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UN AVENTURIER SOUS LA TIARE
LES ENFANTS TERRIBLES
LA LÉGENDE ET L’HISTOIRE
BORGIA DE LÉONARD DE VINCI À MICHEL-ANGE
LE
TEMPS DES
Editorial
© BLANDINE TOP.
par Michel De Jaeghere
On leur a prêté des crimes à foison. Il ne suffisait pas que le pape ait vécu maritalement avec ses maîtresses, qu’il ait entretenu au Vatican trois de ses enfants.Qu’il ait convoité,pour eux,de prestigieuses alliances, nourri d’immenses ambitions. Il fallait qu’il ait empoisonné ses cardinaux pour se saisir de leur fortune et noué un commerce infâme avec Lucrèce; que César et Jean aient disputé à leur père les faveurs de leur sœur;que le fils du pape ait fait lui-même assassiner son frère dans les rues de Rome par des spadassins. Les ambassadeurs étrangers, les grandes familles romaines, qui n’avaient pas assisté sans scandale à l’ascension d’une lignée de parvenus captant des privilèges qu’elles s’arrachaient de haute lutte,d’ordinaire,n’avaient pas manqué de répandre,dans leurs lettres,les rumeurs les plus malveillantes.Le maître des cérémonies du souverain pontife avait tenu un journal dans lequel il avait consigné avec un soin maniaque les manquements du pape à la morale,en même temps qu’à l’étiquette. Il en avait inventé au passage quelques-uns. N’importe. Leurs témoignages allaient fournir, pour les siècles, la matière de la plus singulière des histoires, la plus rocambolesque des sagas familiales. Les adversaires de l’Eglise romaine tenaient, avec eux, des héros tels qu’ils n’auraient pas osé,peut-être,les inventer eux-mêmes.Il leur suffisait de laisser aller leur verve pour broder autour du canevas qu’avaient dessiné leurs débordements. Les princes italiens racontèrent qu’Alexandre VI avait fait un pacte avec le diable. Les théologiens réformés le peignirent sous les traits de l’Antéchrist. Les philosophes des Lumières rapportèrent les ragots puisés dans les chroniques comme autant de pièces à conviction. Victor Hugo y trouva l’intrigue d’un mélodrame aux couleurs criardes d’un spectacle du Grand-Guignol. Le siège de Pierre n’avait pas connu, avec leur règne, un épisode hors du commun : les Borgia avaient fait voir la véritable nature des ennemis de la déesse Raison. Notre époque a trouvé le mythe tout prêt à la consommation, sans avoir besoin de solliciter un obscur tâcheron des lettres afin qu’il en compose le Da Vinci Code pour public en mal d’énigmes policières,d’ésotérisme,de complots.Elle n’a eu qu’à se donner la peine de le décliner au cinéma et à la télévision. Du sang, du sexe et de la mort ; l’hypocrisie démasquée dans les couloirs mêmes du SaintSiège ;le crime et la luxure révélés comme pratiques ordinaires dans les passages secrets du Vatican. Le grand mérite de l’exposition qu’organise aujourd’hui le musée Maillol à Paris est de donner l’occasion de briser la gangue dans laquelle a été figée leur histoire,pour replacer,enfin,les Borgia dans leur temps. Ni anges ni démons : des princes de la Renaissance que la violence de l’époque et la singularité de leur condition d’étrangers dans une Rome hérissée des tours de ses familles nobiliaires obligeaient, peutêtre,pour survivre,à pousser l’amoralisme plus loin que leurs concurrents;que les jalousies suscitées par leur position condamnèrent à ce que ne soit consentie aucune indulgence à leur part d’ombre. Alexandre VI était devenu pape en 1492 : l’année même du voyage de Christophe Colomb, de l’expulsion des Juifs d’Espagne et de l’achèvement de la Reconquista. Autant dire qu’il lui avait été donné d’exercer la plus haute des magistratures spirituelles dans un monde en plein bouleversement.
