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LES SENTIERS DE LA GLOIRE LES SECRETS DE LA ROME IMPÉRIALE LE SIÈCLE DE VIRGILE
UGUSTE
LES PROMESSES DE L’ÂGE D’OR
Editorial
© BLANDINE TOP.
par Michel De Jaeghere
Les esprits étroits y verront un exercice de basse propagande. L’inscription dans la pierre d’une inaltérable volonté de puissance.Le délire narcissique d’un souverain jamais lassé de faire reproduire, partout, son image. La tentative dérisoire de doter un intrigant, parvenu au faîte du pouvoir au terme d’une impitoyable guerre civile,de la sérénité et de l’éternelle jeunesse d’un dieu de l’Olympe. Le deux millième anniversaire de la naissance d’Octave avait été célébré par Mussolini, en 1937, par une exposition triomphale, qui avait vanté les bienfaits de la conquête et de la romanisation du monde méditerranéen.Commémorant,en 2014, le bimillénaire de la mort d’Auguste, la double exposition organisée successivement à Rome et au Grand-Palais à Paris a fait le choix inverse :celui de se concentrer sur les visages du pouvoir en associant quelques-uns des plus beaux portraits de l’empereur aux témoignages de l’efflorescence artistique suscitée par l’avènement du principat augustéen. C’était aller au plus juste et au plus profond.Révéler,par la mise en scène des splendeurs qu’elle a inspirées dans les arts, la sculpture, l’orfèvrerie, les arts décoratifs,l’architecture monumentale,l’essence de l’idéologie augustéenne. Mettre en lumière ce qui a fondé, en définitive, la solidité d’un régime improvisé par un bricolage approximatif des institutions,le cumul hasardeux des magistratures et des commandements.Témoigner de ce qui fut,d’abord, une révolution culturelle : l’ancrage du nouveau règne dans la conviction qu’en rétablissant la concorde civile,aussi bien qu’en consolidant la paix aux frontières, Auguste avait fait advenir sur terre l’âge d’or qu’avaient chanté les poètes,ouvert une nouvelle ère pour le genre humain. Les stoïciens expliquaient le déroulement de l’histoire par l’incessante activité d’un souffle divin, énergie créatrice dont la dilatation engendrait l’univers par sa condensation en air et en eau ; feu vital qui finirait par absorber les autres éléments pour ressusciter l’intégrité de sa puissance ordonnatrice au terme d’une immense conflagration,avant de reformer un nouveau monde. Les néopythagoriciens en tenaient, comme Platon, pour un renouvellement plus paisible du cosmos.Ils le considéraient comme une conséquence d’une loi astronomique : celle qui voulait que le mouvement immuable des planètes les conduise, au terme d’une « grande année » dont les astronomes et les mages chaldéens étaient parvenus à calculer la durée, à se retrouver à leur place initiale, ramenant la nature à sa forme originelle, et l’histoire, à l’âge d’or qu’avait décrit Hésiode. Deux traits le résumaient : la Paix et le retour de la Justice parmi les hommes. Le déclenchement des guerres civiles avait, à l’agonie de la République, rendu inaccessible l’accomplissement de ces prophéties rassurantes. Des armées rivales s’étaient disputé l’Empire, les Romains s’étaient entre-tués sur les champs de bataille, les proscriptions avaient levé le frère contre le frère, le fils contre le père. Jusque dans la période tragique que traversait la Ville, un oracle avait pourtant nourri l’espérance des plus pieux des Romains : celui que contenaient les livres sibyllins. Revisitant dans une perspective toute pythagoricienne la succession des temps, ces textes recueillis dans les cités grecques d’Italie du Sud et de Sicile, conservés au secret dans le temple de Jupiter capitolin, divisaient l’histoire en « siècles ». Le premier avait été celui de Saturne et de l’âge d’or ;le dernier serait celui d’Apollon : siècle de fer au terme duquel s’achèverait l’un des grands cycles de l’histoire, reviendraient les premiers commencements. C’est à cette renaissance que Virgile consacra en 40 av. J.-C. sa quatrième Eglogue. Au lendemain de la conclusion de la paix de Brindes entre Octave
