H
H FÉVRIER-MARS 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 18
DANS LE CAMBODGE DES KHMERS ROUGES
LA VÉRITABLE
JIHAD
DU
BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 € - LUX : 7,60 € - MAR : 75 DH - NL : 8 € - PORT CONT : 8 €
La fulgurante expansion de l’Islam Le Coran et la guerre sainte L’âge d’or du Califat
NAISSANCE
HISTOIRE DU PONT SUR LA RIVIÈRE KWAÏ
ET LA LUMIÈRE FUT
É
DITORIAL
© BLANDINE TOP.
Par Michel De Jaeghere
LA DERNIÈRE TÊTE
N
ous étions en guerre, et nous ne voulions pas le voir. Nous n’avons pas reconnu cette guerre parce qu’elle ne se présentait pas sous les mêmes couleurs qu’autrefois. La violence ne s’y manifestait que par spasmes. Elle semblait vouée à épargner notre vie quotidienne, notre territoire. Pas ici, pas pour moi. La télévision, les réseaux sociaux, Internet nous mettaient en contact avec des réalités d’un autre âge : un Etat islamique, des jihadistes, un califat. Des chrétiens expulsés de leurs terres ancestrales. Des otages égorgés par des hommes vêtus de noir. Des villages dévastés, des fillettes enlevées de leurs écoles pour être réduites en esclavage. Nous en regardions en boucle les images avec le sentiment de voyager dans le temps. Nous pensions sans le dire que l’avancement de nos technologies, la sophistication de notre confort, la bienveillance de nos institutions, le caractère policé de nos mœurs et jusqu’à l’impuissance affichée de nos gouvernants nous mettaient à l’abri des tempêtes. La semaine sanglante ouverte par les assassinats du 7 janvier est venue nous rappeler qu’ils nous en abritaient aussi sûrement que ne l’avait fait la ligne Maginot face aux troupes du Reich. Qu’il suffisait à un petit nombre d’utiliser nos failles. Près de 1 200 jihadistes sont aujourd’hui disséminés sur notre sol. Il est peu probable qu’ils en resteront là. Nous savons désormais que l’histoire n’a pas cessé d’être tragique parce que nous avions cessé de nous en apercevoir. Les événements ont suscité, à travers le pays, une immense mobilisation. Reste à savoir pour quoi. A sortir d’un unanimisme qui nous a d’abord conduits à nous abstenir de désigner clairement l’adversaire auquel on se proclamait décidé à faire face ; à le réduire à une identité abstraite, née de rien, venue de nulle part : un mal sans explication, sans visage. A dissiper le malentendu qui, devant la folie meurtrière, nous a fait considérer le droit à la dérision, à l’injure, le mépris de toutes les croyances et de toutes les fois, l’obscénité, le blasphème comme le cœur même de l’identité française et de la civilisation occidentale. A dépasser la satisfaction quelque peu narcissique qui nous a amenés à nous rassurer devant la seule image qu’un peuple descendu dans la rue pour dire son refus de la violence et du terrorisme, son amour de la liberté, de la patrie, peut-être, nous donnait de nous-mêmes : comme si la volonté de vivre en paix avait la vertu de contaminer l’adversaire, de lui imposer, par mimétisme, l’abandon de la violence, de lui faire déposer les armes. Cela suppose que l’on s’efforce de comprendre les ressorts de la tragédie dont le monde musulman est aujourd’hui le théâtre, l’islamisme radical, l’acteur principal.