La découverte de l’Amérique était celle d’un continent inconnu,habité par des peuples qui n’avaient participé,ni de près ni de loin,à l’aventure de la civilisation. La Renaissance ne se caractérisait pas seulement par la redécouverte du patrimoine antique, tel que l’avaient conservé les bibliothèques de Constantinople,désormais aux mains de l’Islam. Elle avait sonné le glas du double pouvoir de l’empereur et du pape au profit d’Etats monarchiques dont les souverains ne se souciaient guère de l’autorité du Saint-Siège, au moment où la diffusion de l’imprimerie ouvrait la voie au libre examen. L’homme que Léonard de Vinci inscrit dans un cercle parfait devient la mesure de son propre destin. L’illusion d’un progrès moral apporté par le perfectionnement des techniques se substitue à la contemplation des vérités éternelles. L’individu s’affranchit des communautés au sein desquelles il avait accoutumé de s’inscrire,il se détourne de la méditation de l’ordre du monde pour se mettre à l’écoute de sa volonté seule. Les Borgia peuvent entrer en scène, et il est singulier que leur jettent la pierre ceux qui se félicitent de cette libération;que condamnent César les admirateurs de Machiavel. Car c’est en Italie que cette révolution trouve son épicentre.Là que, formé par les antiques disciplines médiévales,l’individu secoue soudain le joug pour ne plus laisser parler que sa force, son énergie, sa virtù, avide de prendre possession, ici et maintenant, des richesses de la terre, et de jouir sans entraves de son émancipation. La situation y était,plus qu’ailleurs,propice. Les Etats s’y faisaient et s’y défaisaient avec l’appui de souverains étrangers. Les condottieri y vendaient leurs services aux princes les plus offrants. De cette révolution politique et intellectuelle, naquit l’une des plus extraordinaires efflorescences artistiques de l’histoire des hommes. Elle ne pouvait manquer de susciter,aussi,le trouble des esprits.Elle explique, sans excuser leurs crimes, les errements auxquels furent conduits les Borgia, à la tête d’une institution séculaire, mais dont les ressorts de pouvoir ne fonctionnaient plus. Le discrédit que jeta sur eux leur inconduite ne manqua pas de porter atteinte à la réputation de l’Eglise.N’empêche : Alexandre VI n’en avait pas moins compris qu’il était devenu, pour un temps, nécessaire à la papauté de disposer de la puissance temporelle qui lui permettrait de survivre à la montée du scepticisme et de s’inscrire dans le mouvement du siècle pour attirer à elle les nouvelles élites,la placer au cœur de l’extraordinaire renouveau intellectuel et artistique dont il voyait se lever les prémices. « Alexandre VI, note justement Voltaire, laissa dans l’Europe une mémoire plus odieuse que celle des Néron et des Caligula, parce que la sainteté de son ministère le rendit plus coupable.Cependant, c’est à lui que Rome dut sa grandeur temporelle, et ce fut lui qui mit ses successeurs en état de tenir quelquefois la balance de l’Italie. Son fils perdit tout le fruit de ses crimes que l’Eglise recueillit. (…) Il ne conserva rien de toute sa funeste grandeur. Tout fut pour le Saint-Siège, à qui sa scélératesse fut plus utile que ne l’avait été l’habileté de tant de papes soutenue des armes de la religion. » Orson Welles le dit autrement : « L’Italie, pendant les trente années de règne des Borgia, connut la guerre, la terreur, les meurtres et des flots de sang.Mais elle produisit Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. La Suisse connut pendant cinq siècles la démocratie, la fraternité et la paix, et elle a produit le coucou. »
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© 2014. PHOTO SCALA, FLORENCE. © LUCA POSTINI/OFFICINA DELLI IMMAGINE, MILANO.
ANGÉLIQUE
GLORIA Ci-dessus : Annonciation, par Cristoforo Scacco da Verona, vers 1500, huile sur bois, 157 x 114 cm (Nola, Chiesa dell’Annunziata, en dépôt au Museo Diocesano). Mêlant tradition (fond doré hérité du Moyen Age) et innovation (perspective), la scène s’articule, dans un jeu gracieux de gestes et de regards, autour de la conversation entre la Vierge et le messager de Dieu. A gauche : Tête d’apôtre, par Melozzo da Forlì, XVIe siècle, fresque détachée, 62,5 x 62,5 cm (Cité du Vatican, Musei Vaticani, Pinacoteca). Cette œuvre est le fragment d’une fresque peinte vers 1480 par Melozzo da Forlì pour décorer le chœur de la basilique des Saints-Apôtres à Rome. Y figurait le Christ glorieux entouré d’apôtres et d’anges musiciens. Les traits bien définis et les effets de volume soulignent la maturité artistique de ce maître de la perspective et confèrent un style monumental en vogue dans la Rome de l’époque. La fresque fut détruite en 1711 lorsque le chœur fut rasé.
