et puis au niveau qualité de l’aéroport c’était pas ça, parce qu’on a reçu une direction disant que tous les avions, toutes les heures, il n’y avait que 10 avions qui pouvaient atterrir et décoller parce qu’il a eu un accident sur l’aéroport et donc l’aéroport au lieu de faire des bénéfices, était déficitaire, on sait que tous les aéroports sont déficitaires mais on était déjà dans le milliard et le Luxembourg a dit on peut plus, on est dans une crise on ne 157


peut plus et donc mon boulot à moi c’était : on a des équipements, qu’est-ce qu’on peut faire avec des équipements ? Y’en a qui fonctionne, y’en a qui fonctionne pas, qu’est-ce qu’on fait avec les équipements qui fonctionnent pas ? Et puis dans le domaine publique quand on fait une demande pour on va dire un système radar au sol comme tous les autres aéroports en Europe, à ce moment-là il faut l’écrire dans le journal, le rendre public sur le site internet pour que les entrepreneurs nationaux et internationaux qui s’occupent des radars au sol puissent faire une demande. Et donc c’était plutôt ça là où je travaillais, c’était voir qui nous faisait des demandes, est ce que c’était bon les demandes, est ce que ça correspondait par rapport à ce que nous on avait demandé. Et puis on a des projets au niveau radar, au niveau climat parce que dans tous les aéroports ils ont un département climatologie qui garde le ciel, qui dit les températures parce qu’il y a aussi des avions qui ne volent pas avec des équipements mais seulement avec la vue, donc eux ils ont tout le temps besoin de savoir comme c’est, s’il y a une tempête devant, un avion très peu motorisé lui il coupe le moteur quand il vole parce qu’il vole contre le vent, ils doivent savoir tout ça donc il y a beaucoup beaucoup de départements c’est très complexe et nous on était là pour ça, et je collaborais avec elle, donc c’était plutôt une collaboratrice.

E : Donc ce n’était pas votre supérieure ?

T4 : Parfois selon les projets c’était ma supérieure mais en général c’était plus une collaboratrice qu’une supérieure mais il y avait des cas où oui ça pouvait aussi être une supérieure donc c’était un peu conflictuel.

E : Donc le harcèlement venait à la fois de ses supérieurs et de ses subordonnées qui se moquaient d’elle ?

T4 : Oui ils se moquaient beaucoup d’elle, et de manière injustifiée je trouve, parce qu’ils se moquaient du fait qu’elle voulait toujours être perfectionniste, qu’elle savait toujours tout, qu’elle voulait toujours tout faire mieux que les autres, et ce qui m’énervait le plus c’est qu’ils se moquaient d’elle par rapport à son physique parce qu’elle était un peu plus ronde que les autres, parce qu’elle était un peu plus petite, 158


parce qu’elle ne ressemblait pas l’image de la beauté qu’eux attendaient, j’ai trouvé que c’était très injustifié. Et le problème c’est que je ne pouvais pas prendre parti parce que je devais travailler avec eux, et plus le temps passait, enfin je disais rien au début mais plus le temps passait et plus je trouvais que c’était dur parce que les gens venaient tous chez moi et après elle elle disait « mais pourquoi tu es avec eux ? et tu sais très bien qu’ils m’aiment pas » et j’ai fait « oui mais je dois aussi travailler avec eux qu’est-ce que tu veux que je fasse ? ». Et donc à certains moments je me suis retrouvée sous pression aussi et donc je me sentais pas bien dans un climat où tout le monde est contre tout le monde et puis il y avait aussi une autre personne qui est le chef du département des ressources humaines, sauf que cette personne elle n’a jamais fait d’études en ressources humaines, elle a été posée parce qu’il y a une place de libre et justement elle rentrait dans le fonctionnement public. Cette personne-là savait pas gérer non plus, elle était aussi souvent sous harcèlement moral. Pourquoi ? Bah parce qu’elle avait pris parti et qu’elle avait dit « cette bonne fille elle fait son travail arrêtez de vous plaindre », et le truc c’est que c’est aussi une personne très spéciale dans le sens où elle est très « homme » dans sa façon de faire les choses, elle fait pas attention aux sentiments des autres, elle elle arrive, on fait comme ça point à la ligne, alors que c’est même pas de son ressort d’autorité mais le directeur il fermait un peu les yeux parce qu’il se disait « y’a tellement de conflits si moi encore je mets mon grain de sel », c’est comme mettre de l’huile sur le feu. C’était très compliqué, au début je ne comprenais pas la situation, les 6 premiers mois je devais passer beaucoup de temps dans les différents départements pour assimiler les informations, pour comprendre le travail, pour comprendre le fonctionnement de l’aéroport parce que c’était une formation de 6 mois été je voyais tout le monde contre tout le monde, et principalement contre cette personne là, tout le temps avec des mots « oh la sorcière, ceci… », parfois ils se cachaient même pas, elle descendait des escaliers « ah tiens la sorcière ». Mais c’était des gens qui étaient des chefs de département, c’était des gens de 50 ans, c’étaient des gens qui ont une fonction importante ou qui sont là depuis longtemps. Moi j’étais une stagiaire et on m’a fait comprendre, tu te tais, tu nous regardes et tu te tais, c’était dur de savoir comment réagir parce qu’on se sent seul contre tous à un certain moment, et surtout cette personne là je peux très bien m’imaginer qu’elle se sentait très très seule contre tout le monde, c’était dur. 159


E : Quels étaient les comportements harcelants de son supérieur hiérarchique ?

T4 : Il lui demandait un travail, souvent j’étais là quand il lui demandait « oui tu peux faire ça et ça et ça » sauf que comme elle aussi ça faisait que 1 ou 2 ans qu’elle était là elle devait… elle se confrontait à des projets ou à des choses qu’elle avait jamais eu avant et étant main droite du directeur, normalement quand on veut faire un projet ou quand on veut faire quelque chose on fait une réunion à 2, on explique ce qu’on veut faire et après il faut regarder comment on peut procéder. Sauf que cette personne-là qui était sous-directeur à l’époque, c’était pas le directeur, c’était un peu un mélange des deux. Aujourd’hui il est devenu directeur, il savait très bien que le directeur allait partir et donc il attendait le peu de semaines pour déjà se faire comme directeur, il arrivait dans son bureau et il lui disait « voilà je veux que tu fasses ça et ça et ça » il était tout le temps très pressé et très nerveux, et il repartait. Et elle elle était là, « bon qu’est ce qui me veut ? » et elle elle a noté ce qu’il avait dit et donc elle elle regardait « bon qu’est-ce qu’on peut faire avec ce qu’il vient de me dire ? » elle elle faisait une sorte de document et donc après elle arrivait chez lui avec des questions qu’elle savait très bien « je dois lui demander ce que ça et ça veut dire, ce qu’il veut faire avec ça parce que je n’ai aucune idée » et donc quand elle elle faisait ça, elle disait « écoute je ne sais pas comment tu veux procéder, je ne sais pas ce que tu veux faire, qu’est-ce que tu attends de ma part ? » et lui il lui disait t’es bête mais franchement tu comprends rien, tu es là, tu occupes une place inutilement, on devrait mettre quelqu’un d’autre à ta place. C’est dur, c’était dur, et parfois il le cachait même pas, parfois il disait ça devant les autres. Alors les autres eux ils se légitimaient, « ah bah si le directeur il dit ça, nous aussi on peut le dire », et je trouve que c’était un très mauvais exemple en tant que personne autoritaire qu’il donnait aux autres, et donc les autres ils prenaient un peu la légitimation « le directeur il a dit ça donc moi je peux aussi dire ça ». C’est un peu une relation parents-enfants si le parent donne le mauvais exemple les enfants suivent le mauvais exemple, et c’était ce qu’ils faisaient là-bas. Et une fois, elle avait tellement pleurée en une journée, parce qu’elle s’était vraiment fait clasher de tous les côtés ; parce que souvent le travail qu’on me donnait en tant que stagiaire c’était pas des grandes responsabilités mais j’avais pas mal de boulot, c’était 160


parce que j’avais deux autres chefs dans mon département et c’était eux qui avaient les responsabilités et moi j’étais plutôt la secrétaire et donc moi je les suivais, j’essayais de comprendre le travail, et donc souvent comme eux ils partaient très tôt, ils partaient souvent vers 4h, ils peuvent se le permettre étant dans le public, moi je voulais faire mes heures donc moi de 4 à 5, parfois jusqu’à 6 heures, j’allais à son bureau et j’allais l’aider. Donc ça ça tissait aussi des liens, et une fois elle avait tellement pleurée qu’elle m’avait dit « je supporte plus, j’en peux plus » et elle m’avait raconté ce qu’elle ressentait, pendant toute une après-midi on était là on a parlé, on est allé boire un verre, et je lui ai dit « oui écoute pour le moment je crois que c’est mieux de se calmer un petit peu » et je lui avais dit d’aller prendre un peu de réconfort chez elle à la maison avec son mari et prendre quelques journées de vacances, parce que souvent on sait que ça aide de calmer le climat. Et c’était dur parce que je savais pas je m’entendais bien avec tout le monde et en même temps j’avais l’impression que les gens ne voulaient pas changer, et c’était arrivé à un tel point que les gens ne voulaient plus communiquer ensemble, les différents départements, il y a eu des clans, des clans de 2-3 personnes qui s’entendaient pas très bien, qui disaient « oh c’est un connard il sait pas très bien travailler », mais quand il s’agissait de remettre en question le travail c’était toujours la même personne, c’était toujours vers elle qu’ils se retournaient, ils s’entendaient pas très bien mais dès qu’il y a un problème on se réunit contre elle. Et a un certain moment comme j’étais externe les gens ils m’aimaient bien parce que j’avais vraiment rien de lien avec les autres et j’étais la nouvelle et donc au début les gens ne me disaient rien mais après le fait que j’allais toujours dans le bureau de l’autre, les gens me disaient « écoute j’ai besoin de telle et telle approbation de tel et tel département mais ils m’aiment pas », et donc moi j’allais à sa place et j’allais communiquer et les gens me disaient « bon parce que c’est toi on te fais l’approbation et parce que c’est bien fait » alors que ça venait pas de moi, c’était juste pour une personne mais c’était tellement compliqué dans leur tête, c’était tellement compliqué dans les relations qu’apparemment ça n’allait plus. Et à un certain moment j’avais même parlé avec mon chef, et il m’avait dit on doit améliorer cette situation parce que si un jour un département décide de faire grève, ce qui a eu le cas après, on ferme l’aéroport, et si l’aéroport ferme on perd un million en une journée, et l’aéroport a été fermé pendant 5 jours, 5 millions. Donc il y avait pas mal de pression, parce qu’à la 161


finale c’est nous qui devons justifier le budget, donc nous on avait pas mal de pression et moi je suis venue avec l’idée de changer les relations, de mettre en collaboration les départements les plus importants qui doivent collaborer parce que le département climatologie ne doit pas forcément collaborer avec la tour opérator, celle qui dirige l’avion pour atterrir mais par contre la tour opérator elle doit très bien collaborer avec ceux qui sont de « l’approche », ceux qui voient les avions sur les écrans noirs et verts. Mais en attendant, elle elle devait collaborer avec tout le monde, c’était ça le jeu le plus difficile, et les gens voulaient pas dès qu’on disait « oui elle vient aussi » les gens voulaient pas, alors que c’était le pion le plus important et il y avait même une fois où les gens s’étaient tellement énervés qu’ils sont partis et ils ont dit « nous on abandonne, on peut pas », et ils sont tous partis du boulot ce jour-là, on s’est retrouvé à très peu à faire le travail de beaucoup de personne, c’était très dur.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Etesvous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ? T4 : Au début pour être honnête, j’ai travaillé deux ans. La première année ce que j’ai fait c’était de comprendre ce qui se passe, de comprendre la situation, d’analyser la situation, et je me suis dit… J’avais peur, j’avais très, très peur, j’avais peur parce que j’étais intimidé par les personnes là, par leur fonctionnement et je voulais me distancer, mais en même temps pas trop me distancer parce que je voulais quand même qu’ils sachent que je fais partie du groupe. Et après un an, je me suis dit… j’avais quand même une meilleure connexion etc… avec les gens et les gens avaient vu que j’avais une bonne connexion avec eux, et j’avais une bonne connexion avec elle. Des gens ils se sont dit… il y avait même une personne qui m’a dit (maintenant il est partie à la retraite) il m’a dit « en vingt ans que je travaille ici, j’ai jamais vu une autre personne aussi horrible que l’autre personne mais au même temps c’est la première fois que je vois que c’est possible de collaborer avec elle et avec nous ». Et j’ai dit, bah oui c’est possible, il faut juste un intermédiaire. Et au fait ce qui était le problème c’est que dans les fonctions publiques, parce que j’ai entendu d’autres personnes qui disent que c’est pareil dans d’autres fonctions publiques, c’est qu’on met un peu des gens, c’est comme des dés, on les prend, on les mets ensemble, on fait un melting-pot et ils 162


doivent travailler ensemble. On regarde pas forcément les compétences, on regarde pas forcément les profils, il y a pas de groupe, c’est pas comme dans une entreprise privé. Donc parfois on se retrouve devant une personne qui doit faire un travail, qui est incompétent pour le travail, mais comme il a réussi l’examen pour rentrer dans le gouvernement, dans la fonction publique, il est là, il faut lui donner une place. Dans la fonction privée, jamais, jamais. Alors je lui ai dit, écoute… j’avais dit à cette personne là qu’eux ils appelaient toujours Daisy, écoute au lieu de voir ce nom si méchant, essaie de trouver quelque chose de positif, et je lui ai dit, Daisy veut aussi dire une fleur et c’est une fleur jaune, et c’est ta couleur préférée, alors tu sais quoi, tu vas leur jouer un tour, tu vas apporter des fleurs jaunes, des daisy au travail et tu vas mettre une chemise avec ces fleurs-là, et tu dire, tu vas leur montrer que « Oui vous m’appelez Daisy, mais ça me passe par-dessus ». Elle était un peu restreinte au debout, mais j’ai dit vas-y quoi, y a pas de soucis, montre leur que voilà, ça t’apporte peu qu’il t’appelle Daisy. Bien sûr quand ils l’appelaient d’autrement c’était pas ça mais, faut savoir toujours que Daisy c’était par rapport… méchant parce que c’était la Daisy Duck. Et j’ai commençais à lui dire, toi tu dois, essaie de t’allier avec des gens les plus gentils, parce que il y a aussi des gens un peu neutre qui disait ouais elle est dure, je l’aime pas trop mais bon il faut travailler avec. Et je lui dis ces gens-là tu commences à être gentil, tu vas dans leur bureau, parce que je lui dit travailler quelque part, tu passes 8 heures au moins dans le travail, donc ça devient ton 2ème lieu de résidence. Et il y a des jours où tu passes plus de temps, surtout à l’aéroport, à travailler, que chez toi à la maison. Donc essaie de… n’essaie pas de voir pas que du travail, essaie de voir des personnes. Des personnes qui ont des familles, des personnes qui ont des problèmes, et quand tu vas demander quelque chose, un service à quelqu’un, tu passes aussi un peu de temps, tu parles : « Comment vas-tu ? Comment ça se passe ? J’ai appris que tu as un enfant ! Comment il s’appelle ? » Parce que je lui ai dit qu’elle connaissait personne. Elle aussi elle avait pris… c’était un cercle vicieux puisqu’elle est rentré dans ce cercle en disant : « Ah comme ces gens sont méchants avec moi, moi aussi je suis méchante, je commence aussi à leur donner les noms et à les juger. » Je lui ai dit, bah non, c’est la mauvaise approche. Et donc… et donc voilà, à un certain moment il y a eu des gens avec qui elle s’entendait et des gens que peu à peu les gens se disent : « ah, tiens, elle est gentille, elle est aussi, elle peut être aussi très gentille etc… » Donc, les gens ils 163


étaient gentils, et les gens commençait aussi à lui donner une chance, y avait des gens qui commençait aussi à lui demander, tiens… par exemple il y avait aussi souvent des fêtes de département, et les gens ne l’invitaient pas, et donc une fois il y avait quelqu’un qui avait fait une fête il lui a dit tiens on va quand même l’inviter, donc elle a quand même été invitée et peu à peu ça s’est transformé, mais il y avait toujours encore des tensions. Il fallait que quelqu’un pète pour que, pour que tout le truc lâche. Et donc je lui dis, surtout quand tu as des projets ensemble avec des gens que tu n’aimes pas, c’est toi qui dois mettre les points au clair, parce que c’est toi l’autorité. Donc tu regardes les gens et tu leur dis, voilà, on va mettre au clair, ce projet va se dérouler comme ça et comme ça. Néanmoins, je prends toutes... toutes nouvelles idées, toutes nouvelles innovations, je les prends en compte. Mais voilà, ça c'est le but du projet et je veux que ce soit une collaboration. Il faut que tu dises à ces gens-là, parce que je leur ai dit, c'est toi qui dois montrer quelque part aussi ton autorité et aussi un exemple. Parce que c'est... ils vont se baser sur toi ». Et puis, les gens, ils commençaient à venir chez moi, ils disaient « Oui, elle commence à être gentille, elle commence à dire bonjour, elle commence à dire ça ». Et moi, je lui ai dit ça comme écho, je lui ai donné un écho et elle se sentait toute bien et elle a continué à faire ça. Après, j'ai quitté le boulot parce que je voulais reprendre les études, donc je n'ai pas trop... Les premiers mois, je n'ai pas trop suivi l'affaire. Mais après, on m'avait raconté que c'est devenu... parce qu'il n'y avait plus d'intermédiaire, c'est devenu très dur et il s'est formé deux grands clans. Avant c'étaient des petits clans, maintenant c'est deux grands clans. Un clan qui se dit gentil, qui travaille ensemble, qui essaye de faire des projets. Et un autre clan qui se dit méchant. Et les gens, il y avait aussi des gens qui étaient tellement jaloux, je ne sais pas... Je ne sais pas si c'est de la jalousie mais quand je suis partie, il y avait des gens qui ont commencé à lancer des rumeurs sur moi. De telle façon que moi, une fois je voulais revenir travailler pour les grandes vacances, parce que je connaissais déjà le travail, et ils ont dit au directeur qu'il ne faut pas me prendre parce que de toute façon je ne faisais rien, je ne faisais que papoter. Donc on ne m'a plus pris. Et ça, c'était dur, c'était très très dur au début. Parce que, à la fin, c'était moi qui m'en est pris, alors que je n'avais rien à voir avec toute cette affaire. Et aussi, au début, il faut dire que si cette personne-là a été jugée physiquement, c'était par des autres filles, des femmes qui se trouvent... qui ont, on va dire, un corps de 164


mannequin, on va pratiquement dire. Qui sont très très belles, qui font attention à elles, qui font faire du sport. Et après, au niveau du boulot, ce n'était pas ça. Mais elles étaient gentilles en tout cas avec moi. Et justement, c'est elles qui ont commencé toute... toute cette histoire. Et c'est aussi après elles qui se sont retournées contre moi. Et ça, j'ai trouvé que c'est très méchant. C'était très injustifié. Les arguments qu'ils apportaient c'était... c'était du n'importe quoi, mais on est frustré par le travail et dès qu'on a quelqu'un à qui on peut mettre toute la pression, on fait ce qu'il faut.

E : Et par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? êtes-vous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T4 : Ce que je n'ai pas pu faire, c'était de faire... j'avais proposé une fois aux ressources humaines de faire une thérapie de groupe. Il y a des spécialistes qui viennent et qui essaient de tisser des liens, et qui essayent par exemple de faire des exercices. Elle m'a dit « On oublie ça tout de suite, on ne va pas le faire ». Et ce que je n'ai pas réussi à faire, c'est de faire comprendre aux gens qu'il faut travailler ensemble et il faut améliorer les rapports. Et je leur ai dit « On n'est pas forcément... on n'est pas là pour être les meilleurs amis mais on est là pour travailler ensemble. Si ça, on arrive à comprendre ça, c'est déjà mieux ». Parce que les gens, souvent ils pensent « Oui, je travaille avec cette personne-là, il faut que je devienne bon ami ». Non, il faut qu'on se comprenne. Après, si on devient meilleurs amis, tant mieux.

E : Mais donc vous quand même, concrètement, vous êtes quand même allée voir les ressources humaines en disant « Il y a un problème, est-ce qu'on ne pourrait pas faire une thérapie de groupe » ?

T4 : Mais les ressources humaine, elle savait qu'il y avait des problèmes, elle ne voulait rien faire. Elle ne voulait rien faire. J'avais aussi parlé avec mon chef et mon chef aussi m'avait dit « Oui, je sais qu'il y a des problèmes, je sais qu'il y a des tensions, ils sont tous très méchants. Mais tu fermes les yeux et c'est bon ». Et j'avais parlé... et avec le directeur, je n'en avais jamais parlé parce qu'il m'avait pas mal clashé aussi à un certain moment. Et donc à un certain moment, j'en avais tellement marre, j'avais 165


tellement peur et je me suis dit « Je n'en ai rien à foutre ». À un certain moment je me suis dit « Je n'en ai rien à foutre, de toute façon je ne suis ici que pour 2 ans ». C'était le contrat à faire. Je voulais de toute façon reprendre les études. Et donc, à un certain moment, plus j'arrivais à la fin, plus, allez, je m'amusais au boulot. Plus j'arrivais à la fin, plus je me disais « Je prends ça très à la légère et donc c'est bon ».

E : Et vous disiez avoir peur, peur de quoi ?

T4 : Au début, j'avais peur que les gens se retournent contre moi, que ce serait moi le bouc émissaire. Ça, j'avais peur. Parce que, au début, quand on travaille, quand on commence à travailler, on veut être sympa avec tout le monde, on veut leur montrer qu'on appartient au groupe, on veut tisser des liens d'appartenance. On veut leur montrer « Voilà, je suis bien aussi, je fais du bon boulot ». On veut une approbation du groupe du genre « Elle est gentille, elle est cool, elle travaille bien. C'est bon, elle est approuvée ». C'est ce genre de sentiment qu'on a au début, quand on commence à travailler. Et quand j'ai vu qu'ils étaient tellement méchants les uns contre les autres, surtout contre elle, qu'ils l'utilisaient toujours comme bouc émissaire, moi j'avais peur que ce soit moi. J'avais peur que, si eux ils font ça avec moi, qu'est-ce que moi je vais faire ? Comment moi je vais réagir ? Et moi, je sais très bien que si c'était moi, je ne réagirais pas aussi bien. Je serais tout le temps malade, je serais tout le temps en train de pleurer. Parce que je sais que je ne supporte pas cette situation. Et donc moi, j'avais très peur de ça au début. Et j'avais peur que les gens aillent dire au directeur que je faisais du très mauvais travail ou dans ce sens-là.

E : Et est-ce qu'il y avait autre chose qui vous empêchait de réagir au départ ?

T4 : Je ne connaissais pas les personnes, je ne savais pas comment réagir, je ne connais pas la structure de l'entreprise, je ne sais pas comment ça se passe. Surtout quand on est nouvelle, on ne veut pas prendre part, on ne veut pas prendre parti. On se dit « Non, non, non. Chacun reste chez soi », on regarde comment ça se passe. On ne sait pas comment réagir, on n'est pas... On sort de l'école, on sort de l'université, on a une théorie. On sait comment faire son boulot mais on ne nous a jamais appris. Donc peu... 166


quelque importe les sociétés, quelle importe les institutions, ou aussi familles, on ne nous a jamais appris comment travailler ensemble. Et c'est ça aujourd'hui, on essaye d'incorporer des groupes, du travail en groupe dans les universités, dans les écoles. Mais ça ne nous apprend toujours pas comment travailler ensemble. Et c'est ça, je crois, le plus gros problème, c'est que je ne savais pas comment réagir, comment je vais dire ça aux personnes, qu'est-ce que... ? En plus, je trouvais aussi que ce n'est pas mon rôle de le faire. Ce n'était pas mon rôle de le faire, c'était aux autres responsables, c'était au directeur de prendre les décisions. C'était aux ressources humaines de venir ensemble avec le directeur et de se dire « Bon, on est dans une impasse, il faut changer, il faut changer le cap, il faut... Soit on va délocker les personnes, on va voir comment... » Parce que, à un certain moment... il faut s'imaginer, à un certain moment, il y avait des différents départements, ils ont pris les différentes personnes du département « Toi, tu ne t'entends pas avec lui, eh bien on te met dans un autre département. Toi, tu ne t'entends plus... » On s'en foutait, tu fais le bon job dans ce département mais on va te mettre dans un autre département. Ce n'était pas la solution à faire, ce n'est pas ça, ce n'est pas te prendre ton bureau et te mettre quelque part d'autre. Il y avait une personne, en durant d'un mois, elle a été changée 7 fois de bureau. Ce n'est pas... ce n'est pas la solution à suivre. Ce n'est pas la solution à suivre. Et je leur ai dit « Ce n'est pas... ce n'est pas la meilleure solution. Si on veut un travail social de groupe, il faut que ça puisse mieux passer. Il faudrait à ce moment-là vraiment faire des réunions ». Et je leur ai dit « Pourquoi est-ce que vous ne faites pas, une fois par semaine, surtout maintenant avec les tensions, où on vient avec les chefs de départements et on dit qu'est-ce qui s'est amélioré dans le département cette semaine ? Après, quand ça s'améliore, on peut toujours faire ça tous les mois ». Parce que, c'est ce que je leur ai dit, dans une entreprise privée, c'est ce qu'on fait. On prend tous les chefs de départements. Il y en a qui font ça tous les jours, il y en a qui font ça une fois par semaine, il y en a qui font ça une fois par mois. Tout dépend de l'entreprise, comment ça fonctionne. Et qui viennent ensemble, ils disent : il y a un problème ou il n'y a pas de problème, ça fonctionne, ça ne fonctionne pas.

E : Donc vous êtes quand même allée proposer au supérieur au-dessus de faire ce type de réunions par exemple ? 167


T4 : Oui. Oui, oui. Ils l'ont fait, ils ont commencé à le faire quand mon chef s'est imposé. Parce que j'avais dit ça à mon chef, et il m'a dit « Propose ça à la... aux ressources humaines ». J'ai proposé ça aux ressources humaines plusieurs fois, elle n'a pas voulu. Après, à un certain moment, elle a dit « Je vais proposer ça au directeur ». Et c'est juste quand mon chef et moi, ensemble, on est allé chez le directeur, qu'ils ont commencé à introduire ça. Parce qu'on leur a dit « Ce n'est pas normal ». Ce n'est pas normal parce qu'on voyait, parce que nous, on venait toujours avec un bon argument, c'étaient les chiffres, c'était l'argent. Et donc on s'est dit « Voilà... » Et j'ai fait des recherches, aux États-Unis ou bien en Europe, en Autriche. Par exemple aux Pays-Bas surtout, où on leur montrait que si on collabore ensemble, eh bien la productivité, elle monte, et du coup les chiffres, ils montent. Et donc j'ai dû... mais j'ai dû toujours trouver ça par rapport à des aéroports. Et les Pays-Bas, c'est eux qui publient le plus de statistiques, c'est eux qui font le plus de recherches, etc… Et donc, ce n'était pas évident. Et déjà, rien que pour changer quelque chose, on ne peut pas le faire tout seul hein ! Il faut qu'il y ait une personne d'autorité. Si on n'est pas dans l'autorité, si on n'est pas dans la hiérarchie, enfin dans le plus haut niveau de la hiérarchie, on ne peut rien faire. Il faut vraiment... C'est comme en politique, il faut s'allier avec un qui est fort, que lui, il a des bonnes connexions avec d'autres personnes qui sont fortes, pour pouvoir s'allier, pour pouvoir changer de cap. C'était vraiment ça.

E : Et est-ce que ça a été facile pour vous de mettre en place ça ?

T4 : Mais en fait, les gens savaient tous ces problèmes-là. Les gens, ils savaient très bien, il y a des problèmes. C'était... ce n'était pas le problème. Il y avait déjà un problème de mettre ça en place. Mais je crois que le problème le plus grand, c'était de vouloir faire comprendre aux gens qu'il faut changer et leur faire comprendre que ça doit venir d'eux. Et les gens, ils n'avaient aucune envie de changer. Aucune envie de changer, aucune. Et c'était ça le plus dur.

E : Et vous, avec votre place extérieure, est-ce que ça a été facile ou difficile ?

168


T4 : Pour moi, ça a été plus facile que les autres parce que je n'avais rien à perdre. Parce que le directeur ne pouvait pas me mettre dehors, il ne pouvait pas me renvoyer. C'était que mon chef à moi, parce que j'étais employée privée. Donc lui, il ne pouvait pas dire à mon chef « Je ne l'aime pas, on la dispense ». Ce n'était pas comme ça. On a un contrat fixe et ce contrat, même la fonction publique, on ne peut pas le... on ne peut pas le briser. Donc il faut une bonne excuse. De plus, je n'avais rien à perdre. Je n'avais rien à perdre, pourquoi ? Parce que je savais que de toute façon d'ici 1 an, je vais partir. Et on ne veut pas... je ne veux pas renouveler le contact... le contrat. Peut-être eux non plus. Donc voilà, je... j'ai un peu quartier libre, on va dire, je peux un peu... C'est comme quand on renvoie quelqu'un, on lui dit « Voilà, tu as encore 6 mois à faire ». La personne, elle ne travaille plus. Je veux dire, ces personneslà, elles font plus privé qu'autre chose. Donc pour moi, c'était... je crois que c'était, pour moi, c'était moins difficile de mettre ça en place que ceux qui étaient vraiment de l'administration publique. Parce que, eux, alors à ce moment-là, s'ils font un faux pas, ils vont rester toute leur vie là-dedans. Et donc toute leur vie, ils auront des problèmes à gauche, ils auront des problèmes... Et les gens n'oublient pas ! « Ah oui ! C'est elle ou c'est elle, ou c'est elle ». Ça, c'est dur parce qu'il y avait aussi une autre femme, son père travaillait aussi dans cette... dans un autre, dans un département où elle travaille aussi. Et c'était tout ce qui est équipements spécifiques à l'écoute, donc tout ce qui est les équipements qui se trouvent en haut de la tour pour pouvoir entendre les avions, les pilotes, les copilotes. C'était elle aussi tout ce qui était ingénieur, comment faire les sorties pour la tour, pour la piste. Donc c'était une femme très cultivée, très très intelligente. Le seul hic, c'est que son père avant était là aussi et il a été renvoyé pour cause de corruption. Et donc ça, on lui a fait sentir à elle. Elle n'avait rien à voir avec son père. C'est peut-être un lien familial mais au niveau boulot, ils n'avaient rien à voir. Et donc, à elle aussi, on lui a fait pas mal sentir. Et donc, les gens, ils m'avaient dit... ils m'avaient dit, ils m'avaient confié « Écoute, si moi je fais un truc et que je le fais mal. Moi, je l'aurais, ça, longtemps sur mon dos ». Il y a des gens qui ont fait des lettres. Moi je connais quelqu'un, on fait encore des liens et cette personne-là a fait... a envoyé une lettre il y a 2... Allez, on est 2014, il a envoyé la lettre en 2000, il attend encore une autre place, il veut changer. Il veut changer ! Il y a même des gens qui ont demandé de changer de bureau parce qu'ils ne supportaient plus la tension. J'en ai un 169


qui a pris 1 mois de congé, il a dit « Je ne supporte pas, je pars en Australie ». Il est parti en Australie, il est revenu, il avait tout de suite changé de... il avait fait en sorte de changer le bureau dans une annexe pour que là où il ne voit personne, tellement il se sent mal. Il y a une autre personne, il y a un couple aussi dans l'administration publique qui est... Donc tous les midis, il allait manger avec sa femme. Sa femme, elle lui dit « Mais parfois je veux manger avec d'autres personnes ». Il a dit « Non, moi je ne peux pas ! Je ne peux plus les voir, je ne supporte pas ! ».

E : Et est-ce que c'était habituel chez vous, déjà pour d'autres problèmes, d'aller chercher la direction et de dire « Il faut faire quelque chose » ?

T4 : Comme c'est mon premier boulot, je ne peux pas dire. Par contre...

E : Mais dans ce boulot-là ?

T4 : Dans ce boulot-là, je... j'allais plutôt toujours vers mon chef. Parce que comme je recevais pas mal de barrières de la part de la direction, j'allais d'abord vers mon chef. Et ensemble, si on était d'accord, on allait chercher des alliances. Et on allait contre la direction.

E : Et donc, vous alliez quand même déjà assez souvent chercher votre chef pour d'autres choses, pour d'autres problèmes ?

T4 : Oui, quand il s'agissait de projets et qu'on devait faire avancer le projet et que ça n'avançait pas, et que j'essayais de voir avec les personnes quel était le problème. Et les personnes là m'ont fait voir qu'elles n'avaient pas envie de travailler ou ils attendent des lettres, etc… Alors mon chef et moi, on venait ensemble, on allait vers ces départements à ce moment-là et il est allé pour dire « Pourquoi est-ce qu'il est resté coincé là ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? » C'était notre job, c'était performer, c'était pour performer l'aéroport. Sauf que nous, on ne s'était pas rendu compte, quand on a commencé, que c'était au niveau social le problème. Parce que les gens, là-bas, ils étaient compétents. C'était au niveau social le problème. Et euh... et moi, je me suis dit 170


« Il faut que... » j'ai parlé avec d'autres gens qui sont aussi... parce que souvent, quand ils sont jeunes, ils aiment bien être fonctionnaires. Ils aiment bien être fonctionnaires publics parce que ça paye bien. Et c'est pour ça que les gens dans la fonction publique qui ont des problèmes, ils ne veulent pas aller travailler au privé, à cause du financement. Parce qu'ils savent « Si je vais travailler pour le privé maintenant, si je change maintenant, à mon âge, automatiquement je perds 1 000 € ». C'est beaucoup 1 000 € à la fin du mois ! C'est beaucoup. Et donc, les gens, ils se disent « Non, je suis trop bien payé pour partir au privé ». Et je leur ai dit souvent aux gens « Mais si tu pars au privé, la première année tu es mal payé mais après, ça va crescendo, ça augmente beaucoup. Alors que dans le public, ça va stagner. À un certain moment, il y a un plafond, tu ne peux plus le dépasser. Il faudra alors faire des études pour dépasser ce plafond. Alors qu'au privé, études ou pas études, ça peut toujours aller crescendo si tu es bon ». Il n'y a qu'une seule personne qui est partie au privé et qu'aujourd'hui, il se retrouve à Singapour en tant que chef. Et aujourd'hui encore, il m'envoie des mercis. Et moi, je pense que le plus grand problème dans le public, c'est mettre des gens ensemble qui n'ont pas forcément envie de travailler ensemble. Et aussi parce qu'il y a cette mentalité « On ne peut pas me renvoyer, ce n'est pas grave, je peux faire ce que je veux ». Parce que, au Luxembourg, le problème c'est que même si tu viens au travail et que tu dors pendant tes heures de travail, tu ne fais rien, on ne peut pas te renvoyer. Alors que c'est une faute grave ! Dans la loi spéciale du Luxembourg, il y a écrit que si tu fais une faute grave au travail en étant fonctionnaire, on a le droit de te renvoyer. Mais on a cette politique qu'on ne veut pas renvoyer des personnes. Pourquoi ? Parce qu'ils se disent eux-mêmes « Oui, il y a des jours où aussi, moi, j'ai envie de glander ». Et c'est pour ça qu'on a envie de faire des réformes à nouveau, parce que... ça n'avance pas. Et on a envie de faire des réformes qu'il faut d'abord travailler dans le secteur privé, là où ça pousse bien, là où il y a des pressions. Pour après venir dans le secteur public et savoir qu'il faut travailler ensemble. Et aussi changer le statut, qu'on peut renvoyer les gens. Moi, je trouve que ça, c'est très important. Parce que c'est... en fait, c'est une machinerie, une mentalité qui a été mise en place, qui a fait aussi que les gens, ils s'en foutent, il y a un non-foutisme. Et que ça fait en sorte que, voilà, « Moi je m'en fous, je peux faire ce que je veux, je peux... » Il y avait des gens qui disaient au directeur que c'était un grand connard. Moi, si je disais 171


ça à un chef dans une entreprise privée, le jour d’après je serais dans la rue ! C'est inimaginable ! Moi, c'était la première fois que j'avais fait cette... j'avais déjà travaillé dans le... j'ai toujours travaillé dans le secteur privé et puis, je suis allée travailler dans le secteur public. Moi, dans ma tête, je me suis dit « Jamais je ne retournerai au secteur public ! » Ça me fait trop peur, il y a trop de pressions, c'est trop de... de gens avec qui on doit faire face, qui n'est pas forcément un... Ils n'avalent pas leurs mots, ils ne mettent pas une feuille devant la bouche en fait. C'est une expression luxembourgeoise.

E : Et pourquoi vous pensez que vous avez réagi de cette manière, plutôt que d'une autre ?

T4 : Parce que quand j'étais à l'école primaire, je me suis fait beaucoup harceler. Pourquoi ? Parce que je suis... mes parents sont de nationalité portugaise et j'habitais dans un village où il y avait très très peu de Portugais. Et donc eux, ils me harcelaient beaucoup. Il y avait même des... souvent, ça venait même aux mains, surtout quand on est gosse, ça vient souvent aux mains. Et donc, je crois que je... je comprenais très bien ce que la personne elle souffrait. Et je savais très bien me mettre dans sa situation, et j'avais pitié avec cette personne. Pas pitié pour la personne mais pitié de la situation. Et en plus, c'était du ressort de mon travail, c'était de performer. Et j'ai vu qu'il fallait... pour moi, c'était ça le plus important. Pour mon chef, c'étaient les projets, l'argent, etc… Pour moi, non, ma priorité à moi c'était le social.

E : Et vous m'avez dit aussi que vous lui donniez des conseils en lui disant « Tiens, mets une fleur jaune pour Daisy ou essaie d'aller demander aux gens comment ça va, comment s'appelle leur enfant, etc. » Est-ce que ça c'était habituel chez vous, déjà avant de faire ça avec elle, de donner des petits conseils sur certaines choses ?

T4 : En fait, au début non. Mais après, elle... comme il y avait un bon lien entre elle et moi, elle commençait à se confier, elle se confiait de plus en plus à moi. Et comme elle se confiait de plus en plus à moi, elle me disait ce qu'elle ressentait. Donc forcément, pour moi c'était plus facile de lui dire ce qu'elle pouvait faire. Et comme les autres gens 172


me confiaient aussi à moi, qu'ils me disaient « Oui mais, J***, franchement moi je ne l'aime pas parce qu'elle ne me dit jamais bonjour. Elle, elle vient chez moi, elle me dit ça et ça, et ça, et ça. Elle ne me regarde pas dans les yeux, elle ne me dit pas comment ça va ? Alors que c'est au moins la chose minimum que j'attends d'une personne ». Sachant ça, c'est vrai qu'alors, pour moi, c'est facile de lui donner ce conseil-là. Puisque les gens, ils me disaient ce qu'ils attendaient d'elle. Et elle, elle me disait ce qu'elle attendait des gens. Alors c'est facile, je suis la personne. J'avais les informations des deux parties, donc moi je disais aux gens « Voilà ce qu'elle elle attend », et je disais à elle ce que les gens, ils attendent d'elle. Et c'était ça le problème, c'est que les gens, ils ne s'étaient jamais dit ce qu'eux ils attendaient. Il y avait... j'avais regardé cette personne « Mais si elle ne te dit jamais bonjour, pourquoi tu ne prends pas une pause et tu la regardes : Comment vas-tu ? Pourquoi tu ne vas pas ? Pourquoi tu ne me demandes jamais comment je vais ? En fin de compte, elle va lâcher. Si tu lui disais ça, parce que c'est une personne très raisonnable, elle aurait compris et à chaque fois, quand elle reviendrait chez toi, elle te dirait bonjour ». Mais les gens, j'ai l'impression qu'ils ne se sont jamais rendu compte que parfois, il faut juste dire quelque chose pour avoir quelque chose. Et je ne comprenais pas pourquoi. J'avais... parfois j'avais l'impression que c'était moi la plus raisonnable de tous et que j'étais la plus âgée, alors que c'étaient eux qui étaient tous dans les 50 ans. C'était... parfois on se demande comment, arrivé à cet âge-là, on peut ne pas être raisonnable ?

E : Est-ce que c'était facile pour vous justement de donner des conseils, de lui donner des conseils à elle pour que ça se passe mieux avec les autres ?

T4 : Comme on avait des bons liens, oui, c'était... c'était assez facile. Avec le temps, c'était facile. Mais surtout parce qu'elle ne le prenait pas mal. Ce n'était pas un genre de personne... par exemple quand une personne venait chez elle et lui disait raisonnablement « Écoute, ça ce n'est pas bien parce que ça et ça, et ça, arguments justifiés. Ça et ça et ça, l'argument était justifié ». Et donc elle, elle voyait ça, elle fait « OK, je comprends, je te donne raison. Si c'est ça et ça que tu veux et que je ne l'ai pas fait, je t'accorde que c'est mal fait ». Donc c'est quelqu'un... c'est quelqu'un qui a fait des études, c'est quelqu'un qui a un Master, qui a fait un doctorat. Donc ce n'est pas 173


une personne fermée au monde, c'est quelqu'un qui comprend. Mais il faut juste venir avec des arguments. Soit on lui dit « Tu l'as mal fait parce que... », ça ne veut rien dire. Et si on venait chez elle et on faisait une approche du genre « Voilà, tu l'as mal fait parce que ça et ça et ça manquent, parce qu'il faut avoir ça », alors c'est bon. Et au niveau social, c'était pareil. Je veux dire, ce n'est pas une personne complètement asociale. Elle a un mari, elle a des amis, elle a une famille. Si on est vraiment asociale, je veux dire, on serait coupé du monde. Mais c'était juste au niveau du travail, c'était ça le problème.