Le Figaro Histoire voudrait y contribuer ici en étudiant sans parti pris ce que furent les commencements de l’Islam. Quelle place tint le jihad dans la fulgurante cavalcade qui permit aux cavaliers arabes de terrasser l’Empire perse, vaincre les Byzantins, dominer la Méditerranée, et s’imposer jusqu’en Espagne. Comment cette expansion se traduisit pour les populations annexées au fil de la conquête. Comment se développa aussi, par le remploi et la synthèse des cultures asservies, une civilisation originale. L’histoire n’a rien, bien sûr, d’une science expérimentale. Les événements qu’elle rapporte ne se reproduisent pas à l’identique, comme dans le huis clos d’un laboratoire. Il n’en reste pas moins qu’elle constitue l’expérience des peuples. Qu’il serait imprudent d’en ignorer les leçons. La barbarie nazie et le souvenir des massacres de masse commis au nom de l’Allemagne nourrirent, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, un procès général des nations. On crut qu’en procédant à leur effacement dans de plus grands ensembles sans passé, sans histoire, en vouant les peuples à la seule recherche de la prospérité matérielle, on mettrait pour toujours un terme aux conflits, à la guerre. On n’avait pas pris garde qu’on avait, dans le même mouvement, permis l’asservissement de la moitié de l’Europe à une tyrannie non moins redoutable. L’effondrement de l’Union soviétique se traduisit, en 1991, par un nouveau mot d’ordre : celui de la fin de l’histoire. A travers l’expérience communiste, c’étaient les idéologies qui avaient fait voir, cette fois, leur caractère criminel. On proclama leur disparition, et avec elle, celle de la politique, que les lois du marché remplaceraient avantageusement, dans le cadre d’une mondialisation dont on promettait des merveilles. Le bien-être général se substituerait sans tarder aux passions mortifères. L’irruption de l’islamisme est venue, tragiquement, faire justice de ces illusions, le 11 septembre 2001. On prétend aujourd’hui couper la dernière tête de l’hydre, en désignant la menace que le fait religieux ferait peser sur la tranquillité publique sans vouloir, plus qu’on ne l’avait fait pour les idéaux politiques ou pour les nations, distinguer entre les religions, les croyances. Comme si elles avaient toutes le même rapport coupable avec la violence et avec la guerre. Si la paix devait, demain, naître du projet fou de faire émerger un nouvel homme sans enracinement, ni aspiration politique, ni préoccupations spirituelles. Un zombie programmé pour la consommation de masse ; un hédoniste sous protection policière. Il est douteux qu’un tel homme traverse sans dommage les orages du siècle. L’histoire n’est pas une science expérimentale ; elle est mieux que cela : une école de discernement.
H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
© SÉBASTIEN DÉSARMAUX/GODONG/LEEMAGE.
TERREUR KHMÈRE ROUGE
IL Y A QUARANTE ANS, LE RÉGIME DE POL POT ET DE SES KHMERS ROUGES SOUMETTAIT LE CAMBODGE À SA LOI DE SANG, SOUS LES APPLAUDISSEMENTS DE L’OCCIDENT. LE FILM LE TEMPS DES AVEUX, TIRÉ DU PORTAIL DE FRANÇOIS BIZOT, RETRACE LES PRÉMICES DE LA TERREUR.
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LA FACE CACHÉE
DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE
SPÉCIALISTE DE L’HISTOIRE DE LA POLICE, JEAN-MARC BERLIÈRE REVISITE DE LIVRE EN LIVRE L’HISTOIRE DE L’OCCUPATION ET DE L’APRÈS-GUERRE PAR L’EXPLOITATION MÉTHODIQUE DES ARCHIVES POLICIÈRES.
© MARC JOURNEAU/ MEDIA ACCESS.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8
AUX ORIGINES DE LA
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A BIBLE SANS DIEU
EXODUS : GODS AND KINGS, LE BLOCKBUSTER DE RIDLEY SCOTT CONSACRÉ À MOÏSE, CONFINE À LA PROUESSE VISUELLE. MAIS SON
AMBITION DE REFAIRE LES
DIX COMMANDEMENTS © 20TH CENTURY FOX 2014.
ACHOPPE SUR UN « DÉTAIL » : DIEU EST LE GRAND ABSENT DE SA FRESQUE BIBLIQUE.
ET AUSSI
LUMIÈRE DERRIÈRE LES BARBELÉS CÔTÉ LIVRES LA SÉCESSION DES DIFFÉRENCES EXPOSITIONS LES FRITES SONT-ELLES FRANÇAISES OU BELGES ?
© COLLECTION PARTICULIE RE.
L’ENNEMI INTÉRIEUR YALTA SANS PARTAGE
© ARCHIVES ALINARI, FLORENCE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/MARINO IERMAN.
LE JIHAD DANS LE CORAN
ET DANS L’HISTOIRE
LE JIHAD REMONTE-T-IL À MAHOMET ? EST-IL PRESCRIT PAR LE CORAN OU LAISSÉ AU CHOIX DU FIDÈLE ? RETOUR AU TEXTE ET À L’HISTOIRE.