et Antoine en octobre, le poète proclama au cœur d’une ode consacrée à la naissance du fils de son ami Pollion sa certitude que les malheurs présents – l’abîme creusé par l’assassinat de César, la reprise des guerres civiles, les proscriptions sanglantes – n’étaient que les prémices du grand renouvellement du monde. « Nous voici arrivés, écrit-il, au dernier âge prédit par la sibylle de Cumes. La longue chaîne des siècles recommence. Déjà, revient la Vierge, et revient le règne de Saturne ; déjà, une nouvelle race d’hommes descend du haut des cieux. Daigne seulement, chaste Lucine, protéger l’enfant dont la naissance va marquer le terme de l’âge de fer et le retour des vertus de l’âge d’or ; déjà règne ton frère Apollon. » La fin des guerres civiles avait donné à la prophétie de la sibylle une consécration éclatante.Rome avait vaincu ses propres démons.Hésiode avait décidément eu tort de conjuguer l’âge d’or à l’imparfait. Les contemporains du triomphe d’Octave crurent assister à son avènement. Auguste fit son protecteur personnel d’Apollon Pythien. Enterrant sous huit mètres de remblai la maison qu’il s’était fait construire,simple particulier,près de la cabane de Romulus, sur le mont Palatin, il fit édifier en surplomb un palais dont le cœur était occupé par un temple dédié au dieu des prophéties et rempli des chefs-d’œuvre de la statuaire grecque. Il y fit déposer les livres sibyllins. Consacré en 28 av. J.-C., l’année même où le sénat avait octroyé à Octave le titre de princeps, il était précédé de deux terrasses, avec une réplique de l’autel de la fondation de Rome, et flanqué de trois bâtiments : une bibliothèque grecque et latine dans laquelle se tiendraient désormais les séances du sénat, une maison publique et sa propre demeure. Les dieux, les oracles, les chefs-d’œuvre des arts et des lettres, les sénateurs eux-mêmes formaient comme une couronne d’or autour du nouveau maître. C’est cet environnement, ce contexte, que l’exposition du Grand-Palais ressuscite aujourd’hui pour notre émerveillement. Elle fait plus en nous présentant, peut-être, le secret de la confiance que les contemporains d’Auguste éprouvèrent à l’égard de son œuvre de refondation.Depuis Sylla, circulait en effet une autre prophétie de la sibylle de Cumes. Elle annonçait que Rome aurait un roi, qui mettrait fin à la puissance des Parthes et ferait régner une paix universelle. Auguste ne doutait pas d’être le souverain annoncé par la prophétesse. Sur la cuirasse d’apparat que porte la statue trouvée à Prima Porta qui le représente en imperator, s’adressant à ses troupes,chef-d’œuvre de la sculpture romaine dont le voyage à Paris est à soi seul un événement,la scène centrale n’est pas consacrée à une bataille,mais au triomphe diplomatique qui lui avait permis, en 20 av. J.-C., de récupérer auprès des Parthes les enseignes perdues par Crassus lors de la défaite de Carrhes.Son iconographie souligne la dimension cosmique de l’événement qui avait effacé l’humiliation des armes romaines : à la personnification du ciel, entouré de la Lune et du Soleil, répond celle de la Terre pourvue d’une corne d’abondance,encadrée par Diane et Apollon. Diffusée à la mort de Virgile l’année suivante, L’Enéide ne se contentera pas de rattacher la fondation de Rome à l’incendie de Troie, et la maison d’Auguste à la race des rois d’Ilion. Elle proclamera l’éternité promise à la domination romaine. Répondant à Vénus,qui se lamentait des traverses que rencontrait son fils à la tête des Troyens fugitifs,le père des dieux le déclare au premier livre du poème : « Romulus, gorgé de lait à l’ombre fauve de sa nourrice la louve, continuera la race d’Enée, fondera la ville de Mars, et nommera les Romains de son nom. Je n’assigne de borne ni à leur puissance ni à leur durée : je leur ai donné un empire sans fin. » Le refondateur avait ressuscité la Ville moribonde. Il se portait garant de l’immortalité de l’Etat romain.L’illusion se révélerait féconde : elle durerait près de cinq cents ans.
hors-série
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MAÎTRESSE DE MAISON
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARÉCHALLE.