E : Et pourquoi vous pensez que vous avez réagi de cette façon, en lui donnant des conseils, en essayant de l'aider, etc., plutôt que d'une autre ?

T4 : Je... je crois vraiment que ça a dû être le fait que moi aussi j'ai souffert beaucoup quand j'étais à l'école primaire. C'était sûrement ça. Et je n'aime pas voir ces injustices. Parce que quand j'étais à l'école primaire, il n'y avait personne qui m'a aidé. Et j'aurais bien voulu qu'il y ait des gens qui m'aident, qui me supportent, qu’il y ait des gens qui me donnent la main. Enfin, mes camarades plutôt, et ce n'était pas le cas. Et donc, je savais très bien que c'était dur, dur, dur, dur. Et quand on est gosse, c'est dur. Mais alors, quand on est... quand on a une... quand on est plus âgé, qu'on a une famille, quand on a fait des études et qu'on est quelqu'un, et que même comme ça on n'est pas reconnu, ça doit être d'autant plus dur. D'autant plus dur, je me suis dit. Et je crois que je suis une personne qui a une facilité de comprendre les autres personnes, j'arrive à me mettre à la place de l'autre, très facilement. Et c'est ce genre de raisonnement qui m'a aussi aidé à trouver des solutions. Et c'est ce genre de raisonnement qui manque aux personnes du travail. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a jamais eu personne qui leur ait dit quoi que ce soit. Parce qu'il n'y a pas un spécialiste qui vient et qui dit « Fais attention ! ». Parce que c'est normal, c'est humain, chacun a sa personnalité, chacun a son caractère. Pas tout le monde est doué pour les mêmes choses, heureusement, c'est ce qui fait que le monde est si différent. Mais parfois, il faut juste un peu pousser et c'est ce qui manque. C'est ce qui manque, c'est ce coup de pouce, dans toutes les institutions publiques. C'est pour ça que souvent, face à nous, il y a des gens... ras-le-bol ! Et je ne sais pas si... je ne sais pas si c'est le cas ici, en 174


Europe, mais j'avais vu en Chine, à Hong Kong. À Hong Kong, c'était... ils ont fait une recherche et les gens sont très déprimés dans les instituts publics. Et donc ils ont fait... ils ont fait des... ils ont commencé à faire des jeux, etc… Donc une fois par mois, ils félicitent « Ah ! Cette personne-là, elle a fait un marathon, elle est allée courir 20 kilomètres. Bravo ! » Et donc à midi, ils allaient tous manger ensemble et « Bravo ». Donc ça faisait des liens, ça tissait une communauté et en même temps c'était individuel aussi. C'est ce qu'on n'a pas. C'est ce qu'on n'a pas, c'est... on ne sait pas. Aujourd'hui c'est : on est vraiment dans un lien métro boulot dodo, qu'on ne fait plus attention aux autres, j'ai l'impression. Et ce n'est pas que dans le public hein, c'est aussi dans le privé. Mais j'ai l'impression que dans le public, d'autant plus.

E : Et est-ce qu'il y a d'autres choses que vous avez pu mettre en place pour l'aider ou la soutenir ? Mise à part d'aller voir votre supérieur, lui donner des conseils.

T4 : J'ai commencé à l'inviter aussi quand on faisait des choses ensemble. Par exemple parfois on faisait... on allait, une fois en été, deux fois en été, eux ils font... On a un grill, on a une sorte de terrasse où on peut mettre un grill et puis on va faire un barbecue. Et elle n'était jamais invitée. Donc moi, je l'avais invitée en fait. J'avais envoyé le mail, je lui ai dit « Viens avec nous, viens, viens ». Et donc, elle était là et les gens, ils devaient parler avec elle, ils devaient l'accepter. Et puis, il y a des gens qui se sont dits « Ah ! Tout compte fait, elle n'est pas si méchante que ça ». Je ne sais pas si c'était assez ce que j'avais fait, en tout cas...

E : Et c'était facile de le faire, ça, par rapport aux autres justement ?

T4 : Non, parce que je sentais... je ne supporte pas. J’ai beaucoup... ça m'attriste beaucoup, on va dire. Je supporte les critiques mais ça m'attriste profondément les critiques. Parce que je me dis « Je ne suis pas parfaite, je n'ai pas bien fait les choses ». Et je savais qu'il y avait des gens qui n'aimaient pas ce que je faisais, et ça m'attristait. Ça m'attristait parce que je me dis « Les personnes ne voient pas que c'est important et c'est dommage ». Et ça me rendait triste, ça me rendait profondément triste. Et j’ai du mal avec ça, du mal quand on... 175


E : Donc ça vous demandait un effort de l'inviter, de l'inclure dans le groupe, que les gens savent que c'était vous qui l’aviez invité ?

T4 : Parfois, je me levais le matin, je me regardais dans le miroir (souffle) « Alors, tu vas faire ça et ça et ça. Alors, tu vas dire ça à cette personne. Tu vas le faire, tu vas le faire. » Parce que ça demande beaucoup d'efforts, parfois même surhumains, de se surpasser. Et c'est dur parce qu'on sait que les gens vont nous pointer avec le doigt. Et il faut aussi dire... il faut être dur, il faut accepter qu’on va être critiqué. Et si, à certains moments... c'est ce que j’appelle de partir du jeune homme au jeune mûr, c'est quand on a... Comme Marx le disait, comme Hegel le disait, c'était quand à un certain moment on s'associe à la réalité, on se dit « Il faut accepter que les choses ne se passent pas comme on le dit, comme on l'espère ». Et c'est ça en fait, c'était ça le plus dur, de se rendre compte, voilà, ça ne va pas être comme ça. Parce qu'alors, à ce moment-là, si on va contre un mur, on se dit « Voilà, j'étais prête, je savais que je pouvais aller contre un mur. Parce que je savais que, voilà, les choses ne vont pas toujours comme on le pense ». Et c'est ça en fait. Et pas tout le monde à cette maturité, très peu de gens ont cette maturité, je pense.

E : Et donc pourquoi l'avoir fait si c'était si dur ?

T4 : Parce que j'en ai souffert beaucoup quand j'étais petite. Quand j'étais petite, ce n'était pas un jour, ce n'était pas une semaine, c'était ma durée de scolarité. C'était à l'école primaire et c'était à l'école secondaire. Et s'est allé tellement loin que j'avais un professeur qui m'avait dit... Parce qu'il faut savoir qu'au Luxembourg, il y a 3 sortes de niveaux scolaires, il y a le classique, il y a le technique et le modulaire. Pour rentrer dans le classique, il y a très peu d'étrangers qui rentrent dans le classique parce que c'est très poussé niveau langue, c'est des études très poussées. Donc il faut déjà avoir une moyenne au-dessus de 17/20 pour rentrer dans ce système-là. Et qui rentre principalement dans ce système-là ? C'est les Luxembourgeois. Pourquoi ? Parce qu'ils ont déjà un capital... un capital d'éducation de la part de la maison. Alors que si on vient souvent d'enfants émigrés, ce capital-là, il est un peu manquant. Alors c'est vrai 176


que c'est un peu dur de la personne elle-même de reconstituer ce capital. Et j'ai quand même réussi à rentrer dans ce système-là. Donc je suis remontée dans ce système-là, et il y a très très peu de Portugais, très très peu en général d'étrangers. Et donc à l'époque, il faut dire, j'étais assez costaud, je n'étais pas comme maintenant, c'était les 20 kilos en plus. Être enfant d'émigrés, ne pas être Luxembourgeois et en plus ne pas avoir le corps de rêve comme eux ils attendaient, c'est bon ! C'était le pion à qui on va tous... le bouc émissaire. Et voilà ! Et j'ai passé... j'ai de très mauvais souvenirs de mon école secondaire, de très très très mauvais souvenirs. Je n'ai que très peu d'amis avec qui je suis restée en contact, très très peu. Alors quand je vois ça, et je me dis « J'ai passé de très mauvaises années parce que les gens, ils étaient contre moi ». Il y avait un professeur, c'est si loin, un professeur qui m'avait dit « Écoute, tu sais, tu ne t'es pas posé des questions pourquoi tu as des si mauvais points en allemand ? » Et j'ai dit « Oui, justement, parce que toutes les autres années j'avais quand même assez des bons points ». Il me fait « C'est parce que tu as le mauvais nom de famille ». Parce que j'étais portugaise et pas Luxembourgeoise. Et donc, ça, ça m'a fait un grand coup, ça m'a tué. Et donc, savoir que cette personne-là, elle n'y pouvait rien de son physique et qu'on... Et que moralement, on la faisait détruire, je me suis dit « Ce n'est pas possible qu'il y a encore, aujourd'hui, les gens sont... ils sont adultes, et on fait détruire quelqu'un pour son physique, c'est pas possible ! Je m'attendais à ça à l'école primaire, secondaire, mais au travail quand même ! Il y a des limites ». Et là, ça m'a... je crois qu'il y avait tout ce... toutes ces mémoires qui seront revenues et ça m'a donné un coup d'énergie. Et voilà, je suis partie.

E : Et pour en revenir à cet exemple où vous l'invitiez au barbecue, est-ce que c'était déjà habituel avant de faire ce genre de chose ?

T4 : Habituel avec elle ou habituel en général d'aider les gens ?

E : Non, habituel avec elle. Est-ce que ça arrivait déjà que vous l'invitiez au barbecue ?

T4 : Oui ou bien à midi. Parce que, une fois par semaine, j'allais manger avec tout le groupe et je commençais à l'inviter peu à peu. Au début, elle disait toujours non, et les 177


gens, ils étaient contents. Et après, moi, j'avais utilisé une ruse, c'est que j'avais... je l'avais invitée à manger avec nous à midi parce qu'il y avait quelqu'un qui allait partir. Et... et les gens m'ont dit « Mais pourquoi tu es venue avec elle ? » J'ai fait « Mais quel est le problème ? », « Mais tu sais bien, on ne s'entend pas très bien. » Et donc moi, j'avais fait un petit jeu, j'ai fait « Ah bon ? Vous ne vous entendez pas bien ? Je savais qu'il y avait des problèmes, mais à ce point ? » Et donc, les gens ils se sont dit « Ah ! Tiens, elle ne connaît pas le problème parce qu'elle est jeune ». Alors que je comprenais très bien le problème. Mais parfois, il faut jouer le jeu aussi.

E : Et est-ce qu'il y a d'autres choses que vous avez pu mettre en place pour l'aider ou pour la soutenir ?

T4 : J'avais dit... je lui avais dit que... que c'était bien d'avoir une amie ou des amis avec qui on peut se confier. Parce que souvent, c'est ce qui manque. Je lui ai dit aussi pour parler avec les gens, pas de tout de suite aller chez le directeur et se plaindre ou chez quelqu'un mais, quand on a un problème, plutôt de parler avec la personne. Je l'ai aussi convié à faire du sport ou à avoir un hobby où on peut se détacher du travail. Parce que je lui ai dit « Détache-toi de ton travail, parce que ce n'est pas bon de tout le temps... » Parce que je lui ai dit « Surtout ne pas ramener du travail à la maison ». Surtout quand on a des problèmes, séparer les deux. Et en plus, je lui ai aidé là où je le pouvais le plus, mais après, ça devait aussi venir de sa part.

E : Donc c'est de nouveau lui donner des conseils.

T4 : Oui, la soutenir. Parfois elle me disait... parfois elle me disait « Tiens, regarde, j'ai envie de mettre ça et ça, et ça, est-ce que tu crois que ça ira ? » Parce que, comme je vous... je l'avais dit au début, on n'arrêtait pas de la montrer du doigt parce qu'elle n'était pas bien habillée ou que sais-je. Donc elle aussi, là, à ce moment-là, elle commençait à faire plus attention comment elle s'habillait et tout ça.

E : Et est-ce que parfois vous avez senti que vous ne pouviez rien faire, qu'il y a des choses qui vous ont empêché d’agir ? 178


T4 : Oui, surtout quand il y avait le directeur qui... qui lui donnait des... enfin, qui lui disait qu'elle était une bonne à rien. Quand tu as un directeur... qu'est-ce qu'on peut faire ? On ne peut rien faire. C'est justement lui, qu'il faut faire quelque chose et pas, en tant que personne, aller contre le directeur. Je crois que c'est ça le plus difficile, c'est d'aller contre la plus haute hiérarchie. C'est ça. C'est... quand ça émane du directeur, on est impuissant. On est impuissant. En plus, je ne savais pas qu'il y avait des... je l'ai su plus tard, des associations qui aident. Ça, je ne savais pas du tout. Je ne savais pas du tout. Ça, je l'ai su plus tard. Et je lui avais envoyé le lien, je lui ai dit « Si jamais ça s'empire, voici un lien, tu sais, où tu peux faire recours ou appel pour t'aider ».

E : Donc en fait, vous arriviez à l'aider par rapport à ce qu'elle vivait avec les gens en dessous d'elle ou à la même hauteur qu'elle. Mais pas par rapport à au-dessus ?

T4 : J'étais impuissante, oui.

E : Et pourquoi, qu'est-ce qui vous bloquait ?

T4 : Ce qui me bloquait, c'était le pouvoir. Lui, il a tous pouvoirs. Lui, il ne pouvait pas me renvoyer, OK, mais il pouvait me faire la vie dure aussi. Donc j'étais... j'avais une certaine limite. Lui, il pouvait aussi me dégager de tous les projets. Il pouvait... il pouvait dire aux autres « On ne travaille plus avec elle ». Donc, à ce moment-là, ça allait vers ma personne aussi. Et c'est ça en fait, c'est dur de juger. À un certain moment je veux l'aider mais jusqu'où ? Où sont mes limites ? Et j'avais senti que là, c'étaient mes limites.

E : Et quand elle vivait ça par rapport à son supérieur, est-ce que vous essayiez de la soutenir ? Sans essayer d'intervenir mais plutôt en retrait.

T4 : Je crois que je lui disais... je lui donnais des mots de courage mais... peu importe si on était gentil avec lui, peu importe si on prenait des... si on avait des raisonnements 179


rationnels avec la personne, elle était très émotionnelle. C'était une personne qui disait ce qu'il pensait. Parce qu'il faisait ça aussi avec nous. Il faisait ça aussi avec moi. Moi, parfois je venais avec des projets, il me fait « Ah ! Mais que tu es bête ! Tu ne vois pas qu'il y a une faute dans le projet ! » Au lieu de nous dire « Non, écoute, j'ai bien aimé ton idée mais, sur ce point-là, il faut faire attention parce que... » Ça, c'est bien plus productif que de dire « Non mais tu es... laisse tomber, tu as fait une erreur ».

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T4 : Le déclic, c'était lorsque l'aéroport a dû fermer 5 jours, pendant 5 jours. Parce que ce n'était même pas dû à des problèmes techniques, mais c'était dû à des problèmes sociaux dans l'entreprise. Et là où j'ai eu le... ça m'a fait un grand déclic, c'est quand pendant une semaine elle était malade parce qu'elle n'arrêtait pas de pleurer. Et là, j'ai dit « Non, il faut faire un truc, il faut faire quelque chose ». Il faut faire quelque chose. Il y a eu mon chef qui avait remarqué que c'était grave et celle des ressources humaines. Et là, on a... on s'est dit « Enfin quelqu'un de notre côté ! » parce qu'à 3, on peut faire... on peut faire le poids. Et donc là, à ce moment-là, le directeur il avait compris « Bon, OK, on va changer les choses ».

E : Cela a-t-il modifié votre comportement à partir de ce moment-là ? T4 : Je crois que j'ai été... quand j'ai eu mon chef à moi et celle des ressources humaines derrière moi, je me suis sentie plus confiante, j'avais moins peur. Parce que j'avais compris que les gens aussi, ils avaient compris qu'il fallait changer quelque chose. Donc déjà, les gens, ils avaient une certaine volonté. Il y avait la volonté qui était là. Et c'est beaucoup plus facile de changer les choses quand il y a une volonté qui est là que de changer les choses alors qu'on est face à un mur. Je crois que c'était ça.

E : Et donc, ça vous a poussé à plus agir, à plus essayer de faire des choses pour elle ?

T4 : Je crois que oui, oui. Je crois que oui.

180


E : Par exemple quand vous avez proposé la thérapie de groupe, ça c'était avant ou après ?

T4 : Ça, c'était avant. Et ils n'ont jamais pris la thérapie de groupe, mais par contre ils ont commencé les réunions une fois toutes les deux semaines.

E : D'accord. Ils ont commencé les réunions après cette grève ?

T4 : Oui.

E : Donc là, il y a eu une prise de conscience. Et vous êtes revenue avec cette idée ?

T4 : Oui, mais ils ne l'ont jamais pris vraiment en compte. Ils ont préféré faire les réunions pour le début.

E : D'accord. Mais c'est vous qui avez parler des réunions aussi, non ?

T4 : Oui, oui. Oui.

E : Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ?

T4 : Le sous-directeur a commencé... Non, son... le sous-directeur n'a jamais rien fait. Parce qu'il y avait deux sous-directeurs. Celui qui est toujours resté neutre, parce qu'il en avait marre de l'affaire, c'était le vieux sous-directeur. Parce que, dans 15 ans, il va partir à la retraite donc il veut avoir... il veut la paix. Non, pas dans 15 ans, pardon, je me suis trompée, dans 5 ans. Donc lui, il veut la paix. Sa main droite par contre, lui, il est encore là pour longtemps. Lui aussi, il a commencé à se distancer, mais il commençait à voir que, voilà, il faut être gentil, il faut... il ne faut pas prendre parti. Là, il a été très... très ingénieux, il n'a jamais pris parti. Par contre, il a tout de suite su qu'il faut faire quelque chose, qu'il faut jouer ensemble, qu'il faut travailler ensemble. Donc là aussi, il a commencé, de sa part aussi, à dire « Non, on ne va pas commencer sur ça. On ne va pas commencer sur ce ton-là. On va rester juste, on va argumenter juste ». 181


Lui, donc les gens, ils savaient très bien « Ah ! Si je veux me plaindre de lui ou parler avec lui, il faut que je vienne avec des arguments ». Et ça... ça, ça m'a fait du bien, que je voyais que... Parce que lui, il était très aimé hein, de tout le monde. Et ça, ça m'a fait du bien aussi de voir qu'il commençait à... que lui aussi, il avait fait quelque chose.

E : Donc lui, il n'est pas intervenu directement en disant « Arrêtez de vous moquer d'elle » par exemple, mais il a dit « Maintenant si vous voulez dire quelque chose, donnez-moi des arguments ».

T4 : Voilà.

E : Et « Arrêtez d'écouter les rumeurs ».

T4 : Voilà exactement.

E : Et est-ce qu'il y a d'autres gens qui ont réagi ?

T4 : Les 3 amis avec qui j'étais toujours. Et je ne travaillais pas avec eux mais c'était de l'informatique, c'étaient deux informaticiens et un... et un qui s'occupe de tout ce qui est supports informatiques. Ce n'est pas la même chose... enfin, je n'ai pas très bien compris le lien qu'ils avaient mais c'était tout ce qui était informatique. Et ces trois-là, ils étaient toujours très gentils et très... ils rentraient bien dans le cliché des informaticiens en fait. Je ne veux pas être méchante mais ils étaient vraiment « On est gentil, on est un peu neutre » Et donc eux, je m'entendais super bien avec eux, parce que ce n'est pas des gens qui rentrent dans le jeu « Allez, on clashe tout le monde ! ». Non, ils n'étaient pas comme ça, c'était justement l'inverse. Et eux aussi, ils ont commencé à sortir avec elle, enfin pour midi, aller manger ensemble à midi. Une fois par semaine ils allaient boire un verre et ils prenaient... et ils allaient... ils l'invitaient aussi pour prendre un verre, etc… Ça, je crois qu'il y a des gens qui ont... Mais sinon, pour le reste, pas beaucoup changé.

E : Il n'y avait personne d'autre ? 182


T4 : Non, ils ont commencé à être gentils avec elle, c'est-à-dire lui demander des choses normalement. Sans crier, sans... ils viennent chez elle, ils font « Bonjour Dai... », « Bonjour » J'allais dire Daisy ! Mais bonjour Daisy, non. « J'ai besoin de ça et ça, est-ce que c'est possible de l'avoir ? », etc… Donc à la fin, quand je suis partie, c'était comme ça.

E : Ça, c'était plus grâce à ce qui s'était réglé ?

T4 : Oui, voilà, plus... plus grâce aux... aux...

E : Aux interventions entre guillemets qui avaient été faites.

T4 : Oui, aux réunions, etc…

E : Et est-ce qu'il y en avait qui avaient le même type de comportement que vous, à essayer de donner des conseils, à essayer de l'inviter, à essayer d'intervenir auprès des supérieurs ?

T4 : Non, pas que je sache, en tout cas pas que je sache.

E : Seulement les informaticiens qui essayaient de l'inviter un petit peu peut-être ?

T4 : Oui.

E : Et ça, c'était à peu près en même temps que vous ou c'était quand les choses se sont beaucoup calmées ?

T4 : C'était quand les choses se sont beaucoup calmées. Parce que, à ce moment-là, ils avaient moins peur. Parce que ce sont des personnes qui sont extrêmement timides, ne sont pas sûrs d'eux. Et donc voilà, c'était... Ils m'aimaient bien parce que, voilà, moi je leur ai... parce qu'ils m'aidaient beaucoup parce que moi et l'ordinateur, c'est 183


horrible. Et je leur ai dit « Écoutez, je n'ai pas envie d'être un peu bête devant les autres gens qui travaillent depuis des années avec les ordinateurs. Est-ce qu'en une fois, vous pouvez m'expliquer ? » Et puis, ils sont restés toute une après-midi en m'expliquant, en me disant les choses, en me... ceci et cela. Et depuis, j'ai dit « Vous êtes trop gentils », ils me disent « Oui, mais toi aussi, tu es la seule qui est gentille avec nous, qui ne nous dise pas qu'on est inutiles, tu sais ». Et là, c'est à travers eux que j'ai beaucoup su qu'est-ce qu'il se passait. Parce que, eux, ils sont toujours appelés. Parce qu'il n'y a personne qui a pris des cours d'informatique on est d'accord, encore aujourd'hui. Donc dès qu'il y a un problème, c'est eux qui vont partout. Donc eux, ils entendent toutes les discussions. Et donc, c'est eux, ils m'ont tout raconté aussi. Et après, c'est dur, c'est dur.

E : Donc eux, indirectement, ils vous ont expliqué la situation. Est-ce qu'ils vous ont dit peut-être « Il faut faire quelque chose » ou est-ce qu'ils t'ont juste expliqué ?

T4 : L'un m'a dit « C'est comme ça, c'est comme ça, on ne peut pas changer ». Et l'autre, il m'a dit « J'aimerais bien que ça change mais je ne sais pas comment ».

E : Et est-ce que l'entreprise elle-même a réagi au plus haut niveau, est-ce que des gens ont réagi ? Le sous-directeur, là, mais il y avait encore d'autres gens au-dessus de lui ?

T4 : Non, non. Ça, le Ministère public, ils s'en foutent, franchement. Tout ce qui est de ce ressort-là. Parce qu'ils se disent « Il y en a tellement de problèmes dans tous les autres départements, dans tous les autres Ministères et administrations ». Ce n'est pas... E : Oui, pour eux, ce n'est rien.

T4 : Oui, oui. Parce que c'est vraiment cette mentalité-là.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ? 184


T4 : Oui. Parce que, comme dans une entreprise privée, les gens ont cette conscience qu'il faut travailler collectivement, c'est des projets collectifs et il faut être le meilleur. Donc c'est collectif et en même temps individuel, donc il y a ce jeu de balance. Pour l'État, peu importe qu'on fait un bon travail ou non. Et donc, si dans le... si dans le privé il y a des problèmes, les gens, la première chose qu'ils se disent « S'il y a un problème avec moi, moi je peux être dehors à tout moment ». Donc ils ont cette conscience et ils se disent « Je dois montrer que je suis bon, je dois montrer que je peux le faire ». Et surtout en temps de crise, les gens, ils n'ont pas envie d'être dehors. Je veux dire, surtout quand on a des enfants ou une famille, que sais-je, on essaye de régler les choses. Et les gens, dans le privé, ils ont compris, il faut travailler. Et dans l'État, c'est un peu comme, vous le voyez, je peux faire ce que je veux. C'est deux mentalités complètement différentes.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T4 : Les obstacles les plus durs à dégager, dans quel sens ? Individuels ?

E : Oui, vous, vraiment pour vous, qu'est-ce qui a été le plus dur, quel a été l'obstacle le plus dur à dépasser, donc qu'est-ce qui a été le plus dur à surmonter ?

T4 : Les critiques. Les critiques, vraiment les critiques. Quand on est... comme j'avais déjà expliqué auparavant, je supporte... ce n'est pas que je ne supporte pas les critiques, c'est que je ne sais pas bien les travailler, les critiques, c'est mon point faible. Et dans le sens émotionnel, toujours dans le sens émotionnel. Et c'était ça que je devais dépasser, le fait que... pas tout le monde mais le fait que pas tout le monde ne veut être ami avec moi, prendre conscience de ça. Je crois que c'était le plus dur. Parce que je suis une personne qui est toujours dans le sens... j'ai envie d'être amie avec tout le monde, j'ai envie que tout le monde m'aime. Alors quand après, en travail ce n'est pas le cas. Ce n'est pas une école, ce n'est pas une classe, ce n'est pas... On veut être... on veut appartenir à un groupe et après, il y a quand même des gens qui ne nous 185


aiment pas. Alors qu'on veut être aimé par tout le monde. Ça, je crois que c'était le plus dur.

E : Et est-ce qu'il y a eu d'autres obstacles à dépasser ? Par exemple la fois où vous deviez lui donner des conseils pour l'aider, pour la soutenir.

T4 : Non, je crois que c'est assez naturel. Pour moi, ça c'était assez naturel.

E : Et quand vous avez dû aller chercher votre supérieur pour en parler, essayer de dire mettre des réunions, faire une thérapie de groupe. Est-ce que là, il y a eu d'autres obstacles que vous avez dû surmonter ?

T4 : Je réfléchis. Je... directement, je ne m'en rappelle pas qu'il y ait des obstacles. Je crois que le plus grand obstacle était de... de prendre mon chef avec moi et de lui faire rendre compte en fait, c'était ça. Jusqu'à ce que je l'ai motivé, ça a pris du temps. Mais après, comme il était avec moi, non, je crois qu'il n'y a plus eu d'obstacle.

E : Et la fois où vous l'avez invitée au barbecue, aux repas, etc…, est-ce que là il y a eu d'autres obstacles aussi ?

T4 : Il y avait des gens qui sortaient des... des petits commentaires du genre « Ah ! Elle est là aussi ! » ou du genre « Tu n'as pas pu te retenir ! » mais... ce n'était rien de grave.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?

T4 : Je crois parce que j'ai vu qu'elle changeait. Si elle ne... elle ne s'était pas, après tout ce que je lui avais raconté, comment... ce que les gens, ils attendent d'elle, qu'estce qu'il faudrait faire, qu'est-ce qu'elle pourrait faire pour améliorer, etc. Je crois que si elle n'avait pas pris ces critiques... ces critiques en compte, je... et qu'elle-même, d'elle-même elle n'aurait pas changé, je crois que je l'aurais laissé mijoter dans son 186


malheur. Mais quand j'ai vu qu'elle a commencé à changer, et elle s'est donné beaucoup d'efforts, et que j'ai vu aussi que les gens commençaient à l'apprécier, je lui ai dit « Bravo ! Voilà, les gens, ils ont dit ça et ça et ça. C'est vraiment bien, continue ». Et je crois que c'est ça vraiment qui... faire autant d'efforts et puis voir qu'il y a quand même un résultat à cet effort. S'il n'y avait pas eu de résultat, je crois que j'aurais dit « Bon, tant pis. J'ai déjà tellement investit, je n'ai plus envie d'investir plus ».

E : Oui, s'il n'y avait pas eu de résultat, si elle, elle n'avait pas essayé ou si les autres n'avaient pas réagi positivement. Si elle avait essayé mais que les autres avaient quand même continué à dire « Elle est nulle » ?

T4 : Mais en fait, elle avait essayé et elle m'avait dit « Ça fait... j'ai déjà essayé et les gens, ils sont comme ça ». J'ai fait « Oui, mais ce n'est pas en une fois ». J'ai dit « La mentalité, ça change en semaines ». J'ai dit « Donc, prends-toi un mois, tout un mois. Tu vas te dire par exemple tout le mois de février, je vais être gentille avec tout le monde. Tout le mois de février. Et tu vas voir qu'après, les gens... ce n'est pas en une fois mais c'est répétitivement que les gens, ils vont se rendre compte : Ah ! C'est vrai, ce n'est pas la première fois, ce n'est pas aujourd'hui qu'elle a avalé une pilule magique et qu'elle est gentille. C'est tout le temps. Alors moi aussi, je vais être gentil ». Et c'était effectivement seulement après 6 semaines qu'on avait vu que les gens commençaient à aussi être gentils, à lui parler, à... certains avaient arrêté les... arrêté de parler d'elle et tout ça. Et ça, c'était... je crois que c'était... c'était ce qui a fait en sorte qu'elle, elle avait davantage envie de changer. Et que les autres, ils avaient vu « Ah ! Tiens, c'est beaucoup plus plaisant d'avoir des relations comme ça que... que d'être dans une impasse en fait ».

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses que, si ça a avait été différent, ça aurait pu changer votre façon de réagir ?

T4 : Pas... pas que je sache en fait. Oui, s'il n'y aurait pas eu de résultat, si les gens n'auraient pas voulu changer et... peut-être aussi le fait de se heurter tant de fois contre un mur. Je me suis heurtée beaucoup de fois contre un mur jusqu'à ce que ça 187


soit bon, parce que je suis très têtue, j'aime bien les choses... j'aime bien faire les choses. Et donc, à un certain moment, j'ai vu une approbation. Donc je crois que si moi-même aussi je me serais heurtée tant de fois contre un mur qu'elle, je te dis, je crois que j'aurais eu le ras-le-bol aussi. Ras-le-bol de ma part aussi. Parce qu'à certains moments, vers la fin, j'avais eu un ras-le-bol. Ce type de comportement fait en sorte qu'on ait très très vite un ras-le-bol. C'est dur parce que c'est... c'est très psychique. C'est... si c'est... si c'était un effort physique, on se repose pendant quelques jours et on recommence. Mais comme c'est un effort psychique, on ne peut pas faire un repos, c'est constamment.

E : Et si par exemple vous aviez été employée de la fonction publique et pas dans le privé ?

T4 : Je crois que je n'aurais pas fait ça. Je crois que je n'aurais pas fait ça, je crois que j'aurais écrit une lettre du genre « Je veux changer de boulot, je veux changer quelque part ». Et j'aurais fait mon boulot, je me serais enfermée dans mon bureau et ce serait tout. J'aurais essayé d'avoir des bons liens et je l'aurais, elle, laissé mijoter dans son malheur. Parce qu'alors, à ce moment-là, c'est... on sait très bien que si on est employé, on est dans ce bureau-là, on ne va pas changer du jour au lendemain. Ça, on le sait. Et si on est dans la merde, enfin, pardon pour l'expression mais si on est dans la merde, ça peut le faire sentir tous les jours. Non, ça aurait été trop pesant, je crois. Ça, oui. Je crois que c'était ça, le fait que je savais que j'allais partir, que je n'allais pas rester toute ma vie là. Et le fait de savoir que j'étais employée privé et pas public.

E : D'accord. Est-ce qu'il y a d'autres choses auxquelles vous pensez qui auraient pu modifier ?

T4 : Non, je... peut-être le fait d'avoir un autre directeur. Ce fait-là. Je crois que c'était vraiment ce qu'il me fallait, avoir un autre directeur, un directeur qui prend des décisions, un directeur qui soit neutre et un directeur qui... Parce que le directeur, lui, comme une personnalité publique, il doit être prêt à recevoir ou à entendre des critiques, à les confronter. Et il doit prendre des décisions, il doit avoir une main de fer 188


et dire « Ça suffit, on fait comme ça et pas autrement ! ». Et aussi, je pense qu'un directeur il doit avoir... pas seulement avoir des qualités... des qualités en... dans la matière dans laquelle il exerce, mais aussi des qualités en tant que relations, savoir comment réagir. Un bon... être quelqu'un qui sait comment motiver un groupe. C'est... parce que le directeur en fait, c'est le père de la famille, on va dire. C'est comme un père de famille ou une mère de famille, c'est quelqu'un qui doit porter soin à sa famille. S'il ne porte pas soin à sa famille, il ne peut pas s'attendre que ça marche bien. Et je crois que si j'avais eu... si à l'époque on avait un autre directeur, je crois que les choses se seraient passées beaucoup plus simples et pas aussi... Je crois que la situation ne se serait jamais aussi aggravée.

E : Donc le directeur aurait pu changer les choses ?

T4 : Oui, beaucoup de choses. Il aurait pu changer pratiquement tout. Parce que s'il aurait... parce que c'est lui qui donne le ton sur lequel on va avancer. C'est... parce que les gens, à un certain moment ils disent « Ah ! C'est quand même le directeur. Si c'est le directeur, c'est parce que... » c'est important. Et les gens, c'est ce que je disais auparavant, comme le directeur donnait la mauvaise... le mauvais exemple, les gens suivaient le mauvais exemple.

E : Et est-ce qu'il y a d'autres éléments, peut-être dans l'entreprise par exemple, là vous évoquiez le directeur, est-ce qu'il y a d'autres éléments qui auraient pu changer les choses ?

T4 : Oui. Je suis toujours d'avis que les thérapies de groupe, c'est toujours quelque chose de bien. Surtout dans les fonctions publiques. Mais moi, je pense que la personne des ressources humaines, elle devait s'occuper de ça. Et je pense aussi que la personne des ressources humaines doit être une personne qualifiée et non quelqu'un à qui on lui donne un job comme ça, juste parce qu'elle a réussi l'examen d'entrée. C'est quelqu'un qui doit... Je ne dis pas que cette personne doit forcément faire l'université, qu'elle doit forcément avoir un diplôme de psychologie, mais je pense que c'est quelqu'un qui doit au moins savoir... au moins vu ce que c'est d'être tout ce qui 189


est relations des ressources humaines, donc savoir... Parce que la personne, là, elle ne savait même pas choisir au niveau des critères, au niveau des personnes. Par exemple je l'avais aidé, on avait fait un tri pour choisir une personne quand il y avait eu une place de libre. Et elle m'avait donné un CV, elle a commencé à... à rigoler, elle fait « Regarde cette personne, elle est trop bête pour finir son université ! ». Et je le regarde, je lui fais « Mais non, cette personne a fait 4 ans d'université ! », elle fait « Oui, mais c'est 5 ans ». Je lui fais « Oui, mais en Angleterre c'est en 4 ans. Et c'est la deuxième année de Master est supplémentaire, ce n'est pas comme chez nous. Et ce n'est pas dans toutes les facultés ». Et j'ai dit « Et même si... » Et j'ai dit « Indépendamment du Master, de la finalité qu'on a fait, on peut toujours faire... il y a beaucoup de gens qui préfèrent faire la dernière année de Master en 2 ans et aller travailler parce qu'ils ont déjà envie de travailler. Donc tu ne peux pas juger sur ça ». Et là, je me suis dit « Mais mon Dieu ! Mais c'est qui cette personne qui travaille dans les ressources humaines ? Ce n'est pas quelqu'un de qualifié, ce n'est pas quelqu'un de rationnel. C'est quelqu'un qui est là parce qu'elle est là ».

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T4 : Je pense que c'est plutôt le harceleur. Qui est responsable de cette situation ? Parfois, ça peut être aussi la personne ciblée, donc moi je pense que c'est les deux. C'est... souvent, c'est comme dans une relation pour moi, souvent ça peut être les deux, tout dépend. Mais dans mon cas, dans mon cas c'était plus le harceleur. Mais la personne ciblée, elle n'avait rien fait pour changer dès le début, elle a laissé les choses aussi. Donc ça aussi c'était une critique par rapport à elle. Et bien sûr aussi le directeur, donc je ne sais pas si c'est l'entreprise ou non.

E : L'entreprise, ça va plutôt être au sens global, comment la pression qui arrive ou qui peu à peu pourrait créer ça ou cette ambiance.

T4 : Non, je pense plutôt les deux premiers. (Lis à haute voix) Comment décririez-vous votre entreprise de manière générale ? C'est une entreprise dans laquelle les membres sont encouragés à interagir les uns avec les 190


autres et... Non, justement non. (Lis à haute voix) Une entreprise à l'intérieur de laquelle... Oui. C'est une entreprise... Non, je pense que c'est plutôt la deuxième.

E : OK. Merci beaucoup.

T4 : De rien.