66 ÊTRE
CALIFE
À LA PLACE DU CALIFE DANS L’IMAGINAIRE OCCIDENTAL, LE CALIFAT FONDÉ PAR LES SUCCESSEURS DE MAHOMET A L’ÉCLAT DES MILLE ET UNE NUITS. PUISANT DANS LE SAVOIR ET LA CULTURE DE SES ENNEMIS BYZANTINS, PERSES ET INDIENS, IL VIT S’ÉPANOUIR UNE CIVILISATION FLORISSANTE.
© MANUEL COHEN.
EN COUVERTURE
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LES HOMMES DE LA CONQUÊTE À LA SUITE DE LEURS © ILLUSTRATIONS J.-J. PRUNÈS/COULEURS F. ANGENOT.
CALIFES, ILS ONT QUITTÉ LES DÉSERTS DE L’ARABIE POUR CONQUÉRIR LE MONDE CONNU.
SUR LEUR ROUTE, DES EMPEREURS ET DES ROIS ONT PLIÉ OU RÉSISTÉ.
ILS SONT LES HOMMES DE LA CONQUÊTE.
JIHAD
DU
NAISSANCE E T AUSSI L
A FOUDROYANTE EXPANSION DE L’ISLAM
MAHOMET, LE PROPHÈTE INCONNU LES FAMILLES DE L’ISLAM MILLE ET UNE NUITS AU MUSÉE À L’AUBE DE L’ISLAM BIBLIOTHÈQUE MUSULMANE TIMBUKTU, L’ENFER AU PARADIS
LA TRAVERSÉE © PISTOLESI ANDREA/HEMIS.FR.
DE LA RIVIÈRE KWAÏ
AU CŒUR DE LA THAÏLANDE, LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ RACONTE
L’HISTOIRE DU « CHEMIN DE FER DE LA MORT », CONSTRUIT PAR
LES PRISONNIERS DES JAPONAIS PENDANT LA GUERRE DU PACIFIQUE.
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LES GISANTS
DE FONTEVRAUD DEPUIS HUIT SIÈCLES,
ILS DORMENT D’UN SOMMEIL DE PIERRE À L’OMBRE DE SES VOÛTES. FONTEVRAUD, LA PLUS ROYALE DES ABBAYES FRANÇAISES, ABRITE LE SÉPULCRE DES ROIS ANGLAIS PLANTAGENÊTS.
© AKG-IMAGES/ERICH LESSING. © MICHEL HÉROLD.
L’ESPRIT DES LIEUX
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ET LA LUMIÈRE FUT
IL EST NÉ DE L’ALLIANCE MYSTÉRIEUSE DU VERRE, DE LA COULEUR ET DE LA LUMIÈRE. « BIBLE DES PAUVRES », MAIS SURTOUT VIBRANTE LITURGIE, LE VITRAIL EST « L’ART DE FRANCE » PAR EXCELLENCE. UN LIVRE SOMPTUEUX RESTITUE SA FLAMBOYANCE FRAGILE ET AÉRIENNE DEPUIS SON ÉCLOSION JUSQU’À NOS JOURS.
E T AUSSI L S
A CATHÉDRALE DE TRASBOURG FÊTE SES MILLE ANS CETTE ANNÉE.
LE SECRET DE SA LONGÉVITÉ ? LA FONDATION DE L’ŒUVRE NOTREDAME, DÉVOUÉE À CETTE VIEILLE DAME DEPUIS HUIT CENTS ANS.
À
L’A F F I C H E
Par Geoffroy Caillet
Aux origines dela
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
terreur khmère rouge
Quarante ans après l’instauration du régime sanglant des Khmers rouges, le film Le Temps des aveux retrace les prémices du génocide cambodgien à travers l’adaptation des récits de François Bizot.
© NEUVEU ROLAND/GAMMA. © 2014 LES FILMS DU CAP-GAUMONT.