10 journées de l’histoire d’une dynastie
30 décembre 1501
Les noces de Ferrare
Instrument politique entre les mains de son père, Alexandre VI, et de son frère, César, Lucrèce épouse en troisièmes noces le duc de Ferrare.
PHOTOS : © MUSEO CIVICO ARCHEOLOGICO, BOLOGNA. © ARTOTHEK/LA COLLECTION.
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lle danse avec son frère, duc de Valentinois et de Romagne.Légère dans les bras de César,elle a subjugué toute la délégation de Ferrare venue chercher la future femme d’Alphonse d’Este. C’est un de ses frères, Ferdinando, qui a remis à Lucrèce un anneau d’or serti de pierreries au cours de la bénédiction nuptiale.Depuis l’arrivée des Ferrarais,ce ne sont que fêtes, danses et réjouissances au Vatican mais également dans la ville. César les préside. Il est devenu le prince de Rome depuis qu’il a renoncé à ses vœux. Il a été nommé par son père gonfalonier et capitaine général de l’Eglise. Grâce à Alexandre, Louis XII a obtenu l’annulation de son mariage avec Jeanne de France et une dispense pour épouser la veuve de Charles VIII, Anne de Bretagne ; en échange, César a été fait duc par le roi,qui lui a aussi permis de se marier avec Charlotte d’Albret,la sœur du roi de Navarre.Louis XII a repris à son compte le rêve italien du défunt Charles VIII, son cousin.Et César s’est élancé à ses côtés dans la bataille avec la bénédiction d’Alexandre VI,qui soutient maintenant la cause du roi de France.Tandis que Louis XII s’emparait du duché de Milan, qui avait appartenu à la famille Visconti dont il descend par sa grand-mère, César en a profité pour conquérir la Romagne. Lucrèce se laisse guider par son frère. Elle se marie pour la troisième fois. Sa première union avec Giovanni Sforza a été annulée par le pape qui ne voyait plus aucun intérêt à cette alliance avec un parent de Ludovic le More.Son deuxième mari, Alphonse d’Aragon est mort en 1500 dans des circonstances obscures. Il a été attaqué un soir tandis qu’il rentrait au palais de Santa Maria in Portico. Il se remettait à peine de ses blessures quand il a été étranglé, par un inconnu, dans sa chambre. Lucrèce a beaucoup pleuré car elle était sincèrement éprise du bel Alphonse.Elle lui avait donné un fils,Rodrigo.La rumeur romaine lui impute un autre enfant. Il serait né au couvent où Lucrèce faisait une retraite.Une bulle du pape a établi que «l’enfant romain » était le fils de César Borgia. Mais dans une autre bulle,tenue secrète, AlexandreVI a reconnu que Giovanni était né de ses œuvres et d’une mère célibataire. Les pamphlets venimeux et les allusions scabreuses sur les Borgia circulent depuis des années à Rome. On parle d’inceste, d’orgies, de bacchanales et même d’un pacte avec Satan. Alexandre n’y prête guère attention, mais César enrage. Il a le sang chaud. La colère aussi prompte que le sourire conquérant lorsqu’il aborde une jolie femme.Les Este se sont montrés d’abord réticents à une alliance avec les Borgia. Mais la dot promise par
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le pape les a rendus plus conciliants.Elle doit être comptée,ducat par ducat, avant le départ de Lucrèce pour Ferrare. Alexandre s’en gausse et traite le duc régnant,Hercule Ier,de «boutiquier». Le 6 janvier 1502,jour du départ de Lucrèce,il neige sur Rome. L’escorte de la fille du pape est composée de plus de cent gentes dames et beaux seigneurs. Deux cents cavaliers armés les encadrent. Tous les sujets pontificaux, sur la route empruntée par Lucrèce,ont reçu recommandation de faire un accueil royal aux voyageurs. Ils font étape à Nepi, Spolète, dont Lucrèce a été durant quelques mois gouverneur par ordre de son père. A Urbino,le duc Guidobaldo met son palais à la disposition de Lucrèce. Puis le cortège traverse les villes qui font désormais partie du nouveau fief ducal de César Borgia. Le 30 janvier à Castel Bolognese, ville frontière du duché de Ferrare, Alphonse d’Este,masqué,vient à la rencontre de Lucrèce. Il garde un fort mauvais souvenir de sa première épouse, Anna Sforza,qui ne lui a laissé aucun regret en mourant. Taillé comme un géant, il se méfie, mais très vite Alphonse est conquis par Lucrèce qui l’accueille avec beaucoup de gentillesse et de douceur. Ils passent plus de deux heures ensemble et se séparent fort contents l’un de l’autre. Les noces commencent au lendemain de l’arrivée de Lucrèce à Ferrare. Comme à Rome les festivités se succèdent. Tout le monde,le duc Hercule,le premier, est séduit par la jeune femme, sa beauté et sa spontanéité. Un poète de vingt-sept ans, Ludovico Ariosto, attaché au cardinal Hippolyte, frère d’Alphonse d’Este, en est subjugué. I. de C.