191


9.7. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°5 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T5 : Harceleur... OK. Bon, avant de... donc avant de venir chez A***, j'ai fait… j'ai collectionné les masters 2, donc j'en ai trois en fait, j'ai fait une thèse en France, et après ma thèse, donc je l'ai contacté. Il m'a répondu très très rapidement. Euh... Il m'a accueilli, il m'a expliqué, euh, les thématiques de son labo, on a été mangé ensemble. Euh... Pour le premier, lors du premier contact, j'ai rien remarqué. Pour moi, c'était quelqu'un de bien normal. Euh... la première situation qui m'a un peu euh... mis mal à l'aise, mon entretien, enfin plutôt mon contrat devait se commencer… je devais commencer le 1er octobre 2011. En septembre 2011, il m'a déjà envoyé plusieurs messages pour me demander quand est-ce que j'allais arriver en Belgique, est-ce que j'avais déjà trouvé un appart... à un moment donné, il m'avait même demandé de venir en Belgique deux semaines avant le 1er octobre euh, pour pouvoir faire la paperasse, m'inscrire à la commune, euh... signer le bail, et comme ça, le 1er octobre, je serais déjà au labo. Bon, ça à la rigueur, ce n'est pas grave, ce n'est pas méchant. Et donc, euh... Voilà, après mon arrivée dans son labo, au fil des semaines et des mois, je... c'était clair comme le nez au milieu de la figure, comme on dit, que ce type était un... harceleur, était un malade, était... Enfin, malade, c'est le mot qu'on peut utiliser pour qualifier ce genre de personnes, c'était à tous les niveaux. À 9h00, il commençait à regarder sa montre... Par exemple, à la technicienne, contrairement à nous, elle, elle avait des horaires, 9h-17h. Quand elle arrive à 9h05, elle reste jusqu'à 17h05, si elle arrive à 9h30, elle reste jusqu'à 17h30. Donc lui, à 9h, il commençait à regarder sa montre, il commençait déjà à la chercher dans le labo. Donc la pauvre arrive, on lui dit qu'il te cherche. Donc là, déjà, tu la vois trembler. Bah, il est nous est arrivé de la voir par l'arrière-cour, elle dans la cour pour arriver à 9h pile-poil, à 9h tapantes. Donc elle arrive, elle lui dit bonjour, la première chose qu'il lui fait, il regarde sa montre. Soit il lui dit : « bonjour », soit il continue à travailler sur son ordi, il ne la regarde même pas, en lui disant « bonjour ». Tu vois, donc ça c'était vis-à-vis de la technicienne, mais il y avait 192


ça vis-à-vis d'autres... enfin, d'autres thésards. On était pratiquement deux catégories de personnes, il y avait une catégorie de personnes qui arrivait très tôt le matin, qui partait un peu tôt le soir. Moi, par exemple, je faisais du 7h-18h. Il y avait des personnes qui faisaient du 7h-22h, des thésards qui faisaient du 7h-22h. Bah... pour aller chez le médecin ou pour aller euh... dans un autre bâtiment, ces personnes, je crois qu'ils devaient demander l'autorisation à partir. Il y avait un étudiant, son prénom c'est Y***, il avait rendez-vous chez le dentiste, mardi par exemple. Donc il est venu au labo à 11h, il est resté jusqu'à 11h du soir, le lendemain, il l'a, il l'a chopé dans le couloir, il lui a dit : « voilà, la prochaine fois, tu dois prendre tes rendez-vous chez ton dentiste en dehors des heures du boulot ». Donc là, il lui a expliqué que ses heures de boulot c'est 9h-18h30, 19h. Aucun dentiste n'est ouvert avant 9h ou après 19h. Donc tu vois, c'est un peu ce... Voilà... Donc... C'était tout le temps comme ça, c'était comme ça vis-à-vis de pratiquement tout le monde. Bah, pour ne pas parler de moi, je vais juste te donner un exemple. Une fois, je sais pas si tu te rappelles la fois où on a agressé un conducteur de la STIB, un conducteur ou un contrôleur, c'était, c'était en 2012, ou 2013, je sais pas trop. Et donc je suis resté chez moi pendant trois jours, je pouvais pas aller au travail, je n'ai pas de permis de conduire, donc mon seul moyen de transport, c'était les transports en commun. Trois jours après j'arrive, déjà il savait que j'étais pas au labo. Donc là, il me dit : qu'est-ce que tu as fait hier et avant-hier ? Je lui dis : « bah, j'étais pas là, parce qu'il y avait grève », et donc là il me sort deux histoires, la première, c'était quand il était en thèse lui, il a fait Paris de... il a marché pendant treize, enfin il a marché treize kilomètres à Paris pour aller sur son lieu du travail, et aussi dans la vie on doit choisir : soit la proximité, soit un joli quartier, parce que j'habite à Woluwé Saint Lambert, donc pour lui j'ai choisi un quartier chic, donc je dois assumer les conséquences. Un jour férié, il m'est arrivé de l'avoir au téléphone : « allo, est-ce que machin est là ? Est-ce que machin est là ? Est-ce que machin est là ? » Et quand tu lui réponds que par exemple telle ou telle personne n'est pas là, le lendemain à 9h quand il arrive, voilà la première question : « qu'est-ce que tu as fait hier ? - bah j'étais pas là. - Oui, mais quand on est en thèse, quand on fait un stage, on doit être au labo le samedi, le dimanche, les jours fériés, moi à mon époque, je travaillais même des jours fériés, je faisais des journées de treize, quatorze heures, c'était comme ça ». Euh... le plus d'harcèlement auquel j'ai assisté, c'était le harcèlement qu'il a fait vis-à193


vis d'une technicienne. Donc là, c'était flagrant quand même. Pendant son heure de table, il vient et il lui pose des questions sur le boulot, pendant ses trente minutes de table. Elle va aux toilettes, si elle met beaucoup de temps aux toilettes, si elle met dix ou quinze minutes aux toilettes pour une raison ou pour une autre, donc là il commence à la chercher, et il fait tout le tour, tout le tour plusieurs fois pour la chercher. Et c'était comme ça tout le temps. Donc c'est ce qui nous a incités à un moment donné de porter plainte contre lui, auprès du doyen, puis auprès du recteur. Donc là l'histoire, enfin l'affaire est en cours, et il y a une instruction de discipline qui a été ouverte à son égard, donc on attend toujours le verdict. Voilà.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Êtesvous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T5 : Pas possible. Pas possible. Déjà, il faut se protéger, ce n'est pas possible de se protéger soi-même, alors là, pour aider quelqu'un d'autre, bah... ce qu'il y a, c'est que, à un moment donné, on était dispersé, mais comme on était soumis à la même pression, comment... comme notre unique et seul problème c'était lui, donc ça, ça nous a incités à être beaucoup plus soudés, à nous soutenir les uns les autres. Voilà. À nous protéger aussi. Donc par exemple le matin, quand il arrive, bah quand il arrive à 8h30, on envoie un SMS pour les personnes qui ne sont pas encore au labo : « voilà, il est là », donc il ne faut surtout pas arriver à 9h00, il faut arriver à 8h59, à 8h55. C'était comme ça tout le temps, comme ça. Donc il y a... quelqu'un avec qui on pouvait pas discuter, c'était quelqu'un qu'on pouvait pas contrarier, il a été jusqu'à traiter un collègue de connard, connard, je ne sais pas si S*** t’as raconté ça ou pas. Il a utilisé des gros mots pour lui dire : « voilà, tu fais ça avec ta collègue », tout simplement parce que le collègue en question lui a dit que « voilà, ce labo, c'est pas le vôtre, c'est un labo de l'ULB, même si... même si vous êtes le chef, euh, j'ai aussi mon mot à dire ». C'est parti d'un... En fait, l'étudiant en question avait préparé un poster, donc il y avait un S sur un mot, enfin, il y avait un mot qui, qui se, qui se terminait avec un S. Il lui a dit « non, L***, il ne faut pas mettre un S ». Donc euh... L*** lui a expliqué par 1+1=2 que, il faut vraiment mettre un S. Là, il lui a dit : « non, c'est moi le chef, c'est moi qui décide », là il lui a dit : « non, vous êtes le chef, mais quand c'est quelque chose qui 194


n'est pas vrai ou pas juste... » Et là, il l'a traité de connard. Il lui a dit : « voilà, tu fais des choses avec ton collègue » chose que, mot que je vais pas oser répéter ici, tellement c'est vulgaire. Il a, il a, il a toujours divisé, donc il vient te voir en disant : « oui, il y a A*** qui s'est plaint parce qu'il travaille pas bien », au début on le croyait. Mais à un moment donné, on a décidé de crever tous les abcès, voilà, je lui dis : « voilà il m'a dit ça, il m'a dit ça, il m'a dit ça », et c'était que des mensonges. Donc son principe, c'est diviser pour mieux régner. C'était comme ça, c'était comme ça pendant deux ans. Moi j'ai arrêté la recherche, justement, à cause de ça. Donc là je donne des cours aux élèves de 16-17 ans, parce que je ne voulais plus entendre parler de la recherche, ni de monsieur A***.

E : D'accord. Est-ce que vous avez pu essayer d'aider ou de soutenir, ne serait-ce que soutenir ceux qui étaient aussi victime de son comportement ?

T5 : Quand tu dis « on », qui, tu parles de qui ? Les autorités ?

E : Vous, en tant que témoin, est-ce que vous avez pu essayer de soutenir les autres du labo ?

T5 : Moralement. Bah, on s'est soutenu mutuellement. Moralement, tout le monde faisait ça, voilà. Quand il engueule par exemple quelqu'un, quand il l'engueule pour un oui ou pour un non, le prend pas pour toi, il est comme ça avec tout le monde, mais... pas plus que ça. On pouvait pas aller voir le chef pour lui dire : « voilà, il fallait pas dire ça à telle ou à telle personne, parce que ça, c'était... » pas question.

E : Et qu’est-ce qui vous en empêchait ?

T5 : Bah, toute discussion avec lui était impossible. Quand tu parles avec lui, si tu arrives à placer une ou deux phrases pendant dix ou quinze minutes de discussion, de conversation, là tu es... Donc là pour lui dire ce que tu penses...

E : Est-ce qu'il y avait d'autres choses qui vous arrêtaient ? 195


T5 : Non, pas forcément mais... On a tellement peur qu'on essaie d'abord de se protéger, de ne pas faire... on ne fait pas de conneries, mais comme il considère ça comme des conneries, on, on, on essaie de pas les faire. Le 15 août de l'année 2012, j'ai failli me fâcher avec mes camarades, c'était un mercredi, tu peux vérifier. Donc on était au labo le 13 et le 14, et le 15 qui est férié, c'est un mercredi. Donc je leur ai dit : « voilà, moi je ne viens pas demain », parce que j'étais fatigué, j'avais pas pris de vacances en 2012, j'avais pris deux jours de vacances, pour lui plaire. Non.... Tout le monde était là... Donc je suis arrivé le mercredi matin, le 15, je ne voulais pas être le seul à ne pas venir... Et donc là, on s'est fâché un peu : « voilà, il faut pas faire ça, parce que si tu lui donnes ça, il réclame ça, si tu lui donnes ça, il te réclame tout le bras ». Donc à un moment donné, c'était plutôt entre nous que...

E : Par rapport à la technicienne, est-ce que vous avez pu faire quelque chose ? Est-ce que vous la souteniez elle aussi moralement ?

T5 : Je ne sais pas si on peut, on peut appeler ça soutien moral, mais quand il l'engueule, tu la vois dans son coin, tu vas la voir. Enfin, il m'est arrivé d'aller la voir pour lui dire : « voilà, t'en fais pas, c'est pas contre toi, il fait ça avec tout le monde », quoi que tu fasses, tu peux pas compenser le...

E : Est-ce que c'était habituel déjà avant de se soutenir les uns les autres, comme ça ?

T5 : Non. C'est ce que je te disais, à mon arrivée au labo, c'était pas... parce qu’à ce moment-là, il manipulait les gens, il manipulait les gens dans le sens, moi j'étais pas impliqué dans l'histoire. Dans notre labo il y avait des personnes qui sont d'origine marocaine et des Belges. Donc il allait voir les Belges pour leur dire : « les Marocains trouvent que vous êtes racistes », et il allait voir les Marocains pour leur dire : « les Belges considèrent votre religion comme du n'importe quoi. » Alors tu vois, il y avait euh quand même... une certaine tension entre les Belges et les non Belges. C'était en août 2012 que tout a commencé. Il y avait la technicienne justement, autour d'un café, elle discutait avec un collègue, et puis à un moment donné, la technicienne, il lui a dit : 196


« voilà, mais pourquoi tu as porté plainte contre moi ? » La technicienne a dit à la collègue en question, mais la collègue l'a regardé, elle lui a dit : « mais quelle plainte ? » Et là elle lui a sorti un mail que le chef lui a envoyé comme quoi AN*** a porté plainte contre la technicienne. Donc ce, ce jour-là AN*** lui a dit : « voilà, il nous a dit aussi que toi tu trouvais que j'étais raciste, et ainsi de suite ». Et donc on a fait une petite réunion, donc tout le monde avait dit ce qu'il avait à dire, avec des preuves bien sûr, des mails, des échanges de mails et tout, c'est à ce moment-là qu'on s'est rendu compte qu'en plus du fait qu'il harcelait les gens, il les manipule.

E : Est-ce que ça a été facile pour vous de soutenir les autres ?

T5 : Oh, là, que oui. Enfin... Dans le sens où voilà quand tu sais que le problème il ne vient pas de toi, donc c'est facile de, d'aller voir les gens pour leur dire : « voilà, t'en fais pas, c'est pas contre toi ». Mais ce qu'il y a, c'est que tu attends tout le temps ton tour, tu attends tout le temps ton tour, dans le sens où il arrive le matin... il est un peu bipolaire, il arrive le matin, il te, il te fait un grand sourire, à 10h ou à 11h, il vient t'engueuler. Et aussi, moi j'ai fait de... de la recherche dans un autre labo, je faisais le point avec ma chef une fois par semaine, des fois une fois par quinze jours. Avec lui, on faisait le point cinq, six fois par jour. Il arrivait à 9h : « alors, qu'est-ce que ça a donné ? » Tu lui racontes. À 10h30, il vient soi-disant avec une idée : « si tu faisais ça ? » Comme ça, tout au long de la journée.

E : Vous disiez tout à l'heure que les fois où vous ne pouviez pas réagir, vous aviez peur. Est-ce que vous savez de quoi vous aviez peur exactement ?

T5 : Bah de lui. De lui, surtout que j'étais pas payé directement par lui, mais mon avenir dépendait et dépend de lui. Demain si je postule pour faire de la recherche, on va certainement l'appeler, et il ne va certainement pas me faire de cadeau, tout simplement parce que j'ai porté plainte contre lui. Et tous les jours, tous les jours, tu te réveilles avec ça, tu dors avec ça, tu travailles avec ça, avec une boule d’angoisse, avec de la peur, avec le désir de faire plaisir pour... D'ailleurs, dans notre labo il y a deux personnes qui n'ont pas porté plainte contre lui, parmi ces deux personnes, il y avait 197


une personne qui avait peur de ne pas avoir une bonne recommandation pour faire un post-doc.

E : Vous aviez peur pour votre thèse ?

T5 : Pour... J'avais déjà, moi j'avais déjà ma thèse quand je suis arrivé chez lui. J'avais déjà ma thèse. E : C'était votre post-doc. Vous aviez peur qu'il ne vous fasse pas une bonne recommandation ensuite ?

T5 : J'étais sûr qu'il, qu'il allait pas faire une bonne recommandation. Bien sûr, après avoir porté plainte contre lui. D'ailleurs, avant de porter plainte contre lui il me disait qu'il allait me payer encore pendant deux ans, et euh... en août il m'a convoqué dans son bureau pour me dire que c'était pas, que c'était plus possible, que j'avais porté plainte contre lui, que les autorités vont trouver ça contradictoire de garder dans son labo quelqu'un qui... chose normale, mais c'est pour te dire à quel point...

E : Donc financièrement aussi, il y avait un enjeu ?

T5 : Pour moi, il y avait que l'enjeu financier, et un enjeu carrière. Mais pour les autres il y avait aussi un enjeu carte de séjour. Moi j'ai pas de problème, je suis français, donc je suis considéré comme ressortissant européen, donc il y avait aucun problème, mais pour les deux autres, notamment... enfin, pour les autres, notamment ceux qui n'ont pas signé la lettre contre lui...

E : Ceux qui sont encore là-bas ?

T5 : Voilà, ceux qui sont encore là-bas, donc eux c'était par rapport à la carte de séjour, parce que chaque année, il faut y aller avec un papier signé par le promoteur. Et lui, il profite de cette situation lorsqu'il engage des étudiants, il profite du fait que les étrangers, entre guillemets, en situation très très difficile : « vous avez des papiers », et 198


donc là, là actuellement il a recruté un Indien. C'est comme s'il y avait pas de Belges ou d'habitants en Belgique qui veulent pas faire une thèse-doc. Il y a des étudiants de l’UCL, de Namur, de Mons, de Liège qui veulent faire une thèse, et bah il a été en Suède chercher un Indien pour faire une thèse, parce qu'il savait qu'il allait bien le maîtriser.

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses que vous avez pu essayer de faire ?

T5 : Rien. Rien. Mis à part soutenir, à ma façon, les camarades, les prévenir qu'il était là, euh, c'est tout. Mais à part ça, rien du tout.

E : Par exemple les prévenir qu'il était là, qu'il était déjà arrivé. C'était un comportement habituel avant ça déjà ?

T5 : Je te disais qu’avant août 2012, il y avait vraiment deux clans.

E : Et pourquoi avoir réagi de cette façon plutôt qu’une autre ?

T5 : Pourquoi avoir soutenu mes camarades ?

E : Oui.

T5 : Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ?

E : Vous auriez pu ne rien faire du tout.

T5 : Bah, je, j'ai subi ce qu'ils ont subi tout au long de, de mon séjour chez lui, donc... En plus, bon, enfin certes, j'ai subi moins qu'eux, il m'a jamais engueulé comme il le faisait avec les autres, mais quand tu vois ces injustices, tu te dis à un moment donné : c’est bon faut que ce type, faut plus que ce type accable des gens. Surtout qu'à un moment donné, en discutant avec des collègues, on s'est rendu compte qu'il a eu les mêmes problèmes en 2000 ou 2001. Donc à ce moment-là, il y avait harcèlement 199


sexuel, il y avait harcèlement moral, il y avait tout, il y avait détournement d'argent, il y avait un étudiant qui a obtenu une bourse, il l'a menacé en disant : « tu me files la moitié de ta bourse sinon je te vire ». L'étudiant en question a témoigné à l'ULB justement lorsqu'on a ouvert le dossier disciplinaire à son encontre, donc elle avait toutes les preuves, le mail qu'il lui a envoyé pour lui dire : « il faut que tu me vires cet argent sur ce compte », c'était son compte personnel à lui. Donc il y avait eu ça dans le dossier.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T5 : Tu sais, quand on était encore chez lui, ma femme ne travaillait pas encore, Enfin elle est médecin mais comme son diplôme n’est pas belge, donc elle avait fait et refait plusieurs années d'études pour travailler. Donc il y avait que mon revenu pour nourrir trois bouches, trois bouches : ma femme, mon enfant et moi-même. Tu vois, donc il y avait quand même des enjeux financiers. Et à un moment donné, je me suis dit : voilà, au diable le salaire que je perçois. La dignité et la justice passent avant tout. Parce que si je me suis, enfin si je me suis comporté... si j'avais adopté une autre attitude, ne pas porter plainte contre lui, rester neutre, ne pas prendre parti, je suis certain qu'il m'aurait garder au moins pour deux ans de plus. Mais pour moi, ce qui compte, c'est pas percevoir un salaire, mais percevoir le salaire quand on fournit un travail dans des bonnes conditions.

E : Est-ce qu'il y a un moment donné où il y a eu un événement, quelque chose qui a fait comme un déclic, pour réaliser la gravité de la situation ?

T5 : Je me suis rendu compte que c'était du harcèlement un mois après mon arrivée. Mais le déclic qui a fait que j’ai décidé de porter plainte contre lui, c'était des insultes, et le fait qu'il y avait une collègue qui est partie, qui était dans le labo depuis 8 ans. Au lieu de se remettre en question, et de se dire : peut-être j'ai fait des erreurs, il a d'abord raconté que la collègue en question avait un cancer, par la suite que son copain l'a quittée, enfin que son amant l'avait quitté, qu'elle était obligée de partir, 200


que son mari l'a menacée de... tu vois, donc... C'était tout le monde sauf lui, donc il y avait cette histoire. Et un mois après, il y avait l’insulte « connard », c'est à ce momentlà que je me suis dit : « stop ». Il a atteint un point de non-retour.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement ?

T5 : Vis-à-vis de lui ?

E : Oui et vis-à-vis de la situation.

T5 : Vis-à-vis de lui, j'avais moins peur de lui. Après avoir porté plainte, je savais que j'allais pas rester dans son labo, je savais qu'en septembre j'allais me retrouver au chômage, donc j'avais beaucoup moins peur. C'est comme si j'étais libre.

E : Est-ce que les autres membres de l'entreprise ont réagi ?

T5 : Quand tu dis de l'entreprise, dans le cadre de l'ULB ?

E : Ouais, même du labo, déjà.

T5 : Est-ce qu'ils ont réagi ?

E : Oui.

T5 : À quoi ?

E : À la situation. Les autres, qu'est-ce qu'ils ont essayé de faire ?

T5 : Rien. Pour soutenir les autres, franchement au début, avant ma plainte, personne ne faisait rien pour protéger quelqu'un d'autre. Personne. Mais après la plainte, donc là il y a des voix qui se sont levées. Quand on voyait qu'il engueulait quelqu'un, qu'il maltraitait quelqu'un, donc là il y a six mois... En fait, une fois il a, enfin à un moment 201


donné, il a envoyé un article pour la publication. Normalement avant d'envoyer un article, il faut faire lire l'article à toutes les personnes qui sont auteurs ou co-auteurs. Donc lui il a envoyé l'article sans, sans consulter qui que ce soit. Il arrive le matin, il dit à S*** « est-ce que ça va ? » S*** lui dit non. Il lui dit : « pourquoi ? » Il lui dit : « voilà, vous avez envoyé l'article avant que, avant qu'on ne le lise » Et là, déjà ça, sachant que c'est un droit, il l'a très très mal pris. Et là, il lui a sorti des histoires du genre : « moi mon chef, il a jamais fait ça avec moi, je fais ce que je veux, c'est mon labo. Vous vous faites pousser des ailes... » Mais avant la plainte, on s'est toujours écrasés, on disait rien, vraiment rien.

E : Et c'est venu de qui cette plainte ?

T5 : En fait, après l'insulte, après l'insulte, L*** a envoyé un mail à la personne qui a été insultée, et un mail au doyen, pour lui dire : « voilà, le professeur A*** m'a insulté », le doyen lui a donné rendez-vous. Le lendemain, il s'est dit : « voilà, comme on vit tous la même situation, comme l'environnement est devenu toxique, l'environnement est empoisonné, pourquoi ne pas aller voir le doyen ? Pourquoi on ne ferait pas d'une pierre deux coups ? »

E : Donc il a envoyé un mail à tout le monde L***.

T5 : Non, il a envoyé un mail au doyen pour lui dire : « je veux... il y a monsieur A*** qui m'a insulté, je veux vous voir ». Il nous a envoyé la réponse du doyen comme quoi il était d'accord pour le voir, et donc le lendemain on a décidé, je me rappelle, on était dans... je, j'avais pris le train avec S***, donc on avait discuté, et là, S*** le jour même a envoyé un SMS : « et si on allait tous voir le doyen ? » Et donc ça c'était l'idée de base, donc l'idée a évolué. Au lieu d'aller voir le doyen comme ça, on avait rédigé une lettre, il y a marqué, on avait mis tout ce qu'il faisait, pratiquement chacun, on avait signé la lettre, on a été déposé la lettre chez le doyen. Et encore une fois, au lieu de se poser des questions, il nous a sorti des histoires de racisme, comme quoi c'est du racisme. Je sais pas comment, moi qui ai, qui a, enfin j'ai des origines magrébines, comment je peux être raciste vis-à-vis d'un Magrébin ? Sur dix personnes, il y avait 202


trois Belges et sept Marocains, Algériens, Tunisiens, tout ce que tu veux.

E : Donc les autres aussi avaient comme vous un comportement de soutien les uns envers les autres ?

T5 : Chacun à sa façon, mais on s'est vraiment soutenu mutuellement. Samedi, dimanche, on s'envoie des messages pour savoir qu'est-ce qu'il s'est passé, est-ce qu'il y a du nouveau. On discutait que de ça, tout le temps, tout le temps.

E : Et l'entreprise, donc l'ULB vraiment, est-ce qu'elle a réagi ?

T5 : L'ULB, le doyen nous a soutenus. On a vu D*** qui a fait un rapport qu'on n'a jamais vu. On a été convoqué chacun son tour, on a vu D*** on lui a raconté tout ce qu'on vivait au labo. Par la suite, il y a madame C***, je sais pas si tu vois qui c'est, c'est l'inspectrice, enfin c'est une inspectrice, donc elle nous a convoqués dans son bureau, en présence d'une greffière, qui nous a auditionnés un par un. Mais dans tous les cas, l'ULB d'une manière générale nous a soutenus. Jusqu'à présent, ils nous ont soutenus. À aucun moment on nous a dit : « voilà, c'est un prof, il fait ce qu'il veut ». Ça a pris le temps que ça a pris, ça prend le temps que ça prend, mais en tout cas l'ULB applique la règlementation en rigueur, pour ce qui est harcèlement.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T5 : Je ne connais pas autre chose que l'ULB, mais je pense qu'il y a... Enfin, ce n'est pas difficile, mais c'est que, par exemple les autres profs de la faculté de médecine ont uniquement sa version à lui, ils n'ont pas notre version à nous. Donc... et ça, uniquement ce qu’il leur a raconté. Donc... sur auquel on avait accès, avec lesquels on avait discuté, donc ils étaient à 100 % avec nous, il y avait quand même certains profs qui étaient plutôt réticents, et qui étaient contre les actions entreprises, contre nous. Il y a par exemple un certain monsieur I***, donc il y a A*** qui lui a raconté tout ce que... il lui a raconté. Trois jours après il a croisé S***, et euh, là il lui a dit : « mais 203


pourquoi vous avez ça contre A*** ». Donc S*** a commencé à lui raconter, il l'a pris dans son bureau, il lui a tout expliqué, à ce moment-là il lui a dit : « voilà, moi je n'ai pas la version d'A***, je n'ai pas ça comme version de monsieur A***, la version d'A***, c'est un complot contre lui, on veut le faire virer pour que quelqu'un d'autre prenne sa place, parce que machin couche avec machin, ça avec ça, donc... » Donc tu vois, il y a quand même... Il a fabriqué l'histoire qu'il raconte aux autres profs. Mais à part ça, le doyen nous a soutenus dès le début, et les hauts du rectorat aussi, donc... Le recteur avait d'ailleurs pris une, une mesure. On a reçu un courrier dans lequel il est stipulé que A*** n’est plus notre chef, mais bien sûr, lui il a pas respecté le document, après la plainte, il y a le recteur qui lui a envoyé le courrier, il a reçu le même courrier dans lequel c'était bien expliqué que A*** n'était plus notre chef hiérarchique. On reçoit le courriel le lundi, le mercredi Y*** n'était pas là, le jeudi il va le voir pour lui dire : « pourquoi tu n'étais pas là mercredi ? » Là, il y a, le courrier du recteur je n’ai pas à vous répondre.

E : Donc selon vous, c'est plus dur ou pas de réagir dans l'ULB que dans une autre entreprise ?

T5 : Je sais pas. J'ai pas travaillé dans une autre... En Belgique, en tout cas, j'ai pas travaillé dans une autre entreprise. En France, c'était un système complètement différent, mais je pense que si c'était en France, A*** serait déjà viré depuis de nombreuses années. On ferme les yeux sur beaucoup de choses en Belgique.

E : Vous avez été confronté à une situation comme celle-là en France ?

T5 : Non, pas directement, mais on va continuer dans un labo de recherche, si tout le monde respecte tout le monde, il n'y a pas de chef qui est harceleur comme A***, donc je pense que soit elles ont peur, soit elles savent qu'elles ont pas intérêt à faire ça parce qu'il peut y avoir des répercussions très négatives.

E : Est-ce que le fait d'être à l'ULB vous a posé souci pour soutenir les autres ?

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T5 : Non. Je trouve que la démarche est quand même très lente, mais à part ça, on n'a pas été... enfin, on n'a pas subi de pression, personne ne nous a contactés pour nous dire de ne pas porter plainte contre lui, qu'il faut le laisser tranquille... Donc tu vois, pour ça, il y a aucun souci, au contraire.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T5 : Bah, les soutiens étaient officieux, donc c'était uniquement le soutien moral, donc il n'y avait pas d'obstacles. Tu vois, enfin, il savait pas qu'on se soutenait mutuellement, il savait pas qu'on se racontait des choses, donc je viens te voir... il y avait aucun obstacle.

E : Il n’y avait pas d'obstacle pour le soutien moral, mais est-ce qu’il y avait quand même des obstacles pour intervenir directement ?

T5 : C'était impossible. C'était juste impossible. C'était... C'est quelqu'un avec qui on peut pas discuter, c'est quelqu'un que tu peux pas contrarier, que tu peux pas contredire. Il dit quelque chose, même s'il a tort, il a raison. Il dit quelque chose, même si c'est faux, c'est juste. Donc soutenir quelqu'un ou protéger quelqu'un, ou défendre quelqu'un, c'était hors de question. Il engueule quelqu'un comme du poisson pourri à côté de toi, tu peux pas ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit. Si tu essaies… c'est jamais arrivé...

E : Sinon quoi ?

T5 : Je sais pas. Je sais pas. Sinon, il te vire, il transforme ta vie en cauchemar, sinon tu vas... tu es viré, non, mais il peut transformer ta vie en cauchemar. Je sais pas. Je sais pas. Je suis pas médecin, mais je suis presque sûr que ce type a quelque chose qui tourne pas, qui tourne pas rond dans... On peut être sévère, on peut être exigeant, mais là c'est maladif. On n'appelle pas le labo pour savoir qui est là, qui n’est pas là un jour férié. Quand il est malade, il reste chez lui. Il reste dans son lit, il est malade, c'est 205


normal. 17h55, 17h50, il vient au labo pour voir, comme ça, il vient au labo pour voir qui était là, qui était pas là, et à quelle heure les gens sont partis. Un technicien, il est musulman, chez les Musulmans, il y a le ramadan, le ramadan, c'est un mois pendant lequel ils mangent pas, ils boivent pas.

E : Seulement après le coucher du soleil.

T5 : Voilà. Pendant le ramadan, il arrivait à 8h, il prenait pas trente minutes de table, il partait à 15h30. Au bout de trois jours, il a dit : « OK », trois jours après, il est venu à 7h. 7h, 7h30, j'étais déjà au labo, il me dit : « je viens pour voir à quelle heure il va arriver, parce que je l'ai autorisé à partir à 15h30, je ne sais pas à quelle heure il arrive ». Pour être là à 8h, et voir s’il arrivait ou pas à 8h. Il part le soir, il vous dit à demain, non, il dit : « à tantôt, à demain ». Quand il partait pour récupérer ses enfants, genre il part à 16h30, il ne dit pas à demain, il prend son cartable, il laisse son sac, il ferme son bureau, et il te dit : « à tantôt, à demain », tu ne sais pas s'il va revenir ou pas. Et il lui est arrivé de revenir pour savoir si les gens sont partis juste après lui. C'était comme ça tout le temps, tout le temps, tout le temps.

E : Il manageait par la peur en quelque sorte ?

T5 : Manque de confiance, parce que, parce que la... parce que quand il était étudiant, il faisait que magouiller, je sais pas, mais c'est pas normal d'avoir un comportement comme ça, parce qu'après tout on est adulte, on ne travaille pas à l'heure, on travaille sur des projets de recherche.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ? T5 : C'est le comportement de mes collègues à mon arrivée. À mon arrivée si mes collègues protestaient son comportement, donc là je ne serais pas resté comme ça les bras croisés pendant deux ans. Mais à mon arrivée, ce qu'ils faisaient : profil bas, personne ne disait rien, personne ne disait « oui, oui ». Donc quand tu arrives dans un labo et que tu vois que les gens sont comme ça, tu as pas d'autre choix que... tu dois te 206


comporter comme eux, quoi. Y’a aussi parmi nos collègues, il y a un certain AL***, il est un peu têtu, il lui tenait tête. Il le contredisait. Des fois, il a été comme ça, il tremblait « je n'aime pas quand on me contrarie, j'aime pas quand on me tient tête », je te jure, il travaillait comme ça. C’est pour te dire ce qui va pas quoi, donc avec tout ça, tu te dis : « bon, je suis pas obligé de l'écouter, mais je conteste pas, je laisse passer, et demain ça sera un autre jour ».

E : Vous pensez qu'il aurait pu être violent physiquement ?

T5 : Il est malade, mais il n'aurait pas agressé physiquement.

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses qui, si ça avait été différent, ça vous aurez permis de réagir différemment ?

T5 : Si on avait plus de droits, à l'ULB. En France par exemple, dans chaque institut, il y a un parrain pour les thésards, les post-docs, c'est une personne neutre que tu peux aller voir en toute discrétion si tu as un problème avec ton chef. Là, il te conseille, et s'il voit que la situation est grave, là il prend des décisions, et il agit en conséquence. Mais à l'ULB, jamais il va signer des contrats avec l’ULB. Comme j'avais une bourse, j'avais reçu l'attestation comme quoi j'avais la bourse, mais je n'avais pas signé de contrat, je ne connaissais pas mes droits, est-ce que j'avais des congés, est-ce que je n'avais pas de congés, quels étaient mes droits, quels étaient mes devoirs, rien. Il n'y avait ni charte, ni quoi que ce soit.

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses encore, peut-être à l'inverse, qui aurait fait que vous auriez moins réagi ?

T5 : Moins réagi, là, j'ai pas fait grand-chose, hein, mis à part chuchoter avec mes camarades pour les calmer, et avoir signé la lettre pour raconter vraiment ce qu'il s'est passé. Mais je ne regrette pas d'avoir signé la lettre, et je ne regrette pas non plus de ne pas avoir... Enfin, de le... de ne pas avoir tenu tête à A***, parce que je sais bien que je pouvais rien faire, quoi. Moi je suis convaincu que j'aurais pas pu faire mieux. 207


E : Est-ce qu'il y a d'autres choses auxquelles vous pensez qui, si elles avaient été différentes, vous aurez permis de réagir plus ?

T5 : Je pense que c'est tout, il y a les comportements des gens qui sont déjà dans le labo, enfin qui étaient déjà dans le labo, il y a aussi les droits et devoirs de chacun. À l'ULB, on n'a pas ça. Une responsabilité de l'ULB dans le sens : en 2001, on avait étouffé l'affaire en interne. Donc en 2001, il avait harcelé sexuellement sa secrétaire, on avait, enfin on a eu accès à la plainte déposée par la personne en question, donc dans laquelle, dans laquelle il a bien décrit ses attitudes, son comportement, ses mots et tout. Donc au lieu de le mettre à la porte, l'ULB a décidé de, d'étouffer l'affaire en interne. Cinq ou six après, c'est-à-dire en 2007 ou en 2008, il a, il a... enfin... En 2001, il n’avait plus personne. En 2008, il avait une dizaine de personnes, en 2012, il avait quinze personnes. Quelque part, c'est la faute de l'ULB, quoi, parce que quelqu'un qui fait ça, OK, tu le vires pas, parce que c'est la parole de la personne contre sa parole à lui, après tu vois qu'il y a cinq, six personnes qui viennent porter plainte, qui racontent la même chose, là tu te dis à un moment donné : ce n'est pas possible que les cinq ou six personnes mentent. Moi je veux pas qu’on le vire mais pour moi, il doit plus encadrer, il doit plus avoir de personnes sous sa responsabilité, parce qu'il sait pas... Regarde, on a porté plainte contre lui fin 2012. Actuellement, il se comporte de la même façon avec le petit Indien dont je te parlais. La dernière fois, apparemment, il l'a engueulé parce qu'il était, enfin il était pas au labo un jour férié, la fête francophone en septembre. Apparemment, il lui a dit : « tu es pas concerné par ça, toi ». C'est pas parce que je suis pas concerné que je dois pas prendre un jour férié offert à tout le monde, quoi. Alors, là, si tu restes devant ton ordinateur, c'est la catastrophe. Il passe une première fois, il voit quelqu'un devant son ordi, il retourne dans son bureau, il repasse une deuxième fois, si tu es toujours devant ton ordi, il vient te voir. Et d'abord il regarde qu'est-ce que tu fais, puis il te dit : « est-ce que tu as pas des manips aujourd'hui ? » Si tu es devant ta paillasse, devant ton plan de travail, même si tu fous rien, pour lui tu travailles. Mais si tu es devant ton ordi, même si tu lis, même si tu fais des choses sur le travail, tu rédiges ou autre pour lui tu travailles pas... Donc c'est là le problème. 208


Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T5 : (Lis à haute voix) Dans la situation de harcèlement que vous décrivez... Je pense que c'est le harceleur. Je pense que c'est la première pour l'ULB, donc la première et la première. E : Et donc, la responsabilité de l'entreprise, dans quel sens ?

T5 : Ouais. J'aurais dû connaître les droits et devoirs.

E : Ça, c'est la part de responsabilité de l'entreprise, de te faire connaître tes droits ?

T5 : Je connaissais pas, je savais même pas à quel nombre de jours j'avais droit, de vacances, j'avais droit. Il y a ça. Il y a aussi le fait que voilà, en cas de conflit, qui contacter, comment faire… E : Merci beaucoup.

T5 : Bah de rien.

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9.8. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°6 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T6 : Moi, en fait, j'ai commencé ma thèse, j'ai commencé à côtoyer le laboratoire pendant mon mémoire, mon mémoire de master qui a duré six mois, parce qu'on a un mémoire de six mois, de là où je venais. Donc c'est là que j'ai fait connaissance avec le patron, et heu... on va dire la majeure partie de l'équipe, et qui entre-temps, a changé un petit peu, heu... à l’époque, tout allait bien, on va dire. Il avait quand même cette particularité, mais à l’époque, je ne m'en rendais pas vraiment compte de toujours tout contrôler, etc… mais à ce moment-là, moi, je me disais « bon, ça fait partie de sa... de sa personnalité », il y avait pas de débordement, plus que ça, donc voilà. Et donc j'ai poursuivi, il a insisté pour que je fasse ma thèse heu... dans son laboratoire, pour que je fasse une thèse, pour que j'en fasse une dans son laboratoire, et j'ai fini par accepter, même si c'était pas mon premier choix, à la base. Et heu... donc voilà, et pour en arriver là où je suis maintenant, donc c'est vraiment vers la dernière année de thèse, la quatrième année de thèse, où tout a basculé, on va dire, réellement, dans la mesure où c'est d'abord une série de départ, on va dire, clés, qui ont fait qu'on a commencé à se rendre compte de certaines choses. Il y a eu, d'abord, un premier départ heu... d'une... d'une doctorante qui avait commencé en même temps que moi son doctorat, mais qui venait elle de Namur. Et elle, elle est partie pour dépression. Les raisons de son départ, en troisième année de thèse, fin de troisième année de thèse, étaient que ces résultats n'aboutissaient pas, il y avait heu... la plupart de ses résultats étaient publiés par une équipe concurrente, ce qui fait qu'on a perdu trois années de thèse. Et le boss, au lieu de trouver une solution, etc... il avait aucune solution à nous proposer, donc il a un peu laissé dans son coin. Il a mis du temps, d’ailleurs, à lui dire qu'un article était sorti, enfin il l'avait découvert, il a mis du temps à... à oser lui dire, ce qui fait que quand elle l'a su, en plus de voir que le gars n'avait pas le courage de lui en parler une semaine avant, eh bien il a pas proposé de solution au fil du temps, donc elle est partie en deux fois, on va dire. Elle a fait d'abord une maladie pour dépression 210


pendant un mois. Ensuite, elle est partie définitivement, elle en pouvait plus. Et ce qu'elle ressentait à ce moment-là, vis-à-vis de lui, c'est vraiment ce qu'on ressentait, nous, l'année d'après. Moi, là, je m'en suis rendu compte, de tout ce qu'elle me racontait, moi, c'est-à-dire... no... notamment le fait qu'elle n'osait plus aller lui parler, que quand il l'appelait, elle était stressée, qu'elle... tout ça, je l'ai ressenti, moi, après, a posteriori, quand j'étais dans la même situation qu'elle. Heu... donc voilà, son premier départ, c'était elle, vers le mois de juillet, en fait, de l'année d'avant, donc on va dire, ça... c'était 2012, si je me trompe pas, oui, c'était en juillet 2012. Un mois et demi après, c'était A*** qui partait, heu... donc elle, c'était mon encadrante, elle était déjà docteur, elle était en post-doc et c'est elle qui m'encadrait heu... qui m'avait encadré pendant mon mémoire, et on avait un projet plus ou moins en commun, donc on travaillait plutôt ensemble, on se connaissait très très bien, on s'aimait beaucoup. Enfin, on se voit encore, hein. Mais heu... le fait est qu'elle est partie en... fin août, et elle en pouvait plus. Elle était au laboratoire depuis pratiquement huit ans, et c'est à ce moment-là qu'elle a fini par partir, et elle m'a pris à part, elle m'a expliqué pourquoi elle partait. Le jour où elle est partie, en fait, le boss n'était pas là, il était à l'étranger, donc elle a profité de cette période où il était pas là pour vraiment faire ses valises et... et se casser, quoi. Au départ, bien... bien évidemment, elle a prétexté maladie, enfin, c'était vraiment une maladie, mais elle a pas dit que c'était un départ définitif, pas à lui. Donc nous, on le savait, mais en tout cas, elle prenait son temps, elle était en dépression complète, elle pleurait pour un rien et heu... elle nous expliquait qu'elle n'y arrivait plus, et que le gars en question, donc le... le patron, heu... lui faisait vivre un calvaire, qu'elle faisait... qu'elle portait tout sur son dos, mais dès qu'il y avait un moindre à-coup, il la faisait pleurer dans son bureau, et que... vraiment, il la traitait assez mal. Et quand elle en avait marre de supporter ça au fil des années, maintenant, elle... elle en pouvait plus, quoi. Et c'est ce départ-là qui nous a vraiment choqués, parce qu'on se disait pas, en pensant... on se rendait pas compte, en fait. On savait pas. Voilà, on se rendait pas compte que c'était à ce point-là. On savait que c'était compliqué, les relations avec lui, mais bon, on pensait qu'il était juste sévère, etc., mais on se rendait pas compte que... de là à faire partir deux personnes en dépression, heu... on va dire, en deux mois, heu... il y avait aussi un mémorant qui voulait pas faire de thèse, et qui a essayé de partir, mais au moment où le patron a su qu'il allait partir, 211


heu... il s'est plus ou moins vengé de lui en lui mettant une mauvaise cote pour son mémoire et lui a fait vivre un... enfin quand il l'a pris dans son bureau, qu'il a demandé « est-ce que tu restes ou tu pars ? », bon, quand le mémorant lui a dit « bon, je préfère partir », etc., le gars heu... lui a balancé son mémoire en pleine tronche, et il lui a dit « dégage, je ne veux plus te voir ici ». Enfin, il a vraiment très mal pris le fait qu'il n'acceptait pas de faire une thèse chez lui. Donc c'est quand même un certain... directeur possessif, de « tu m'appartiens, je t'ai tout donné, c'est grâce à moi que t'en es là, tu as profité de faire des photocopies ici », enfin bref, il a tout balancé en pleine tronche, des absurdités. Alors que le mémorant voulait juste dire « je ne veux pas faire de thèse ici », ce qui est un droit tout à fait légitime. Donc voilà, ça, c'était pendant l'été, et heu... tout ça... tout ça d'un coup quoi. Donc alors heu... à la rentrée, nous, on était un peu pris à parti dans la... dans la mesure où heu... on n'osait pas dire au patron pourquoi est-ce que A***, donc la post-doc, partait, pourquoi est-ce qu'elle était pas là, parce que lui... elle est partie pendant qu'il... qu'il était en déplacement, alors qu'on savait très bien, donc à chaque fois, il revenait vers nous, heu... il nous empêchait pas de dire du mal de tous ceux qui étaient partis. Les mémorants, la doctorante en dépression, la post-doc en dépression, il arrêtait pas de... de dire du mal d'elle, dès qu'il y avait moyen, quoi. Donc c'est à partir de ce moment-là que nous, on a commencé à prendre nos... nos distances avec lui, et on s'est rendu compte, un peu, de comment il était vraiment. Pourquoi ? Simplement parce que c'était la post-doc qui prenait tout sur elle, elle faisait office de tampon... moi, je me... c'est... c'est pour ça que je me suis rendu compte, moi, que j'avais très peu d'interaction avec lui directement, à l'époque. Je me rendais compte qu'en fait, tout passait par elle. Et c'est pour ça que je le connaissais pas vraiment vraiment. Et là, du coup, on se retrouvait directement en frontal avec lui. Et ça passait pas. Donc là, on s'est rendu compte que... donc là, on s'est rendu compte que le gars était pas net du tout heu... et qu'il avait un vrai problème, de management, de gestion, qu'il ne savait pas nous gérer, qu'il avait une emprise sur tout et qu'il savait pas nous parler. Vraiment, il y a... il y a des fois, c'était limite du mépris, c'était très dur à vivre, et on en avait marre de venir au laboratoire. Moi, je me levais le matin, j'avais pas envie d'y aller. Vraiment, j'y allais, et je... on comptait les quarts d'heure. C'était incroyable, dès qu'il arrivait, c'était la panique à bord, au laboratoire, même quand on est en train de travailler, on a 212


l'impression qu'il fallait en faire plus, de manière visuelle, il fallait vrai... vraiment montrer qu'on est vraiment en train de faire quelque chose. Sinon, il nous saute dessus, « qu'est-ce que tu fais ? », machin, et tout, il passait cinq fois par jour pour demander où est-ce qu'on en était, dans le travail. Tout le temps contrôle, dès qu'on est sur l'ordinateur, alors qu'on travaille, il passe avec un regard... mais monstrueux, genre heu... on est en train de faire quelque chose de très très mal, le moindre retard, enfin bref, à chaque fois qu'il y avait quelque chose, c'était tout de suite une réprimande, et c'est là que... qu'on a... on en avait marre, un peu, de supporter, il y a eu des clashs, notamment, avec moi, avec heu... un collègue, L***, il y a eu des insultes. Donc là, on a décidé de passer au doyen, enfin tout lui raconter, quoi. Là, on était nombreux, tout le labo était là, sauf deux personnes qui préféraient ne pas se mouiller, on va dire. Donc là, je dirais que c'est... on va dire le... grand résumé. Pas facile à expliquer dans... dans les dé... enfin entrer vraiment dans les détails, jour par jour, etc., mais heu... on va dire que c'est plus ou moins le… Si t'as des questions ?