A gauche : Aphrodite dite Charis ou Charis du Palatin, copie romaine de la fin du Ier siècle av. J.-C. (Rome, Museo Palatino). Elle encadrait en pendant d’une statue de Mars la porte de la maison d’Auguste, lui donnant l’aspect d’un temple, cas unique à Rome. Ci-dessous : bracelet serpentiforme en spirale, or et verre, provenant du trésor de Boscoreale (Paris, musée du Louvre). Ci-contre et page de droite, en haut : vase et coupe d’apparat du trésor d’Hildesheim (copies galvanoplastiques en argent réalisées à l’occasion de l’exposition augustéenne de 1937 à partir des originaux conservés à Berlin et détruits pendant la Seconde Guerre mondiale) (Rome, Museo de la Civiltà Romana).
LUXE MISE AU TOMBEAU
BÉNI DES DIEUX
Ci-dessous : camée avec Auguste en Apollon, onyx, sardoine et or, époque augustéenne (Florence, Museo Archeologico Nazionale). Octave avait fait du dieu son protecteur personnel. Un de ses temples se trouvait sur le rivage lors de la bataille d’Actium : le vainqueur voulut croire qu’Apollon avait présidé à la victoire sur les divinités asiatiques que vénérait son rival. La foudre étant tombée sur sa maison du Palatin, Octave prétendit que le dieu voulait fixer ici sa résidence et lui fit construire un temple en marbre de Carrare. Il était surmonté d’une statue représentant le Soleil sur un quadrige d’or.
Ci-dessus : urne funéraire en marbre provenant d’une tombe de la via Appia, première époque augustéenne (Rome, Musei Capitolini). Elle fit partie, au XVIIIe siècle, de la prestigieuse collection Albani. L’incinération prédominait à l’époque augustéenne. Alors que la plupart des urnes funéraires étaient simples, cubiques et ornées de motifs floraux, celle-ci, octogonale, présente un décor d’Eros jouant de la musique et dansant dans une ambiance dionysiaque.
Auguste de Prima Porta, marbre, sculpté sous le règne de Tibère (Rome, Musei Vaticani).
AUGUSTE, L’AMBITION
AU POUVOIR
Il n’était pas destiné à régner. En le choisissant comme fils adoptif, César allait pourtant ouvrir à Octave les portes de Rome et de l’Empire. L’intrigant jeune homme pulvérisa ses adversaires, mit fin aux guerres civiles et institua un régime nouveau. Repoussant les limites de l’Empire, il fit advenir un âge d’or où la paix s’alliait à la beauté sous toutes ses formes.
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UGUSTE
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/TONY QUERREC. © IDE.
“Octavien maintint en Orient le système
LE REPOS DU GUERRIER
hors-série
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Océan Atlantique
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Campagnes des années
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Ancien membre de l’Ecole française de Rome, professeur d’histoire romaine à l’université de Rouen, Pierre Cosme a publié notamment Auguste (Perrin) et Auguste, maître du monde (Tallandier).