BELLE PROMISE Ci-dessus : Médaille commémorative
pour Alphonse Ier d’Este et Lucrèce Borgia, pour leur mariage, bronze, 1502 (Bologne, Museo Civico Archeologico). Page de droite : Flora (portrait présumé de Lucrèce Borgia), par Bartolomeo Veneto, 1520-1525 (Francfort, Städel Museum).
© DIREZIONE DEI MUSEI-GOVERNATORATO DELLO STATO DELLA CITTÀ DEL VATICANO.
BORGIA
Le temps des Borgia
Pentecôte, peinte par Pinturicchio et son atelier, dans la salle des Mystères des appartements Borgia, au Vatican, 1492-1494.
Par-delà l’écran de fumée noire qui obscurcit la légende des Borgia, que reste-t-il des personnages qui l’inspirèrent, de leur action politique, spirituelle et artistique ? Spécialistes de la Renaissance, analystes religieux et historiens d’art font la part du mythe et de la réalité historique.
© COLCHESTER AND IPSWICH MUSEUMS.
L’AÎNÉ DES BORGIA
Ci-dessus : César Borgia quittant le Vatican, par Giuseppe Lorenzo Gatteri, 1877 (Trieste, Museo Revoltella). « J’ai horreur de votre frère César, qui a des taches de sang naturelles au visage ! de votre frère César, qui a tué votre frère Jean ! » proclame Alphonse d’Este à sa femme dans Lucrèce Borgia de Victor Hugo.
Professeur d’histoire moderne à l’université d’Aix-Marseille, Guy Le Thiec est l’éditeur de la correspondance de Lucrèce Borgia (Lettres d’une vie, Payot, 2014), d’une anthologie documentaire et d’un essai historique dédiés aux Borgia (Correspondance des Borgia. Lettres et documents, Mercure de France, 2013 et Les Borgia. Enquête historique, Tallandier, 2013).
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© THE ART ARCHIVE/MONDADORI PORTFOLIO/ELECTA.
“Le pape était, à la Renaissance,
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n pourrait croire que le véritable mythe historique auquel les Borgia ont donné naissance repose sur une simple exagération de faits avérés,où meurtres et incestes le disputent aux empoisonnements et débauches. La déformation du temps,jointe à la médisance d’adversaires, aurait par la suite fait son œuvre, accordant ainsi une aura sulfureuse à un trio funeste : Alexandre VI, et ceux de ses enfants les plus renommés, César et Lucrèce. En fait, démêler en son sein le vrai du faux suppose un examen critique aussi bien des sources que de l’histoire même des Borgia,tant cette dernière est comme prise dans la gangue du mythe. Analyser celui-ci est sans doute le gage d’une vision plus juste, c’est-à-dire historique, des trois Borgia les plus fameux.