E : Est-ce que vous avez assisté à des choses, par rapport aux autres ? Enfin des comportements violents de sa part sur les autres ?

T6 : Il y en a... comment dire... heu... il y a des choses qu'il a faites qui sont juste incroyables heu... notamment quelque chose qui a conduit à un clash avec moi, justement, c'était après heu... qu'on ait été le doyen, etc., pour se plaindre, le boss a décidé de se venger de L***, qui était en fin de thèse, qui n'avait plus de financement, mais qui avait demandé une bourse, un fonds de 5000 euros, ce qu'on appelle un « fonds de fin de thèse », etc…, qui aide les étudiants qui sont en fin de thèse, pour financer leurs derniers mois de travail. Donc ils avaient déjà... une ancienne application pour ça, vers le mois heu... d'octobre, plus ou moins. Et entre-temps, le boss, lui, il... il a appris la plainte, en sous-main, avait fait annuler cette demande de fonds. Donc L*** reçoit un e-mail de la fondation, qui lui dit « bonjour, nous avons reçu une demande d'annulation », etc…, on comprenait pas, « est-ce que vous la confirmer ? ». Il tombait des nues, il comprenait pas pourquoi que ça avait été annulé entre-temps. Nous, on a tout de suite deviné que c'était l'autre qui l'avait fait. Et heu... un jour, apparemment, L*** et le patron, devait aller voir le doyen, pour essayer de... travailler plus ou moins 213


ensemble, pour leur fin de thèse, sans que ça se... n'éclate. Et heu... le patron insistait pour que L*** fasse une pré-réunion avec lui, avant d'aller se rendre chez le doyen, ce que L*** ne voulait pas faire. Il n’y avait pas de raison de faire une pré-réunion, si on va tout de suite... si on va quand même voir un médiateur, enfin ça n'a pas de sens de s'arranger d'abord entre nous pour aller voir le médiateur. C'est contre-pr... c'est vraiment l'opposé de... de ce qu'il faut faire. Donc il refusait, tout simplement. Et heu... le ton a un peu monté. Et le boss a fini par dire un... chose assez drôle sur le moment, « j'ai tout fait pour toi, heu... vraiment, chaque fois, je fais tout pour que ta thèse avance bien, dans les bonnes conditions ». Et c'est là que L*** lui a sorti « ah oui ? Et l'annulation de... de mon financement, là, des 5000 euros, c'est aussi pour que ma thèse avance bien ? ». Et là, le boss était surpris, mais en même temps, il a lâché un sourire assez amusé, vraiment, « oui, je fais ce que je veux, et alors ? Oui, c'est moi ». Oui. Et heu... et en faisant ça, il me regardait moi, nous étions dans... dans le... dans le même bureau, la plupart des doctorants partagent le même bureau, et heu... il me regarde moi en souriant, du genre « oui, alors, il y a un problème ? ». J'ai dit « écoutez, si je puis me permettre, vous auriez au moins pu le prévenir que vous l'annuliez, c'est votre droit de l'annuler, hein, mais au moins le prévenir, parce qu'il est au chômage, quoi ». Et là, il l'a très mal pris, et heu... il m'a demandé de venir dans son bureau, il m'a engueulé monstrueusement, il m'a demandé de dégager du laboratoire, qu'il voulait plus me voir, j'ai pris mes affaires... que je devais me casser, parce que... parce que ce que j'ai fait, ça ne se faisait pas, de le prendre à partie, comme ça. heu... ça, c'est un premier clash. Et avant ce clash-là, y en avait un deuxième où il a traité L*** de connard, parce qu'il refusait de... en gros, c'était basé sur une histoire de... d'orthographe sur un poster qu'il devait présenter, et L***, heu... et moi, d'ailleurs, aussi, on... on trouvait qu'il fallait garder cette orthographe en anglais, donc on avait... on s'é... on s'était concertés, ensemble, L*** était voir sur internet, etc., et effectivement, l'orthographe était correcte, mais le boss n'était pas d'accord. Donc le ton a monté, et heu... L*** a fini par dire « oui, de toute façon... », enfin, entre autres, il a dit « de toute façon, je s... je sais ce que vous valez scientifiquement, et moi, je reste sur mes positions ». Et là, L*** lui a dit « moi aussi... » heu... il a dit « je sais que tu... », et là, je dis texto, comment il l'a dit : « je sais que tu baises avec A*** », et là, heu... le ton a monté entre les deux, encore une fois. Mais ça... « ça ne se fait pas de 214


parler comme ça », et ensuite, le boss a demandé à L*** de se casser du laboratoire, que L*** refusait, il était en pleine manip', il travaillait, quoi. Il doit être 14 heures, 15 heures de l'après-midi, en plein travail. Et là, le boss, mécontent du fait que L*** refuse, retournait vers son bureau, et il a crié dans le couloir « connard », les voisins du labo d'à côté l'ont entendu. D'ailleurs, ils arrivaient pas comp... à en croire leurs yeux, enfin ni leurs heu... oreilles, quoi. Il a fini par retourner à son bureau, il a claqué la porte. Donc voilà, c'est pour ça, on a même des témoins, qui ne comprenaient pas comment ça se fait que dans le grand labo, quand même un directeur de laboratoire, on peut entendre des propos pareils. Ça, on va dire que ce sont les deux gros éléments qui sont limite heu... scandaleux. Parce que nous, même s'il nous a poussés à bout, on n'en est jamais arrivé au point où il nous insulte. À chaque fois qu'on communique avec lui, on est poli, même quand on est ferme, on reste poli. Et ça, c'est... enfin c'était un gros manquement qu’ils ont vraiment confirmé dans le personnage, qui il était heu... récemment, AD*** a aussi heu... dû dégager...récemment, je crois, il y a deux semaines. Il venait travailler au laboratoire, et le boss état pas content qu'il vienne travailler, il a dit « qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es censé travailler à la maison ». AD*** a dit « oui, mais j’ai des choses à faire ici ». Il a dit « non, c'est moi le chef, c'est moi qui décide, je veux pas te voir ici, tu te casses d'ici, tu ranges tes affaires et tu rentres chez toi ». Voilà, quoi.

E : Vous êtes toujours dans le labo ?

T6 : Non, non, j'ai terminé ma thèse. J'ai pu la terminer, difficilement, on va dire, mais je l'ai terminée. Et jusqu'au dernier moment, il a quand même réussi à... à m'embêter, il a fait un speech à la fin de ma thèse, soi-disant gentil heu... mais dans lequel il a quand même placé tout un slide « les défauts de Y*** », sur le ton, entre guillemets « humoristique », mais il a pas hésité à placer quand même pas mal de choses, c'était... c'était long et assez gênant. Après, bon, il se rattrape avec des qualités et dans les qualités, il lâche certaines informations de manière insidieuse, que seuls nous, membres du laboratoire, pouvons comprendre, entre guillemets. Hein, donc en nous cassant, moi et mes collègues, mais de manière subtile, pour que les gens étrangers ne comprennent pas, et nous, on com... on comprend. Donc vraiment, jusqu'au dernier 215


moment, il a réussi à gâcher la soirée, donc entre autres. Moi, j'étais de très mauvaise humeur après, j'étais un peu cassé. J'avais réussi, mais je... j'étais pas bien, quoi. Et donc, il a vraiment réussi à m'embêter jusqu'au dernier moment, vraiment. Voilà.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé en tant que témoin? Êtes-vous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T6 : Oui, là, j'ai intervenu, mais c'est... je l'aurais pas fait s'il m'avait pas regardé. Donc il m'a regardé en souriant, donc pour moi, quand on me regarde en souriant, je suis dans la capacité d'intervenir, et heu... qui plus est, après, quand il m'a pris dans son bureau, il m'a dit que je n'aurais pas dû le faire, parce que ça me regarde pas. J'ai dit « écoutez, vous m'avez regardé, et en plus, vous aviez dit à S*** deux semaines auparavant s'il y a quelque chose qui vous déplaît », non, il était dans l'apaisement, il lui disait... il avait dit à S*** « si quelque chose ne va pas, tu m'en parles ou tu nous en... il y a pas de problème, et tu nous dis voilà, ça j'aime pas ». C'est exactement ce que j'ai fait, d'ailleurs. Donc même cette... même en apportant cette... cette information supplémentaire, je n'aurais pas dû intervenir, selon lui, à ce moment-là, parce que ça ne me regarde pas. Voilà. Et il nous reprochait, d'ailleurs, de heu... d'être solidaires les uns des autres. Un jour, notamment, pendant la rédaction d'un de mes articles, un moment on voit rien, mais on était censé l'envoyer un jeudi, on était un lundi, et donc en journée, il me dit « on va l'envoyer, etc., etc., fin de semaine à partir de jeudi, là, il y a encore quelques modifications à faire ». Je dis « OK, pas de problème ». Donc sur ce moment-là, il était cinq heures de l'après-midi, je quitte le laboratoire, je rentre à la maison, j'arrive à la maison vers heu... quelques heures plus tard, je reçois un e-mail du journal qui dit « confirmation de la réception de l'article, etc… », là, je ne comprends pas ce qui m'arrive. J'envoie un e-mail à S*** qui est... j'appelle S***, qui est co-auteur sur l'article, et L*** aussi, ils sont aussi co-auteurs sur l'article. Je leur dis... moi, je suis premier auteur, donc j'ai.. j'ai tout écrit, j'ai fait toutes les manip'. Et j'ai dit « vous êtes... vous êtes au courant, vous, qui êtes restés plus tard que moi au laboratoire, que l'article a été envoyé ? Est-ce qu'il y a une information que j'ai pas ? ». Ils m'ont dit « non, pour nous... » pour eux aussi, l'article ne devait être envoyé que 216


jeudi, trois jours plus tard. Donc là, je passe la nuit un peu... là, j'envoie un e-mail au patron. Donc voilà, « je viens de recevoir la confirmation, et j'en suis très étonné, parce que nous... étions convenus, même, en quittant le laboratoire, qu'il ne serait envoyé que jeudi et donc je suis d'ailleurs très déçu de ne pas avoir la version finale de l'article ». heu... alors là, il me répond « tu ne dois pas être déçu, retiens simplement que l'article... retiens simplement le positif, c'est que l'article est parti ». Ça ne met pas de très bonne humeur non plus, je décide de ne pas répondre et d'attendre le lendemain matin. J'arrive, je frappe à sa porte, et je lui dis « bonjour... », parce qu'on est censé dire « bonjour » dès qu'on arrive, on frappe à sa porte, comme des petits ouvriers heu... et il me dit « oui, bonjour machin », il me dit « alors, bonne nouvelle, hein ? L'article est passé ». Je dis « oui, justement, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'estce qu'il s'est passé entre-temps ? Il y a encore des corrections à faire », et je l'envoie deux heures après, sans mon aval, sans que j'aie le temps de relire la dernière version, que j'ai pas encore lue, depuis le mois d'octobre, c'était deux mois auparavant. Il dit « oui, mais... » enfin il me dit « assieds-toi, assieds-toi ». Et quand il me dit « assiedstoi », c'est que vraiment, il a beaucoup de choses à me dire. Et il sait qu'il a mal agi. Alors il commence à s'y prendre, etc…, « oui, je suis désolé mais il fallait absolument que je l'envoie, parce que c'est bientôt les fêtes », on était un peu avant le... 25 janvier, donc c'était après les fêtes. Il me dit « comme ça, on est sûrs que c'est bien arrivé », etc… Je dis « oui, mais je n'ai pas lu la dernière version, je suis le premier auteur dessus, je n'ai pas lu le papier. L'éditeur l'aura lu avant moi, ce qui est pas normal, et d'autant plus qu'on s'était mis d'accord, donc je ne vois pas ce qui change entre un... vous auriez pu me l'envoyer le soir, je le relis, le lendemain matin, il est envoyé. Donc entre le soir et le matin, c'est la même chose, il y a pas de différence, sauf qu'au moins, je l'aurais lu, et s'il y a des modifications à faire, tant mieux, s'il n'y en a pas, tant mieux aussi, tout le monde est content, on n'est pas à 2-3 heures près ». « Oui, j'ai pas vu ça comme ça, etc..., je veux pas que tu le prennes mal ». Je dis « ben oui, c'est mon premier article et je l'ai pas lu ». Entre-temps, il me dit qu'il va me l'envoyer, on croise S*** dans le labo, et S*** lui en parle. Il dit « oui, vous avez envoyé le papier sans le dire à Y*** », donc S*** me défend un peu, quelque part. Je ne sais pas s'il t'en a parlé. Donc il heu... il prend parti, il lui dit que voilà, c'est pas normal, quoi, qu'il trouvait ça scandaleux, que ça ne se faisait pas. Et là, le boss a 217


littéralement engueulé S***, « ça ne te regarde pas, Y*** et moi, on s'est arrangé, c'est bon, et tu n'as pas à me parler comme ça », et par la suite, il a demandé de présenter des excuses. C'est vraiment une sorte de retournement de situation, dans la mesure où c'est lui qui est en tort, et il arrive à se retrouver avec des excuses. C'est incroyable, moi, je sais pas comment il fait. Et par la suite, on se rend compte, quand il m'envoie le papier, quand je relis, je prends une demi-heure pour le relire vite fait, je me rends compte qu'il reste trente fautes. Trente fautes, d'anglais et de sens, dans le papier. Je les ai corrigées toutes, donc je les corrige, je lui montre, il est surpris « ah, mais comment ça se fait, pourtant, je l'ai lu ligne par ligne ». Je dis « oui, mais... moi, ça m'a pris une demi-heure, si vous voulez, je passe plus de temps, je peux en trouver d'autres ». Il me dit « non, ça va, etc..., on va envoyer ça, on va trouver un moyen, ah, je suis vraiment désolé », donc là, il s'excuse encore une fois, mais... et il essaye de m'assurer que ce n'est pas une vengeance par rapport aux événements de deux semaines avant. Ce que j'ai un peu de mal à... à avaler. Le connaissant, il est toujours sur heu... sur le mode de la vengeance, je peux pas croire que ce coup bas, là, ce soit pas...

E : Il s'était passé quoi, deux semaines avant ?

T6 : Justement, tous les événements de chez le doyen, etc…

E : Ah oui, d'accord.

T6 : C'était à ce moment-là, quoi. À ce moment-là. Et moi, je peux pas croire que ce soit une coïncidence, que... il me promet de l'envoyer deux jours, trois jours après, et puis qu'il l'envoie dans mon dos, sans vraiment de bons a... sans de bons arguments, solides, alors qu'il suffisait qu'il me l'envoie, « Y***, il est prêt avant l'heure, relis une dernière fois ». Ça, c'est... donc il avait pris à partie S***. Autre chose, là, comme ça, je ne vois pas, mais...

E : Une fois, vous êtes intervenu pour L***, pour l'annulation de sa bourse. Est-ce que ça, c'était habituel, d’intervenir auprès du chef, quand il y avait quelque chose qui 218


n'allait pas, avant ?

T6 : Avant, non, parce que... non, avant, on... tu veux dire avant qu'il y ait le clash, ou quoi que ce soit ? Enfin...

E : Quand ça allait « bien », entre guillemets.

T6 : Non. Non. On était plus ou moins... on se soutenait entre nous, par la suite, « oh t'inquiète, etc., c'est pas grave, on va trouver une solution », mais jamais heu... on venait jamais lui dire en face « ce que vous avez fait, c'est pas bien », quoi, on n'osait pas. On n'osait vraiment pas le faire. On osait seulement... on a commencé à oser le faire quand on était vraiment déjà en clash avec lui, on n'avait plus rien à perdre, à ce moment-là, on était déjà très mal vu par lui, donc c'était pas heu... à une engueulade près. Par contre, avant, on considérait pas qu'il y avait besoin de rentrer dedans. On considérait plutôt que lui était dans son droit de nous en vouloir, etc…, même si des fois, il dépassait un peu les heu... limites.

E : OK. Est-ce que c'était facile de faire ça, de s'opposer à lui ?

T6 : Quand même. Oui, quand même. Je me souviens, la première fois où j'ai dû heu... m'opposer à lui, j'ai eu du mal. D'ailleurs, après l'insulte du « connard », il avait appelé L*** dans son bureau par la suite, pendant une heure, ils ont discuté, porte... fermée. Et après, quand il a fini avec L***, il m'a appelé moi. Il m'a appelé moi, dans son bureau, il m'a demandé de fermer la porte. C'était avant le... l'hi... l'histoire de... du financement, enfin des 5000 euros. Donc voilà, je m'assis, il me dit « alors, tu as entendu ? ». Je dis « oui, j'ai entendu » et heu... et c'est là que j'ai... c'est vraiment la première chose que j'ai dite, heu... et là, j'osais pas, au début, mais j'ai... comment dire, j'ai... j'ai un peu hésité, dans ma tête, à lui dire, et j'ai quand même pris mon courage à deux mains, et j'ai dit « je trouve ça incroyable, quand même, d'entendre de votre bouche que vous le traitiez de connard ». Là, je l'ai lâché, et ça allait bien. Enfin, je veux dire, ça allait mieux, alors que j'appréhendais, au moment de le dire, est-ce que j'y vais, est-ce que j'y vas pas ? Je dis « franchement, j'arrive pas à le croire ». Et là, lui, 219


il a… j'ai vu sa réaction, il s'est mis en arrière il était vraiment surpris, il s’attendait pas à ce que... parce que c'était la première fois que je lui disais un truc cash, « j'aime pas ». Et moi-même, j'étais surpris, donc... mais je lui ai dit, et moi, je n'avais rien à me reprocher, donc je dis « écoutez, moi, je suis surpris que... je ne m’attendais pas à ça de la bouche de mon directeur de laboratoire, ni de qui que ce soit, ici, d'ailleurs, au laboratoire, mais surtout de vous ». Je dis « et même les voisins sont choqués ». Il me dit « ah ouais ? ». Je dis « oui, ils ont entendu et ils comprennent pas comment ça se fait ». Heu... je veux dire on peut avoir toute les raisons du monde, mais à partir du moment où... on peut s'engueuler, on peut hausser la voix, mais quand on passe à l'insulte, c'est... pour moi, c'est autre chose. Je veux dire, « on n'est pas dans une cour de récré, on n'est pas dans la rue, on est dans un laboratoire, vous êtes directeur ». C'est vraiment là, la première fois où... où je me suis opposé à lui ouvertement et heu... c'était pas facile, mais une fois qu'on l'a fait, on se sent vraiment mieux, et on se dit « voilà, c'est fait, c'est fait » mais c'est un moment pas simple. Je pense, c'est comme heu... rentrer dans une eau froide, il faut se lancer quoi. Au début, on n'a vraiment pas envie de le faire.

E : Et vous disiez « j'appréhendais », vous appréhendiez quoi ?

T6 : Heu... rentrer en clash avec lui, quoi. Parce que je savais que ça allait être une confrontation, et j'irais pas de son côté, en fait. J'allais pas de son côté, et dire « oui, vous avez raison », là, c'est quand même... on est quand même plus à l'aise si on est de son côté. On est plus à l'aise, on... par contre, là, je me mettais vraiment du côté de L***, contre lui. Et heu... voilà, c'était pas simple.

E : Et pourquoi vous avez réagi de cette manière plutôt que d'une autre ?

T6 : Je ne sais pas. C'est... ça s'est fait sur le moment, et heu... je pense que comme on était... comme on en avait déjà marre, un peu, de ce qu'il faisait, et il le savait, lui, qu'on avait été... qu'on avait été voir le doyen, sauf qu'il heu... qu'il ne rentrait pas dedans directement. Et donc... j'étais plus ou moins à l'abri, parce que le doyen avait demandé que le doy... que le patron et nous-mêmes ayons uniquement des relations 220


d'ordre scientifique. Et qu'on ne parle pas d'au... d'autre chose, ça nous… ça nous protégeait. Donc lui, il osait pas nous rentrer dedans, donc j'était plus ou moins à l'a... à l'abri. J'aurais pu y rester, hein... mais heu… là, sur le moment, le fait qu'il l'ait insulté, c'était vraiment trop, quoi. Enfin je veux dire, ça veut dire qu'il peut insulter n'importe qui du laboratoire, et qu'il peut rien faire. Donc voilà.

E : Qu’est-ce qui vous a poussé, à votre avis, à dire « là, ça, c'est trop » ?

T6 : heu... quand j'ai appris l'histoire, tout le monde dans le labo était choqué. Tout le monde était choqué, donc il y avait personne qui était « non, c'est pas grave, ça peut arriver », ou quoi. Ce qui fait que déjà, j'aurais pas pu me retrouver moi-même de l'autre côté, du genre, heu... être le seul à trouver ça normal, c'était pas possible. Surtout, c'était pas vrai, moi, j'étais vraiment... j'avais pas entendu dire directement, j'avais entendu que le « connard », j’avais pas entendu l'histoire d'avant, mais heu... ça m'a suffisamment choqué, quoi. Donc je pouvais pas le... je sais pas, je crois que je me suis lancé, je me suis dit « on verra ce que ça donne », mais ça... au final, franchement, je crois que c'est une bonne chose. C'est comme aller voir le doyen, là aussi, il fallait que j'y aille, parce que lui, il avait appris qu'on allait voir le doyen tous ensemble, il le savait, et heu... il nous avait tous envoyé un e-mail pour nous dissuader d'y aller. Lui étant allé à l'étranger. Et heu... moi, j'avais reçu mon e-mail, donc 22 heures le soir, avant, donc la veille au soir à 22 heures. Et le mien était différent de celui de tout le monde, vraiment, parce qu'on les a comparés, le matin, en arrivant. « Toi, tu as reçu un e-mail ? » etc…, le mien disait heu... déjà, qu'il connaît... mon père connaît un prof de chimie qui est au troisième étage du même bâtiment, qui est un ami avec le patron. Donc on a un ami en commun au niveau par... au niveau familial. Et donc il a dit « je vais en parler à monsieur AZ***, qui va en parler à ton père, etc…, donc n'y va pas, heu... machin », non, vraiment, heu... comme si mon père allait me dire « n'y va pas », enfin... je comprenais déjà pas... mais rien que... parce que si mon père a cette histoire, je trouvais ça vraiment malsain, et en plus, il... il l'avait terminé en signant, et c'est là que c'était vraiment très très différent, « n'oublie pas », heu... « pense à la thèse et à ton article », qu'on devait envoyé, donc ça veut dire « si tu y vas, tu auras des problèmes pour ta thèse et pour ton article », ce qu'il a d'ailleurs fait par la suite, 221


en l'envoyant... et il a signé « à ta conscience, à ton péril ». Alors ça, je reçois à 22 heures du soir avant d'aller voir le doyen, et heu... je peux dire que je n'ai pas dormi de la nuit, quoi. J'y vais, j'y vais pas, j'y vais, j'y vais pas ? Au final, je suis parti avec le mail chez le doyen. Le doyen, quand il a vu ça, il n'en croyait pas ses yeux. Il m'a dit « tu peux me l'envoyer en format électronique, s'il te plaît ? ». J'ai dit « pas de problème ». Donc voilà, donc heu... là, je pense que c'est vraiment... je pense que c'est plutôt... là, la première fois où je me suis opposé à lui, c'était plutôt par mail, parce que là, il me menaçait de pas y aller, enfin de... et là, j'ai préféré y aller, quoi. Donc là, heu... j'ai un peu brisé le... enfin, c'est là que j'ai cessé de lui obéir, on va dire.

E : Et la fois que vous êtes intervenu pour l'annulation de la bourse, pourquoi vous avez agi de cette manière plutôt que d'une autre ?

T6 : Déjà, je l'ai fait de manière très très polie. C'est-à-dire, au moment où j'allais parler, je savais que si je parlais d'une manière... enfin j'ai vraiment mesuré mes... mes mots, c'est-à-dire que heu... j'y suis allé en disant « si je peux me permettre, je trouve que vous auriez pu le prévenir, vous avez le droit de le faire, mais à mon avis, vous auriez pu lui dire, parce qu'il est au chômage ». Et j'ai dit ça de manière très polie, très calme, et vraiment gentille, quoi. J'ai pas haussé le ton, j'ai pas engueulé, je me suis dit « bon, comme ça, j'ai rien à me reprocher ». Je peux pas... je serai pas celui... enfin il peut pas en... il peut pas porter plainte contre moi parce que je l'ai engueulé ou quoi. Donc j'ai vraiment fait ça, j'ai envie de dire, dans les règles et gentiment. Et même ça, ça n'a pas suffi. Même ça, ça l'a mis... je crois même que ça a fait un effet inverse, je crois. Le fait de le faire vraiment dans les règles, ça l'a mis hors de lui, quoi, plus qu'autre chose. Et au final... au final, il m'a demandé de dégager, et au final, au moment où je prenais mes affaires, il s'est rendu compte que tout le monde partait, dans le labo. Il faut savoir qu'entre-temps, dans son bureau, ça a duré un bon quart d'heure où il criait. Les voisins devenaient... comprenaient pas ce qui se passait. Le gars me criait dessus. Et là, je lui ai répondu d'ailleurs moi aussi en criant, j'en pouvais plus. J'ai mis tout sur le tapis. Au final, c'est là qu'il m'a dit « dégage », trois fois, et donc en sortant, les voisins nous... nous regardaient, et heu... je voyais S*** qui prenait sa veste, il me dit « ça va ? », je dis « oui, oui, ça va, il faut que je parte », j'ai éteint mon 222


ordinateur, je voyais L*** qui prenait sa veste aussi, N*** qui prenait sa veste, tout le monde, tout le monde partait, quoi. Et là, je... là, le boss me regardait, je prenais mes affaires, et tout, il revient vers moi, il dit « Y***, je suis désolé, je suis désolé, reste, reste, je sais pas ce qui m'a pris », et là, ça m'a fait marrer, parce que sur le coup, j'avais vraiment plus rien, je m'en foutais quoi. heu... et j'ai dit « quoi, je reste, je pars ? parce que là, je suis perdu, vous me dites 'dégagez', maintenant, je dois rester ? ». Il me dit « non, non, c'est pas contre toi, franchement, heu... je suis devenu fou, c'est à cause de lui, vas-y, viens, viens, on va discuter, on va calmer les choses ». Donc là, rebelote, dans son bureau, heu... il s'est excusé 25 fois. Il a... il a essayé de calmer les choses, parce qu'il s'est rendu compte qu'il était allé trop loin. Mais entre-temps, L*** est re... a frappé à la porte, et a ouvert la porte, a dit « Y***, le doyen nous appelle, il veut qu'on quitte tous le laboratoire », parce que les voisins avaient appelé le doyen. Ça gueulait trop fort, ils avaient peur qu'il se passe quelque chose. Donc voilà, donc moi, je me suis levé à ce moment-là, il m'a regardé, je lui ai dit « écoutez, je dois y aller, le doyen m'appelle, apparemment ». Et là, il m'a dit heu... « s'il te plaît, pense à moi, j'ai des enfants, machin… ». J'ai pas osé lui répondre quoi que ce soit, heu... je suis parti. On est tous partis voir le doyen, enfin, à ce moment-là. Donc je sais pas pourquoi j'ai agi, à un moment ou à un autre, mais je pense, c'est juste que... t'arrives un point, faut faire un choix, quoi. Et heu... je crois pas que c'est statistique, genre 50-50, c'est qu'à un moment donné, tu penches plus vers le choix de... c'est bon, on va exposer les faits, plutôt que rester cachés, rester heu... à ce moment-là, c'est lui qui gagne, en fait. Il a pesé les choses, et nous, on est tous de son côté. Alors que nous, on en avait marre, on voulait que ça cesse vraiment. Et j'ai dit « il faut que ça cesse, quoi, que... ». Pour moi, la seule issue... la seule issue pos... possible, j'ai envie de dire, c'est que... c'est qu'il parte. Ça fait deux fois que... que ça arrive, et il y aura une troisième, c'est sa façon d'être, il est comme ça. Il peut pas faire autrement. Même maintenant, il est revenu à... ces agissements maintenant que L*** et moi sommes plus au laboratoire, heu... il réattaque N***, il attaque le nouveau, qui vient d'arriver. Il comprend pas ce qu'il lui arrive, d'ailleurs. Heu... parce qu'il lui tombe dessus. AH*** est parti, enfin bref, maintenant qu'ils sont beaucoup moins, au laboratoire, il reprend le dessus, il se sent plus... plus fort, parce qu'il y a moins de... résistance, donc voilà, donc il va jamais s'arrêter. Donc vraiment, la seule issue possible, pour qu'il se calme, enfin pour qu'il y 223


ait un... pour qu'il y ait le calme au laboratoire, c'est qu'il ne soit pas là. Donc heu...

E : Sur le moment, vous vous êtes dit « là, pour qu'il se calme, il faut que nous, on fasse quelque chose » ?

T6 : Non, pour que ça évolue de manière positive pour nous, il faut qu'on se rebelle, quoi, il faut qu'on dise « stop », point. Et il faut qu'on tape un peu du poing sur la table, parce que j'ai remarqué, en fait, avec lui, heu... j'ai remarqué que quand on est ferme, et qu'on bouge pas, qu'on est ferme, qu'on veut quelque chose, heu... il ose pas en rajouter. Une fois qu'il a le dessus, une fois qu'on est trop doux, trop gentil, « oui, vous avez raison », une fois qu'on s'excuse, même, il en rajoute. Il se met sur nous, quoi, vraiment, il... il prend le dessus. Mais dès qu'on est ferme... moi, une fois, il m'a engueulé parce que j'étais parti en vacances, et que c'est... enfin, il m'autorise à prendre des vacances, j'avais pas pris de vacances depuis un an et demi, je prends dix jours, je reviens, heu... déjà, il me fait comprendre que ce n'est pas la bonne période, alors qu'on était d'accord pour ces vacances, hein, j'avais pas pris des vacances comme ça. J'ai un mail qui me dit « pas de problèmes, tu les as bien méritées, vas-y », etc… « Oui, c'était pas la bonne période, machin, et tout, heu... en plus, tu m'as pas envoyé les papiers que je t'avais envoyés, enfin les derniers résultats ». Je dis « si, si, je vous ai envoyé », je lui montre. « Ah oui, c'est vrai, j'avais pas vu », et heu... c'est quand il me prend... en fait, là où j'ai été ferme, c'est quand il m'a dit « c'est pas la bonne période », j'ai dit « si », je dis « alors c'est quand ? Il y a jamais de bonne période, alors ? ». J'ai dit « ça fait un an et demi que je prends zéro jour de congé, que je bosse les jours fériés et les week-end, je prends dix jours, vous êtes d'accord, et là, quand je reviens, ce n'est pas la bonne période ? ». Là, j'étais vraiment fâché, j'étais hors de moi. Et là, il m'a dit « oui, non, c'est pas comme ça », heu... là, il... enfin il fait un pas en arrière, quoi. Mais si j’avais dit « vous avez raison, etc… », là, il aurait... enfin il en aurait remis une couche, etc…, « c'est pas sérieux, c'est pas professionnel », machin. Donc il fonctionne vraiment, heu... quand on ferme, on dit « voilà, c'est comme ça et pas autrement », tout en étant dans son droit, évidemment, je ne vais pas non plus... exagérer, mais il fonctionne comme ça. Donc je pense que si je l'ai fait, enfin... consciemment ou inconsciemment, c'est parce que.. il y a qu'une manière d'avoir ce 224


qu'on veut, c'est être ferme. Dès qu'on est trop gentil, trop doux, on se fait marcher dessus, directement, et il en rajoute, « c'est moi le chef, c'est moi ceci, heu... c'est moi qui décide, ici, toi, tu n'es rien, c'est grâce à moi que tu as tout ce que tu as ». Enfin, c'est à chaque fois...

E : Et est-ce qu'il y a d'autres situations où vous avez pu intervenir ou soutenir vos collègues victimes ?

T6 : Soutenir, oui, heu... avant qu'AN*** parte, j'avais assisté, une fois où elle sortait de son bureau en pleurant, son bureau à lui, en... en pleurant, et heu... sur le moment, je l'ai laissée, enfin je suis parti, je suis revenu une heure après, quand lui est parti. Je suis parti voir dans son bureau, je dis « ça va pas ? », elle me dit « si, si, ça va, tout va bien, machin ». Je dis « écoute, je t'ai vu pleurer, qu'est-ce qu'il se passe ? », et là, elle ne voulait pas trop m'en parler, mais elle m'a dit « ça va pas, il m'a engueulée pour heu... il dit que tout ce que je fais est mal, et pas bien, que je suis nulle, que je mérite pas d'être sur l'article en dernière auteure, nananinana », enfin qu'elle mérite rien, en gros, et que lui, il a tout fait bien. Elle a commencé à pleurer à son... dans son bureau, heu... il lui a dit « ah, les larmes de crocodile, ça faisait longtemps, celles-là ». Heu... « tu peux les ravaler, j'y crois pas une seconde ». Voilà ce qu'il lui fait pour que... ça, c'est juste avant que... qu'elle quitte le laboratoire. Donc là, tout ce que j'ai pu faire, c'est la soutenir, mais bon... C'est déjà pas mal, mais on va dire, sur le moment même, on n'était pas encore en conflit avec lui, donc heu... de là à aller lui dire le lendemain matin « qu'est-ce que tu as fait à AN*** ? » Ça n'avait pas de sens déjà, non.

E : Et c'était habituel, déjà avant, de la soutenir ?

T6 : C***, surtout, celle qui est partie en dépression, avant. Déjà parce que... au niveau de ses résultats, c'était pas la gloire, heu... surtout le fait que lui ne l'aide pas, propose aucune solution, qu'il la laisse dans sa merde heu... souvent, ça, C***, on la soutenait. Voilà.

E : Et est-ce que c'était facile de soutenir les gens ? 225


T6 : Soutenir, c'est pas un problème. Heu... surtout à l'époque, enfin même à l'époque où on n'était pas en conflit, c'était normal, c'était de l'amitié, on va dire. Donc à un moment donné, tu vois quelqu'un qui pleure, ou qui est pas bien, tu es ami avec lui, ça fait... même si on est que collègues, entre guillemets, on est quand même très proches. Et au final c'est normal, ils en ont fait autant avec moi, quand ça allait pas, ou quoi. On est dans le cadre de l'amitié, à ce moment-là. Heu... il y a aussi... là où j'ai heu... plutôt défendu mes collègues que soutenu, on va dire, heu... c'était après le départ de AN*** et C***, quand... quand j'ai dit qu'il arrêtait pas de dire du mal des collègues qui étaient partis, heu... une fois, j'étais dans son bureau, c'était pour... parler science, et lui, il a toujours cette manie, dès qu'il parle science, il arrive à bifurquer sur le personnel. Incroyable, je sais pas comment il fait, mais il arrive à switcher sur autre chose, de rien à voir. Te là, il a commencé à me parler de... de C***, de AN***, etc…, etc…, mais en mal. Et j'en avais... et de L***, aussi. Et j'en avais marre, je lui ai dit « écoutez... ». C'était avant qu'on rentre en vrai conflit, à ce moment-là, avant qu'on porte plainte chez le doyen. J'ai dit « écoutez, c'est pas la première fois, maintenant, mais j'en peux plus, donc si il y a moyen que vous arrêtez de dire du mal de mes collègues devant moi, parce que moi, c'est mes amis et heu... je sais pas comment réagir, après, c'est compliqué, heu... je préfère qu'on parle juste science et que vous arrêtez de dire du mal de mes collègues ». Et là, il a dit « non, c'est juste pour te protéger toi, etc…, tu sais c'est pas comme ça, c'est pour que tu fasses attention, voilà », et heu... non seulement il dit du mal de mes collègues, mais il parlait des Belges en général, parce que lui, il est d'origine maghrébine, en fait, comme moi. Heu… et heu... il disait plutôt « les Belges sont ceci, les Belges, il faut pas leur faire confiance », etc…, etc…, « ils ont pas la foi, patati, patata », enfin bref. Et heu... j'étais pas vraiment d'accord avec ce qu'il disait, donc ça m'énervait un peu. Ça a duré bien cinq minutes où il me parlait, il me disait, là, j'en pouvais plus, je lui ai dit « écoutez, stop », quoi.

E : Et à ce moment-là, c'était la première fois que vous lui disiez ça ?

T6 : Oui, la première fois que je lui disais ça. Et heu... ça m'a fait du bien, parce que... à chaque fois, il me prenait moi, à parti, il me disait heu... « C*** se met en mini-jupe, 226


c'était dégueulasse, elle sortait en boîte le soir, c'est pas professionnel, patati patata ». Heu... « ceux qui sont partis, c'est la sélection naturelle », heu... c'était vraiment scandaleux, quoi, tu vois. Heu... donc ça, ça... ça m'énervait, et puis à un moment donné, je lui ai dit « stop », enfin je... c'est horrible, quoi. Enfin je peux pas accepter ça, une fois, deux fois, trois fois, c'est bon, quoi.

E : Et ça a été facile, pour vous, de lui dire ça ?

T6 : Oui, parce que ça m'énervait, en fait, c'était vraiment... à un moment donné, c'est indigeste, tu peux pas... c'était même pas réfléchi ou quoi, c'était vraiment « stop », tu vois ? C'est comme une vision de l'horreur, à un moment donné, c'est vraiment répulsif, je pouvais pas faire autrement, c'était heu... il fallait que je lui dise. Parce que entendre ça encore, ça me faisait... heu... c'était vraiment hyper désagréable. Parce qu'après, moi, après ça, je retourne dans le bureau avec mes collègues, lesquels il vient de dire des... des grosses crasses, quoi. Et lui, quand il vient, il rigole avec eux « hahaha », grand sourire, heu..., tout va bien, je vais bien. Et quand tu sais ce qu'il a dit juste avant sur eux, c'est extrêmement dégueulasse, donc heu... donc c'était pas choisi.

E : Donc c'est pour ça que vous avez réagi de cette façon-là, à ce moment-là ?

T6 : À ce moment-là, oui, parce que je trouvais ça extrêmement super indigeste. C'est pas... et c'était pas réfléchi, je me suis pas dit « je vais lui dire stop, ça va être compliqué », ou machin, non, là, c'était vraiment du... action, réaction, je n'ai pas contrôlé.

E : Vous n’avez pas spécialement pensé aux conséquences que ça pouvait avoir ?

T6 : Non, même pas. C'était vraiment... c'est comme s'il me frappait dessus, et que je disais « stop », c'était vraiment ça.

E : D’accord. Est-ce qu'il y a d'autres souvenirs qui vous viennent, comme ceux-là où 227


vous avez pu aider ou soutenir un de vos collègues ?

T6 : Heu... non, il me semble pas, non. J'ai pas l'impression.

E : Est-ce que parfois, il y a des fois où justement, vous ne pouviez rien faire ?

T6 : Heu... ouais. Heu c'était heu...

E : Qu'est-ce qui vous empêchait de réagir à ce moment-là ?