César.C’est toutefois sous son principat que les conquêtes romaines furent les plus nombreuses, même si l’Empire n’atteignit sa plus grande extension que sous Trajan. Cette réussite,Auguste la dut à la fois à son exceptionnelle longévité (une quarantaine d’années au pouvoir) et à sa capacité à bien s’entourer. Il put compter ainsi sur les talents militaires de son ami Agrippa jusqu’à la mort de celui-ci en 12 av. J.-C. Ensuite, ses beaux-fils, Tibère et Drusus, nés du premier mariage de Livie, prirent le relais sur tous les fronts. A la mort d’Auguste, en 14 apr. J.-C., Germanicus,fils de Drusus,incarnait déjà une troisième génération au service du prince. Après l’annexion de l’Egypte en 30 av. J.-C., Octavien maintint en Orient le système d’administration indirecte mis en place par Marc Antoine,dont les principes remontaient au Grand Pompée qui,le premier,avait entouré la province romaine de Syrie d’un glacis de petits royaumes protégés par Rome. Ils relayaient son pouvoir en lui épargnant les frais d’une administration directe de territoires trop étendus.En dehors des
Les premières campagnes (35 à 19 av. J.-C.)
Rhin
Ci-dessus : antéfixe en terre cuite polychrome (Paris, musée du Louvre). Sous une arcade, Mars et Vénus sont appuyés sur un pilier. Ci-contre : carte des premières campagnes militaires menées de 35 à 19 av. J.-C. Même si la gloire militaire d’Auguste n’égala jamais celle de César, c’est sous son principat que les conquêtes romaines furent les plus nombreuses. Page de droite : statue équestre d’Octavien dite de la mer Egée, bronze, dernier quart du Ier siècle av. J.-C. (Athènes, Musée national archéologique).
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a piètre réputation militaire d’Octavien remonte à la bataille de Philippes, en octobre 42 av. J.-C. Il se serait fait porter pâle et aurait passé l’essentiel des combats sous sa tente. Il dut quand même la quitter précipitamment quand Brutus s’empara de son camp et trouva alors refuge dans des marécages. La difficile lutte navale contre le fils du Grand Pompée, maître de la Sicile, ne contribua guère à redresser cette image,vraisemblablement noircie à dessein par les partisans de Marc Antoine. La période triumvirale fut en effet marquée par la circulation de pamphlets aujourd’hui disparus, mais qui laissèrent des traces dans les sources postérieures. Il faut attendre les opérations militaires conduites en 35 av.J.-C.en Dalmatie pour voir Octavien payer de sa personne en montant en première ligne. Ce fut son premier acte de bravoure militaire, qui lui valut d’ailleurs une blessure à une jambe et aux bras : à vingt-huit ans,il était grand temps! La gloire militaire d’Auguste n’égala donc jamais celle de son grand-oncle et père adoptif, Jules
Danube
sses -23 -35 Emona Daces Sala -26 Siscia Genucla -25 Aquilée Save Basta I Promona llyr rnes iens -28 Mésiens -34 s n e i n Rome rna -29 Da Agrippa Crassus
Cantabres Astures -26 -25 -29 Segisama Vascons
Bosphore Pont-Euxin
Cappadoce -25 Galatie
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Maurétanie
Lycie Mer Méditerranée
Auguste
Judée
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Nabatéens
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-200 200 km
Colchide Pont Arménie Polémoniaque
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Aelius Gallus -25, 25, -24 25, 2
Empire parthe
Auguste, l’ambition au pouvoir
des royaumes clients.” provinces romaines de Bithynie,d’Asie,de Syrie et d’Egypte, Polémon dans le Pont,Amyntas en Galatie,Archelaüs en Cappadoce et Hérode en Judée conservèrent leurs royaumes respectifs, qui contribuaient à former un glacis protecteur des frontières orientales de Rome.Quant aux projets de conquête de la Parthie de César et de Marc Antoine, Octavien se garda bien de les reprendre à son compte. Il lui suffisait de soutenir les Mèdes contre les Parthes,comme l’avait fait Marc Antoine avant lui,et d’attiser les luttes incessantes pour le pouvoir qui agitaient la cour arsacide. Pour Auguste, la vengeance de Crassus, vaincu avec toutes ses légions lors de la bataille de Carrhes en 53 av. J.-C., ne serait donc jamais qu’un argument de propagande politique justifiant l’attribution de commandements exceptionnels. Il se contenta d’un beau succès diplomatique : l’investiture de Tigrane III,protégé par Rome,à la tête du royaume d’Arménie et la restitution des enseignes de Crassus par les Parthes en 20 av. J.-C. En revanche, la situation en Occident requit rapidement la présence du prince. En effet, au bout de deux siècles d’efforts militaires, des régions entières de la péninsule Ibérique échappaient encore à la domination de Rome.Or,le pillage des régions soumises par les Cantabres et les Astures créait un foyer d’agitation permanent. En 26 av. J.-C., Auguste prit la direction des opérations contre les Cantabres. Plus urbanisés et moins dispersés, les Astures offraient plus de prise aux légions. Dès la fin de l’année, Auguste,malade,prit ses quartiers d’hiver sans pouvoir se prévaloir d’un succès décisif. Mais ses légats poursuivirent les opérations militaires et parvinrent en 25 av.J.-C.à réduire la principale place forte des Cantabres en recourant à la guerre de siège qui avait fait ses preuves à Alésia.Les derniers foyers de résistance ibérique furent définitivement
Les promesses de l’âge d’or PAR ALEXANDRE GRANDAZZI
Avec le rétablissement de la paix en Italie, Auguste a créé un climat propice à la prodigieuse efflorescence littéraire et artistique qui caractérise son règne.