DE QUELQUES FAITS ET MÉFAITS Crimes
De nombreux meurtres ont été attribués aux Borgia, que le pape Alexandre VI empoisonne certains de ses cardinaux,que Lucrèce se débarrasse d’amants,ou que César exécute ses ennemis politiques. Un examen sérieux des faits, quand les sources le permettent, montre que seuls quelques-uns de ces crimes (aucun dans le cas de Lucrèce) doivent leur être attribués. Invoquer, pour les expliquer, le degré de violence des mœurs politiques contemporaines, celles de la Renaissance italienne,n’est pourtant qu’en partie satisfaisant : d’une part,établir celuici est malaisé, même si l’impression demeure d’un recours alors plus fréquent au crime;d’autre part, on pourrait objecter, en matière de mœurs,qu’on en attendrait d’autres du pasteur de la chrétienté, voire de ses proches. Ce serait surtout manquer la spécificité de ce que furent les Borgia : une famille de petite noblesse valencienne entrée, grâce au concours de l’oncle et pape Calixte III (1455-1458),dans le cercle relativement étroit de ces familles patriciennes ou nobles d’Italie qui entendaient se hisser au sommet de l’Etat pontifical pour asseoir durablement une puissance familiale,voire territoriale. Normes et mœurs furent par conséquent avant tout celles d’un combat politique.
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Si César était crédité par son père même d’un sentiment aigu de l’honneur, le conduisant à vouloir venger la plupart des affronts subis,ce furent avant tout, quant à lui, les exécutions supposées de certains de ses adversaires qui scandalisèrent. Ainsi d’Astorre Manfredi, seigneur de Faenza, qui, lui ayant opposé une résistance héroïque alors que, capitaine général de l’Eglise, il entreprenait la reconquête de la Romagne pontificale (1500-1501), fut finalement détenu au château Saint-Ange : on retrouva quelque temps après son corps dans le Tibre. Cette exécution politique, ordonnée par César, qui se défiait d’un jeune seigneur susceptible d’animer une révolte en Romagne, montre assez comment fut noircie sa réputation, notamment par les historiens florentins (François Guichardin).On lui prêta,en effet,sans aucun fondement historique, des abus sexuels sur la personne d’Astorre avant l’exécution. Quant à l’assassinat de son frère cadet Jean, duc de Gandie,le fils préféré de Rodrigo Borgia, le magistrat Mario Stranges a récemment démontré combien ce crime,advenu le 14 juin 1497, avait tout d’une vendetta politique ou privée (acharnement patent sur le corps avec neuf blessures, absence de vol…). Invoquant l’absence ultérieure de grief chez les puissances qui avaient pourtant intérêt à noircir la figure de César (le roi de Naples Frédéric d’Aragon,qui lui refusa sa fille Charlotte ;l’ambassadeur d’Espagne, qui lui reprochait son rapprochement avec la France…), et, entre autres,le maintien de l’affection du pape à son égard, il conclut à son innocence. Alexandre VI, pour sa part, aurait eu comme victimes de prédilection certains des cardinaux. Comme l’ambassadeur de Venise put le dire à propos de la disparition du cardinal vénitien Michiel,le pontife «engraissait» ses futures victimes en leur accordant nombre de bénéfices ecclésiastiques rémunérateurs,pour ensuite les supprimer et capter leur héritage d’hommes d’Eglise au profit notamment de sa famille. Si Michiel fut effectivement empoisonné par son majordome, ce ne fut cependant que tardivement et sous la torture que ce dernier accusa les Borgia, au temps où le successeur
Le temps des Borgia
d’Alexandre VI, Jules II, s’employait par une série de procès à proprement purger l’Etat pontifical des partisans d’un prédécesseur honni et à noircir sa mémoire. De plus, l’empoisonnement de Michiel,assez brutal,ne paraît guère apparenté au fameux et subtil poison que la famille Borgia est censée avoir utilisé. On accusa pareillement Alexandre VI de la disparition des cardinaux Ferrari et Orsini. Là encore, le soupçon d’empoisonnement désigna le coupable,y compris parfois chez les historiens. C’est pourtant faire peu de cas non seulement des liens existant entre Rodrigo Borgia et son collaborateur Giovanni Battista Ferrari (mort en 1502), qui était à son service depuis 1466 alors qu’il n’avait que quinze ans, mais aussi de la grande estime dans laquelle le tint Alexandre VI, au point de l’avoir choisi comme son envoyé à Ferrare pour négocier le futur mariage de Lucrèce avec Alphonse d’Este.L’opinion romaine,qui relayait volontiers les moindres accusations contre les Borgia, ne railla d’ailleurs à sa mort qu’un cardinal victime de ses médecins. Quant au cardinal Orsini, sa disparition eut lieu sur fond d’un nouvel affrontement politique entre les Borgia et cette ancienne famille romaine. Ce fut, en effet, au lendemain du « coup » de Sinigaglia (31 décembre 1502),où César s’empara de plusieurs de ses adversaires dont certains Orsini, qu’Alexandre VI fit détenir le puissant cardinal dans l’appartement papal du palais pontifical. Celui-ci y mourut, après un durcissement de ses conditions de détention,d’une maladie qui dura plusieurs jours et, ce, malgré l’action des médecins personnels d’Alexandre : on parla aussitôt d’empoisonnement et le pape fit exposer le cadavre comme démenti.