T6 : On n'était pas dans l'objectif de, entre guillemets, de se défendre, donc on... on était plutôt en train de ramasser des coups, à ce moment-là, donc on disait rien, c'était habituel, quoi. On était dans une sorte de... c'était normal, c'est le quotidien, il était un peu sévère, et c'est tout, quoi. On se rendait pas compte, heu... en fait, là où on s'en est rendu compte, quand un jour, on a tout mis sur la table, on... quand on allait... quand on avait décidé de voir le doyen, c'est parce qu'en fait, on avait tout mis sur la table, tous les griefs de chacun. Et on s'est rendu compte que c'était incroyable, quoi, tout ce que chacun ne savait pas, et tout, il y avait des manipulations qu'il avait orchestrées, entre nous, c'était incroyable. Là, on s'est rendu compte que le gars, c'était pas juste 2-3 trucs, c'était chaque fois, quelque chose. Et là, on s'est dit « c'est pas normal qu'il fasse... », moi, la fois où j'avais assisté à un truc où j'avais rien dit, pourtant, c'est pratiquement mon meilleur ami, maintenant, c'était le mémorant qui a pas voulu rester. C'était un matin, il travaille dans la même paillasse, enfin l'un en face de l'autre, plus ou moins, quoi. Et le boss arrive vers neuf heures, l'étudiant est là, quoi, en train de travailler, manipuler. Il arrive, et il lui dit... il lui dit même pas bonjour, « alors, les résultats, hier soir, ça a produit, ça a pas produit ? ». AS***, il répond « ouais, heu... bonjour, oui, non, ça a pas marché, etc. », mais super timide, tu vois. Heu... « ça a pas marché, je dois... je vais recommencer, je vais faire ci, je vais faire ça ». Le boss l'a regardé, il a soufflé et il est parti. Mais je trouvais ça vraiment scandaleux, sur le moment. Le gosse lui dit bonjour, enfin le gosse... il lui dit bonjour, l'autre, il répond même pas, tout ce qui l'intéresse, c'était l'histoire, et quand c'est pas bon, il souffle dessus et il se casse. C'était vraiment heu... scandaleux, quoi. Ça m'a... je 228


trouvais ça grave. AS*** il m'a dit... je dis « je sais pas ». Et je voyais bien qu'il était fâché, quoi, tu vois, mais heu... il est mémorant, il dépend de lui au niveau des... points, il peut pas se permettre de faire quoi que ce soit. Et puis à ce moment-là, nous, on n'était pas vraiment heu... on trouvait ça pas normal, mais c'était un truc de plus, quoi. C'est après, quand on a tout mis sur la table, qu'on s'est rendu compte que c'est pas que ça, que c'est pas que l'autre chose, ou... c'était... il y avait pratiquement de quoi écrire dix pages. D'ailleurs, on a écrit tout ça, hein. On a résumé, je sais pas si S*** t'en a parlé, on avait écrit plusieurs pages qu'on avait transférées au doyen, voilà, l'ensemble des griefs, on avait essayé de mettre ça le plus... le plus impersonnel possible, quoi. Pas heu... « Moi, Y***, voilà ce qui m'est arrivé », c'est vraiment heu... tantôt il fait ça, tantôt il fait ça, vraiment le plus... le fait de résumer, parce que souvent, ce qu'il faisait à l'un, c'était aussi ce qu'il faisait à l'autre, ou quoi, donc heu... on a essayé de faire des gros titres en fonction des... on s'est rendu compte que c'était incroyable, quoi.

E : Dans ces moments, qu’est-ce qui vous empêchait de réagir ?

T6 : Mais déjà parce que c'est... c'est notre boss. Déjà parce qu'on l'appelait « boss », « monsieur », ou heu... on ne pouvait pas le tut... le tutoyer. Moi, je peux tutoyer tous les chefs de laboratoire, tous les autres, hein, etc…, qui me disent « tutoies-moi ». C'est incroyable, et lui, qui est mon chef à moi, que je connais mieux que les autres, ils nous imposent de le vouvoyer. Donc déjà, il met une distance, « c'est moi, le patron, vous, vous êtes rien », quoi. D'ailleurs, il me l'a dit, une fois, heu... « toi, tu n'es rien du tout, moi, j'ai fait ci, j'ai fait ça, j'ai fait ci, j'ai fait ça, toi, tu n'es rien », si tu veux. Heu... donc déjà, on le vouvoyait, donc il y a une distance, et il était tellement autoritaire et contrôleur qu'à un moment donné, t'as peur, quoi. Enfin t'as peur, je sais pas si c'est la peur, mais c'est vraiment le fait que... il met vraiment une grosse distance entre nous et lui, donc on peut pas se rebeller facilement. Tout de suite, il va nous réprimander, quoi. Et heu...

E : Peur de quoi ?

229


T6 : Je sais pas. Sur le moment, tu sais pas, tu as... c'est juste ton... ton patron, donc t'as un certain respect du patron, t'as trop, et comme tout le monde fait la même chose, tu te dis « si moi, je fais autrement, ça passera pas ». Donc c'est... c'est un peu trop de respect de l'autorité. Un peu trop. Là, à ce moment-là, on se rendait pas compte de nos droits. Genre, voilà, il y a des choses qu'on peut pas faire. Et surtout, on n'avait pas d'exemple. Moi, personnellement, par exemple, j'avais pas d'autres exemples de comment ça... ça se passe, comment ça devrait être. J'avais pas de quoi comparer, en fait.

E : C'était ta première expérience professionnelle, entre guillemets ?

T6 : Exactement, enfin j'avais déjà fait un stage dans un autre laboratoire, ça avait rien à voir, ça, je dois dire, ça avait rien à voir, c'était vraiment... le boss qui pour moi, était plus compétent, mais ça, c'est autre chose, était super gentil, il me demandait... lui, il me demandait de le tutoyer, et moi, je n'arrivais pas, tellement je le considérais, que je l'avais en estime, parce que non seulement, c'était quelqu'un de compétent, mais en plus, de très heu... très présent, mais pas envahissant. C'est-à-dire, il est là si t'as besoin de lui. Il s'applique, il se donne à fond, et il est très gentil, hyper gentil. Vraiment l'exact opposé de heu... de notre patron de l'époque mais bon, j'étais resté là un mois et demi, donc je pouvais pas comparer vraiment, et pour moi, c'était un stage, donc heu... on se comporte pas pareil avec un stag… là, c'était vraiment la première expérience, on va dire, professionnelle. J'étais diplômé et j'étais dans un laboratoire Et comme tout le monde fait pareil, je fais je fais comme tout le monde. Tout le monde se tait, tout le monde baisse la tête, tu baisses la tête.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T6 : Oui, comme je t'ai dit tout à l'heure, c'est heu... quand AN*** est partie, on s'est retrouvés directement en face, il y avait plus d'intermédiaire, parce qu'elle gérait non seulement son projet, mais quatre, cinq autres projets en parallèle, toute la logistique, les commandes, elle faisait tout, dans le laboratoire. Quand elle est partie, ça a fait un 230


vide, mais énorme. Elle gérait tout. Elle écrivait même ses cours, elle lui faisait ses Powerpoint, enfin pas mal de choses, et heu... quand elle est partie, on est... on a commencé à interagir directement avec lui, et on s'est rendu compte que ce gars-là est pas normal, quoi. Et là, on s'est dit, AN*** se prenait tout ça en pleine figure, ce qu'on... on a... on a compris pourquoi elle est partie en dépression. D'ailleurs, même moi, à un moment donné, je sais pas si j'étais en dépression ou en pré-dépression, mais j'étais vraiment au plus mal, je chialais pour un rien, d'ailleurs, quand je parlais à la vice-rectrice qui nous écoutait pour le témoignage, j'ai pleuré, mais pour rien du tout, quoi. On était en larmes, dès qu'il y avait un problème, ça n'allait pas. Le soir, je suis pas moi-même. Je parle à personne, je suis renfermé, je suis ailleurs, à chaque fois. Plus de joie de vivre, plus rien du tout. Donc là, j'ai compris que ce qu'il avait fait aux autres, ça arrivait à moi, ça arrivait à chacun. Tu voyais, les regards étaient vraiment tout de suite tristes, quoi. Il y avait un gros problème, quoi. Donc là, j'ai senti que... là, c'était plus tard, mais c'est vraiment quand AN*** est partie. Là, on a compris que ce qu'il nous faisait, sa façon d'interagir avec heu... son personnel était pas normal du tout.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement ?

T6 : Ouais, ouais, tout d'abord, on essaye de fuir, au début. Moi, il m'arrivait, avant cinq heures, parce que lui, il partait vers cinq heures, quand je sentais qu'il allait partir, moi, et c'est triste à dire, mais je partais du laboratoire pour pas avoir à lui dire au revoir. Je partais, hein. J'allais parfois aux toilettes, je m'enfermais un petit quart d'heure et j'attendais qu'il passe. C'est vraiment triste à dire, mais c'était le moment où tu n'as pas envie de lui dire au revoir, c'est... c'est viscéral, tu peux pas. On l'évitait au maximum. Je l'entends... du bout du couloir, qu'il est là-bas, moi, je me mets à l'opposé. Heu... on jouait, comme disait AS***, à ce moment-là, heu... enfin, c'était avant ça, mais même AS***, il faisait ça, le mémorant, donc avant son conflit, parce que lui, il s'en prenait plein la t... plein la tronche. Il jouait à Pacman, il me disait. Ça nous faisait marrer, à l'époque, c'était plus un... un jeu qu'autre chose, mais c'est pas normal, quoi. C'est pas normal. Et heu... non, je te dis, la première réaction, c'était de fuir, on va dire, son regard, ou... quand il me parlait, je le regarderais pas, j'arrivais pas 231


à le regarder en face. Je veux juste qu'au moment où il vient me parler, ça passe. Je veux juste que ça passe. Je l'entendais discuter, des fois, à moitié, déjà que... il se répète 36000 fois, il se contredit, donc je sais déjà que ce qu'il a à dire, ça m'apporterait rien de plus, mais je voulais que ça passe. Je te dis, on fuyait, quoi. Moi, personnellement, en tout cas. Après, plus dans la résistance.

E : Est-ce que le deuxième déclic ça a été le moment où vous avez mis les informations en commun ?

T6 : Ouais, là, c'était plus dans la résistance, où je répondais du tac-au-tac. Enfin, quand il me parlait mal, je le reprenais, je dis « pardon ? _Ah oui, excuse-moi heu... », quand il me dit par exemple, heu... là, c'était vers la... vers la fin, on va dire, quand il me dit heu...parce que je devais rédiger à la maison ma... ma thèse, et il me dit heu... de manière très très sèche, il me dit heu... « voilà, à partir de début juin, je ne veux plus que tu fréquentes le laboratoire ». Je dis « pardon ? ». Il me dit quoi ? « Fréquenter le laboratoire ? Ça fait vraiment... », enfin je lui dis « c'est une façon de me parler, là ? ». Je dis « ça.. ça ne se dit pas ». « Ah bon ». Je dis « non, ça ne se dit pas, ça ». Je dis heu... « ah je me suis pas rendu compte, excuse-moi, excuse-moi, non, bien sûr, tu es le bienvenu au laboratoire, mais c'est pas ça ». Je dis « ah bon, OK ». Donc heu... là, c'était vraiment du tac-au-tac, à ce moment-là, quand il me parlait mal, je le reprenais directement. Parle scientifique, mais si tu me parles mal, il y a... ça va pas aller. Moi, je te respecte, tu me respectes. Voilà, donc là, vers la fin, c'était plutôt de la résistance, on va dire. Mais au début, c'était la fuite.

E : Et vous le repreniez, parfois, quand il parlait mal aux autres ?

T6 : Non. Non. Enfin sauf les cas où je t'en ai parlé, mais de toute façon, ça n'arrivait plus vraiment, heu... il se tenait à carreau, parce qu'il y avait une instruction qui était en court, et chaque faits et gestes qu'il disait ou qu'il faisait, au lieu de le reprendre, des fois, ce qu'on faisait simplement, c'est... on le notait, on l'envoyait, un mail. Tout ce qui faisait le travail, on envoyait un mail. D'ailleurs, il le savait, par après, parce qu'on le lui reprochait, tu vois, genre « vous avez dit ça, vous devez arrêter », etc…, lui, 232


il revenait et il nous engueulait pour ça, du coup, rebelote, on lui répondait encore une fois, on renvoyait un mail. On jouait à ce jeu-là, on la jouait, on va dire, politique. On répondait de manière à ne pas avoir à nous reprocher quoi que ce soit, on prévenait simplement les autorités qu'il faisait un dérapage. Et lui, ça l'embêtait vraiment.

E : Et vous, vous avez pris part à cette écriture de mails, cet envoi de mails ?

T6 : Oui, oui.

E : Donc parfois, c'est vous qui envoyait des mails ?

T6 : Moins moi, mais quand même, j'ai participé pas mal, j'ai envoyé quelques mails, surtout quand il m'arrivait un truc, on discutait. À chaque fois, en fait, qu'il nous arrivait un truc, on en parlait entre nous, « est-ce qu'on l'envoie ? Est-ce que c'est un événement important ? Est-ce que vous pensez que ça peut faire évoluer les choses en notre faveur ? Est-ce que c'est grave, est-ce que ça vaut la peine de les embêter avec ça ». Et une fois que... on disait « oui, quand même ». On se concertait, je n'ai pas envoyé un mail, moi-même, etc…, mais c'était quand même stupide, moi aussi, il m'est arrivé un truc. En général, on combinait, si sur la journée, il engueulait trois personnes de manière complètement abusive, ou etc…, ou quoi, on envoyait un e-mail. Par exemple, quand on avait rendez-vous avec la vice-rectrice, on ne lui en parlait pas, parce que c'est... c'est dans le cadre de l'instruction, on voulait pas lui dire quoi que soit, de où est-ce qu'on est. Parce que lui est très contrôlant, si on n'est pas là, il veut savoir où on est. Donc moi, quand j'étais invité chez la vice-rectrice, par... par exemple, je lui ai dit, « parce que je n'ai pas prévenu mon patron que je venais, c'est grave ? ». « Non, non, il y a pas de problème ». Je lui dis « qu'est-ce que je fais si... il me reproche après de pas être venu ? ». Elle m'a dit « tu lui dis simplement que la vice-rectrice t'a autorisé à venir, et qu'il y a pas de problème par rapport à ça ». Ah ouais, voilà quoi. Donc moi, quand je suis revenu, après, il m'a engueulé parce que je n'étais pas venu au laboratoire. Et je lui ai dit « écoutez, je ne vais pas vous dire où j'étais », parce qu'elle m'avait dit « tu n'as pas à lui dire où tu allais si tu ne veux pas. Et si vraiment tu veux lui dire, tu peux lui dire, mais tu n'es pas obligé ». Lui, il a très mal pris, à ce moment-là. Et 233


là, il m'a engueulé de ne pas être venu, j'ai envoyé un e-mail à la vice-rectrice, « voilà, écoutez, etc… ». Et comme il l'avait pas fait qu'à moi, il l'avait fait à S*** et à tous ceux qui... n'étaient pas venus, à ce moment-là, on a combiné, quoi. Donc en général, c'est un qui se portait volontaire pour écrire le mail, il le faisait relire par les autres, et puis on envoyait, quoi. Mais souvent, c'était S*** et AH***, qui prenaient les initiatives, majoritairement.

E : Les autres membres de l’entreprise ont-ils réagi ?

T6 : Tout le monde a réagi, il y en a qui ont moins réagi, il y a N***, il y a LA*** qui se sont mis en retrait, qui n'ont pas signé la première plainte, mais eux... ils nous ont expliqué d'ailleurs pourquoi, enfin ils étaient de tout cœur avec nous, mais ils n'osaient pas prendre parti dans la première plainte, celle chez le doyen, parce que eux, ils viennent de l'étranger, ils viennent du Maroc, ils ne sont pas résidents Belges. Enfin ils sont résidents en Belgique, mais ils sont de l'étranger, donc ils avaient peur qu'il s'en prenne à eux de manière indirecte, soit en les faisant renvoyer au pays, enfin même si techniquement, on sait pas trop s'il pouvait ou pas. Mais eux, ils avaient vraiment cette crainte-là. Et deuxièmement, heu... qu'il pouvait leur salir leur réputation au Maroc. Parce que lui connait pas mal de monde, là-bas, il connaît leur ancien professeur, etc…, donc ils... ils avaient peur à ce niveau-là. Parce que eux, si après, retournent au Maroc pour travailler, le gars a de l'influence là-bas, peut les... les détruire Donc au départ, ils étaient pas très chauds, ils avaient peur. Et on n'a vraiment obligé personne à faire quoi que ce soit. Donc heu... on a respecté ça, tout le long, jusqu'à ce qu'à un moment donné, eux n'en pouvaient plus de voir ce qui se passait non plus, et ils s'en prenaient eux aussi plein la tronche, et surtout, quand ils ont été témoigner, parce que la vicerectrice, elle voulait voir tout le monde, avoir l'avis de tout le monde. Et eux n'ont pas menti, ils n'ont pas dit « non, tout se passe bien ». et heu... je pense que c'est aussi dans le processus de raconter tout ce qui ne va pas qui a fait que eux aussi, au final, se sont mis dans une position contre lui. Parce que ça... ça les a fait se rendre compte que c'est pas possible, quoi. Heu... surtout que lui, entre-temps, son comportement s'est pas amélioré du tout. Et donc voilà, progressivement, maintenant, ils en sont au point où ça clashe, mais de manière vraiment... heu... vraiment flagrante, quoi. Ça ne va pas 234


au niveau scientifique parce qu'il les bloque partout. Heu... parce qu'il a appris évidemment que eux avaient aussi dit des choses très négatives sur son compte. Donc il s'en... il s'en est pris à eux. Évidemment, ils se défendent comme ils peuvent, maintenant. Donc ça a mis plus de temps, mais ils l'ont fait.

E : Donc tout le monde a réagi avec le même type de comportement que vous, ou avec d'autres comportements ?

T6 : Non, je pense que L*** est un peu plus impulsif que moi, et moi, je suis plus conciliant, je pense. Heu... ce qui fait que lui, tout de suite, quand ça allait pas, c'est d'ailleurs pour ça que lui, ça a pété directement. Heu... le « connard », là, heu... ça a pas... ça a pas raté. Parce que tous... tous les deux ont un tempé... un tempérament un peu... rugueux, on va dire et entre eux ça a a fait des étincelles, quoi. Moi, je suis plus conciliant, donc moi, ça a mis plus de temps. Les autres encore... encore un peu plus. S***, lui aussi, est assez heu... répondant. Donc heu... surtout qu'il prend... il prend d'abord beaucoup sur lui, et puis quand ça va pas, il a plus de contrôle... heu... voilà, quoi. On a tous un comportement différent, enfin, qui est, je pense, juste le reflet de... de ton caractère, quoi. Si tu es de nature impulsive, tu vas pas supporter ça très longtemps. Si tu es de nature calme, et puis réfléchie, enfin pas réfléchie dans le sens où eux ne sont pas réfléchis, mais plutôt à processer longtemps, à calm... à être patient, on va dire. Ça prend plus de temps. Moi, j'ai pris longtemps avant de vraiment... me fâcher. Et je pense que si par exemple... parce que moi, déjà auparavant, il m'arrivait plein de trucs pas très agréables, mais je prenais sur moi. Je prenais sur moi. Et je pense que si L*** avait reçu les trucs que moi j'avais... j'avais reçus, ça aurait péter, déjà. Déjà, on va dire, deux ans avant, quoi, si c'était lui. Et d’ailleurs, je pense que même s'il était arrivé ce qui est arrivé à AN***, elle a résisté pendant huit ans, il aurait pas réagi de la même manière, et moi non plus, quoi. AN*** a vraiment beaucoup patienté, avant de... même pas de rentrer en clash, mais de partir pour dépression, quoi. D'ailleurs, elle, elle s'en est jamais... directement, ouvertement, elle a pris en pleine tronche, et heu... Et elle est partie, quoi. Elle était toute seule, heu... et elle n'osait pas nous le dire, en fait. Quand ça allait pas, elle venait pas nous dire « ça va pas ». Elle le protégeait, au tout début. « Oh, vous savez, il 235


est comme ça, enfin machin, c'est pas grave ». Une fois... quand... quand il nous arrivait un truc, quand à une réunion, il était... il avait un comportement bizarre, ou qu'il nous criait dessus, dans... pendant la réunion, elle le protégeait pas mal, au tout début. « Non, mais... », elle relativisait les choses, elle faisait vraiment le tampon, quoi. Et heu... d'ailleurs, elle l'a regretté, après, elle... elle me l'a dit, quand... le jour où elle devait partir, elle m'a dit « je suis désolée, parce que... à chaque fois, je le protégeais pour vous, mais heu... au final, j'aurais peut-être pas dû réagir comme ça, et... ». Voilà. Non, je pense que c'est vraiment par rapport... les réactions étaient le reflet du caractère.

E : Et comment vous définiriez votre caractère ?

T6 : Moi, je... j'aime pas cher... j'aime pas chercher le conflit. Je suis pas très conflictuel, on va dire, de caractère. Heu... sauf quand vraiment... j'aime pas qu'on... je préfère à la limite qu'on s'en prenne à moi, plutôt qu'on... qu'on s'en prenne aux autres, quoi, tu vois ? Moi, à la limite, je peux prendre sur moi, c'est pas grave, une fois, deux fois, c'est pas un souci. Mais quand je vois qu'on fait du mal aux autres, ça me heurte plus, déjà. Mais même comme ça, je suis pas conflictuel. Je suis très patient. Heu... Et là, je pense que si il m’arrivait juste des trucs à moi et pas aux autres, enfin je n'aurais pas demandé à ce qu'on porte plainte juste pour moi, par exemple, tu vois. Je pense que c'est vraiment le fait que je me rende compte qu'il faisait des saloperies à tout le monde, etc…, et tout, enfin je dis... « voilà, moi aussi, je suis avec vous, voilà ce qui m'est arrivé, à moi », etc..., etc…

E : Si ça avait été qu'une personne, ça aurait différent, vous pensez ?

T6 : Ça dépend qui, heu... je sais pas, je sais pas dire, déjà, ça peut dépendre de n'importe qui. Ça peut dépendre de quoi, exactement, qu'est-ce qui s'est passé ? Mais en tout cas, moi, s'il m'était arrivé juste à moi des trucs, et pas aux autres, je... me serais dit que c'est moi, le problème, déjà, parce que ça m'arrive qu'à moi.

E : Par exemple, si ça n'avait été que L*** ? 236


T6 : Oui, justement, il y a LA***, au tout début, et puis il y a eu une personne qui a... qui a quitté le laboratoire. Heu... ça n'allait pas, parce qu'elle avait un caractère assez trempé, quand même. Même avec nous, des fois, ça allait pas. Enfin quelqu'un, qui, dès que ça va... dès que ça va pas, ou même, dès que ça va pas dans son sens à elle, elle s'engueule avec les gens. Je l'ai remarqué, on s'engueulait parfois pour des broutilles. Mais même avec le boss, elle se laissait pas faire. C'était d'ailleurs la seule, et on trouvait que son comportement était pas normal, elle. Ce qui est pas normal, maintenant.

E : Qu’elle n’aurait pas dû s'opposer au boss ?

T6 : On trouvait que sa manière de faire était pas normale, tu vois. Quand... qu'elle osait, etc…, ce... ce qui est contradictoire par rapport à la situation actuelle. Mais sur le coup, nous, on était dans une ambiance où... dans une ambiance où on se laissait faire, en fait. Et c'était vraiment la seule qui se laissait pas faire du tout, même avec lui. Et je pense que c'est dans son caractère. Parce que même avec nous, elle... elle était moins intégrée, déjà, dans le... dans le groupe, du fait de son caractère, vraiment... vraiment trempé, quoi. Donc peut-être aussi du fait qu'elle était moins bien intégrée que nous dans le groupe, on était moins amis, elle mangeait moins souvent avec nous, à midi, etc… Donc nous, on était vraiment très très soudés. On s'est dit que c'est elle qui avait un problème, quoi. Et c'est vraiment dommage. Ouais, mais lui, en fait, il faut savoir qu'il a.... qu'il a... qu'il est très fort, lui. Il est extrêmement manipulateur. C'est heu... c'est... quand il vient, il te dit « tu travailles très bien, toi, tu es mieux que... que untel, etc… », il te met dans sa poche. Quand il te félicite juste pour casser quelqu'un d'autre, toi, tu ne te rends pas compte qu'il casse l'autre, tu te rends compte juste qu'il te félicite. Moi, quand il me dit « oh, c'est de très belles fuites, ça, hein, mieux que celles de LA***, machin, ouais regarde ça, ça ressemble à rien, et tout ». Sur le coup, tu ne te rends pas compte, parce que toi... tu es... tu es flatté. Il est très fort, pour... pour manipuler. C'est un baratineur d'exception, quoi. On se rendait compte, quand même, qu'il était heu... nul. Parce que ça, il faut le dire, il était vraiment nul dans son domaine. Heu... il savait rien, il était pas à jour. Il était toujours à côté de la plaque quand il 237


proposait des idées, c'était... une vraie catastrophe. Quand on exposait des trucs un peu compliqués, il suivait pas. Donc ça, on s'en rendait compte, on aurait... on en rigolait entre nous, quoi. Ça allait pas plus loin que ça. Il y avait quand même... je sais pas, ce respect imposé, heu... qui faisait qu'on n'osait pas se rebeller.

E : Est-ce que l'entreprise a réagi ?

T6 : Oui, maintenant, oui, parce que le... le doyen a porté plainte contre A***... contre le boss. Donc en fait, le doyen, quand il nous a écoutés, après, il a convoqué le patron. « Voilà, voilà, tes étudiants sont venus se plaindre, avec quand même pas mal de choses... intrigantes, qu'est-ce qu'il se passe ? », voilà, et apparemment, ils se sont engueulés, parce que... et apparemment ils se sont engueulés, et le boss a pas respecté le... le doyen. Il a dit qu'il allait passer au-dessus, etc. Et heu... le doyen a fini par porter plainte, en notre nom, bien sûr, mais aussi en son nom à lui, contre le boss. D’ailleurs, on a un papier du rectorat qui dit que « suite aux plaintes des étudiants, suite aux plaintes du doyen de la faculté de médecine... », et maintenant, il y a une instruction en cours, quoi, donc heu... contre heu... contre le boss. Heu... après les différents témoignages, ils ont statué qu'il y avait heu... je sais pas comment on appelle ça, heu... ils ont certifié que... que c'était pas juste un simple rappel à l'ordre, mais qu'il devait passer devant une instruction de discipline, un conseil heu... disciplinaire. Parce que c’était quand même des faits grave quoi. L'accumulation de tous les témoignages présents et passés, d'ailleurs, même ceux du passé sont venus témoigner, pour nous soutenir, quoi. Nous, on a été les chercher, pour heu... appuyer un peu ce qu'on dit, que c'est pas juste nous, les affabulateurs mais que le gars a déjà fait ça auparavant, et que ça avait été étouffé, auparavant. Mais voilà, on n'invente rien. Et d'ailleurs, quand tu compares les écrits, les anciens écrits, avec... avec nos... nos plaintes à nous, tu peux changer juste les noms, hein. C'est la même chose, c'est identique. Le gars se comporte de la même manière. Ça, vraiment, moi... quand on a lu une plainte, d'ailleurs, les trois, quatre pages de son ancienne secrétaire, on avait l'impression de... de relire ce qui nous est arrivé nous, c'était vraiment... bluffant. Donc heu... non, l'ULB a réagi, mais ça prend du temps, ça fait maintenant plus d'un an, il faut passer par là. Lui a pris trois avocats pour se défendre, contre l'ULB, quoi. 238


E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ? Je sais pas te dire, j'ai pas les pieds dans une autre entreprise. Mais heu... J'ai l'impression quand même qu'on a été pas mal soutenus. Enfin, je veux dire, ça... je pense que dans une autre entreprise, on se serait fait virer directement. Je sais pas, j'ai cette impression-là, je peux me tromper complètement, hein. Mais je pense que du fait que dans l'ULB, il y a une certaine charte, il y a des règlements qui sont faits pour ça, heu... peut-être pas... c'est pas vraiment très bien fait non plus, mais qui a quand même heu... le cas de figure qui existe, et toute une série de procédures qui sont établies à ce niveau-là, qui sont rassurantes. On s'est pas jeté dans la gueule du loup comme ça. Nous, avant de... porter plainte, on a été voir s'il y avait déjà un truc qui existait pour porter plainte. On a été voir, dans le cas du harcèlement, il y avait... heu... d'abord, une médiation au niveau du doyen, et puis toutes les procédures. Donc il y avait quand même un truc. On se lançait pas dans le vide, à porter plainte comme ça. Maintenant, tu vois, dans une entreprise, s'il y a vraiment une procédure qui existe... et je pense que ce qui nous a surtout aidés, c'était le fait qu'on était groupés. On n'était quand même pas qu'une personne à porter plainte. On était plus de dix. Donc ça, c'était quand même heu... confortant. Maintenant, dans le privé, je sais pas. Moi, je travaille dans le... dans le privé, maintenant, mais je sais pas te dire si il y a quelque chose... qui existe. Il y a les ressources humaines, on a les ressources humaines, etc…

E : Si, ça vous arrivait, maintenant ?

T6 : Moi, seul ? Ça dépend aussi de la gravité de la situation, dans la mesure où je... de deux choses l'une. Soit je considère ce qui m'est arrivé comme un truc que je ne peux plus laisser passer, et donc, s'il m'arrive quelque chose, maintenant, je réagis du tacau-tac. Soit je considère que je suis plus résistant au stress qu'auparavant, et que je peux résister à n'importe quoi, maintenant. C'est selon. Maintenant, t'as toujours la possibilité... ce que je pouvais pas faire, auparavant, dans ma thèse, de changer de département. Quand tu fais une thèse, tu peux pas changer de département, c'est : ton patron, il dirige tout. Là, maintenant, si j'ai un problème avec mon boss, ce qui est 239


carrément impossible... je te promets, c'est l'exact opposé de mon patron précédent, et ça me fait du bien. S'il m'arrivait un truc, je pense que je passerais... je pense que j'en parlerais, et s'il le prend mal, je demanderais carrément de changer de poste. Il y a moyen, il y a pas mal de possibilités, d'ailleurs. Parce que souvent, même... même quand il y a pas de conflits, hein, donc voilà.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T6 : Déjà psychologique, de se... de se dire on rentre en conflit avec quelqu'un qui gère notre thèse. Le gars a énormément de pouvoir. D'ailleurs, c'est ce que je lui ai reproché, un jour, parce qu'il me disait « tu te rends pas compte, dans quelle situation je suis, est-ce que... est-ce que je suis à l'aise, selon toi, est-ce que c'est confortable, selon toi ? ». Là, je lui ai dit « non, je peux bien le comprendre... concevoir que c'est pas confortable non plus, voilà, d'être en conflit comme ça, mais mettez-vous à notre place, est-ce que vous trouvez que nous, on est confortable ? On n'a aucun pouvoir ». Parce que moi, sur le coup, cinq minutes avant, il m'avait heu... il m'avait dit « tu me signes pas ma... ». C'est un papier qu'il fallait remplir avant de présenter sa thèse à la faculté, pour dire « voilà, j'ai... j'ai terminé mes manip', je vais commencer à rédiger ». Le patron doit signer ça. Et moi, il... il me... il me l'avait refusé. Il dit « non, je te la signe pas ». Alors qu'avant, il me l'avait accepté. Et donc, je lui ai dit « regardez, d'un coup de baguette magique, vous m'avez annulé toute... toute ma thèse d'un coup, là, vous vous rendez pas compte du pouvoir que vous avez sur nous, nous, on n'est... on n'est rien du tout, on est étudiants ». Donc c'est vraiment le fait qu'il ait un pouvoir. Ça, c'est un premier obstacle, on se dit qu'il a du pouvoir sur nous, qu'il peut foutre en l'air notre thèse, les articles, ce qu'il m'avait menacé de faire, d'ailleurs. Ça, c'est le premier obstacle, c'est vraiment psychologique. C’est se dire on va rentrer en conflit avec ce gars-là, ça va être des jours difficiles pendant un an, ça va pas être... deux-trois jours, hein, ça va prendre un an, voire plus pour d'autres, et heu... ça va être la guerre, quoi, et on n'est pas sûrs de gagner, et heu... on peut se retrouver à la rue, entre guillemets. C'est vraiment le... pour moi, le plus gros obstacle, parce qu'une fois qu'on a franchi, une fois qu'on se dit « c'est bon », c'est encadré, on va dire, de manière légale, par le 240


doyen, etc…, et tout. C'est bon... c'est bon, t'es dedans, tu continues, quoi. Faut se lancer. Ça, je pense que c'était le plus dur. Comme on était en groupe, on faisait pas seuls, c'était... c'était plus simple à mon avis. C'est ce que la vice-rectrice nous a dit, « heureusement que vous étiez... heureusement que vous êtes tous soudés, entre vous ». C'est d'ailleurs ce que lui nous reproche aussi, il nous dit « vous êtes tous solidaires, dès que j'attaque à l'un, je tombe sur l'autre ». Il aime pas, à chaque fois, il disait « je sais plus où donner de la tête, avec vous ». Je pense que c'est plus une force qu'une faiblesse. On l'a vu, si on n'était pas soudés, ou quoi, tout serait ébranlé, on aurait... on aurait perdu facilement.

E : Est-ce qu’il y a eu d’autres obstacles à dépasser ?

T6 : À part l'obstacle psychologique, franchement, de me dire « voilà, là, l'acte que je vais poser... me met directement face-à-face avec lui », je suis juste... un... son étudiant, mais je suis son étudiant qui est pourtant contre lui, quoi. Voilà, je m'oppose à lui. À part le psychologique, franchement, une fois... une fois qu'on l'avait dépassé, une fois que moi, personnellement, je l'avais dépassé, heu... c'est bon, quoi.

E : Même si ça vous demandait, par exemple pour les mails, un certain investissement et implication ?

T6 : Non, au contraire, tu sais, c'était dans une mouvance où... où heu... tu avais l'impression de participer à quelque chose. De le faire. En tout cas, moi, c’est comme ça que je le vivais, ça me faisait plaisir, justement, de vérifier. Quand je vérifiais, par exemple, souvent, S*** écrit un mail, et bam, je vérifie ce qu'il a écrit, je corrige l'orthographe, je corrige la mise en forme, heu... « S***, parle de ça aussi, rajoute ça, rajoute ça », voilà, moi, ça me faisait plaisir, j'avais envie qu'on envoie un truc, fondé, réel, heu... qui soit juste, exactitude, qu'il y ait pas des trucs rajoutés, ou... que la mise en forme corresponde vraiment à ce qui s'est passé, et heu... moi, ça me faisait plaisir... quand je l'écrivait pas moi-même directement, mais en tout cas, de participer à ce que ce soit envoyé, avec heu... que ça ait un impact, quoi, tu vois ? Donc heu... non, il y avait une sorte de... comment dire, le fait qu'on parte tous ensemble, comme 241


ça, il y a un mouvement, quoi. Je trouvais ça plus facile, et même... je dirais pas « agréable », parce que c'est pas agré... enfin agréable, c'était plus... je sais pas comment dire ça. Heu... stimulant, tu as l'impression de... de... de bouger, quoi. Surtout qu'on savait que lui, de son côté, il... il était pas là les bras croisés, quoi. Et que nous, on pouvait pas juste compter sur l'ULB, juste sur les éléments passés, mais heu... il fallait aussi, à chaque fois, comme le disait la vice-rectrice, alimenter le dossier en continu. Dès qu'il se passait un truc, il fallait le... l'apporter, il fallait que ça s'empile, si on voulait que ça bouge, il fallait plusieurs preuves, heu... à charge, quoi. Et donc, il fallait absolument bouger, et être actif, quoi. Donc je pense que c'est ça qui faisait que heu... que c'était même plus facile de participer, que de rien faire. Ne rien faire, tu avais l'impression que... que tu es en train de perdre, quoi. Tu vois ce que je veux dire ? Si tu fais rien, ça n'avance pas, et tu as l'impression que... que lui, de son côté, avance, et... une fois... une fois qu'on avait décidé de se battre, il fallait y aller.

E : Donc la dynamique de groupe avait un vrai rôle ?

T6 : Oui, ça nous a vraiment soudé entre nous, on est super heu... maintenant on est devenu beaucoup plus proches qu'on l'était avant, grâce à lui. C'est pas juste l'effet heu... l'effet « ennemi commun », il y a plus que ça, parce qu'il y a tout ce qu'on a passé entre-temps, tout ce qu'on... qu'on a fait l'un pour l'autre, c'est pas juste on se voit ensemble, pour un... pour un même objectif, non, c'est vraiment, toute l'expérience qui s'est passée, où on s'est soutenu les uns les autres. C'est ça qui nous a... qui nous a soudés, c'est pas vraiment l'ennemi en commun. Lui, il a des fois essayé de nous diviser entre nous, donc c'est pas...

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ? T6 : Qu'est-ce qui aurait fait que je me serais mis en retrait ? Parce que là, je me suis mis contre mon patron, et qu'est-ce qui aurait fait que je me serais mis en retrait et rien fait ? Je pense que dans... dans les événements qui se sont produits, je ne pouvais pas le faire, c'est impossible. Tout allait dans le sens où... ce gars-là est pas... quelque 242


part, quelqu'un de bien, et ce qu'il fait n'est pas normal. Heu... à partir de ce constatlà, tu pouvais pas faire autrement. Moi, j'ai... j'ai été éduqué comme ça, heu... comment dire... c'est de l'injustice, et c'est surtout abusif au niveau du pouvoir. Je supporte pas de voir un gars qui a du pouvoir faire ce qu'il veut des autres, sous prétexte qu'il a du pouvoir, quoi. À la limite, qu'il l'utilise en bien, entre guillemets, pour les aider, ça, c'est magnifique. Mais quand il l'utilise pour écraser les gens et les humilier et faire ce qu'il veut d'eux, c'est pas supportable. Tu peux pas laisser faire ça. Donc de son côté, c'est super lâche et c'est... après, je pourrais pas... je m'en prendrais pas à moi-même. Je crois que je suis pas comme ça. Tu peux le faire dans un coup de faiblesse, une fois, à la limite, je sais pas, je dis ça comme ça, mais heu... là, par rapport à la situation qui s'est produite, c'est impossible, je peux pas l'imaginer. À la limite, ça m'aurait peut-être... j'aurais peut-être pu réagir avec plus de temps, dire heu... me laisser aller plus de temps, mais à un moment donné, ça aurait pété, ça aurait pété, c'est pas possible.

E : Et si, vous n'aviez pas eu le soutien de l'ULB ?

T6 : Sans le soutien de l'ULB, tu n'es rien du tout, ils te mangent tout cru. Autant pas faire de bruit, tu dois rester bien gentiment, tu termines, tu peux partir, et tu le... essayes de partir, quoi. Heu... non, sans le soutien de l'ULB, tu peux rien faire. À la limite, passer par la presse, ce qu'on pensait faire, à un moment donné, bon là, c’est se mettre l'U... l'ULB à dos, et là, tu es foutu, t'as pas de thèse. Alors que nous, on était là pour faire une thèse, à la base.

E : À l'inverse, est-ce que si certaines choses avaient été différentes, ça t'aurait incité à agir plus vite ou plus directement ?

T6 : S'il avait frappé quelqu'un. Ce gars-là, quand même, il est... il est quand même costaud, en attendant, il fait peur. Il est super impulsif, des fois, il contrôle pas ce qu'il dit, il réfléchit pas, des fois, avant de parler. Donc il aurait pu très bien glisser, déraper. D'ailleurs, il l'a dit une fois, à N***, il lui avait dit heu... « des fois, j'ai envie juste de... si je me retiens pas, je lui explose la gueule », à moi ou à untel, tu vois. Donc s'il avait 243


frappé quelqu'un, je pense que ça aurait été beaucoup plus rapide, ne serait-ce que pour nous, déjà. On n'aurait pas tergiversé deux fois avant d'aller porter plainte. Et heu... l'ULB n'aurait pas tergiversé non plus avant de... de le foutre dehors. Ce qui est malheureux, c'est que... c'est ça que je comprends pas, c'est que heu... il y a une différence entre frapper quelqu'un et les harceler, ou leur faire du mal, on va dire, verbalement, ou par des actes non violents. Non violents, on va dire, physiquement. Mais quand même, hyper violents, quand tu rentres chez toi et que tu es... tu es fracassé, quoi, et que t'as le moral à zéro pendant des semaines et des semaines. Et ça, c'est pas sur le... même degré d'égalité, ça, je comprends pas. Moi, ça me… sidère, surtout que dans la mesure où après que tu aies porté plainte, on te remet avec lui dans le même bain. Lui, sachant que tu as porté plainte contre lui. Et tu es là, pendant un an. Pour ceux qui sont encore là, ça n'a pas changé. Ça, c'est... c'est pas normal, pour moi, alors que heu... c'est comme si tu mettais un agresseur, hein, pour moi, c'est la même chose, avec l'agressé, à cohabiter pendant un an ensemble. Ça n'a aucun sens. Et heu... je sais pas, pour moi, c'est un truc que je comprends pas. Donc ça aurait été plus vite s'il avait frappé quelqu'un, mais ça va pas spécialement plus vite s'il fait du mal à dix personnes.

E : Est-ce que il y a d'autres choses qui auraient pu changer votre attitude, vos comportements ?