8 h«
T
u dois écrire tes aveux », martèle jusqu’à l’obsession le Cambodgien Douch à son prisonnier François Bizot, dans le coin de jungle où il retient depuis deux mois l’ethnologue français. Kompheak Phoeung – faussement flegmatique – et Raphaël Personnaz – vibrant et décharné – sont excellents. Vingt-deux ans
après le grandiose Indochine, Régis Wargnier a de nouveau posé sa caméra dans la péninsule du Sud-Est asiatique. Non plus pour y filmer la dernière époque de la France au Vietnam, mais les démons de son ancien protectorat cambodgien, à travers l’adaptation des deux récits du même Bizot, Le Portail (2000) et Le Silence du bourreau (2011).
Son titre, Le Temps des aveux le doit au fil rouge qui relie tous les totalitarismes : leur règne commande d’avouer – un peu, beaucoup, n’importe quoi, qui permette de débusquer un ennemi, même imaginaire, de la révolution. Celle qui couve au Cambodge depuis la fin des années 1960 débouchera sur l’innommable en 1975. Une fois au pouvoir, les Khmers rouges de Pol Pot massacreront près de deux millions de leurs compatriotes jusqu’en 1979, dans l’indifférence d’un Occident qui avait choisi la voie de la complicité silencieuse avec les révolutions d’Asie du Sud-Est. Le premier acte de cette tragédie s’était noué durant la décennie précédente. En 1965, la faiblesse du régime sud-vietnamien AU NOM DE LA LIBERTÉ A droite : Le Temps des aveux, de Régis Wargnier, avec Raphaël Personnaz (au centre) dans le rôle de François Bizot. En 1971, l’ethnologue français fut détenu et interrogé durant plusieurs mois par celui qui deviendra le bourreau Douch. A gauche : les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh (Cambodge), le 17 avril 1975.
© COLLECTION PRIVÉE. © HENG SINITH/EPA/CORBIS.
© 2014 LES FILMS DU CAP-GAUMONT.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 10 h
CAPTIF Ci-dessus, à droite : François Bizot dans son village de Srah Srang (Angkor), en 1970. Membre de l’Ecole française d’ExtrêmeOrient, il était arrivé au Cambodge en 1965 pour étudier les monuments bouddhiques. Il fut kidnappé le 10 octobre 1971 par des Khmers rouges qui l’accusaient d’être un agent de la CIA, et fut maintenu enchaîné (à gauche, extrait du film) durant près de trois mois. avait décidé les Etats-Unis à intensifier leur lutte contre le régime communiste du Nord-Vietnam pour conjurer un « effet domino » en Asie du Sud-Est. Des troupes avaient été déployées au sol et les frappes aériennes visant la piste Hô Chi Minh, par laquelle le Nord-Vietnam alimentait et soutenait la guérilla viêt-cong au sud, s’étaient abattues sur le Laos et le Cambodge, les deux autres pays de l’ancienne Indochine française, traversés par la piste. Dès lors, la neutralité voulue par Norodom Sihanouk pour préserver son petit royaume d’une extension de la guerre au Vietnam avait été battue en brèche par l’installation – consentie par lui – de positions viêt-congs dans l’est du Cambodge et par leur bombardement par les Américains. De son côté, le mouvement communiste khmer, fondé en 1951 comme Parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK) sous l’impulsion du Viêt-minh, avait peaufiné son organisation. Ses futurs dirigeants, Saloth Sar – il se ferait plus tard appeler Pol Pot – Ieng Sary, Son Sen, Khieu Samphan, avaient passé les dernières années de la guerre d’Indochine en France où, étudiants, ils avaient formé un « Cercle marxiste » et adhéré au PCF. De retour au Cambodge, la toute-puissance du Sangkum, le parti de Sihanouk, les avait confinés à une semi-clandestinité. En 1963, ils avaient pris le maquis où le Viêt-cong leur avait enseigné les principes de l’action politique et du contrôle policier de la population. Passant de l’orbite vietnamienne à celle de la Chine, leur mouvement était devenu en 1966 le « Parti communiste du Kampuchéa » (PCK). Mais en jargon interne, il serait
l’Angkar (l’« Organisation ») et ses troupes, les Khmers rouges. En mars 1967, une insurrection spontanée à Battambang, dans l’ouest du pays, jette le Cambodge dans la guerre civile. Les Khmers rouges passent à l’action l’année suivante, en diffusant leur propagande contre le gouvernement auprès de quelques milliers de paysans, et en menant une guérilla dans plusieurs provinces. Le 18 mars 1970, le général Lon Nol, Premier ministre qui avait mené la répression à Battambang, évince Sihanouk et proclame la République khmère, ostensiblement proaméricaine. Avec l’aide des Etats-Unis de Nixon et du Sud-Vietnam, il combat désormais à la fois le Viêt-cong et les Khmers rouges, qui se sont unis aux partisans de leur ancien ennemi Sihanouk, exilé à Pékin, dans le cadre du Front uni national du Kampuchéa (FUNK) et étendent leur emprise. En 1972, celle-ci concerne près d’un tiers des 6 millions de Cambodgiens. Dans les zones qu’ils contrôlent, les Khmers rouges préconisent la collectivisation de l’agriculture et la suppression des échanges commerciaux privés. La gestation de l’« homme nouveau » dont ils rêvent est en marche. Le deuxième acte est joué.