© PIERRAIN/PETIT PALAIS/ROGER-VIOLLET.
A droite : Plaque Dutuit, en verre imitant la technique des camées, première moitié du Ier siècle (Paris, Petit Palais). Elle figure une scène dionysiaque, un thème très en faveur dans les arts décoratifs augustéens : dans un paysage champêtre, un jeune satyre, assis sur un rocher, tend une grappe de raisin à Dionysos enfant. Ci-dessous : portrait d’Octavien, marbre, première moitié de l’époque augustéenne (Rome, Musei Capitolini).
SPÉCIALE DÉDICACE
Reconstitution, par Daniela Bruno, du complexe dédié par Octave à Apollon. En haut, au centre, le temple d’Apollon, encadré de la maison d’Auguste, à gauche, et d’une maison publique à droite. Devant, la terrasse des Danaïdes sur laquelle donne la bibliothèque apollinienne. Au premier plan, la terrasse d’Apollon avec, en son centre, l’autel de la Roma Quadrata.
Auguste, l’ambition au pouvoir
Aux palais du divin Auguste
PAR ISABELLE SCHMITZ
MURS PORTEURS
Ci-dessous : caryatide de l’une des cinquante Danaïdes qui ornaient le portique devant le temple d’Apollon. A droite : la maison d’Octave, aux deux péristyles. Enterrée, elle servit de fondations à la maison d’Auguste.
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is-moi où tu habites, je te dirai qui tu es. Le jeu de dupes dans lequel Auguste excella, et par lequel, tout en faisant mine de rétablir la république, il institua une monarchie, ne se limita pas à l’arène politique. Chez un tel homme, ni l’acuité du regard, ni la façon de nouer sa toge à la mode des anciens, ni les murs de sa maison n’étaient dénués d’arrière-pensées. Si les statues et les bustes d’Auguste laissent deviner à quel homme politique ou à quel dieu il prétendit s’identifier, les vestiges de ses maisons, sur le Palatin, révèlent une vie privée bien différente de l’histoire officielle. Le « père de la patrie » vécut, raconte Suétone, conformément à son idéal de simplicité romaine : la maison qu’il avait rachetée sur le Palatin à un dénommé Hortensius, « n’était remarquable ni par son étendue ni par son élégance : les galeries en étaient basses et en pierres du mont Albain. On ne voyait dans les appartements ni marbre ni pavés recherchés. Pendant plus de quarante ans, hiver comme été, Auguste garda la même chambre à coucher ». Cette image du premier des Romains vivant simplement sur la colline dont les ruines romantiques dominent aujourd’hui Rome a traversé les siècles. Mais en fouillant ce monticule mythique, berceau de l’Urbs, les archéologues ont peu à peu exhumé un tout autre Auguste,
qui détruit l’homme simple de la légende dorée, et renoue avec le calculateur génial de son parcours politique. Durant toutes ses années romaines, Octave-Auguste habite le Palatin, lieu de résidence par excellence de l’aristocratie. Après avoir vécu dans une maison qui fait face à celle de Cicéron, Octave déménage, en 42 av. J.