T6 : Si les gens étaient partis si heu... on se retrouve plus que deux ou trois, ou de... des dix, on n'aurait pas été jusque-là. C'est la force du nombre qui a fait que... on était tous déterminé... on aurait été beaucoup moins nombreux, on n'aurait pas agi de la même manière. Et aussi, si toutes les personnes n'étaient pas décidées, même si elles étaient là mais pas décidées, ça aurait été plus compliqué, quand même. Parce que du coup, lui aurait... il y en a cinq qui portent pas plainte, il y en a deux qui portent plainte, c'est que c'est leur problème, c'est pas les autres.

Commentaires pendant la passation du questionnaire : T6 : Heu... moi, il y a le harceleur, bien sûr, il y a aussi l'entreprise, parce qu'elle savait 244


que ce gars-là avait déjà un problème, avant, ils l'ont... ils nous l'ont un peu caché. Moi j'aurais aimé savoir, en arrivant, que le gars avait déjà un passif, à ce niveau-là. Je serais pas venu. D'ailleurs, c'est pareil, pour le nouveau heu... qui s'est ramené, heu... il a jamais su que ça s'est passé, et maintenant, il est train de chercher un autre laboratoire, quoi, tu vois. Enfin, il essaye de pas faire ça devant le boss, donc il cherche, parce qu'il... qu'il le supporte plus non plus. Il a aucune liberté à travailler. Il est tout le temps sous son joug, il se fait engueulé.. donc moi, le harceleur, parce que c'est normal, mais l'entreprise, parce que heu... elle nous a caché son passif, quoi. Maintenant, je veux bien comprendre que eux n'auront pas arrivés, « bonjour, lui, c'est un harceleur ». Je veux bien le croire aussi, donc je sais pas comment... le mettre en cause sans...

Tu veux dire, avant le conflit ? Parce qu'il y avait quand même deux phases, hein. Cellelà a existé...

E : C'est très globalement, dans l'entreprise, en général, pour vous comme pour les autres, quoi.

T6 : Oui, mais je veux dire, avant que ça pète, quoi. Puisque quand ça a pété, ça a été radicalement différent. Au début, on était dans une... dans une... interaction l'un par rapport à l'autre, de façon sécurisé, donc on est soumis, on est conformes à ce que lui veut qu'on fasse. Ça, c'était avant. Non, ça, c'est pas le cas, ici. On n'a jamais été en compétition les uns avec les... les...

E : C'est pas votre attitude à vous, c'est vraiment comment tu dis décris l'entreprise. Est-ce que c'est... c'est une entreprise qui va vous pousser à évoluer ? Plutôt une entreprise qui vous pousse à vous taire, pour réussir à vous conformer à ce qu'on dit, ou est-ce que c'est plutôt une entreprise qui va vous heu... vous forcez à vous marcher dessus, pour... ?

T6 : Non, elle nous a jamais... enfin on a jamais été en compétition les uns avec les autres, on travaille ensemble. On travaille ensemble, on se donnait des coups de main, 245


on était amis. On était vraiment amis, on faisait des sorties ensemble, et tout, donc heu... c'est clairement pas la dernière, mais on était quand même soumis à l'autorité, donc il nous mettait dans une position où on pouvait pas trop l'ouvrir, par rapport à lui, quoi. C'est lui, le patron. Celui-là, je dirais... je dirais vraiment celui-là, par... je dirais le premier, mais le deuxième n'est pas contradictoire avec le premier, quoi. Je sais pas si tu...

E : Mais le deuxième, est-ce que c'est plus dans ton interaction avec lui en particulier ? Ou est-ce que ça représente vraiment l'ULB en général ?

T6 : Ah, tu parles de l'ULB, toi, ici ?

E : L'entreprise, ici, c'est l'ULB, c'est pas juste lui.

T6 : D'accord. Alors je dirais le premier, ou quoique, à l'ULB, tu as les laboratoires, où ils sont en compétition les uns avec les autres. Le laboratoire de Blanpain, c'est le premier qui a le plus d'infos, et premier auteur, le deuxième, deuxième auteur. C'est une compétition pour être le premier auteur. Donc l'ULB, tu peux pas la décrire comme... maintenant, dans le papier, dans les titres en théorie, c'est censé la... c'est la première, on est ensemble, pour un standard élevé. Dans la mesure où... en dehors du fait qu'on devrait se soumettre à l'autorité, etc., être conforme, il y avait quand même un objectif de... faire du bon travail, un bon travail de thèse, mais sans jamais… il nous a jamais dit « le premier qui y arrive a gagné », tu vois, ça a jamais été comme ça. Ça a jamais été comme ça. Heu... au contraire, il nous encourageait à travailler les uns avec les autres, pour faire avancer le travail de l'un ou de l'autre. Quand même favoriser le sien, mais si... quand on avait besoin d'un coup de main, il allait jamais nous dire « non, ne l'aide pas », quoi. Donc ça, c'est sûr et certain.

E : Et du coup, est-ce qu'il y en a un des deux vers lequel vous penchez plus ?

T6 : le... on va dire le premier, mais le deuxième, ça va... alors du coup, je l'élimine, et 246


c'est... c'est un manquement, quand même. Parce que c'est vraiment heu... quand tu arrives dans ce labo, tu sens tout de suite que le gars, c'est le boss, et toi, t'es pas le boss. Tout le monde, hein, je veux dire, c'est les vouvoiements, c'est le... l'autorité, c'est… il te prend dans son bureau, tu te tais, tu fais... tu fais ce qu'il te dit. Dans une posture où t'as pas vraiment ton mot à dire, hein.

E : Là, ici, dans celui-là, l'idée, c'est que les individus interagissent, donc c'est pas seulement le patron et vous, on fait en sorte que vous aussi, entre vous, vous resteriez bien dans votre petite case.

T6 : Non. Non, entre nous, des fois, on s'eng... on s'engueulait entre nous, mais on rigolait, on était comme des amis, quoi, il y en avait pas un qui était soumis par rapport à l'autre. Il y a pas de conformité, non, on n'était pas... heu... comment dire. Froid les uns avec les autres, juste là pour travailler, et pas de...

E : Dans celui-là, c'est plutôt l'idée, de faire en sorte que vous, vous soyez bien dans votre petite place pour éviter les vagues. Ou on fait en sorte que vous vous aidiez, ou on fait en sorte que vous vous écrasiez les uns les autres.

T6 : Non, non, on s'a... on s'aide entre nous, et heu... moi, il y a plein de fois où je... je bossais avec AN***, je bossais avec heu... C***, etc., ou je passais le dimanche soir, je lançais mes cultures à moi, je lançais celle des autres aussi, tu vois. Le samedi matin, il y avait Anne qui passait, qui faisait des trucs pour nous, tu vois, c'est toujours... on s'arrangeait entre nous pour que... pour que quand quelqu'un a fait quelque chose, et qu'il peut aider l'autre, il le fait, quoi. Non, on avait une très bonne ambiance, ce qui fait qu'on était vraiment amis entre nous.

E : D'accord, OK.

T6 : Voilà.

247


9.9. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°7 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T7 : Donc... moi je travaille dans une entreprise où je suis amie avec la directrice, et euh, elle a reçu un courrier euh... qui avait été envoyé euh... euh... à la directrice des ressources humaines de la part d'une des salariés comme quoi au cours d'un entretien, elle l'aurait traité de conne, et elle lui aurait parlé sur un ton, euh, euh, inconvenant, etc… Il y a... elle m'en parle, et elle est comme une furie, parce que d'abord je pense qu'elle est atteinte dans sa... dans, dans, dans... dans son... ça l'a touche, dans son... l'image qu'elle, qu'elle veut renvoyer, et que, elle va devoir s'expliquer sur ses comportements. Donc c'est quelque chose qu'elle supporte très mal, d'abord, rendre des explications à la hiérarchie, et quand elle, elle, elle... elle aime ce poste de direction, puis que, c'est quelqu'un qui aimerait bien tout diriger, donc... bon... Et elle se sent prise au piège, quoi. Et, et moi je lui dis : « bah, euh, peut-être, peut-être euh... » Donc tout de suite elle la traite de... elle la traite de conne, de machin, ce que l'autre avait rappelé, euh, bon, très curieusement. Et je lui dis : « mais peut-être que ta façon de parler », parce qu'elle a une façon de parler très péremptoire, et assez euh... elle ne se rend pas... enfin, j'espère qu'elle ne se rend pas compte et que ce n'est pas tout le temps, parce que même vis-à-vis de moi, ce n'est pas très agréable, qui est assez cassante, qui est assez... il paraît qu'il faudrait qu'on ait plus d'humour, mais je trouve que... il y a des limites, et que... elles sont parfois franchies. Bien... Donc je lui dis : « écoute, bon, voilà, on est en fin d'année, tu es fatiguée, on a eu beaucoup de boulot, tu, t'es, peut-être que, euh, la façon dont tu as parlé elle n'est pas non plus euh... on peut la décrypter, on peut comprendre ce qu'il se passe quand on est près de toi, qu'on est amie, et que je sais comment tu fonctionnes, par contre, pour quelqu'un d'extérieur, ce n'est pas forcément évident et c'est très violent, donc peut-être que... voilà... E : Du coup, qu'est-ce qu'il s'est passé après par rapport à cette personne, la personne 248


cible ?

T7 : Euh... Alors, elle a été convoquée... par la direction générale, par la... Et ça a été un stress terrible pour... pour... mon amie, qui n'admettait pas, qui devait justifier et, et qui avait peur... une peur panique... Voilà... Alors, après, je ne me pose pas en juge, mais je pense que quand on est... quand on n'a rien à se reprocher, on, on ne monte pas si haut dans... les degrés de stress et de... Et donc, moi, je lui ai dit : « mais, écoute, enfin, n'en fais pas un fromage. Peut-être, tu lui as pas, tu lui as parlé un peu sec, et qu'elle réagit mal, voilà ». Et elle me dit : « ouais, c'est depuis qu'elle est élue, euh... euh... au CHSCT, elle se prend pour quoi ? » Mais je lui dis : « mélange pas tout enfin. » « Ouais, ces gens-là, ils ont le droit de tout... » Et bon... Donc, j'ai, j'ai senti fort que voilà, elle était... Elle, elle manquait de droit, visiblement, par rapport à... et que son, sa position et son comportement, tout était remis en question. Donc... Bon... Et puis moi, je n'ai pas non plus à mêler de, au-delà quoi. Donc on est parti, on s'est quitté, euh, à la fin de la semaine pour les vacances, et je n'ai pas eu de nouvelles. Il se trouve que, voilà, ils devaient venir dîner ici, parce que c'est comme ça depuis vingt, plus de vingt ans, que... voilà, elle m'a avoué que j'ai bien vu que, ça, c'est... ils étaient pas, ni l'un, ni l'autre bien, que... les cadeaux étaient pas comme d'habitude, que c'était des cadeaux de convention, et que c'était pas des cadeaux affectueux. Puis donc, j'ai fini par lui dire : « mais qu'est-ce qu'il se passe ? Enfin, il y a quoi ? » Et elle m'a avoué qu'elle m'en voulait de pas l'avoir soutenue. Je lui ai dit : « mais bon, enfin, soutenue de quoi ? » J'ai dit : « mais enfin, pour quelqu'un qui te reproche d'avoir eu un comportement qu'elle n'a pas accepté, si moi je te dis pas de... bah... enfin, attention, peut-être tu... peut-être tu peux aussi entendre des choses et écouter. Et tout de suite, et tout de suite tu balaies tout, c'était que : « c'est une conne », moi tu me jettes, mes enfants tu les jettes, 25 ans d’amitié, tu jettes, je trouve que c'est beaucoup pour quelqu'un qui dit : « je ne veux pas que vous me traitiez de conne » ». Enfin, la proportion, c'est disproportionné. Et quand on est rentré, elle n'avait qu'une obsession, c'était de lui faire la peau, « de toute façon, je l'aurais, je lui ferais la peau ». Et j'ai essayé de lui faire comprendre que ça n'avait pas de sens, et que... euh... euh... et qu'au départ, c'était parti d'une réflexion justifiée de la direction sur l'application d'un règlement intérieur, et que, euh, on en arrivait à un règlement de compte de 249


personne à personne, et surtout à... euh... à une volonté de broyer l'autre par tous les moyens, donc euh... euh... mettre au courant la responsable du service, la responsable du service, qui, qui, qui de toute façon est... quelqu'un qui a les dents longues et dures, et qui méprise tout le monde, alors ça a été un jouet délicieux. Et je trouve ça dégueulasse, voilà, je trouve ça dégueulasse, parce que ça n'a, parce que ce jeu-là n'a pas lieu d'être. Il y avait un règlement intérieur qui n'était pas respecté, elle lui mettait une lettre « vous n'avez pas respecté, voilà », je vous rappelle ou je vous mets un blâme, ou... Je veux dire la juste punition qui va avec le non-respect, après elle l'a traitée soi-disant de… Il y a deux solutions : soit c'est faux, et euh, elle dit : « bah écoutez, qu'est-ce que vous voulez que je... » On était toutes les deux dans le bureau, donc... Vous le dites, bah vous le dites, et je dis non, bah je dis non, et puis ça s'arrête là, parce que ça n'a pas lieu d'aller au-delà. Mais c'est comme si elle avait remis en place, en jeu toute sa fonction de direction, son incapacité à l'être, et puis de toute façon, effectivement, ses peurs d'assumer, finalement au plus profond d'elle, ce poste de direction puisque, moi je sais que si elle m'a embauché, euh, quand elle a pris ce poste, c'est pour... parce qu'elle avait besoin de moi, elle me l'a dit. Euh, donc, c'est qu'elle n'était pas sécure. Et cette insécurité est à l'origine de cette, de ce... le fait que quelqu'un la mette en situation de, d'insécurité, sa solution c'est la broyer.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Vous avez essayé de parler au harceleur si je comprends bien ?

T7 : Oui, que ça ne... Bah... ça n'a pas, enfin ça n'a pas de sens, et... et ça ne résout pas le problème fondamental, qui est que sa position de directrice, c'est de faire respecter un certain nombre de règles, ça, on s'entend, et que ça, c'est perdu, c'est-à-dire qu'aujourd'hui on a un règlement qui est de l'intime, c'est-à-dire : « tu dis que je te t'ai dit que tu m'as dit que je t'ai dit, et que moi je suis la directrice, et moi je te broie. Toi, tu as pas le droit à la parole, et je te permets pas de dire ça ». Alors, à juste titre ou pas, je veux pas, je veux pas savoir. Mais pourquoi ? Si cette personne raconte des mythos, il y a des solutions propres qui font qu'on lui met une lettre, que si elle perpétue, et d'ailleurs on a été cherché, et on a trouvé, bien évidemment qu'elle avait commis des fautes dans son travail, et on en fait une deuxième et on la licencie. C'est 250


un processus qui existe, qui est légal, ça ne fait pas de vague, ça s'applique comme un rouleau compresseur, et c'est son, son positionnement à ce moment-là de directrice qui fonctionne. Le fait de ne pas enclencher ça, mais dans la passer au broyeur pendant des semaines et des mois, et de l'obliger à venir produire son travail comme une petite fille, c'est-à-dire la positionner vraiment comme, comme quelqu'un qui n'est pas capable ni de penser, ni d'être responsable, ça, c'est dégradant. Et ça, elle le joue à deux maintenant, avec la chef de service et avec elle. Et ça, c'est dégradant. Et ça les fait marrer de voir cette salariée, maintenant, avec des plaques sur la figure, avec des boutons, et « ce n'est pas fini, on va voir ce qu'elle va voir », j'entends.

E : Et vous hiérarchiquement, vous êtes qui par rapport elle ?

T7 : Je suis... Moi je suis en dessous... Je suis en dessous de la directrice, et je n'ai aucune relation hiérarchique avec cette salariée.

E : D'accord, vous êtes dans un autre service en quelque sorte.

T7 : Voilà.

E : Est-ce que c'était habituel, déjà avant de lui parler, de lui dire les choses comme ça quand il y a quelque chose qui vous choque ?

T7 : Oui. Oui. Mais je pense que c'est pour ça qu'elle a confiance en... Enfin, que voilà, on a... On est habitué à se dire les choses. J'entends, quand elle me dit des choses, même par rapport à ma vie ou mes enfants, ou... Ce n'est pas toujours ce que j'aimerais entendre, ou ça n'a pas toujours la pertinence que je voudrais, mais j'entends. Et elle, elle sait qu'elle peut avoir confiance en moi. Par contre, comme tout un chacun, quand on n'a pas envie d'entendre des choses, ou les choses les plus difficiles qui font qu'on doit se remettre en question, on ne les entend pas bien évidemment, ou on les entend dans une voix très lointaine. Alors, là, ça commence à... à décanter, parce que... euh... Je lui ai dit que je n'avais plus envie de venir travailler, que cette ambiance-là, je ne la supportais pas, que remettre en question notre amitié, 251


ça n'avait pas de sens, que si ça allait jusque-là, j'en prenais acte, mais que je n'avais plus... je ne voyais pas ce que je pouvais faire dans cette relation-là, et que... euh... Voilà, je trouvais que c'était pas digne d'elle, que c'était pas... Je, moi je lui ai dit, je lui ai dit : « tu as la trouille, et tu as la trouille de toi, de ta légitimité, de... », voilà... « C'est polluant, c'est nul, ça va te retomber, ça te revenir dans la figure parce que tu fais chier tout le monde avec ça, et que c'est récurrent dans tous les services, et que ça va tourner, tourner, tourner, et tu vas le prendre dans la figure, parce que tu nous fais chier avec ça, tous, tu pollues tout. Donc, c'est comme tu veux, mais voilà, moi, ce sera sans moi », parce que, voilà, je... je peux m'arrêter de travailler, j'ai l'âge, et je m'en fous, je participerai pas à ça, mais parce que j'ai une relation d'amitié, et parce que je suis en fin de carrière. Je serais au milieu de ma carrière, ce n'est pas simple de prendre position quand on a besoin d'avoir son travail, je sais ce que c'est, j'ai élevé mes gamins toute seule, donc je sais ce que c'est, et qu'on peut comprendre, et puis je l'ai vécu il y a déjà vingt ans, et je sais que les collègues qui étaient avec vous, qui voyaient le harcèlement, qui entendaient le harcèlement trouvaient ça dégueulasse, mais que le jour où vous avez eu besoin, euh, d'un témoignage, euh, eux aussi ont eu besoin de garder leur boulot, et tout le monde s'est tu. Donc je sais comment ça se passe, et je... et je l'ai vécu, et je ne veux pas participer à ça. Donc j'ai essayé de lui faire comprendre. Euh, il semble que... voilà, elle est un peu dépassée, et tant mieux, parce que chacun peut avoir ses faiblesses. J'espère que ça ne se reproduira pas. Je n'en suis pas sûre. Alors, je me dis que peut-être rester, c'est peut-être veiller encore au grain et l'empêcher d'aller un peu plus loin.

E : Est-ce que c'était facile, ou est-ce que ça vous a demandé un effort particulier, d'aller lui parler ?

T7 : C'est difficile. Quand quelqu'un a, comme ça, a comme ça sa proie dans la gueule et, et, et n'a pas l'intention de la lâcher, et euh, se concentre, ses forces, son esprit, son idée, que dans l'idée de la broyer, euh, ils sont pas accessibles, quoi. Ils ferment les accès. Et je pense que... peut-être que la seule chose qui l'a... c'est que je lui ai dit que j'allais arrêter. Je lui ai dit : « moi, je... je... j'ai plus de plaisir à venir euh... » Ça ne va pas. On déjeune, on en parle, on arrive, on en parle, on se voit... Euh... Non... pas... 252


pas... je, je ne vois pas l'intérêt de gérer les choses de cette façon, et surtout là encore, en repartant de là où c'est parti. J'ai dit : « maintenant, te voir chercher, comme on m'a fait il y a vingt ans, tout, tout, tout ce qu'on pouvait trouver de, de, de faux, de, de... Mais pour se justifier, euh, euh, à, un comportement non adéquat, je peux pas, je ne peux pas cautionner ça ». Donc, je, je, voilà, j'avais une idée autre de toi, et je ne peux pas, je ne peux pas... Voilà.

E : Pourquoi avoir réagi de cette façon plutôt qu’une autre ?

T7 : Alors, je crois que... euh, il y a, il y a... il y a un problème de personnalité, j'ai une formation d'avocate, je supporte très mal euh les injustices et les... je supporte très mal quand les faibles euh... utilisent des moyens pernicieux voire illégaux pour assoir leur pouvoir, c'est un truc qui me dégoûte. Donc je ne peux pas aller quelqu'un qui se dit être mon ami, et que je pense être mon ami agir de cette façon. Donc ce n'est pas grave, on n'est plus amies, on n'est plus amies, mais moi je... enfin, si c'est ça, si elle est devenue ça, je ne peux pas la garder comme amie. Donc c'est... euh... ce n'est pas plus grave que ça, elle a le droit d'évoluer, elle a le droit de changer, moi je ne suis pas obligé de la garder. Je... voilà, je me positionne, je me positionne avec... j'ai besoin d'être... j'ai besoin d'être claire avec moi, j'ai besoin de me regarder dans la glace, et je ne veux pas être salie par ça. Je ne veux pas porter ça. Et cautionner ça, en restant l'amie de quelqu'un qui se comporte comme ça, que je ne respecte pas.

E : Vous évoquiez aussi le fait que d’avoir été vous-même victime de harcèlement il y a quelques années. Est-ce que ça a pu jouer un rôle ?

T7 : On est toujours dans sa vie plus ou moins victime de gens comme ça. Euh, donc, la seule chose, c'est quand justement on a quelqu'un qui se dit, et que l'on, et que l'on a comme amie, que l'on a acceptée comme amie, et qui se met à fonctionner comme ça, c'est juste pas possible. Donc on doit se positionner, euh, tant pis, ou peut-être tant mieux, parce que ça va lui permettre de, de... voilà, de comprendre que, elle, elle doit changer, elle, elle doit peut-être travailler sur elle, comprendre pourquoi elle fonctionne comme ça, pourquoi ça la met dans une telle colère, pourquoi elle, elle est 253


amenée à se défendre aussi fort, alors que... bon... ça pouvait être très simple, et pourquoi ça, ça secoue autant, quoi, et pourquoi dès lors il faut détruire. Détruire quoi ? Celui qui a vu sa propre faiblesse, c'est ça ? Et bah on assume. On est faible, on a des faiblesses, et on est des humains, et c'est comme ça. Euh... Donc on assume ce qu'on est pour pouvoir évoluer, et se dire : « merde, j'ai fait une connerie, je suis allée trop loin. Bah, voilà, je ne peux pas me permettre, en tant que direction, de directrice, de me comporter comme ça, donc je dois changer ». Voilà. Si on n'est pas capable de faire ça, on... voilà... me semble-t-il... Tout le monde a ses faiblesses, et tout le monde a... la seule chose, c'est quand on se rend compte que ça génère des situations conflictuelles, et qui ne sont pas positives, en premier lieu pour soi, on se dit : « je recommence pas, quoi ». Et peut-être qu'il faut que je... moi, que je comprenne pourquoi je suis partie comme un, voilà, comme un tonton comme ça, en boucle, et pourquoi je fonctionne comme ça. Il me semble que ça, mais c'est comme ça que moi je... je ne veux pas dire que je suis parfaite, j'ai aussi mes... j'ai aussi mes élastiques qui me rattrape, et je suis aussi capable de... voilà, de péter un câble quand il y a des choses qui, qui, qui me... Voilà. Mais je pense que l'amitié, c'est aussi ça, c'est être capable de se dire : « là, tu vas trop loin, tu déconnes, ça ne va pas ». Donc... Donc voilà.

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses que vous avez pu mettre en place, d'aide ou de soutien par rapport à la victime directement ?

T7 : Je continue à avoir le même comportement, même si elle sait que nous sommes amies, euh... Je... Voilà, je, j'ai le même comportement, je lui dis bonjour, je lui demande... enfin, voilà : « ça va bien ? Un café ? Un machin ? » Je travaille avec elle. C'est ma façon de la soutenir, c'est-à-dire de ne pas la fuir, de ne pas alimenter les discussions que j'entends dans les coins de couloir, avec les représentants du personnel, et tout ça, d'avoir un comportement neutre, qui ne change pas de celui que j'avais avant.

E : Donc c'est habituel comme comportement ?

254


T7 : Oui. Ouais.

E : Et c'est plutôt facile à mettre en place ou est-ce que ça te demande un effort ? Par rapport aux autres par exemple.

T7 : C'est plutôt les autres qui se méfient.

E : De quoi ?

T7 : De moi. Et c'est à moi de leur montrer que... euh... ma relation privée, euh, avec cette directrice, et ma relation professionnelle sont deux choses différentes. Voilà. Donc dans mon travail, je n'ai pas à savoir ce qu'il se passe dans les autres services, donc j'agis de, de, de... J'agis comme si je ne savais pas et comme si je n'étais pas au courant, et comme si... Voilà. Et dans la relation privée, ça me permet de lui dire qu'elle déconne.

E : Donc c'est plutôt facile ou difficile ?

T7 : C'est difficile. Ouais, enfin... là-dessus, je crois que les gens savent que je suis honnête. Je crois que les gens savent aussi que... euh... il y a des gens qui sont anciens, qui connaissent, qui connaissent mon passé, parce que c'est une boîte où j'ai déjà travaillé, et où j'ai déjà subi du harcèlement, il y a, il y a plus de vingt ans. Et les gens savent que je suis quelqu'un d'honnête, et de franc. Donc ça me... c'est bien et c'est pas bien, parce que euh... parce que... parce que tout le monde n'a pas ces, ces, ces valeurs-là, et que... euh... elles ne sont pas forcément les bienvenues dans le monde du travail. Bien. Donc quand j'ai quelque chose à dire, je le dis, qui que ce soit, et que ça me paraît fondé, et sinon, je ne mêle pas des affaires des autres. Donc quand j'ai quelque chose à dire en direct à quelqu'un, je lui dis, je ne passe pas par... Et je... Voilà. Bah, on peut pas tout dire, il faut apprendre, à, à, à modérer, à moduler, à, à... à prendre du recul, et à ne pas... à faire en sorte que les gens fassent ce qu'on a besoin qu'ils fassent, et sans, et sans pour autant tout dire. Mais euh... mais ça donne aussi une liberté d'action. Ce n'est pas facile, mais... euh... Les gens savent aussi qu'ils 255


peuvent compter sur, sur moi, que je suis fiable. Voilà. Donc... Ouais, ça me rend, ça me donne une liberté. Et je pense que ça donne la liberté aux autres aussi. Euh... Les gens sont comme ils sont, je m'en fous, euh, à partir du moment où il y a un respect dans la relation de travail et qu'il y a un professionnalisme dans le travail qu'il exécute. Le reste, ça n'a pas à me regarder, me semble-t-il, et c'est ça qui est particulier avec euh... avec ma collègue de la direction, c'est que moi je la connais dans l'intime, et que je sais qu'elle a évolué, je sais qu'elle a changé, et qu'aujourd'hui plus elle monte, et plus elle est en situation d'insécurité, dans son moi profond, et plus elle est violente, dans ses propos, dans sa façon de s'adresser aux autres, elle est cassante, elle est nerveuse, elle est... Et pourtant, le pouvoir la fascine, je pense.

E : Et pourquoi avoir décidé de garder cette neutralité, plutôt que de suivre les autres par exemple ?

T7 : Euh, parce que je ne peux pas être témoin, euh, de quelque chose qui est... euh... Qui est dégradant, qui est... je ne peux... je ne peux pas accepter d'être témoin de... de deux adultes, de deux humains euh... Dont un n'a comme quête, comme un animal, que de détruire l'autre. Je pense qu'on a, on n'est pas des animaux, enfin... on n'est... on n'est pas des animaux, on a la parole, et que... que... que l'objectif de détruire un homme ou une femme, rien que parce qu'il résiste ou parce qu'il n'est pas d'accord, ou parce qu'il exprime un refus, euh, de se faire traiter, ou de s'entendre parler de cette façon. C'est juste pas possible. On perd l'humanité, les relations humaines. Enfin, je peux pas...

E : C'est pas juste ?

T7 : C'est pas une question de juste ou pas juste, c'est que c'est acceptable. C'est inacceptable. C'est... voilà... c'est... on revient... Enfin, faut regarder, faut regarder ce qui a tellement fait frémir les, la France avec euh, avec une Allemagne toute puissante qui se permettait tout, la vie et la mort, c'est la même chose. C'est la même chose. On a le droit de vie et de mort sur quelqu'un : l'objectif est de le broyer. Et s'il tombe, c'est parce qu'il était faible. Mais on est où ? On est où ? Qui, qui sont ces gens ? Quel est le, 256


qu'est-ce qui leur permet, au nom de quoi ? Il y a rien. C'est, c'est juste pas possible. C'est pas po... c'est pas... on ne peut pas laisser faire ça. Alors, alors c'est vrai qu'on est faible aussi, et que quand on se retrouve avec, euh, avec... et puis, est-ce que perdre son boulot et démissionner ça suffit ? Non. En plus. Ce n'est pas parce qu'on va, même, même à 40 ans quand on a encore besoin de bosser, et qu'on va dire : « moi je démissionne de cette boîte », est-ce que ça va suffire pour faire arrêter le comportement d'un supérieur hiérarchique, destructeur ? Non. Donc... euh... Soit il faut dénoncer, il faut annoncer... il faut aussi que les gens soient capables d'encaisser, parce que quand ils ont été malmenés pendant des mois comme ça, euh, euh, ils n'ont plus leur propre-arbitre. Ils sont, ils sont enfermés dans une spirale qui les emmène au fond, donc la dépression, donc les médicaments, donc moins pertinents, donc une image de soi qui est affaiblie, donc ils ne veulent plus qu'on parle d'eux, ils veulent disparaître, et, et, et donc, est-ce qu'on peut faire le travail à la place des autres ? Non. Euh, donc c'est délicat. Par contre, euh... Par contre, quand on a la possibilité comme moi d'être près, dans une relation particulière avec la hiérarchie qu'on voit agir, bah peut-être que... ce n'est pas une chance, mais que... euh... peut-être que de faire changer au moins une personne, je n'aurais pas perdu complètement mon temps. Euh... on ne peut pas faire changer le monde, mais...

E : Est-ce qu'il y a parfois des choses qui vous ont empêchée d'agir, d'intervenir ?

T7 : Oui, sa violence.

E : Peur qu'elle se retourne contre vous ?

T7 : Ah oui. Oui, parce qu'elle a une violence verbale, parce qu'elle est capable de, de, de... Elle gueule. Donc... Et puis, on peut plus parler, on peut pas échanger. Donc moi, voilà, j'ai pas de... Ce n'est pas le genre de relations dont j'ai besoin. Donc on les... Du coup, on pose pas les, on pose pas forcément les questions qui nous taraudent ou... parce qu'on se dit « ça va exploser ». Donc c'est une bombe qui se balade, et euh... C'est une bombe sur pattes, et on sait que si on, on... euh... que si on... on la bouge un peu elle va exploser. Euh... Et donc, c'est avec cette image-là que je me suis dit... euh... 257


je vais dire que j'arrête, parce que j'ai pas d'autres moyens que de dire : « je coupe », pour arrêter la bombe. Peut-être. Puisqu'autour, le reste, elle l'entend pas, les raisonnements, elle l'entend pas, la remise en question, elle l'entend pas. Donc je démi... voilà, moi je... Tu ne veux plus que je sois ton amie, je... c'est pas... c'est pas un souci. Tu veux... voilà... On évolue... On évolue différemment, je... je prends acte. Je ne suis pas dans le jugement, je... je prends acte, mais, euh, voilà, je ne peux avoir de la vaisselle cassée comme ça. Soit c'est des jolies personnes, et, qui m'inspirent le respect. Ça non, donc... Tant pis.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T7 : Parce que, parce qu'elle n'avait que ce mot à la bouche... euh... « je vais la broyer, je vais le broyer, elle ne m'aura pas, tu te rends compte, il faut encore que je fasse un courrier, je passe ma vie à ça », et du matin au soir, et du matin au soir, et du... on déjeune, et : « et quelle conne »... Mais, mais, c'est, c'est, mais, enfin... comme ça, comme ça... remplies, des journées comme ça. Oui, et puis avec comme justificatif, euh, « cette conne, je vais la broyer ». Enfin, ça, ça... Euh, ça n'a pas de sens. Qu'elle dise : « elle va respecter la règle, ça je te le dis, et elle n'est pas près de nous la faire à l'envers », je comprends. OK. Euh, « cette conne, je vais la broyer », euh, ça n'a... ça n'a pas de consistance. C'est quoi ? C'est un gamin qui tape du pied qui fait une colère, et parce qu'on lui résiste, et parce qu'on lui dit « non », il se fout en colère, et, et, et il va détruire ce, ce, son jouet. Là, ça devient un jouet. Et il va le détruire, taper, taper, taper, taper jusqu'à tant qu'il tombe. bah... sans moi.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement ? T7 : Ça m'a fait beaucoup de peine, et puis euh... pour elle. Parce que je me suis dit qu'il fallait qu'elle soit aussi sacrément mal pour agir comme ça. Ceci étant mes enfants m'ont dit que depuis qu'elle prenait, qu'elle prenait de, de l'importance, et euh des postes à la direction, puisque moi j'occupais ce poste à la direction dans le temps, donc c'est très curieux comme positionnement, je suis aujourd'hui dans un autre service, euh, euh, puisque je m'occupe de la comm’, mais euh... euh... Même si je 258


dirige ce service, pour autant elle reste la directrice de l'unité, euh... Mais euh, mes enfants m'ont dit que, ouais, elle était, elle avait changé, et pas en bien, et qu'elle avait pris la grosse tête, et que, euh, euh... que voilà... C'était pas que positif. Et que oui, j'ai vu, j'ai vu. J'ai dit. Je lui en ai parlé. Ceci étant, chacun a le parcours qu'il souhaite avoir, je suis pas, je suis qui pour dire...

E : Est-ce que vous avez essayé de plus lui parler à partir de ce moment-là ?

T7 : Oui, j'ai essayé avant, et puis, et puis... et puis je lui ai dit, je lui ai dit : « tu... » Je lui ai dit : « tu es en train de te détruire, et te détruire ton image ici, qui était plutôt une image dynamique », alors elle est dynamique, elle est pète-sec, mais c'était une image de fille gaie. Je lui dis : « là, tu es triste, tu es méchante, et tu perds. Tu ne gagnes pas, tu perds ». Et euh... On faisait notre... Je lui ai dit : « tu vois, on avait des projets de... euh... on faisait des trucs sympas avec les étudiants, tu les annules parce que ça n'a plus de sens », je lui dis : « je suis désolée, notre métier, c'était ça. Notre plaisir dans notre métier, c'était ça. Aujourd'hui, tu l'envoies... Pourquoi ? Pour quelqu'un qui dit que tu lui aurais mal parlé ». Tout ça pour ça ? « Alors que tu as la main, puisque c'est en réponse à un reproche que tu lui as fait parce qu'elle n'avait pas respecté le, le... le règlement intérieur ».

E : Et donc vous avez été plus directe dans vos propos à partir de ce moment ?

T7 : Bah, j'ai vu... D'abord, j'ai vu que quand j'ai, quand j'ai été... quand j'ai commencé par dire que je n'avais plus envie de venir travailler, et que, voilà. Quand j'ai commencé, globalement, à lui dire que, je, je, voilà, je me retirais, et que... je, je, je n'avais plus envie de travailler dans cette ambiance qui était polluée, euh... ça m'intéressait pas, mais je suis restée près d'elle, je ne me suis pas non plus... j'ai déjeuné tous les midis avec elle, et euh... et... Alors, un peu sous la rigolade en lui disant que j'avais vu des massages tibétains, de la pub pour des massages tibétains, que j'allais lui offrir ça parce que je pense que c'était le dernier recours, et c'est un peu par ça, c'est-à-dire un peu par aussi l'affectif, pas lui dire que je la lâchais, parce que je la jugeais, mais de lui dire : « il faut que tu te soignes, il faut que tu... euh... voilà, il faut 259


que tu comprennes pourquoi tu te fous... » et après, on a pu un peu plus parler plus, plus à, plus au fond. Mais d'abord en lui proposant, en lui disant : « mais, enfin... Retrouve-toi, tu es où ? » Voilà.

E : Est-ce que les autres membres de l'entreprise ont réagi ?

T7 : Alors, ça se sait, et ça se plaque bien au mur, et ça ne... Il n'y a rien qui dépasse.

E : Donc aucun d'entre eux n'a eu le même type de comportement que vous en essayant de lui parler ?

T7 : Oh ! Surtout pas. Elle est inaccessible de toute façon, on ne peut pas lui parler, enfin au, dans, de... de choses comme ça, elle explose, et elle t'envoie... Elle te colle au mur avec des propos qui te...

E : Est-ce que certains ont essayé de garder la neutralité que vous vous avez gardée face à la personne cible ?

T7 : Oh, bah, il y en a toujours, qui ont toujours fonctionné comme ça, c'est-à-dire qu'ils sont... Ils ne voient rien, ils n'entendent rien, et ils sont eux-mêmes d'ailleurs parfaitement transparents. Donc, euh, euh... Et d'ailleurs, c'est les plus anciens de l'entreprise.

E : Et donc personne n'a eu le même type de comportement que vous en essayant à la fois de faire changer les choses, tout en gardant une certaine bienveillance ?

T7 : Non, il y en a même qui l'ont largement, qui ont largement... Il y a en a une au moins qui a largement participé à son excitation, c'est-à-dire qu'elle, c'est son propre fonctionnement, détruire les autres. Euh... Mais comme elle fait du chiffre, on ne lui dit rien. Alors, en ce moment, je suis en train de travailler avec, avec, avec mon amie directrice en lui disant : « tu ne peux pas accepter tout, certes, elle te rapporte, certes, elle signe des contrats, certes, c'est celle qui en fait le plus... Avec tous les... De toute 260


façon, avec tout et n'importe quoi comme moyens, je suis pas sûre, surtout sur le dos de ses collègues ». Et elle me dit : « ses collègues n'ont qu'à se défendre ». Certes... Mais je pense aussi que tout le monde n'a pas, n'a pas des personnalités de, euh, de lions et de... Tout le monde n'est pas fait pareil, et après avoir dit... après avoir dit, après être descendue en larmes dans le bureau de la directrice parce que ce n'était plus possible, la directrice les a trouvées ridicules, et ça a donné du pouvoir à l'autre. Et je lui ai dit : « elle est mauvaise, professionnellement, elle est mauvaise, c'est-à-dire qu'elle ne suit pas correctement les affaires, elle pique les entreprises aux autres et elle fait des contrats, voilà comment elle travaille ». Mais professionnellement, on a.., je lui ai déjà démontré que le travail n'était pas fait correctement, que ça ne pouvait... on pouvait s'en apercevoir que quand l'agent avait le courage de dénoncer. On a eu un parent qui est venu sur le salon gueuler comme un putois, certes, mais en colère contre le comportement et les propos de cette femme. Ça ne... ça ne... je vois bien que je ne rentre pas dans le... il y a du béton « oui, mais de toute façon c'est elle qui fait le plus de contrats ». Et moi je lui dis : « si tu prends quelqu'un, qui est un professionnel, dans ce service, ça va changer des choses, elle n'aura plus, elle ne pourra plus avoir ce comportement, mais il faut que ce soit un professionnel, et les autres vont faire plus de contrats, parce que ça va leur permettre de ne pas se faire bouffer jusqu'à la moelle par elle qui gueule, qui gueule, qui gueule, elle fait que ça gueuler. Euh, elle pique des colères, et elle, elle... voilà, elle utilise des moyens pas, pas propres, et pas, pas légaux, parce qu'elle dit : « mais c'est moi qui avais avant eux... » Mais justifie... Et en face, on lui dit pas : « justifie », les gens n'ont pas suffisamment... Elle gueule tellement, que les gens se plaquent et puis pour, pour, pour pas que ça fasse de... Et comme les gens ne restent pas dans ce service tellement elle est impossible, et tellement elle rend les autres mauvais parce qu'elle ne leur donne pas accès aux informations, bah... c'est facile. Là aussi, là, cette fille-là est une destructrice. Là aussi, elle, elle détruit. Et moi je l'ai dit à M*** : « regarde un peu le nombre de personnes qui passent dans ce service, c'est quand même le seul service où il y a autant de turnover », à part une vieille qui a... qui a de la bouteille et qui a son salaire assuré, son titre de cadre, et qui... bon... qui n'a pas l'intention d'aller plus loin, et qui a un caractère qui fait que... Elle est malheureuse dans son travail, elle est pas très heureuse, mais elle supporte... Bon... Les autres ne restent pas. Et on reste pas. Et en plus, elle leur colle une image de 261


mauvais. C'est quand même beaucoup... Soit tu sais pas recruter, ce qui pose un problème puisqu'on aurait recruté des mauvais, soit ces gens ne peuvent pas exprimer, exploiter ce qu'ils sont. Donc... Alors... Euh... Là, on a une prof qui s'est plainte de... suivi du dossier de son gamin, ça a failli être dramatique, un parent qui vient devant des profs, c'est dommage, il est venu le lendemain de sa présence sur le salon, donc et... Voilà... Donc il y en a deux qui s'en vont dans ce service, moi je lui dis : « au lieu de reprendre deux avec des gens qui ont des... salaires qui sont ce qu'ils sont, tu en prends un avec les deux salaires collés, qui ait un peu de... carrure, de professionnalisme », « je ne peux pas faire ça, elle est responsable du service », et bah l'autre sera directeur, et elle, elle sera responsable de ce qu'elle voudra, de, de... J'ai dit : « ne me dis pas que tu ne peux pas organiser hiérarchiquement un service » et elle... Et non, elle en a peur. Elle en a peur. Parce que si le type fait qu'elle, elle ne supporte pas, elle va s'en aller, alors là, l'assurance de ces contrats, elle l'a plus. Voilà. Et on préfère laisser un loup dans la bergerie, qui tue des animaux tous les jours, et qui les détruit pour s'assurer son pouvoir, parce que son pouvoir à elle, il est assuré sur le nombre de contrats qu'on va signer dans l'année. Alors, je suis en train de travailler làdessus, moi. Je ne veux pas la peau de l'autre, je veux juste qu'elle soit professionnelle et qu'elle arrête de se comporter comme ça. Elle a le droit de travailler, elle a le droit d'être, elle a ses raisons pour être ce qu'elle est, qu'elle ait besoin d'argent, je comprends, qu'elle ait besoin d'en gagner, qu'elle ait un caractère, qu'elle raie le parquet, très bien, c'est son boulot, c'est le commercial, donc on ne va pas lui demander autre chose. Maintenant, on n'est pas obligé d'utiliser des moyens pour, pour, pour broyer les autres, être le meilleur, être le meilleur ne veut pas dire broyer à côté. Être le meilleure, c'est avoir des outils, avoir une pertinence, avoir, voilà, une maîtrise de son métier, qui fait que, euh, piquer le travail des autres, ce n'est pas du professionnalisme. Être le meilleur sur un contrat, je suis d'accord, mais euh... Non.