Mœurs
La réputation de Lucrèce Borgia ne fut pas plus épargnée. Son premier mariage, en 1493, avec Giovanni Sforza,alliance tactique du pape avec les puissants Sforza de Milan quand s’esquissait la conquête française de Naples, se révéla rapidement stérile. Atteint dans son honneur par le soupçon d’impuissance, le jeune époux laissa entendre qu’en annulant
le mariage, Alexandre VI voulait récupérer sa fille,par impudicité.Le thème d’un inceste chez les Borgia était né et allait prospérer,notamment à cause de la naissance de l’infans romanus, Giovanni Borgia, ce nouveau-né qui fit l’objet en septembre 1501 de deux bulles consécutives et contradictoires attribuant sa paternité, pour la première, à César, et pour la seconde (destinée à demeurer secrète) à Alexandre VI lui-même. Dans les deux cas elles avaient comme objet d’associer ce descendant du sang Borgia aux autres héritiers du clan en le légitimant, mais elles furent vite exploitées comme la preuve d’un inceste avec Lucrèce, l’identité de la « femme romaine » n’étant pas précisée et la rumeur ayant par ailleurs attribué à Lucrèce une grossesse à peu près contemporaine. Les Borgia furent-ils particulièrement immoraux ? Outre le fait que le jugement moral ne relève pas de l’activité d’un historien, on rappellera les quelques familles pontificales qui les précédèrent ou les suivirent : Pie II (14581464) avait eu une descendance ;Innocent VIII (1484-1492) venait quant à lui de marier la sienne au Vatican ; Paul III, un peu plus tard (1534-1549), allait parvenir au but recherché par Alexandre VI : constituer une principauté pour sa descendance Farnèse, le duché de Parme. L’originalité manifeste du cardinal Rodrigo Borgia est d’avoir conservé sa maîtresse Giulia Farnèse alors qu’il devenait pape, ce qui nous vaut quelques lettres enflammées et une menace d’excommunication si celle-ci s’obstinait, alors que l’armée française approchait de Rome (novembre 1494),à rester avec son époux plutôt que de rejoindre son amant pontifical.Du seul point de vue historique,cela éclaire quoi qu’il en soit la nature de ce pouvoir pontifical où le pape était à la Renaissance un prince comme les autres, ayant musiciens, bouffons et dames à sa cour. Et à s’autoriser un point de vue moral, prenant acte de la paternité de Rodrigo Borgia, on pourrait faire valoir qu’il lui fut au moins donné de faire l’expérience de l’amour paternel, doublant ainsi, dans sa chair, sa conception de la théocratie pontificale de la pratique concrète de l’amour pour ses enfants.
© THE ART ARCHIVE/MUSÉE DES BEAUX ARTS DIJON/DAGLI ORTI. © SSPSAE E PER IL POLO MUSEALE DELLA CITTÀ DI ROMA.
un prince comme les autres.”
LES AMANTS
En haut : Alexandre VI (Dijon, musée des BeauxArts). Ci-dessus : Portrait présumé de Vannozza Cattanei, mère de César et Lucrèce, par Innocenzo da Imola, XVIe siècle (Rome, Galleria Borghese).
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Le code secret d’Alexandre VI PAR ARNOLD NESSELRATH
Dans les appartements d’apparat d’Alexandre VI, les fresques de Pinturicchio servirent de décor aux moments où le pape jouait son rôle devant l’histoire. Ils résument en images la perspective dans laquelle il entendait inscrire son pontificat.
© DIREZIONE DEI MUSEI-GOVERNATORATO DELLO STATO DELLA CITTÀ DEL VATICANO.
La Dispute de sainte Catherine d’Alexandrie, dans la salle des Saints, par Pinturicchio, 1492-1494.