-C., sur la partie la plus ancienne de la colline, et rachète la maison d’Hortensius, dont parle Suétone, unique par son emplacement : elle voisine immédiatement avec la copie en miniature de la cabane de Romulus, l’illustre fondateur de la ville. Dans le vaste champ de fouilles qu’est devenu le Palatin, le professeur d’archéologie Andrea Carandini et son équipe s’intéressent, à partir de 2006, à la maison d’Hortensius, déjà découverte mais jamais vraiment étudiée. Au fur et à mesure que travaillent les archéologues, et que la terre déblayée laisse apparaître les vestiges, la modeste demeure d’Octave évoquée par Suétone change d’apparence : son rusé propriétaire y a annexé, à la faveur des proscriptions, les lots de quatre autres maisons, qu’il a remaniées dans un style absolument unique à Rome. Alors que la maison romaine normale est un grand rectangle, déployé autour de l’atrium, celle d’Octave se divise en deux péristyles colossaux, ajoutés au noyau originel des pièces, et qui s’ouvrent
sur une terrasse panoramique. « Le seul modèle de maison qui nous a permis de comprendre quel avait été le projet d’Octave est celui des palais hellénistiques, bâtis selon cette structure », explique l’archéologue Daniela Bruno, co-auteur, avec le Pr. Carandini, d’un ouvrage sur La Maison d’Auguste. Depuis des années, la jeune archéologue fouille ce lieu et voit se dessiner, dans cette architecture unique, «l’évident miroir de l’ambition d’Octave » : il n’est encore que triumvir, et se bâtit une demeure de mégalomane, sur huit mille mètres carrés, dont il consacre plus de la moitié, autour d’un des péristyles, aux espaces de représentation. C’est probablement le jour de ses fiançailles avec Livie, à l’automne 39 av. J.-C., qu’il organisa un banquet de six dieux et six déesses, dans le plus grand triclinium du péristyle privé. A cette occasion, le jeune triumvir apparut vêtu en Apollon… Ce que ses adversaires, Marc Antoine en tête, ne manquèrent pas de relater et d’amplifier…
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PHOTOS : © ILLUSTRAZIONE DI STUDIO INKLINK-FIRENZE, IN ATLANTE DI ROMA ANTICA, ELECTA 2012.
La maison d’Auguste était vantée comme le symbole de son austérité. Les dernières fouilles ont révélé un tout autre projet : être l’égal des dieux.
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© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI.
MARS ATTAQUE
Ci-contre : suovétaurile (sacrifice d’un porc, d’une brebis et d’un taureau offert au dieu Mars), première moitié du Ier siècle apr. J.-C. (Paris, musée du Louvre). Page de droite : les commissaires de l’exposition du Grand-Palais, Daniel Roger et Cécile Giroire, sont conservateurs au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre. Cécile Giroire y est chargée des mosaïques et des arts précieux, et Daniel Roger de la sculpture et de la peinture romaines. Dessous : Auguste, en bronze (Paris, Louvre).
Auguste, les visages du pouvoir
ENTRETIEN AVEC DANIEL ROGER ET CÉCILE GIROIRE, COMMISSAIRES DE L’EXPOSITION. PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SCHMITZ ET MICHEL DE JAEGHERE.
En mettant l’accent sur la personne d’Auguste et sur son image, déclinée à travers les arts, l’exposition du Grand-Palais révèle la dynamique de l’âge d’or augustéen.