E : L’entreprise a-t-elle réagit ? T7 : Alors, elle réagit, parce que c'est une nouvelle réaction, et c'est un mec, mec, un peu macho. Donc ça... ça hérisse un peu... et euh, et la mienne, de directrice, qui est une fille extrêmement mince, sèche, qui est, qui est dans la maîtrise de tout, euh, ça se fritte un peu, ça... gentiment, mais quand même. Le pouvoir aux hommes, euh... pas, 262


pas, pas bien quand même. Et le type résiste, mais résiste calmement. Euh... et très... beaucoup de distance, et dit : « vous allez pas me faire chier longtemps avec, avec cette histoire ». Alors... Il y a plus de prise, parce que c'est pas quelqu'un qui rentre làdedans et qui est... On va s'intéresser à son travail : elle fait son travail ou pas son travail ? Elle a commis des erreurs ou pas ? Oui, non ? Alors, oui, je prends cette position, non, euh, démerdez-vous, arrêtez de me faire chier avec... voilà, avec vos, vos nombrils respectifs. Voilà. Et ça... « Oui, mais quand même, j'ai besoin qu'il m'assure de son, de son soutien ». Ah ?

E : Donc il prend pas parti, à la fois, il va pas défendre la victime en mettant des limites à la directrice, mais d'un autre côté, il va pas dans le sens de la directrice non plus ?

T7 : Il est chirurgical, moi j'appelle ça chirurgical. C'est-à-dire que, euh... On repart du départ : on vous a reproché un non-respect du règlement, à côté, on trouve des fautes, elles sont réelles ou pas, bien, je vous fous un blâme, terminé, c'est réglé. Elle vous a dit, vous avez dit, je... Votre travail c'est quoi ? Vous devez faire ça ? Vous l'avez fait ? Oui, non ? Vous l'avez respecté ? Oui, non ? Et en ça, je le trouve euh... Je le trouve à la bonne position, et je trouve qu'il gère bien, voilà. Par contre, si elle continue à le faire chier avec des histoires qui ressortent de ce genre, ou, ou... ou à s'opposer à lui en disant : « bon, de toute façon, il va bien attendre quinze jours parce que, euh, voilà, moi ça fait trois semaines que j'attends qu'il me réponde », à ce jeu-là, elle va pas gagner.

E : À un moment donné, il va peut-être finir par lui mettre des limites ?

T7 : Oui. Là, elle n'a pas le bon raisonnement. C'est-à-dire que, faire chier pour exister, parce que c'est un peu ce... ce qu'elle est en train de devenir, faire chier à ne, à, à s'imposer en, en retenant les autres en otage d'une certaine façon, en ne donnant pas les réponses, en... ça va lui retomber sur le nez.

E : Parce que lui, en étant très chirurgical, il accepte malgré tout qu'elle soit beaucoup plus dans l'affectif ? 263


T7 : Il accepte pas, puisqu'il ne condamne pas pour ça ni l'une ni l'autre. Démerdezvous. Euh... Par contre, il reprend bien à plat : « vous, vous avez pris des jours sans en avoir l'autorisation, et vous avez trente dossiers qui ont disparu, ça représente pour nous 300 000 euros, donc expliquez-moi. Elle vous a traité de conne, peut-être que finalement c'est à juste titre, donc on ne va pas... » Hein, tu vois ? Et il s'en fout de ça. Elle vous a mal parlé ? Et ça, enfin... OK, elle n'aurait pas dû, mais vous, vous avez commis des fautes. Donc il sort de ça, et il dit : « bon, moi, vous n'avez pas respecté le règlement intérieur, vous êtes d'accord ? Oui, non ? Oui, hein. Bon. Les trente dossiers ils sont où ? On vous reproche trente dossiers, ils sont où ? Justifiez. »

E : Il va se baser sur le factuel, et ne pas s'occuper du relationnel ?

T7 : Non. C'est une façon aussi de désamorcer, c'est-à-dire que je pense aussi que la salariée... euh... elle n'a pas été très maligne sur ce coup-là. Euh, elle a... euh... elle n'a pas respecté le règlement, et elle a dit : « oui, mais, euh, euh, j'avais récupéré mes heures avant », enfin, voilà, c'est pas intelligent. Donc elle a commis une faute. Et euh, je pense que pour euh, pour euh... je sais pas pour... les deux ont été inintelligentes, la directrice et elle. La fille a fait des heures, soi-disant anticipées, pour pouvoir prendre une journée. Elle a informé la directrice une fois qu'elle avait fait ses heures anticipées qu'elle ne serait pas là le lendemain. La directrice lui a dit : « que... ? Non, ce n'est pas comme ça que ça marche ! ». Et comme elle, elle avait, je pense, honnêtement fait ses heures avant pour pouvoir prendre sa journée, mais elle n'avait, alors peut-être en ayant peur de pas l'avoir, s'est dit : « je vais les faire avant, comme ça, elle ne va pas pouvoir m'interdire de le prendre après », euh... Et au lieu d'avoir la franchise de le dire, parce qu’à la fois, quand on va voir sa directrice et qu'on lui dit les choses, ça se passe très bien. Elle dit oui en général, c'est une fille qui dit oui, hein. Tu dis : « voilà, j'ai besoin d'une heure, j'ai besoin d'une demi-journée », il n'y a pas de souci. Ça, elle est pas, elle est... Donc là, elle a pas aimé le... elle a pas aimé le zigzag. Et l'autre... euh... et l'autre... a dit : « oui, mais moi je suis honnête, et puis vous me dites non ». Voilà comment c'est parti. C'est pas très... Je suis persuadée que... en temps de moins grande fatigue, peut-être, elle aurait pas réagi comme ça, bon. Euh, voilà, c'est comme 264


ça, cette situation. Et euh, dans les trucs de, de... Non, il ne s'est pas très bien position... Enfin, il ne s'est pas positionné euh... dans, dans, dans la relation... Mais il va pas laisser faire non plus de la destruction pour de la destruction, en ce sens qu'il va dire : « moi je veux du factuel ». La seule chose c'est que... euh... maintenant... Moi, ce qui me, ce que je trouve encore pas bien, alors, pas bien parce que peut-être j'ai pas toutes les infos, mais la fille elle est obligée de descendre au rapport avec la responsable de son service, qui a, qui a le bras armé, devant la directrice, pour être au rapport, toutes les semaines. Alors... à juste titre ou pas, parce que si la fille, elle a effectivement pas traité trente dossiers, et qu'on a 300 000 euros dehors... Bon. Donc, là-dessus... C'est pour ça que je dis que peut-être c'est pas très malin au départ, c'est que... Voilà, elle ne respecte déjà pas les procédures dans son travail, qui fait qu'elle ne les respecte pas non plus dans... et qu'on arrive à ça. Alors, ce que... la seule chose que je dis, c'est que ça fait trois ans et demi qu'elle est là, et que si elle pratique comme ça, ça veut dire que la chef de son service ne fait pas son travail. Et là, je touche un truc, je sens bien que ça fait mal. Et j'ai dit à M*** : « méfie-toi parce que ça va te retomb... tu vas le reprendre dans le nez. Comment se fait-il que cette fille qui est la dernière marche de ce service puisse mettre ce service autant en danger avec 300 000 dehors, pendant là cette année, si elle pratique comme ça, elle le pratiquait l'année d'avant, et encore l'année d'avant, et la responsable du service la laissait faire, ça veut donc dire qu'elle ne fait pas son travail ». Et là, je sens bien qu'il ne faut pas toucher. Donc j'ai déjà... Moi, j'ai ma petite brique, j'ai cette brique-là, j'ai le salon où on a eu des insultes, j'ai un prof qui s'est plaint, ça va, ça va, ça va faire un peu... Mais j'entends bien que quand je lui parle, c'est toujours minimisé. Mais je sais bien aussi que... euh... Si ça devient récurrent, ça va aussi lui chauffer les oreilles. Il faudrait pas que ça monte trop haut, euh, et puis... Et puis, elle se méfie de la DRH qui va... Alors, moi je suis pas copine avec, et ça tombe bien, euh... Mais la DRH, euh, elle ne va pas ne pas pouvoir avoir le même raisonnement que moi.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T7 : Ah, c'est plus facile parce qu'on a une relation, on a une relation euh... privilégiée. 265


Sinon, je ne pourrais pas. Sinon, je ne pourrais pas. Il n'y a que prévenir les syndicats, est-ce que le salarié a besoin d'être mis en avant dans l'entreprise par les syndicats, etc. Après... Si je n'étais que la salariée que je suis, je ne pourrais jamais me permettre de faire ça. Parce qu'elle ne m'y autoriserait pas.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T7 : Dépasser l'image qu'elle donne d'elle, c'est-à-dire l'avoir, l'avoir connue depuis longtemps, savoir qu'elle a d'autres richesses, savoir qu'elle est capable d'être une belle personne, et que... et espérer qu'il y ait encore du bon. Oui, bah... L'image idéale, je la vois évoluer, je me dis : mais... euh... en, en, en fonction d'une évolution, on planque aussi ses... bon... ses faiblesses, et ses fragilités, etc. Et je me dis : est-ce qu'elle va... est-ce qu'elle va prendre conscience qu'elle est en train de perdre plus qu'elle ne gagne ?

E : Et donc pour vous, ça a été un obstacle de dépasser cette image ?

T7 : Oui, parce que je la protège un peu, c'est une fille qui a un parcours difficile, que je connais... On a vingt ans de différence, c'est presque ma fille. Hein. Ça pourrait être ma fille. C'est une fille qui a vécu des choses extrêmement douloureuses, euh, une maman que je connais qui a été malade pendant vingt-cinq ans, qui a été à la charge de sa fille pendant vingt-cinq ans, euh... euh... Entre temps, elle a perdu un frère dans un accident... euh... con, de la route, voilà, un drame. Elle est seule, elle est seule. Un père... elle a été battue petite, euh, bon. Donc cette gamine, elle a, je veux dire, faut du courage aussi pour se sortir de tout ça, pour garder, pour, pour rester beau et pas... Donc... ouais, j'ai une espèce de, de, de truc protecteur, et je pense qu'elle a confiance en moi. Je, j'ai pas du tout d'image de mère de substitution, et tout ça. Euh... Non, je suis plutôt une référente, une grande, une amie, une amie plus âgée, mais... euh... sur laquelle je peux m'appuyer. Mais moi, quand j'ai eu besoin de m'appuyer à des moments de ma vie difficile, elle a toujours été là. Donc, des moments difficiles, tout le monde a le droit d'en avoir. C'est pour ça que cette amitié-là elle me permet de... Ou 266


c'est tout du moins le sens que je donne à l'amitié. C'est-à-dire que si on est amies que pour se faire des compliments, non, c'est très facile. Si on est... l'amitié doit pouvoir permettre de dire : « hé, oh, chérie, ça ne va pas là, hein, tu te perds ». Alors, ça claque, enfin ça clashe, ça claque, euh, euh... Mais... Mais je pense que ça vaut le coup. Maintenant, euh, maintenant je pense que... J'espère... Elle est, elle a, elle est intelligente, et elle sait qu'elle a des fragilités qui la bouffe physiquement, qui... et elle va... elle... là, elle a pris, j'ai vu, je sais, elle a des rendez-vous chez des... Alors, pour des massages, et chez une nana qui fait un peu psy, euh, kiné, et qui est une fille remarquable. Donc elle sait qu'elle va pas, elle sait qu'elle va pas bien. Et elle a le... elle a le courage d'aller vers pour comprendre, pour comprendre. Je pense que ces armures sont son agressivité. Ceci étant après, on se fait l’armure qu’on peut avec l'histoire qu'on a. Mais elle a besoin de douceur, elle a besoin de... elle a besoin de, de sérénité, et, et... C'est une fille qui a eu trop peur, toute sa vie, peur avec son père qui battait, peur après avec sa mère qui, qui ne pouvait plus travailler, qui... Parce qu'elle a eu la maladie de Parkinsons, et que ça a été une horreur, et puis que c'est une nana qui avait fait n'importe quoi, qui n'a pas eu de droit, enfin... Bon, peur de, de, voilà. Portant aussi ses grands-parents qui étaient âgés, parce que voilà, il y avait qu'elle pour... et les accompagner âgés, etc. Peur de manquer, peur, peur de perdre, peur, peur de tout. Et euh... Donc voilà. Je, je comprends son schéma, maintenant... j'accepte pas... qu'elle en... qu'elle en fasse ça. Donc je lui dis.

E : Est-ce qu'il y a eu d'autres obstacles à dépasser auxquels vous pensez ?

T7 : Bah déjà, la remise en jeu de notre, de notre amitié, c'est déjà beaucoup.

E : Oui, bien sûr.

T7 : Voilà.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ? T7 : Si je n'étais avec, amie avec elle... J'aurais beaucoup de mal à travailler avec elle. Je 267


la supporterais pas, je crois, honnêtement.

E : Et vous n’auriez pas pu intervenir, lui parler ?

T7 : Sûrement pas. Parce que j'aurais été la deuxième après elle.

E : Est-ce qu'il y a d'autres choses ? Vous évoquiez à un moment donné le fait que si vous aviez été en milieu de carrière et non pas en fin de carrière, est-ce que ça aurait changé les choses ?

T7 : Bah oui, parce que, parce que tout le monde a besoin de bosser, qu'on est dans une période économique qui est fragile, et que, moi, en plus, j'étais chef de famille, j'avais trois enfants à, à charge, donc je ne pouvais pas jouer trop avec ça, même si, même si je ne me suis pas tu, il y a, il y a vingt-cinq ans maintenant, je ne me suis pas tu, et j'ai payé le prix fort, puisqu'on m'a foutu dehors, même si j'ai gagné, même si je suis partie avec des grosses indemnités, j'ai quand même perdu mon boulot, et ça m'a quand même affectée, abîmée. J'ai, voilà, j'ai mis du temps avant de... euh... avant de... dépasser euh... la, la, la souillure, la... voilà. Euh... Et euh... Donc je comprends que... Pour autant, je pense que les gens qui partent, qui voient ça, ça les abîme, pas autant que celui qui est, qui est, qui est dans la machine, mais... Ouais. C'est aussi des victimes. Des comportements de ces gens-là. Et c'est dans cet état-là que je me suis retrouvée finalement, c'est, voir et ne pas pouvoir. Ne pas être en…, ne pas pouvoir lui dire parce qu'elle était inaccessible, parce que c'était un... et, et... un... et voilà, et je me suis dit : « non, euh... » L'état de victime, non.

E : Et est-ce que vous pensez qu'il y a d'autres choses qui auraient pu faire que vous interveniez plus ou que vous interveniez moins ? Est-ce qu'il y a d'autres choses qui auraient pu brider votre possibilité d'intervenir ?

T7 : Bah c'est pas mon... enfin... C'est pas mon rôle, c'est pas mon poste, enfin c'est pas ma place. Euh... il y a, il y a... je suis... normalement, je, je devrais même pas être au courant. Ce n'est pas mon service. Euh... je ne suis pas aux ressources humaines, donc 268


je n'ai pas à être informée de ça. Donc euh, j'aurais pu être informée par la victime elle-même ou par... euh, oui, par des conversations de couloirs. Mais je pense que si on m'avait pas dit : « j'ai besoin de toi », je ne m'en serais pas mêlée, parce que je... je suis externe à cette, à cette relation entre les deux. Voilà.

E : Et est-ce que quelqu'un vous a dit « j'ai besoin de toi » ?

T7 : Son état, l'état de mon amie directrice, euh... c'est comme... enfin, sa colère était telle, que quand on voit les gens dans des états comme ça, on se dit que bien sûr ils ont besoin de quelqu'un. Euh, parce que voilà... Mais si ma collègue qui... aujourd'hui est dans le collimateur m'avait dit : « j'ai besoin de toi », euh, je lui aurais demandé en quoi. Si elle m'avait demandé de faire une attestation, de quoi ? Moi, je travaille pas directement avec elle, donc je ne peux attester que simplement c'est une collègue qui a des relations charmantes, mais je ne peux pas aller au-delà. Si elle m'avait dit : « mais tu sais très bien qu'elle est... odieuse »... euh... j'estime que si j'ai des choses à dire à ma directrice, je suis assez grande pour les dire, et que si je ne les dis pas, j'ai mes raisons. Je les accepte. Euh... bon... donc après, c'était juste une histoire de positionnement, euh... et de dire comment intelligemment tu peux résoudre le conflit. Comment tu peux te positionner, à qui tu peux t'adresser. Voilà. Parce que je pense que tout conflit a une solution, normalement. Même si c'est de quitter l'entreprise. De dire : « bon, écoutez, je suis ce que je suis, vous êtes ce que... il n'y a pas de souci, on ne va pas... voilà ». Sauf que quand on est passé déjà par un tour de moulinette, on n'a plus cette capacité-là, ou on est mal, on est entouré par des DP qui vous disent qu'il faut faire, que les, les, que les directions sont des salauds, et... et on n'utilise pas les bonnes armes, c'est-à-dire que la direction a, a toujours tort, et c'est, et c'est toujours eux qui ont, bon. Là encore, c'est pas une question d'avoir tort ou raison. C'est là, quand ils sont pas bons, ça donne ça, et ça donne ça chez nous. Qui a tort... ? Il y a pas de raison et pas de tort. Il y a : « tu t'es mal positionnée, comment maintenant tu fais pour dire : OK, d'accord, je me... Et vous allez pouvoir me faire confiance ». Si c'est pas ça, et si c'est l'idée de faire payer à la direction une réflexion qu'on a pris et qu'on ne veut pas encaisser, ça n'a pas de sens. Il faut qu'on arrête. Bon voilà, mais pour ça, il faut avoir un peu de... il faut être un peu couillu, il faut être un peu... prendre de la 269


distance, faut, faut... voilà... Là aussi, pas tout passer par l'affect, et prendre des outils qu'ils font pour faire, pour faire le boulot. Pas les, pas d'autres outils qui servent à rien, à part envenimer les choses. Mais ça, faut... voilà. Donc, tout le monde les a pas, tout le monde les donne pas, et c'est dommage. Voilà, parce que je pense aussi que, quand on se retrouve là-dedans, on n'en parle pas, et on n'en parle surtout, et quand on en parle, on n'en parle pas aux bonnes personnes.

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T7: (Lis à haute voix) Dans la situation de harcèlement que vous décrivez, selon vous, qui est responsable... Dans la situation de harcèlement que vous décrivez...

E: C'est de la faute à qui?

T7: Euh c'est de la faute du harceleur. C'est de la faute du harceleur parce que c'est un manque de professionnalisme. Parce qu'elle l'a reçue dans son bureau sûrement en... et puis en lui rentrant dans le lard alors que... c'est pour ça que je dis que c'est un manque de professionnalisme. Elle aurait dû lui dire "F*** je vous refuse ce... Je voudrais bien que vous compreniez..." calmement, sans déjà invectiver et dans déjà... elle n'a pas besoin de démontrer qu'elle a raison ni qu'elle est la chef. "Je vous dit non parce que le règlement intérieur dit non, vous comprenez ça? J'entends, vous me dites que vous avez fait vos heures avant, j'entends mais vous savez que c'est pas comme ça donc à ce titre-là, je ne vais pas pouvoir faire autrement que de vous envoyer une lettre. C'est la procédure, c'est comme ça. Avez-vous compris? Oui? Non?" Et c'est tout et pas de l'invectiver et de rien comprendre et d'être la dernière des dernières, ce n'est pas comme ça. C'est pour ça que je dis que si elle avait parlé comme ça, ça ce serait pas passé comme ça. (Lis à haute voix) Décririez-vous votre entreprise de manière... (Silence). Oh bah oui. Voilà.

E: Merci beaucoup

270


9.10. Retranscription de l’entretien avec le témoin n°8 E : Pour commencer, je vais vous demander de vous présenter en expliquant votre position de travail et vos liens avec la personne cible et le « harceleur », et de m’expliquer en quelques mots la situation.

T8 : Donc, j’avais un collègue qui travaillait dans mon bureau, figurez-vous. Il était d’un autre département que moi et il avait été, ça je l’ai appris après (il me l’a dit après), qu’il avait été chargé d’être près de moi pour me surveiller, alors que nous ne faisions pas du tout les mêmes choses. C’était bien, on était ensemble, on s’entendait bien, mais voilà ce qui se passe. Cet homme a été harcelé, lui, par... Dans le milieu dans lequel nous travaillons, il y a les politiciens et puis, il y a le service public. Mais, c’est les politiciens qui gèrent tout le service public. Et, leur type de management, vous savez comment ça va, enfin... ou vous ne savez peut-être pas encore, mais tout cela fonctionne au pouvoir, à l’instrumentalisation des gens, etc…, etc… Et donc, moi, j’ai découvert un collègue qui devenait de plus en plus amorphe, de plus en plus mal, et qui a déclaré, à un moment donné il a été absent six mois, il a déclaré un burnout. Donc, il est allé chez un psychiatre et il s’est fait suivre. Pas de clinique du stress, etc…, il nous est revenu deux, trois mois, et nous sommes quasiment partis ensemble. Il est revenu trois mois et rebelote. Rebelote. Cet homme était harcelé, non seulement par le même chef de service que moi, et par le politicien en question ; c’est un politique, on va dire un politique. Il ne s’est jamais plaint. Il a, de temps en temps, été discuté avec la personne de confiance, mais il faut bien se dire qu’une personne qui est harcelée ne veut pas s’en rendre compte tout de suite. Ça, c’est vraiment une des premières choses. C’est quelque chose de très, très difficile à faire. Et puis, il y a aussi, parmi elles, une certaine honte, une honte à le reconnaître. Et donc, cet homme-là, qu’est-ce qu’il a fait pour ne plus entendre parler de tout cela ? Il a donné sa démission, alors qu’il était nommé, qu’il avait cinquante ans. Et moi, j’étais avec lui et il savait très bien que s’il faisait une procédure, n’importe laquelle, il allait avoir mon soutien, ça c’est évident. Mais je pense qu’il n’en a plus pu. Vraiment, il n’en a plus pu. Il s’est retrouvé seul. Il s’est retrouvé à la maison, il a donné sa démission, un truc de fou. Et après, moi, je l’ai appris par sa sœur qui venait trouver la direction, donc, c’est 271


la famille qui a réagi là, en essayant de récupérer les droits de ce garçon, il avait fait une tentative de suicide. Donc, les choses sont quand même allées loin. Bien entendu, l’institution en conseil communal s’est quand même posée des questions. L’opposition connaissant bien ce gaillard qui travaille bien, enfin, bon, rien à dire, il se posait la question. Et personne n’a donné de réponse. C’était le silence total. Donc, ça c’est dans un service, dans le même service.

E : Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il a subi exactement ?

T8 : En fait, il était lui... Il travaillait directement avec la bourgmestre, et je pense qu’il a eu des injonctions paradoxales, tout le temps. Donc en fait, ce type était d’un niveau... il avait un niveau universitaire B, et il avait le droit... comment dire... une telle fonction vous donne des responsabilités. Mais, en même temps, on ne lui donnait pas de responsabilités. Donc, on jouait avec lui. Il devait, comme un gamin de cinq ans, montrer le travail qu’il était en train de faire. Je veux dire, cela n’avait absolument aucun sens. C’était des choses comme cela, des choses pernicieuses. Il était appelé dans le bureau... on lui coupait l’herbe en-dessous du pied tout le temps, tout le temps, tout le temps. On le contrôlait, enfin, il était contrôlé par le chef et ce qu’il faisait ne semblait jamais être bon. Il y avait des choses de cet ordre-là. Mais, il fumait comme un trou, enfin, je veux dire, plutôt que de parler, parce que c’était un homme quand même assez taiseux, plutôt que de parler, eh bien, il bouffait ses cigarettes dehors quoi, voilà. Et, ce sont toutes des choses comme ça. Alors, il y avait, bien sûr, un apparatchik contre lui. A un moment donné, ça s’est mis contre lui. Le politicien était d’accord avec le pervers...

E : Le chef de service ?

T8 : Oui, c’est ça.

E : C’était votre chef à vous aussi ?

T8 : Oui, oui. 272


E : C’était un chef direct, où est-ce qu’il y avait quelqu’un entre lui et vous ?

T8 : Non, malheureusement pas. A la limite, L*** aurait pu être mon chef direct, éventuellement, mais il n’a jamais voulu. Donc, L*** n’a jamais exercé quoique ce soit comme... alors que dans sa mission, il devait le faire. Mais il savait très bien que j’étais autonome et donc, qu’il n’avait pas besoin de me contrôler. Donc, il y a déjà tout une... toute sorte de... Bon, d’abord, on n’avait jamais de réunion d’équipe. Jamais. Donc, tout était fait à la tête du client, en fait. Il n’y avait jamais de réunion où on pouvait s’exprimer. On recevait des ordres, point. Mais donc, on sait difficilement fonctionner là-dedans. Voilà, donc, le type de management a favorisé, enfin, ou en tout cas, favorise des pervers à s’immiscer là-dedans et à tirer leur flûte, quoi, ça s’est sûr. Donc, moi, j’ai toujours dit aux sœurs que je voulais bien être témoin, parce que les sœurs ont essayé d’intenter une action en justice pour que cet homme-là puisse réintégrer le boulot, parce qu’il n’avait droit à rien. Quand on est nommé et qu’on donne sa démission, on a droit à strictement plus rien. Elles ont mes coordonnées, et je leur ai dit, moi je suis témoin de toute une série de choses et on peut refaire ce travail-là avec L***. Mais ce que je sais, c’est que ne n’ai plus jamais eu de contact avec L***, non pas de ne pas avoir essayé. Il s’est coupé. Il s’est coupé véritablement de nous tous, alors qu’on s’aimait bien, on était... oui, on s’entendait bien, on s’aimait bien, on faisait de bonnes analyses et tout, on se soutenait. On se soutenait. Mais, je pense qu’il a coupé court parce qu’il est en souffrance. Enfin moi, c’est la seule explication que je vois. Effectivement, même si les sœurs sont là pour le soutenir, si lui ne fait pas la démarche, ça ne peut pas aller. Voilà. Ça, c’est une situation. Dans le même service, là, je n’ai pas appelé à être témoin, mais dans le même service, évidemment, le harceleur faisait des évaluations négatives à tout le monde. C’est une des sonnettes d’alarme. On peut se rendre compte aussi que ça fonctionne comme ça. Et cette personne-là a reçu son évaluation négative le jour où elle devait partir en congé maternité. C’est comme ça que ça se faisait. Et, elle a demandé au secrétaire communal si elle pouvait introduire un recours (enfin, c’est lui qui lui a dit d’introduire un recours, et que se serait postposé parce qu’il y a des délais, etc…, ce serait postposé), et puis finalement, elle a obtenu gain de cause. Elle a obtenu, devant tout un jury, les chefs de services, les 273


syndicats, etc…, cette commission de recours lui a donné raison. Mais, elle n’a jamais porté plainte pour harcèlement parce qu’elle me disait qu’elle n’en avait pas la force, tout simplement. Elle n’avait pas la force et le courage de faire ça.

E : Par rapport à cette situation de harcèlement, comment vous êtes-vous situé ? Êtesvous intervenu d’une manière ou d’une autre vis-à-vis de la personne-cible ?

T8 : Non. Parce qu’il ne demandait pas d’aide et la seule chose que je pouvais lui dire c’est « Fais-toi aider. Arrête de travailler ici et fais-toi aider. » C’est la seule fois, parce que bon, il faisait des cauchemars la nuit, etc., et moi je me suis dit: « Va au moins voir le médecin, enfin, essaye de voir avec ton médecin, fais quelque chose. » Mais il n’était pas syndiqué. Pour lui, ça n’avait pas de sens. Moi, je sais que je suis intervenue à quelques fois. Ça, ça a été ma bataille, en tant que déléguée syndicale. Par rapport à la loi sur le bien-être au travail, c’était de dire: « Ecoutez, dans l’institution, il y a des problèmes. Qu’est-ce que nous mettons... Qu’est-ce que vous mettez en place, conseillers en prévention, vous l’institution, pour que le bien-être soit rencontré par tous les travailleurs ? Parce qu’il y a des départements dans lesquels il y a de réels problèmes. » Mais, je ne pouvais pas citer de personne, évidemment, parce qu’un affilié chez nous n’a pas du tout envie d’être identifié, parce que les gens ont peur tout simplement. Ça c’est... voilà. Donc, il faut jouer...

E : Donc, malgré tout, vous avez essayé d’intervenir à un niveau plus haut sans le citer directement.

T8 : Toujours. En essayant de provoquer une réaction et en essayant – parce que ça fait partie du travail des conseillers en prévention – de mettre en place une stratégie pour faire une espèce d’audit, d’enquête, et permettre à des gens de s’exprimer de manière anonyme aussi. Donc, pas auprès du conseiller en prévention qui est rattaché là, parce qu’évidemment, tout se sait, tout se dit, mais d’un organe extérieur puisse éventuellement faire ça. Ça se fait quand il y a des souffrances. C’était... Au travers de ça, ce que je disais, mais il faut... ce serait bien d’analyser le nombre de congés de maladie de longue durée, de courte durée, et de voir un petit peu... enfin... Ceux-là 274


sont des indicateurs, évidemment, de là où il y a des souffrances éventuelles. Mais ça a toujours été remis sur le côté, et moi je revenais toujours avec ça. Toujours. L’employeur vous dit: « Oui, oui, on va le faire », et puis, il n’y a rien qui vient. Donc, à chaque réunion, on se fait passer pour les méchants: « Tiens, vous aviez suggéré... enfin, vous aviez dit que… », « Ah oui, mais on n’a pas eu le temps », enfin bon, etc…, etc…

E : Et c’était habituel de votre part, déjà, d’essayer d’intervenir auprès du CPPT ?

T8 : On intervenait tout le temps. Tout le temps. Parce qu’il n’y avait pas que ça. Vous savez, quand des types... Quand les jardiniers, on sait qu’ils ont besoin de deux paires de chaussures, ça peut paraître idiot de rappeler ça à l’employeur: « Ecoutez, il faut deux paires de chaussures, parce que quand une paire de chaussures est mouillée – parce qu’ils ont travaillé dehors dans la pluie – il faut qu’elle puisse sécher une journée et que l’homme puisse avoir une autre paire ». Enfin, tout ça fait partie de l’équipement. Mais, quand on a un chef qui est un peu véreux et pernicieux, il va dire: « Celui-là y a droit, et l’autre n’y a pas droit. » Il y avait des choses comme cela qui se passaient. Et là, mes camarades ouvriers ont réagi très fort en disant: « Ecoutez, ça ne va pas. Tout le monde doit être mis aux mêmes règles, etc…, etc… » Donc, alors que là il y avait du harcèlement, mais du harcèlement de niveau à niveau et du chef aux hommes, c’était invraisemblable, tout était maintenu comme ça, on a essayé de décrypter et de comprendre ce qui se passait. On a été jusqu’à la police d’ailleurs. On a déposé un dossier à la police. Il n’y a pas eu de suite. Et en fait, qu’est-ce qui se passait ? Il y avait du vol. Il y avait du vol de la part de certains hommes, notamment des chefs. Et donc, ceux qui couvrait le chef parce qu’il y avait du matériel qui manquait: un camion de matériel qui arrive, et tiens, un tel en a besoin pour sa maison, et donc on prend deux planches, j’invente c’est un exemple, ces hommes-là qui protégeaient, ils avaient droit à plus de faveurs, et les autres pas. Donc, ce genre de chose existe, vraisemblablement, dans toutes ces administrations communales. Voilà, tant qu’on ne prend pas quelqu’un sur le fait, on ne sait pas prouver et, effectivement, ce que la police judiciaire nous a rétorqué, c’est que nous devions aller voir les politiciens qui sont dans l’opposition, ce que j’ai fait. J’ai été voir un gars dans 275


l’opposition qui est médecin. Et donc, je lui ai déjà raconté l’affaire de L***, parce qu’il m’a dit: « Tiens, pourquoi L*** est parti etc… ? » Je lui ai dit aussi qu’il y avait de la souffrance au travail et qu’il y avait des malversations financières. En qu’en tant que déléguée syndicale, je lui mettais ça sur le plateau et qu’il n’avait qu’à agir, après tout. Et j’ai trouvé un autre conseiller communal qui, actuellement, est dans la bande et qui traite les CPTT. Mais rien ne semble encore fort changer. Voilà. Donc, tous ces gens sont au courant, mais tous ces travailleurs sont arrivés par clientélisme. Vous voyez ce que c’est le « clientélisme » ? C’est « Ah ! Viens mon petit, je vois que tu es un peu dans la difficulté, je vais te donner un travail et ça ira mieux après, et comme ça, on va être copain tous les deux, et tu me rendras des services, hein ? » C’est comme ça que ça se passe. Donc, les gens sont muselés. Et les gens... enfin, bon. Pour témoigner, ils ne sont pas très, très courageux.

E : Est-ce que c’était facile à mettre en place, ou est-ce que ça vous demandait un effort d’aller parler au CPPT, d’aller leur expliquer ?

T8 : Bien sûr que c’était un effort. D’abord, c’était institué, mais c’est vraiment un effort. Oui, oui. Nous, les délégués, on s’en prenait tout le temps. Enfin, je veux dire... « Oui, c’est toujours les mêmes trucs qu’ils racontent, c’est toujours... ». On est perçu un peu comme ça, alors qu’il y a des réglementations. Alors, quand on a senti qu’on n’était pas forcément entendu et suivi, car il y avait différentes familles syndicales, et moi j’étais du côté socialiste, nous, ce qu’on a fait, à trois, on a été déposé plainte auprès du ministère de l’Emploi et du Travail pour qu’une enquête soit établie par un inspecteur. Alors ça, ça ne plaît pas. Et donc, nous avons donné des éléments bien précis pour qu’un inspecteur puisse contrôler et aller là directement où il faut. Et donc, ils ont fait des rapports, des rapports. Je ne sais pas s’ils sont arrivés jusqu’au procèsverbal. C’est fort probable. Parce que moi, j’ai quitté à un moment donné, et voilà. Et l’affaire court toujours, mais les choses n’ont pas changé fondamentalement. Enfin, voilà. Ça, c’est dans le cadre du bien-être, duquel découle la loi sur le harcèlement, évidemment. Voilà.

E : Pourquoi avoir réagi de cette manière plutôt qu’une autre ? 276


T8 : Parce que c’était notre mission. Donc, en tant que délégué syndical, nous avions une mission par rapport à l’ensemble des travailleurs qui est de dire qu’il y a des choses qui ne vont vraiment pas. Essayons d’utiliser les outils qui sont à notre disposition pour pouvoir arriver à nos fins. Voilà. Parce que parler dans le vide, ça ne sert à rien. Voilà. Il y a des choses qui doivent être contrôlées, il y a des choses qui sont contrôlables, le législateur a quand même mis quelques petites choses en place pour la sécurité des gens et tout. C’est quand même important. Donc, quand on envoie sur une machine qui n’est pas fiable, on envoie un type, « un pauvre type » qu’on déclare ainsi, s’il se fait mal, on s’en fiche, et on laisse une autre machine qui en bon état, et, comme par hasard, c’est toujours le même qui l’utilise. Qu’est-ce qu’on va faire nous, quand on voit ça ? La seule chose qu’on puisse faire, c’est pas de dire: « C’est pas bien, patron, d’agir comme ça », c’est: « Est-ce que cette machine est en bon état de fonctionnement ? Est-ce qu’elle propose assez de protection aux travailleurs, etc…, etc… » Voilà. Par des biais objectifs, enfin, par des éléments objectifs, on va arriver à ça. Voilà. Mais le harcèlement tout fin qui se passe dans la vie de tous les jours, ça c’est... ce sont d’autres problèmes. Ce sont d’autres problèmes.

E : Vous m’avez dit l’avoir soutenu, en lui disant que vous pourriez être témoin. Expliquez-moi de quelle manière vous avez pu le soutenir moralement ?

T8 : En l’écoutant d’abord. En l’écoutant. Donc L***, je l’ai écouté beaucoup, mais c’était un homme assez fier, comme ça, et il n’avait pas envie de... Je lui disais aussi d’en parler avec le secrétaire communal. Donc, il en parlait avec le secrétaire communal, qui lui, s’en foutait éperdument. C’est aussi un type de management. Ce type voulait simplement qu’on lui fiche la paix, point barre. Donc, quand Luc allait éventuellement se plaindre et dire: « Je reçois des injonctions paradoxales, l’un veut ça, l’autre veut ça etc… ça ne me va pas », il n’était pas entendu. Il n’était pas entendu ou alors, à un moment donné, on disait: « Il commence à nous casser les oreilles. » Il a été lui bien accueilli chez une juriste, et puis moi. Et puis de toute façon, avec V*** aussi, qui elle, a obtenu un changement... de partir du département. Ça, elle l’a obtenu, mais... 277


E : Donc, vous l’avez poussé à en parler à la hiérarchie ?

T8 : Oui, mais ça ne servait pas à grand-chose. La personne de confiance, il n’avait pas tellement confiance. C’est pas parce qu’on est nommé personne de confiance qu’on peut avoir confiance, ça c’est très clair. Et, il n’a pas fait la démarche d’aller vers un service externe de prévention, d’autant que je ne crois pas qu’il ait identifié l’affaire du harcèlement. Je ne pense pas qu’il ait identifié des choses comme ça. Je pense que ça met du temps avant de s’en rendre compte. Ça met du temps. Moi, je commençais à le savoir, mais, entre le savoir, l’analyser et le reconnaître, c’est très subtil et c’est très différent. Et moi, je me suis dit toujours: « Mais ça va s’arrêter. Allez, je fais bien mon travail. » Et j’en remettais des couches et des couches pour être encore plus parfaite. Eh bien, ce n’était jamais suffisant. Et il a fallu que je m’effondre pour ça. Il a vraiment fallu ça pour me rendre compte. Et c’est en parlant à la personne de... moi, j’ai fait appel à la personne de confiance qui m’a dit: « Oui, je crois que tu es dans cette situation-là. Va en parler au service externe de prévention Arista », ce que j’ai fait. Et puis, quand j’en pouvais vraiment plus, j’ai été dans un centre de santé mentale pour pouvoir déverser. Encore à l’époque, je me disais: « Mais c’est moi le problème, etc… etc… » parce que qu’on croit que c’est soi qui est responsable. Donc, j’ai été... là, j’ai fait quelques séances, très rapprochées, comme ça, toutes les semaines. Au moins, j’avais un endroit d’accueil, et c’est comme ça qu’il a bien fallu reconnaître dans quoi j’étais, et à un moment donné, dire stop. Donc, je suis allée travailler un matin. Je devais changer de service l’après-midi, et ça, ça a été le pompon: je devais changer de service l’après-midi, reprendre le service de V*** qui était partie dans un autre service, reprendre le commerce, et pour le soi-même il fallait deux dossiers prêts. Je ne connaissais rien au commerce. Moi, mon travail c’était la vie sociale et mener des projets de rencontre dans les communes jumelées. Moi, le commerce et toute la réglementation sur tout ça, je ne connais que dalle, plus toute l’organisation du marché et tout... Je me suis dit: « Je ne vais pas savoir me retrouver dans un ordi, dans les papiers ». Je me suis dit: « Ça, c’est vraiment me mettre encore en difficulté, etc..., etc... » Et donc là, je suis rentrée à midi et je me suis effondrée ici. Je n’arrêtais pas de pleurer et j’ai téléphoné à la chef du personnel en disant: « Je suis désolée, je pleure je 278


ne sais pas revenir, c’est pas possible. » Je lui ai dit que j’allais aller voir le médecin, etc… et j’ai suivi comme ça toute une... J’ai cru que ça allait s’arranger en un mois, mais ce n’est pas comme ça que ça se passe. Voilà.