PHOTOS : © DIREZIONE DEI MUSEI-GOVERNATORATO DELLO STATO DELLA CITTÀ DEL VATICANO.
Le temps des Borgia
CHEF DE L’ÉGLISE
du pape Borgia et pour les tiares pontificales,et en utilisant de vraies cordes dans les parties décoratives et héraldiques, il créait de véritables collages.Le décor des appartements pontificaux n’étant pas destiné à survivre à son commanditaire, Pinturicchio y accorda ainsi une large part non seulement à ses collaborateurs mais à sa création expérimentale. L’entente entre commanditaire et artiste fixa dans un langage figuratif,au début du pontificat d’Alexandre VI, la personnalité de l’un des principaux acteurs de son
sentir leur poids, la confrontation avec l’Empire ottoman débordait aussi sur le monde religieux, l’autre domaine du pape. C’est précisément là, à l’intérieur même de l’Eglise catholique, que des oppositions jusque-là cachées émergeaient, représentées alors par la figure de Savonarole, et que les effets de la migration soudaine des Juifs expulsés d’Espagne après 1492 commençaient à se manifester.La terre elle-même semblait se transformer,avec la découverte de nouveaux mondes, de peuples de races
Ci-contre : Le Martyre de saint Sébastien, lunette dans la salle des Saints. Ci-dessous : La Résurrection du Christ, dans la salle des Mystères. La mandorle dorée du Christ et le manteau du pape sont ornés de perles en cire collées, rehaussant la luminosité de l’intérieur. Agenouillé à gauche, le pape Alexandre VI assistant au mystère (détail, page de gauche). Son incapacité à distinguer les intérêts de sa famille de ceux de l’Eglise a nui à la mémoire d’un personnage pourtant doué de qualités évidentes.
“Le pape Borgia jouait son rôle devant l’histoire.” temps. Pendant onze ans, les images de Pinturicchio servirent en effet de décor à presque toutes les scènes où le pape Borgia jouait son rôle devant l’histoire,en même temps qu’elles fixaient la perspective dans laquelle il avait entendu placer son action : l’affirmation de la Résurrection du Christ,l’universalité de la mission de l’Eglise,sa vigilance face à l’Empire ottoman,et l’ordonnancement des arts et des sciences à la création divine. Un changement radical du monde était alors à l’œuvre,qui s’accéléra durant son règne.Tandis que, dans le monde politique, se rallumaient les guerres en Italie, et que les invasions étrangères faisaient
diverses, aux coutumes les plus variées, et jusqu’alors inconnus. Dans cette première présentation du nouveau pape par lui-même,le commanditaire comme l’artiste ont fait allusion à plusieurs aspects de cette extraordinaire mutation. Les deux premières chambres après la Grande Salle présentaient un programme religieux : la première était dédiée à la Madone et la seconde aux saints. Dans les lunettes de la salle des Mystères, sous la voûte peuplée de figures de prophètes de l’AncienTestament,se déroule un cycle qui illustre les sept joies de Marie, célébrées tant comme fêtes de l’Eglise que comme objet de méditation.
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Serial Borgia PAR MARIE-AMÉLIE BROCARD
Les Borgia sont de retour sur Canal+. Une dernière saison ambitieuse, mais qui n’évite toujours pas poncifs et anachronismes.
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u sang, du sexe, des scandales, et une lutte de pouvoir avec, pour toile de fond, l’Eglise de la Renaissance, et, en arrière-plan, une plongée dans les arcanes du Vatican. Si les Borgia n’avaient pas existé, la télévision les aurait inventés. Il est même surprenant que l’univers des séries ne s’en soit pas emparé plus tôt. Comme pour rattraper ce retard deux séries concurrentes ont été produites en même temps. Créée par Neil Jordan, la version outre-Atlantique, The Borgias, compte déjà trois saisons diffusées sur Showtime entre 2011 et 2013. Elle a été rachetée par D8.
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Tom Fontana est quant à lui aux commandes de Borgia, production européenne diffusée depuis 2011 sur Canal+ et dont la troisième et dernière saison est programmée pour cet automne 2014. Les deux séries s’ouvrent alors qu’Innocent VIII approche de la fin et que le cardinal Rodrigo Borgia se prépare à tout faire pour monter sur le siège de Pierre. Si le rythme change d’une production à l’autre, le fil conducteur reste dans les deux cas l’évolution des trois figures de la famille qui sont restées dans la mémoire collective : Alexandre VI, Lucrèce et surtout César, le modèle du Prince de Machiavel.