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Qui avez-vous choisi de mettre en scène dans l’exposition «Moi, Auguste, empereur de Rome…» : le politicien, le réformateur, le dieu vivant? Daniel Roger : Ce que nous souhaitions montrer, c’est d’abord la complexité du personnage. L’exposition organisée à Rome, en 1937, à l’occasion du deux millième anniversaire de sa naissance avait beaucoup insisté sur l’homme d’Etat, avec l’arrière-pensée d’en faire un précurseur de Mussolini ; l’exposition qui s’est tenue en 1988 à Berlin, sur son habileté à accaparer tous les pouvoirs. Nous essayons, quant à nous, d’aborder aussi l’homme, notamment en tentant d’expliquer
les problèmes qu’Auguste a pu rencontrer dans sa volonté de fonder une dynastie, et en mettant à l’honneur l’efflorescence artistique qui a accompagné son règne.
Comment l’exposition présente-t-elle sa personnalité? D. R. : Contrairement à Napoléon, on n’a pas conservé son chapeau. Et les portraits d’Auguste ne permettent pas de déceler une évolution morphologique de sa personne, comme ce sera le cas pour l’empereur Marc Aurèle, que l’on verra enfant, jeune, puis vieillissant. Pour Auguste, il s’agit toujours d’un portrait extrêmement idéalisé, sur lequel
ne se manifestent pas les signes de l’âge : l’homme nous échappe donc pour l’essentiel. Nous l’avons toutefois évoqué avec des portraits, des objets liés à son histoire, des œuvres qu’il a pu côtoyer : la statue de Marcellus est ainsi probablement une commande impériale, le camée en sardonyx conservé à la Bibliothèque nationale de France, qui représente un buste d’Auguste remarquablement taillé, fut vraisemblablement destiné à son entourage immédiat.
Même très idéalisé, le portrait d’Auguste n’évoluet-il pas au fil du temps? D. R. : Il y a effectivement différents types de portraits, élaborés à des
© ANTOINE MONGODIN/2014 MUSÉE DU LOUVRE . © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/GÉRARD BLOT.
Le printemps augustéen
moments particuliers de la vie d’Auguste : après la victoire décisive qu’il remporte à Nauloque, le type de Béziers-Spolète qu’illustre la tête d’Octave trouvée à Béziers et conservée au musée SaintRaymond de Toulouse ; après Actium, en 31 av. J.-C., au moment où il devient le seul maître de l’Empire, le type La Alcudia dont relève la splendide statue équestre d’Octave, trouvée dans la mer Egée, que nous présentons ; quand il rentre à Rome et célèbre ses triomphes, en 29 av. J.-C., apparaît probablement le type Louvre-Forbes : celui du portrait d’Auguste en marbre acquis par le Louvre en 1808, ou celui du buste d’Auguste en marbre des musées du Capitole. Enfin, quand le sénat lui permet de porter le nom d’Augustus, c’est le type Prima Porta qui naît. Ces quatre types sont donc représentés à
l’exposition.Ce qui les distingue, c’est essentiellement la coiffure, la répartition des mèches sur le front. Il y a une formule pour le type Prima Porta, par exemple, entre la pince (deux mèches qui se rapprochent) et la fourche (deux mèches qui s’écartent). Pour l’indice Forbes, entre la pince et la fourche, on compte plus de mèches.
Y a-t-il une évolution du message donné par ces quatre types de portraits? D. R. : Le message varie, en effet. Le premier type de Béziers-Spolète insiste sur la ressemblance avec les portraits posthumes de César, de type Chiaramonti, qui présentent des joues plates et un menton très effilé. Le message est donc qu’Octave est bien le légitime héritier de César. Avec le type La Alcudia, les mèches au-dessus du front sont comme
électrisées, ce qui rappelle de façon évidente le portrait d’Alexandre le Grand, qui porte une sorte de petite flamme sur la tête. Avec le type Forbes, la volonté d’Octave semble être de se rapprocher du portrait traditionnel, le portrait républicain; certains traits de la tradition hellénistique apparaissent, avec la torsion du cou, les rides d’expression. La volonté du type Prima Porta est au contraire de rapprocher Auguste de l’image intemporelle d’un dieu. Liées à l’idée de culte impérial, les statues de ce type sont placées dans les monuments publics, les théâtres, les basiliques…