Libérateur et bourreau
10 octobre 1971. François Bizot, membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient, est depuis six ans en mission au Cambodge pour étudier les monuments et les traditions bouddhiques. Ce jour-là, lui et ses deux assistants cambodgiens tombent dans l’embuscade que leur a tendue une unité de Khmers rouges, près d’un
monastère au nord-ouest de Phnom Penh. Accusé d’être un espion de la CIA, Bizot est enchaîné et questionné pendant près de trois mois au camp M13 d’Anlong Veng, commandé par un jeune chef endoctriné et idéaliste, Kang Kek Ieu, alias Douch. Il souffrira de la faim et du froid, nourrira un projet d’évasion, tentera d’améliorer le sort de ses compagnons khmers moins bien lotis. Avant que, la veille de Noël, le futur Pol Pot, sur un rapport circonstancié de Douch, ne donne lui-même l’ordre de le relâcher. C’est ce contexte et cette captivité que retrace la première partie du Portail et du Temps des aveux. Le minutieux récit de la détention de François Bizot est émaillé de saisissants face-à-face avec un Douch qui, rapidement, est convaincu de son innocence. Dès lors, il fera tout pour le libérer, allant jusqu’à défier le « boucher » Ta Mok, l’un des cadres les plus sanguinaires du parti. Avant cette issue jusqu’au bout incertaine, livre et film rendent parfaitement l’étrange affrontement, parsemé de dialogues et de longs silences, qui oppose pendant trois mois les deux hommes, sans exclure une forme de camaraderie, impossible à envisager hors de son contexte. Oscillant pour son compte entre espoir et désespoir, Bizot reste ferme, de la fermeté des innocents, devant Douch, petit intellectuel consciencieux égaré chez les Khmers rouges, qui lui récite La Mort du loup d’Alfred de Vigny en guise d’encouragement à suivre sa voie : « Gémir, pleurer, prier est également lâche. / Fais énergiquement ta longue et lourde tâche. » Dictée par l’idéologie maoïste, celle dont lui-même s’est chargé au nom de l’ordre et
de la morale le conduira à l’irréparable en 1975 lorsque, de gardien libérateur du savant français, il deviendra, par la logique même de la révolution khmère rouge, le sinistre bourreau de la prison S21, l’abattoir officiel du régime de Pol Pot. Terrible au plan humain, l’aventure de François Bizot aurait pu n’être que négligeable au regard de l’histoire. Sa force prodigieuse provient de ce que son drame personnel (porté par une personnalité plutôt exceptionnelle) fut suivi cinq ans plus tard d’une tragédie collective et qu’un même homme, Douch, y endossa successivement deux rôles opposés. Une aberration qui ne laisse pas à François Bizot d’autre choix que d’assumer ce paradoxe, parmi les plus lourds dont une vie humaine puisse faire l’expérience : « Je dois la vie à un homme qui en a exécuté des milliers d’autres. »
Tragique portail
L’année 1975 ouvre le troisième acte de la tragédie cambodgienne. Alors que le régime de Lon Nol est à bout de souffle, les Khmers rouges se trouvent désormais à la tête de 70 000 hommes. Leur folie meurtrière est déjà à l’œuvre. Dans les zones du Cambodge qu’ils « libèrent », les populations civiles récalcitrantes, ou même dubitatives, sont massacrées avec une brutalité absolue, tandis que les partisans de Sihanouk sont peu à peu éliminés. A coups de canon de 105 et de mortier chinois de 82 et de 120, ils bombardent Phnom Penh pendant de longs mois et grignotent l’armée de Lon Nol, provoquant in fine sa