E : Et quand vous avez poussé Luc à parler à la hiérarchie au-dessus, est-ce que, ça, c’était habituel de votre part ?

T8 : Bien sûr. Mais quand c’est fermé, c’est fermé. Donc, on réfléchissait ensemble, « Comment on fait ? »

E : Est-ce que c’était facile à mettre en place, où est-ce que ça vous demandait un effort ?

T8 : Non, c’était naturel chez moi. Moi, je suis une personne qui écoute, je pense. Ça a toujours été mon truc. Dès que quelqu’un avait un problème, les gens venaient me voir. Ça a toujours été comme ça. Ça aussi, ça a sans doute fort dû déplaire.

E : Pourquoi avoir réagi de cette manière plutôt que d’une autre ?

T8 : Pourquoi lui avoir dit ça ? Mais parce qu’à un moment donné il faut alerter les gens qui sont censés prendre des décisions par rapport au personnel. Oui. Ça me paraît... Mais dans certaines institutions, ça ne se fait pas. On a demandé aussi qu’il y ait des réunions d’équipe, avec ce fameux harceleur-là et toute l’équipe, etc… Mais, c’était d’une perversité incroyable. Il travaillait au travers des échevins, etc... c’était... il instrumentalisait tout le monde ce bonhomme. Et donc... Non, c’est terrible. Enfin, je veux dire, quand on est dans un truc comme ça, c’est « prends tes jambes à ton cou et fous le camp ». C’est vraiment ça.

E : Vous disiez que vous souteniez L*** aussi en l’écoutant quand ça n’allait pas ?

T8 : Oui, et on parlait beaucoup. Parce que quand il y a du harcèlement, c’est aussi un peu... de la part de l’employeur... Un employeur doit savoir que si les travailleurs ne 279


sont pas heureux, ils parlent. Voilà. Ça me paraît logique. Donc, quand on fait attention à ses travailleurs, les travailleurs sont plus rentables, je veux dire. Enfin, voilà. Ce n’est même pas une logique libérale. Enfin, moi, je n’ai pas du tout envie de défendre une logique libérale, je serais plutôt sociale, mais c’est élémentaire. Les gens ont le droit de bien aimer leur travail. Bon sang, on y passe quand même notre vie, enfin, c’est une... Voilà. Eh non, là, c’était pas ça. Et effectivement, beaucoup de perte de temps était liée au fait que les gens parlaient entre eux. Parce qu’il n’y avait pas que dans notre bureau que ça se passait. Ça se passait un peu partout. Il y avait des changements qui s’opéraient, on ne tenait pas compte des gens, on n’avait pas tenu compte de nos avis, enfin des choses comme ça. Ou bien on vous colle de plus en plus de travail, ou bien… enfin des choses ainsi. Donc, forcément, L***, très bonnes analyses, on faisait de très bonnes analyses tous les deux, il était... Il se posait des questions. Il me posait des questions. Il se demandait s’il devenait dingue, pas en le disant comme ça, mais c’est un peu ça. Moi, j’ai beaucoup fait ça avec V***, notamment, parce qu’on avait les mêmes... Elle et moi nous étions deux femmes, et nous avions les mêmes propos, par mail, venant du harceleur. Mais, pour monter un dossier harcèlement, il faut en être conscient. V*** avait déjà été au service externe de prévention et quand elle s’est rendue compte de la masse de travail, de la masse d’énergie dont elle aurait besoin, elle a dit: « Ca, moi je ne peux pas. » Elle avait rencontré une nouvelle relation, elle était enceinte, etc…, etc… Elle disait: « Non, maintenant, moi je dois penser à ma vie, je ne peux pas m’impliquer là-dedans. » C’est comme... Je ne peux pas m’impliquer en tant que déléguée syndicale, etc. ... Enfin... Ça fait un peu partie de ces choses-là aussi, se syndiquer pour défendre notre travail et défendre notre personne, parce que... il s’agit vraiment de ça.

E : Est-ce que déjà, avant, vous aviez des discussions comme ça avec L*** ?

T8 : Mais, oui, tout le temps. Oui, oui. En ce qui me concerne, moi, ma situation a démarré en 2007. Donc, les choses se sont affirmées en 2007, au moment où j’ai été dans le bureau avec L***. Et donc, oui, nous parlions beaucoup, ça c’est sûr, de ce qui nous arrivait, de...

280


E : Est-ce que c’était facile à mettre en place ?

T8 : Non, pas du tout. Enfin, je veux dire... Ou bien il ne répondait pas, ou bien il en avait assez d’en parler, ou... etc… Ça oui. Mais pour moi, ça n’a jamais fait de problème. Quand quelqu’un est en train de ruminer... Donc, moi, je le voyais dans sa figure. Il ruminait, comme ça, en lui-même. Et j’ai dit: « L***, tu sais que tu es en train de ruminer. Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ? » Et... Mais, c’était terrible de voir ça. Et donc, il était là, comme ça, il commençait à avoir des tics, et tout. Mais, bon. Moi, je n’ai pas été en parler à d’autres personnes, parce que je trouvais que je n’avais pas à le faire, parce que... voilà. Il faut quand même bien se dire une chose, c’est que je n’ai pas eu tort. Une chose qui a été dite lors du départ de L***: « Oh, mais de toute façon, L***, il avait un problème d’alcoolisme. » Ça, c’est le genre de truc qu’on raconte... voilà. « De toute façon, il avait des problèmes personnels ».

E : Pourquoi avez-vous réagit de cette manière plutôt qu’une autre ?

T8 : Parce que ce n’est pas... Moi, je ne sais pas voir quelqu’un qui ne va pas bien et rester de marbre. C’est pas possible, pour moi.

E : C’est votre personnalité, en quelque sorte ?

T8 : Oui. Oui, je pense que... Oui, je pense qu’il y a des gens qui peuvent très bien rester tout à fait sans réaction devant une situation qui se passe. Mais ça c’est vrai dans la vie de tous les jours. Vous avez un gamin qui tombe en vélo, ou bien vous allez vers lui, vous l’aidez à le soulever, à lui demander s’il a mal, voir s’il saigne, ou que saisje, ou bien vous passez votre chemin et il se débrouille. Enfin, je veux dire que ça, ça fait partie des individus. Oui, ça, ça me paraît... Et je suis, moi, quelqu’un de plutôt aidant. Et donc, m’être retrouvée comme déléguée syndicale, c’était pas étonnant. C’était pas étonnant. Enfin, on me l’a demandé, aussi, dans l’assemblée. Voilà. C’est l’assemblée qui en a décidé.

281


E : Et est-ce qu’il y a d’autres comportements d’aide ou de soutien que vous avez pu mettre en place vis-à-vis de L*** ?

T8 : Non. Non, parce que c’était une situation sans solution possible. Si lui ne réagit pas, si lui ne monte pas au créneau et n’utilise pas les voies de recours, on ne peut rien faire. Donc, après son départ, j’ai dit à sa famille que je veux bien être témoin de tout ce que j’ai vu, je veux bien relater des événements. Mais, bon, apparemment, ça ne se passe pas, ces gens connaissent mes coordonnées. Voilà.

E : Et qu’est-ce qui, selon vous, vous empêchait de réagir plus ?

T8 : Moi-même, j’étais déjà... Moi-même... Enfin, parler à ce chef de service, ça et rien, c’était la même chose. Ça n’avait pas de sens. Il fallait aller beaucoup plus haut. Mais ça, L*** avait quand même cette... comment dire... je ne me voyais pas... enfin, L*** n’installait pas, ne demandait pas ça. Et il aurait été, je pense, mal venu de se faire son défenseur alors qu’il n’a pas fait de demande. Voilà. S’il avait été effondré, par exemple, s’il s’était effondré vraiment en larmes, un truc comme ça, là effectivement, j’aurais appelé le médecin du travail, j’aurais fait appeler quelqu’un, etc., un constat quoi. Un constat. Mais, ça ne s’est pas passé. Donc, il prenait, éventuellement... il partait, il prenait un jour de congé, etc… Mais bon, il a quand même craqué deux fois solidement. Ce n’était pas des petits congés, c’étaient des longs congés. Et alors bien entendu, le chef a été cracker son ordinateur. Il a dit: « Mais enfin, comment est-ce possible, il n’y a rien là-dedans. » Donc, entre son départ et son retour, j’ai vu les gens qui allaient sur son ordinateur et qui ont commencé à le critiquer, mais à le critiquer. Ça, c’était épouvantable. Epouvantable.

E : Est-ce qu’il y a d’autres choses qui vous empêchaient d’intervenir ?

T8 : A partir du moment où la personne ne vous demande pas d’intervenir, je pense que là c’est une limite. Quand L*** était malade, j’allais certainement pas lui téléphoner et lui dire que son travail était critiqué, etc…, etc…, quoi. C’était pas la peine d’en remettre une couche, voilà. Quand il est revenu, il a été hyper contrôlé, 282


enfin, ça a été vraiment terrible. Enfin, on peut se dire aussi que quand on est dans des situations contradictoires comme ça, on ne sait plus travailler. On est obnubilé par d’autres choses, et ça, c’est caractéristique.

E : Avez-vous a un moment donné pris plus conscience de ce qui était en jeu dans la situation, ou bien sa gravité ?

T8 : Quand je pense à L***, je pense que lui-même ne reconnaissait pas qu’il y avait du harcèlement.

E : Et vous, vous dites l’avoir vu, avoir perçu ça comme du harcèlement. Est-ce qu’à un moment donné vous avez eu un déclic ?

T8 : Mais L*** est tombé malade. Il n’était plus là.

E : Donc là, vous vous êtes dit que ça commençait vraiment à l’atteindre fortement ?

T8 : Ah, oui. Là, il était en congé de maladie, et personne n’en parlait. Personne n’en parlait. Voilà. Et on ne me demandait pas d’en parler, en plus, puisqu’il n’y avait jamais de réunion d’équipe. Donc, voilà. Ce que nous pouvions faire, c’est que, on lui envoyait, nous, V*** et moi, on lui envoyait des petits mails gentils et des machins comme ça, pour avoir de ces nouvelles. Ça, on faisait pour garder le... On avait envie de garder le lien.

E : Cela a-t-il modifié votre comportement ?

T8 : Non. J’ai toujours été très... Enfin, j’ai toujours été très, très attentive à L***. Je pense qu’il commençait à capter les contradictions dans lesquelles il avait été, et donc, il me les a dites, notamment qu’il avait été soit disant chargé de me surveiller. Je lui ai dit: « Quel beau boulot. » Enfin, bon, voilà. Donc tout ça, c’était... C’est quand même pervers. Enfin, voilà. Mais ce gars s’est fermé pour se protéger, et donc, on n’a plus eu de nouvelles de lui, aussi bien la psychologue qui a agi pour moi, aussi bien V***, parce 283


qu’on était une bonne bande à quatre, quoi. Et on aimait bien... Oui, on aimait bien papoter ensemble, voilà.

E : Est-ce que les autres membres de l’entreprise ont réagi ?

T8 : Non. Non. Nous, on veut bien les soutenir, mais il faut qu’ils fassent... Enfin, il faut qu’ils fassent quelque chose, quoi. Mais bon, maintenant, on ne sait absolument pas où il est. On ne sait absolument pas où il est, et c’est vrai que... Je fais des expositions... Il a fait de la photo, aussi, et donc, je me suis dit, je vais lui envoyer un petit mot... D’autant que... Lui envoyer un petit mot pour l’inviter au vernissage, parce que j’en ai déjà eu trois, là, maintenant. J’ai repris pied, moi, enfin, dans la photo, etc… Mais, pas de nouvelles. Je me dis que je vais reprendre contact avec sa sœur et voir un peu. J’ai pas envie de jouer les intrusives non plus, parce que je sais que c’est extrêmement difficile. On a parfois bien besoin de se protéger, de ne plus voir. Moi, ne vais plus à la maison communale. J’ai changé ma banque, elle est ailleurs maintenant, enfin, etc…, alors que c’est quand même ma commune, bon sang, je me dis, la prochaine fois que je dois rentrer dans ces locaux, ce sera en 2015 pour ma carte d’identité. C’est tout à fait idiot, mais je suis dans l’évitement. Enfin, de moins en moins quand même, mais, voilà. Je reprends pied dans la vie sociale maintenant, dans la vie... Mais, voilà. Il y a un autre gars que j’ai vu hier au vernissage, qui est un médecin, qui lui a été harcelé par tout un groupe d’infirmières. Et moi, j’ai vu ce type craquer. C’est un médecin pédiatre. Je l’ai vu craquer dans le bureau de la vie sociale. Il a été mis dehors par le chef de service là-bas. Le chef de service lui a dit: « Téléphone à la bourgmestre », et c’est tout. Il a été jeté, mais comme une vieille loque. Et, je l’ai accueilli, je l’ai mis dans un petit bureau. Il pleurait. Je lui ai donné à boire, je lui ai amené un téléphone, je lui ai trouvé le numéro de téléphone du GSM de la bourgmestre. On n’arrivait pas à la joindre, etc… Il m’a expliqué ce qu’il s’était passé, et je lui ai dit: « Ecoute, tu peux compter sur moi, je témoignerai de ce que je viens de voir maintenant, ici. » Et donc, ça fait deux ans que ça s’est passé. L’affaire est en justice aussi, et je lui ai rappelé hier soir: « Tu sais, je suis toujours témoin pour toi. » On va manger la semaine prochaine ensemble, et on va un peu parler de comment ça fonctionne pour lui, quoi. Voilà. Il est en train de se reconstruire, le bonhomme. Il 284


donnait des cours, et il est médecin aussi, c’est un pédiatre. Les cours, ça il sait encore les donner, mais il est en mi-temps. Il travaille à mi-temps seulement.

E : Mais donc, vous m’avez parlé de V***. Elle soutenait Luc ?

T8 : Oui. Oui, ils s’aimaient bien.

E : Donc elle, elle avait, malgré tout, le même type de comportement que vous par rapport à cette situation ?

T8 : Oui. Oui, oui. Mais à un moment donné, elle a dû se sauver. Elle, elle a sauvé sa peau en demandant de changer de service, en introduisant un recours contre l’évaluation négative. Donc, elle a suivi cette voie-là. Et elle me disait... On s’était dit, on va introduire un recours... une plainte pour harcèlement à deux. Et quand elle s’est rendue compte ce que cela demandait comme travail, elle a dit: « Non. Non, ça je ne peux pas. » Parce qu’on re-souffre une deuxième fois tout ce qu’on a vécu, parce qu’on ré-ouvre tout. C’est vraiment pénible, pénible.

E : Et mis à part elle, est-ce que d’autres personnes soutenaient aussi L*** ?

T8 : Une juriste qui est toujours là.

E : Et les autres membres de l’entreprise, ça se passait comment ? Ils ignoraient la situation, ou ils allaient dans le sens du harceleur ?

T8 : Mais il y avait double harcèlement. Tant de la part du bourgmestre que du chef de service. Et je pense qu’il n’en parlait pas à tout le monde. Donc, il allait au secrétariat. Ça, c’était près de... C’était les gens qui savaient tout, au niveau des décisions, etc., etc. Et donc, la juriste l’écoutait beaucoup, en tout cas.

E : Donc les autres ne le savaient pas forcément, n’étaient pas au courant de cette situation ? 285


T8 : Non. Non.

E : Mais ceux qui savaient étaient plutôt à le soutenir ?

T8 : Oui, c’est sûr.

E : A avoir le même type de comportement que vous vis-à-vis de L*** ?

T8 : Oui, je pense. Je pense. Enfin, moi, j’ai été sans doute... Parce que quand on fermait nos portes, je pouvais lui dire ce que je pensais. J’ai été quelques fois assez dure avec lui, en disant: « Ecoute, maintenant, tu dois demander de l’aide. Et ce n’est pas un médecin de famille. Maintenant, tu vas voir un psychiatre, tu vas voir un spécialiste, parce que là, à mon avis, tu es en grande souffrance, et ça suffit, quoi. Ça suffit ». Et ça, il l’a entendu quand même. Et ça, il l’a fait. Ça, il l’a fait. Et alors, je lui ai dit: « Tu te mets en congé, aussi. » Et alors, il a dit: « Ok, mais je vais... D’accord, mais je vais arranger un peu mes affaires ici, prendre ce qui ne doit pas rester dans mon bureau. » Il a quand même attendu une semaine à mettre ses affaires un peu en place, à éliminer des choses de son ordinateur, et tout, et voilà. Et donc lui, son ordinateur a été cracké quand même. Alors moi, on a voulu le cracker quand je suis partie. Et là, la chef informatique a directement enlevé mon ordinateur, et a dit: « C’est l’ordinateur d’A***. Il n’y a rien à aller voir là-dedans. » Voilà. Et heureusement qu’elle l’a fait. Enfin, ça, j’ai trouvé une mesure à mon égard que j’ai vraiment bien perçue. Là, j’ai trouvé du soutien. Voilà. Mais il y en a peu. Il y en a peu, dans les chefs, qui font ce genre de chose et qui prennent des positions, quoi, très clairement.

E : L’entreprise a-t-elle réagit ?

T8 : Non. Non. Pas du tout. Alors oui, ils ont dû réagir, ils ont dû payer. Donc, quand une instruction est demandée, l’employeur est au courant que j’ai déposé une plainte auprès de Arista, et l’employer doit accepter de payer - enfin, peut ou ne pas accepter - doit payer Arista pour l’instruction du dossier qui va prendre, j’invente, 60 heures, 286


par exemple, de travail. Et donc, c’est facturé, et, quand il paye, l’instruction du dossier commence. Donc, ils ont été prévenus, ça, c’est le circuit légal. Ils ont été prévenus. De toute façon, moi, j’étais sous couvert du congé de maladie. La chef de service était encore là, mais elle prenait sa pension. Donc, c’est la personne de confiance qui m’avait vue qui, elle, est devenue la grande chef de service du personnel. Et donc, on a eu des rapports tout à fait cordiaux, et on a toujours un rapport cordial. Il n’y a pas de problème parce qu’on s’estime. Enfin, elle m’estime et je l’estime, même si on a eu une réunion avec l’avocat de la partie adverse, dans laquelle, moi, je reprenais corps et je me défendais déjà, quoi, sans grimper à l’arbre. Non, non, c’était vraiment solide, ça.

E : Et dans l’affaire de L***, est-ce que l’entreprise a réagi ?

T8 : Rien du tout, parce qu’il n’y avait pas de plainte. Seul un conseiller communal a demandé: « Comment se fait-il que L*** ait démissionné, soit parti ? » Parce que cet échevin-là, qui était dans l’opposition à ce moment-là, l’avait connu au service des travaux publics avant, et il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas. Et aucune raison n’a été donnée publiquement. Aucune raison. Et moi, j’en ai parlé après, sous cape. J’en ai parlé après, quand j’ai appris que le conseil communal avait posé la question officiellement.

E : Ce n’est pas allé plus loin que ça ? Il a posé la question, mais ça n’a pas fait boule de neige ?

T8 : Non, non. Pas du tout. Pas du tout.

E : Pensez-vous que cela est plus dur dans votre entreprise plutôt que dans une autre de pouvoir intervenir ?

T8 : Je pense que c’est difficile partout. Je pense que c’est difficile partout, surtout là où on a enlevé la solidarité dans le management du travail. Donc, de plus en plus d’institutions fonctionnent par un service, une personne. Et donc, quand cette personne n’est pas là, on attend cette personne, etc… Et donc on isole les gens de plus 287


en plus. Et donc... Moi, je crois vraiment que le type de management est en train de désolidariser les gens entre eux. Voilà. Et ça, c’est une... Il y a des gens de ma génération qui ont travaillé sur ce mode-là. Donc moi, je travaille depuis quarante ans, quand même. J’ai 58 ans et j’ai commencé à 18 ans. Et effectivement, je travaillais comme éducateur, je suis éducateur à la base. Face à un souci, face à une urgence, les femmes battues, etc… Enfin, dans toutes les institutions où j’ai travaillé, on se serre les coudes. Enfin, je veux dire que les éducateurs viennent aider l’autre, en cas de difficulté, qu’est-ce qui se passe ? On est dans des systèmes d’urgence. Donc, dans ce milieu-là, j’ai été éduquée aussi à la solidarité. Et quand un type était là, avec son couteau et qu’il voulait tuer une jeune fille, il fallait bien faire quelque chose, enfin voilà. Donc, je pense que, aussi, dans notre génération, la solidarité y a été. On est aussi plus proche de ces mouvements syndicaux de nos grands-parents qui ont quand même été dans la rue, qui ont été... Enfin, qui ont fait des choses comme ça, et qui n’ont pas peur d’ouvrir leur bouche. Voilà. Mais c’est vrai que la plupart des jeunes, aujourd’hui, font leur petit boulot, ne veulent pas trop s’investir. Ils font... Voilà, c’est un petit peu la génération: « J’ai peur, si je parle je n’aurai plus mon travail, etc… » On est aussi... Oui, la peur est en train de rendre les gens très silencieux, ça c’est évident.

E : Donc, pour vous, le management qui est mis en place dans votre entreprise a quand même rendu les choses plus difficiles ?

T8 : Je crois. Il n’y avait plus de syndicats dans l’entreprise. Moi, j’y suis depuis 98. Il n’y avait plus de représentations syndicales jusqu’en 2006, au moment où on s’est dit: « Oh, ils sont en train de liquider le personnel. » Pourquoi ? Pour faire des économies, etc… Et donc, il y a des gens qui se sont mobilisés du coup, on y avait droit. Mais ça a été très, très difficile. « Mais ici, on n’a pas besoin de syndicats », etc… etc… Non, tiens ! On a commencé à regarder un petit peu de plus près. Voilà.

E : Vous m’avez donné l’exemple d’être intervenue auprès du CPPT. Est-ce que c’est plus difficile de faire bouger les choses à ce niveau-là dans votre entreprise que dans une autre ?

288


T8 : Non. Moi je pense que... Euh... Enfin, dans tous les réseaux des maisons communales des CPAS, etc., en région bruxelloise, les travailleurs... les syndicalistes ont du mal à faire valoir des choses en CPPT. Mais, au moins là, nous avons des recours possibles. Et donc là, on peut s’aider, soit de... Enfin, nous, à la... nous chez les... à la CGSP puisque c’est le service public, à la CGSP, on a... comment dire... un spécialiste... un spécialiste sur le bien-être au travail, et un type qui y va. Donc, quand lui, force la porte, quand il dit: « Ça, ça doit être fermé maintenant, parce qu’il y a de l’amiante, ça, ça doit être fermé parce qu’il n’y a pas de cabinets », enfin, etc…, etc… Il a agi notamment au niveau de la police, c’est bien. Et quand Marc vient, quand j’invite Marc à une de nos réunions, tout le monde tremble, tout le monde est comme ça. Voilà. Donc, ça, ce sont des armes... ce sont les armes que nous pouvons utiliser, tout en étant bien gentil, maintenant rappelons, voilà, il y a des textes qui existent. On doit faire comme ça, et pas comme ça. On fait comme ça. Ça pour moi, c’est le seul organe aujourd’hui dont les travailleurs disposent pour …, dont les travailleurs qui veulent bien s’impliquer en tant que délégués syndicaux, on est bien d’accord. Ça c’est un outil objectif, qui existe, qui est là, et pour lequel on peut avoir des recours. S’il y a des choses qui ne sont pas bien, on porte plainte et on le dit à l’employeur: « Nous allons porter plainte, nous allons porter cette affaire devant le service d’inspection ad hoc, au ministère de l’Emploi et du Travail, et voilà. Maintenant, vous faites comme vous voulez. » Et donc, on a dû faire ça.

E : Et en comparaison à une entreprise privée, par exemple, est-ce que vous pensez que c’est plus difficile d’intervenir ?

T8 : Moi, je pense que, dans le public, c’est plus difficile. C’est plus difficile parce qu’il y a des nominations, des choses comme ça. Dans le privé, les gens n’ont pas la même... Enfin, il me semble que dans le privé, on comprend vite les choses. On comprend beaucoup plus vite les choses que dans le public. Il me semble que c’est... Il me semble que ce serait plus facile. Par exemple, moi, j’ai demandé mon... enfin, ce n’est pas moi qui l’ai demandé, mais ça aurait été bien si l’on m’avait licenciée. L’employeur ne veut pas parce que ça coûte trop cher. Tous mes autres camarades harcelés ont obtenu leur licenciement, et on leur a donné deux ans, au moins, de salaire. Voilà, comme ça, on 289


n’en parle plus, terminé, on ne va pas faire souffrir et la personne, et nous, on ne va pas être ennuyé non plus, donc, voilà. Mais dans des systèmes, comme ça, administratifs, où tout est lourd, où tout est très difficile, je pense que c’est encore plus difficile que dans le privé.

E : Quels ont été les obstacles les plus durs à dépasser pour pouvoir mettre en place des comportements d’aide ou de soutien ?

T8 : Je ne m’en souviens pas. En ce qui me concerne, moi, je n’avais pas tellement de difficulté, puisque j’avais déjà fait l’analyse, par rapport à ma situation de déléguée justement. J’avais déjà une bonne analyse des choses et je ne me... On n’a plus trop d’espoir. Quand les gens ne fonctionnent pas bien, on peut se dire qu’ils vont bien s’arrêter un jour, qu’ils vont comprendre. La seule chose qu’on puisse espérer c’est qu’ils ne soient plus réélus. Enfin, je parle des politiciens qui sous-tendent ça.

E : Par exemple, qu’est-ce qui a été le plus difficile, les obstacles les plus durs à dépasser pour aller parler au CPTT et exprimer la souffrance générale que beaucoup de travailleurs ressentent ?

T8 : Ce n’était pas difficile à faire. Enfin, pour moi, c’était pas difficile parce que, en général, je m’exprime facilement face à un groupe, face au médecin du travail, face au patron, etc… Et de toute façon, je n’affirmais pas, je ne jugeais pas. Donc, c’est: « Il me semble que… il se passe des choses. » C’était toujours très prudent, et on demandait: « Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire quelque chose pour diminuer ça ? » On a donné des exemples, des exemples qui se passaient dans d’autres communes, etc… Voilà. « Mais, on n’a pas les moyens. » « D’accord. » Enfin, bon. On tourne en rond, quoi.

E : Vous n’aviez pas peur des conséquences possibles ?

T8 : Oui, bien sûr. On regardait les conséquences possibles pour moi, oui, ça c’est sûr. Enfin, moi, je n’ai pas vraiment eu peur, parce que sinon, on ne fait pas ça. Ils savaient 290


ce que je pensais, et puis, c’est bon, quoi. Bien sûr, on peut avoir peur, mais de toute façon, j’ai jamais été nommée et je me suis dit, bon bah finalement, ce n’est pas ça que je cherchais. Moi, je n’ai pas cherché à défendre ma cause en tant que déléguée. Ça se saurait. Je ne serais pas là aujourd’hui, en tout cas. Mais, le prix a été très cher. Ça, c’est évident.

E : De l’avoir soutenu, aussi ?

T8 : Non, non. Pas ça. Mais, le fait de m’être engagée dans une procédure en tant que déléguée, effectivement, j’aurais pu... Oui, ça effectivement, ça m’a coûté personnellement.

E : Qu’est ce qui aurait pu faire que vos comportements soient différents (plus ou moins présents) ?

T8 : Quand on est délégué syndical, on est assez seul. C’est bizarre, mais, bon. Il y a des affiliés qui payent pour qu’un délégué monte au créneau, et le délégué, il est seul. Et moi, j’étais déjà dans la couverture du harcèlement. Moi, j’étais déjà... Mais je n’intervenais pas en parlant de moi. Jamais. J’avais une sensibilité telle que, je flairais partout, là où il y avait des soucis. Je pense que, la solidarité, justement, aurait pu... on aurait pu faire quelque chose de plus, mais je ne vois pas... Pour moi, on a fait le maximum, avec mes camarades du même groupe que moi.

E : Mais s’il y avait eu plus de solidarité entre les gens...

T8 : Mais, si les gens avaient moins peur, et si les gens... Oui, mais ça... bon. Les gens ont peur. Ça, ça leur appartient. Les gens ne s’engagent pas, ça leur appartient. Moi, je ne suis pas dans... Je n’ai pas du tout envie de critiquer ça, parce qu’ils en prendront conscience un jour. Ça c’est ce que je me dis.

E : Donc, la solidarité. Est-ce qu’il y a d’autres choses qui auraient pu faire en sorte que vous puissiez plus intervenir en tant que témoin ? 291


T8 : Oui. Moi, je pense que... Enfin, il y a déjà eu des campagnes de prévention et d’affichage, je pense, pour essayer de... des affiches, etc. Moi, j’en avais mis sur ma porte, et bien sûr, elles ont été arrachées par le chef. Voilà. Je pense que des formations, à l’intérieur de l’entreprise, seraient tout à fait judicieuses. Mais, quel est l’employeur qui va faire ça ? C’est vrai que... On a, dans les services publics, il y a un certain nombre de jours de formation obligatoire, en principe, pour parfaire son outil, pour être plus performant, pour s’adapter à de nouveaux logiciels, etc…, etc… Je me demande s’il ne serait pas opportun de créer régulièrement - comme la prévention incendie, qui devrait être faite mais qui ne se fait pas, enfin bon, etc… - de créer régulièrement des groupes de parole, des groupes de sensibilisation, en tout cas, à la notion de bien-être au travail et à la notion de harcèlement. Voilà.

E : Vous pensez que si les gens avaient été plus sensibilisés à ça, plus informés sur ça, ça aurait aidé à plus réagir ?

T8 : Peut-être. Peut-être. C’est quelque chose que, moi, j’avais envie d’installer. Il y a eu des vidéos qui ont été faites aussi, par le ministère de l’Emploi et du Travail, concernant le harcèlement. J’avais visionné ça, et c’était terrible. Et je me suis dit, ici, il faut qu’on organise quelque chose, qu’on invite les travailleurs. Mais bon sang, quand on faisait, rien qu’une assemblée, les travailleurs ne venaient pas aux réunions. Ils ne venaient pas parce que ça se passait, plus ou moins, dans l’enceinte proche du travail, et, après le travail, tout le monde avait sa famille, etc…, etc… Et je veux dire... ça concernait... ceux-là auraient éventuellement été l’initiative d’un syndicat. Donc, il y a déjà une coloration, quelque part. Qui dit syndicat, dit... Voilà. Moi, je pense que, ce qui serait bien, c’est qu’en dehors de tout syndicat: une entreprise pourrait mettre sur pied des espèces de formations de sensibilisation à une mise en garde sur des pratiques qui ne sont pas respectueuses, etc... etc… Il y a ça et y’a d’autres choses. Apprendre la solidarité, aussi, pourquoi pas. Quelques petites leçons de civisme, ça ne fait pas de tord non plus. Des choses comme ça. Mais, ça pourrait être intégré, de la même manière qu’il faut faire de la prévention incendie. On doit prévoir tout ça, mais, sur le terrain, ce n’est pas comme ça que ça se passe. On doit faire des rappels tous les 292


ans, mais chez nous, ça fait trois ans qu’on attend maintenant. Et donc, pour ça, il faut que... Il convient qu’il y ait un système de contrôle et il faut qu’il y ait un système, du coup, d’obligation vis-à-vis des employeurs. Voilà. Pour les choses élémentaires, ça ne se fait déjà pas beaucoup, mais pour le harcèlement, je pense qu’il devrait y avoir des sensibilisations aussi bien des patrons que des travailleurs. Tout le monde. C’est d’ailleurs un truc que j’avais mis dans mon dossier: qu’est-ce qui pourrait faire changer les choses ? C’était une de mes propositions.

E : D’accord. Et est-ce qu’il y a d’autre chose qui aurait pu faire que vos comportements soient plus présents ?

T8 : Non. Je pense que je l’étais assez. Vraiment. Je pense que je l’étais assez et que je l’ai toujours été. Voilà.

E : Donc, plus présents chez les autres témoins. Est-ce qu’il y a des choses qui auraient pu, comme vous venez de l’évoquer (la prévention et la sensibilisation), est-ce qu’il y a d’autres choses qui auraient pu inciter les gens à réagir ?

T8 : Mais, les gens se défendent. Enfin, je veux dire... Il y a un crash ici, un accident, il y a des gens qui vont dire: « Voilà ma carte, je suis pressé, je peux témoigner plus tard », ou bien « Je ne veux pas avoir d’ennuis avec la justice », etc… Ça, c’est un fait bien réel. Deux voitures se cognent, il y a de la casse, c’est clair et net. Enfin, ça paraît clair et net. Mais, dans le cas du harcèlement, on ne connaît pas suffisamment la problématique du harcèlement, et on va dire: « Mais, de toute façon, elle était chiante, c’est normal hein… c’est normal ce qui lui est arrivé », ou des propos comme ça, puisque les gens ne connaissent pas cette problématique-là. Donc, effectivement, parler du harcèlement, renvoyer vers des écrits d’ Hirigoyen etc…, ça pourrait aider. Mais, bon. Les gens n’ont pas envie de se mettre là-dedans. Voilà.

E : Et à l’inverse, qu’est-ce qui pourrait faire que les gens réagissent moins ?

293


T8 : J’essaye de penser… Eh bien d’abord, j’aurais pu être instrumentalisée. J’aurais pu être instrumentalisé, en disant: « De toute façon, cet individu-là, il est comme ça, comme ça, comme ça, ça ne vaut pas la peine de le défendre », enfin, que sais-je, un truc comme ça. Ou bien, je sais que je dois re-signer un contrat dans six mois et que je n’ai vraiment pas intérêt à me faire remarquer, et que si j’ai envie d’avoir mon contrat...

E : La peur de perdre son emploi ?

T8 : La peur de perdre son emploi, ça c’est évident, la peur aussi d’une promotion. Parce que, quand même, on peut évoluer dans le service public. Oui, la peur d’être mis sur le côté. Parce que dans les institutions, il y a toujours des groupes, comme ça, qui fonctionnent bien ensemble, qui s’auto contrôlent.

E : De perdre certains bénéfices, peut-être, le bénéfice d’être dans un groupe...

T8 : Oui, c’est ça, aussi, aussi. Oui. C’est rare les personnes qui se positionnent. J’ai une amie que j’ai rencontrée aussi à Brugmann et qui me parlait l’autre jour... Il y a des tas de gens que je connais et qui peuvent raconter des choses. Il n’y a rien à faire. Là, dans cette entreprise, c’est à la région bruxelloise, celle qui a… Région de Bruxelles-capitale, aussi un service public, le chef harceleur est devenu la personne de confiance. Alors, il poursuit un gars au sein d’une équipe pour le moment, c’est en train de se passer maintenant, il poursuit un gars, et il a envoyé des mails à tous les collaborateurs en disant: « S’il met son pied de travers, ou s’il a fait une faute dans un truc, il faut me le signaler. » J’ai dit à M***: « J’espère que tu as bien gardé ça. » Et, un beau jour, elle va en réunion d’équipe, et elle a dit: « Ecoutez, moi je ne suis pas d’accord, sur votre manière de fonctionner, on n’a pas le droit de faire ça. On n’a pas le droit. Vous n’avez pas le droit. Il ne fait pas mieux ou moins bien son travail que chacun d’entre nous ici. » Le type est en congé de maladie, maintenant. Et donc, elle lui a déjà dit à ce garslà: « Ecoute, si tu as besoin d’un témoignage, de mon soutien, je suis là. » Et là, maintenant, il prend un peu de recul, il se repose, et M*** me demandait: « Qu’est-ce que je peux faire dans ce cas-là ? Si la personne de confiance est justement le 294


harceleur, qu’est-ce qu’on fait ? » Alors, je lui ai dit d’aller dans un service externe de prévention, c’est justement le même que le mien, de prendre contact là, et de voir, et d’effectivement, d’aller plus haut, parce que là, c’est grave. Voilà. Elle va le faire. Elle a reçu, elle, clairement le mail, en disant: « Si J*** oublie de mette une virgule quelque part, vous me le signalez tout de suite. » Et, ça, tous les gens du service l’ont reçu. Une faute. Enfin bon, c’est très bien. C’est très bien, oui, oui.

E : Et est-ce qu’il y a d’autres choses, selon vous, qui pourraient faire que vos comportements, ou que les comportements d’un témoin soient moins présents ?

T8 : La peur de l’après.

E : C'est-à-dire ?

T8 : Par exemple, moi j’ai... Mon harceleur a essayé, il instrumentalise tout le monde, et alors il a dit: « Oui, Anne, elle ne travaille pas beaucoup, elle fout rien, en fait, mais elle se plaint d’avoir trop de travail. » Ça, c’est classique. C’est partout. Et il dit ça à des gens, dans la rue. C’était mon amie, il ne le savait peut-être pas trop, mais, cette amie est en présence d’un autre ami, ils vivent ensemble. Et, je demande à mon amie: « Veux-tu bien témoigner, pour moi, qu’il t’a dit « elle fout rien et elle se plaint toujours d’avoir trop de travail », tel mois, dans telle année ? » Son copain a dit: « Non, moi je ne veux pas avoir d’ennuis. Si tu fais ça, moi, je risque d’avoir des ennuis pour faire des jobs, des promotions, dans le cadre de « Bruxelles ma belle », etc. Enfin, bon. Parce qu’ils sont dans un milieu artistique, c’est le chef du service de la culture, en plus. Donc, il y a des ramifications de connaissances. Et donc, D*** a peur de rater des contrats à cause de ça. Parce que du coup, le harceleur, va lui fermer les portes.

E : Donc, peur des conséquences pour soi après...

T8 : Pour soi, mais pour son ami qui était là aussi. Donc, ça, c’est une réalité. J’ai reposé la question, maintenant. Je n’ai toujours pas de réponse, mais je l’ai reposée. Je lui ai dit: « Ecoute, ça n’engage le fait que cette personne ait dit ça. Ce n’est pas pour ça 295


qu’il faut dire que c’est un méchant harceleur. Ça, c’est pas ton problème, c’est autre chose, mais d’apporter un élément ». Voilà.

E : Donc, peur des conséquences pour son emploi, après, quelque part, qu’elle n’ait pas les contrats ?

T8 : C'est-à-dire... oui, pour son emploi. Mais ce ne sont même pas des personnes qui font partie de la commune, qui ne travaillent pas à la commune, mais pour d’autres relations qui peuvent aboutir à des emplois après. Ça, oui. Par exemple, j’ai une amie qui est artiste. Ce type de la culture, il gère tous les artistes de la commune. Si cette fille se porte témoin... Parce que cette fille a travaillé bénévolement pour moi, j’ai demandé l’autorisation au collège, etc…, donc, si elle a travaillé bénévolement, ce n’était pas pour se tourner les pouces. C’est parce qu’elle a bien vu qu’il y avait un problème. J’ai eu d’autres travailleurs bénévoles dans des actions qui nécessitaient d’être à plusieurs, quand même, et elle... Enfin, qu’est-ce qui va se passer ? Elle n’aura pas le droit d’exposer dans la commune. Elle risque ça. Donc, il tient quand même pas mal de rênes. Donc, si les gens ne témoignent pas, c’est aussi pour ces raisons-là.

E : Est-ce qu’il y a d’autres raisons qui vous viennent à l’esprit ?

T8 : Moi, je crois que le témoin... Le témoin devient un petit peu le paria, comme la personne qui a osé porter plainte. Je crois qu’elle pourra être perçue comme ça. Et de toute façon, on en dira du mal. « Ah, oui, mais, celle-là... ». Voilà.

Commentaires pendant la passation du questionnaire :

T8 : Pour moi, c’est le harceleur. C’est très clair, mais, intégré dans une entreprise qui le soutient. Voilà. Moi, c’est ce que je dirais. Est-ce que je peux écrire ? (Lis à haute voix) Et selon vous qui est responsable de cette situation ? Pour moi, c’est le harceleur. La personne cible, non. Faut arrêter, ça. Dans une entreprise saine, les harceleurs sont immédiatement recadrés. C’est ce que je pense... Enfin, c’est ce que... voilà. 296


Chez moi, c’est celle-ci. Ça correspond plus à de la... au service public. (Lis à haute voix une des propositions) … les uns avec les autres orientaient leur travail de façon à remontrer leur besoin d’accomplissement les plus élevés ... Ça, c’est un travail de groupe, ici. Ça, on casse. Ça, on casse. Oui, ici, je dirais... Oui... utilise cette tendance... Le harceleur peut déployer ses talents de perversité dans une institution dont le management est soutenant. Voilà. Il y a différentes descriptions à faire parmi les types de management, mais... oui, c’est une... ça, c’est ce que je pense maintenant, aujourd’hui. Mais, pendant de longs mois, en ce qui me concerne, j’ai pensé être coupable. Voilà. Le fait de passer à la clinique du stress, quand même, ça remet un peu les pendules à l’heure sur tout ce que Corten fait, notamment, par rapport à la manipulation, etc., tous les cours qu’il donne, ça éveille quand même, et toutes les lectures aussi. Voilà. Je viens de tomber sur un livre... Je ne sais pas si c’est fini ?

E : Oui. Merci.

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