THE BORGIAS
Le point de départ est le même, mais le traitement des deux séries diffère. Bénéficiant des moyens financiers nord-américains, The Borgias, brille par son esthétisme : les tenues sont superbes, les décors donnent au spectateur le sentiment d’être immergé dans une toile de la Renaissance, même s’ils sont souvent anachroniques. On peut faire crédit à la série de personnages relativement bien développés et interprétés, et suffisamment charismatiques pour qu’on arrive à s’intéresser à leur histoire. Si Alexandre VI n’est pas toujours à la hauteur de sa légende – il devrait apprendre à se redresser et à
fermer les jambes quand il siège au consistoire (on s’étonnerait presque qu’il ne mâche pas de chewing-gum) –, son fils César apparaît dès le premier épisode comme un personnage riche et nuancé, humain et calculateur. Et l’évolution de Lucrèce, jeune enfant innocente devenant cette femme accomplie qui manipule avec finesse son monde, parvient à convaincre. Bien qu’on essaie de nous faire croire à son influence, Giulia Farnèse ne parvient en revanche que rarement à dépasser le statut de belle plante. Le fameux cérémoniaire Burckard, témoin vigilant, n’est pas oublié : on assiste ainsi à une scène où il contemple, horrifié, caché derrière
LES ENFANTS PHOTOS : © MICHAEL DRISCOLL/ATLANTIQUE PRODUCTIONS’.
TERRIBLES
une grille, un dîner scandaleux où les cardinaux se vautrent dans la luxure en compagnie de prostituées pendant qu’il consigne tout scrupuleusement dans ses cahiers. L’aspect historique de la série ne semble cependant qu’un prétexte pour satisfaire aux lois du genre. Plus que l’histoire des Borgia et de leur temps, on suit l’évolution de multiples amourettes et coucheries des différents protagonistes. L’ambiguïté de la relation qui unit César et Lucrèce est bien entendu au cœur de l’action. Et l’on a beau répéter qu’Alexandre VI est un fin politique, il semble plus intéressé par la façon de mettre Giulia Farnèse dans son
lit ou de la remplacer par une autre donzelle que par la direction des affaires de l’Eglise. A ne l’aborder qu’au travers de ses relations amoureuses, il finit par paraître enfermé dans un mauvais vaudeville. Des éléments de la véritable histoire des Borgia sont certes intégrés dans l’intrigue, comme la venue du prince Djem, la guerre contre Charles VIII, ou l’opposition entre Caterina Sforza et le Vatican, mais pour être aussitôt traités de façon tout à fait fantasque en bousculant sans scrupule la chronologie, les âges des personnages, le fait qu’ils soient vivants ou morts, ce qui rend parfois certains aspects du scénario tout à fait incompréhensi-
bles : les passages relatifs à la succession napolitaine exigent la consultation d’une encyclopédie si l’on veut tenter de comprendre qui est qui. Au total, The Borgias est à regarder avec un œil indulgent comme un simple divertissement sans autre enjeu que d’apporter un beau cadre et de beaux costumes. Et de ce point de vue, le contrat est rempli.
MADE IN CANAL+
Les Borgia de Canal+ semblent, au premier abord, plus ambitieux. La première saison amenait le téléspectateur de l’agonie d’Innocent VIII à l’assassinat du duc de Gandie, la deuxième mettait l’accent sur
Ci-dessus : de César Borgia, personnage complexe de la Renaissance italienne, on retient de la vision de Tom Fontana un personnage enfermé dans une surenchère de violence qui passe d’une religiosité exaltée à un scepticisme affiché. L’interprétation de Mark Ryder manque par ailleurs cruellement de nuances. Ci-contre : sa sœur, Lucrèce (Isolda Dychauk), siège sur le trône apostolique après que son père lui a confié la régence du Vatican durant son absence. La gamine insupportable des débuts de la série s’est transformée sans explication en jeune femme avisée, gouvernant avec justice et efficacité. Page de gauche : le pape Alexandre VI (John Doman) présidant le consistoire dans Borgia de Canal+ avec, à sa gauche, le fameux cérémoniaire Johannes Burckard (Victor Schefé).
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