débandade. Le 1er avril, Lon Nol démissionne et quitte le Cambodge. Le Congrès américain s’étant opposé à la reprise du pont aérien destiné à soulager Phnom Penh, les Etats-Unis évacuent leurs ressortissants le 12 avril. Enfin, le 17 avril 1975 – treize jours avant la chute de Saigon –, 40 000 maquisards khmers rouges entrent sans coup férir dans la capitale, qui y voit la fin de la guerre civile et donc sa libération. La République khmère a vécu. Aussitôt, les nouveaux maîtres du Cambodge entreprennent de vider la ville, passée de 600 000 à 2 millions d’habitants sous l’afflux des réfugiés. Cette « libération », les gouvernements occidentaux aussi y crurent, sur la foi des
FRÈRE NUMÉRO UN » Connu sous ce nom et sous celui de Pol Pot, Saloth Sar fut le Premier ministre du Cambodge (appelé à l’époque Kampuchéa démocratique par les Khmers rouges), de 1976 à 1979, quand l’invasion vietnamienne le mit en fuite. Principal artisan du régime de terreur au Cambodge, il ne fut retrouvé et arrêté qu’en 1997, par d‘anciens camarades de ses propres troupes. Il meurt moins d’un an plus tard, dans des circonstances mystérieuses. «
11 h
© XINHUA PRESS/CORBIS.
© DCCAM/EPA/CORBIS.
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 12 h
L’EXÉCUTEUR « Second couteau » du régime des Khmers rouges, Douch (ci-dessus, en 1977, à gauche, et 2010, à droite) fut d’abord le chef du camp M-13 où fut retenu François Bizot, puis, de 1975 à 1979, celui du centre de torture S21 à Phnom Penh. Le cinéaste cambodgien Rithy Panh a consacré à ce lieu sinistre le documentaire S21, la machine de mort khmère rouge (2002), et à l’homme, qu’il a obtenu de filmer dans sa prison, Duch, le maître des forges de l’enfer (2011). Deux documentaires magistraux, d’une vérité à la fois sobre et glaçante. Page de droite : découverte de fosses communes au Cambodge, en 1981. On estime à 1,7 million le nombre de victimes du régime de Pol Pot. journalistes présents à Phnom Penh, trompés par l’allégresse qui accueillit durant les premières heures les Khmers rouges. Mais surtout parce que, asservis à leur grille de lecture anticolonialiste, les uns comme les autres voulurent y voir la légitime punition d’un gouvernement corrompu et pro-américain par des insurgés locaux, qui allaient enfin achever ce que les décolonisations des années 1950 n’avaient qu’imparfaitement accompli. Le 19 avril, François Bizot rejoint l’ambassade de France, où trois mille personnes ont trouvé refuge. Parmi eux des Français, mais aussi des ressortissants d’autres pays dépourvus de représentation diplomatique et des centaines de Cambodgiens, Vietnamiens, Chinois qui ont tout à redouter du nouveau pouvoir. Jusqu’au 6 mai, Bizot jouera l’intermédiaire avec le Khmer rouge Nhem, qui exige que seuls les détenteurs d’un passeport étranger puissent demeurer sur place jusqu’à leur départ, par la route, vers la Thaïlande. Jour après jour, Bizot négocie les déplacements hors de l’ambassade, dérisoire
sanctuaire dont le portail devient le symbole d’un tri inflexible entre ceux à qui il s’ouvre et ceux à qui, à défaut de passeport, il reste fermé. Sauvée, cette jeune Vietnamienne sortie de nulle part. Refoulée avec son nouveau-né, Mme Long Boret – veuve de l’ancien Premier ministre de la République khmère, exécuté dès le 17 avril – tout comme le prince Sisowath Monireth, oncle de Sihanouk, saint-cyrien, officier de la LégionétrangèrependantlaSecondeGuerre mondiale, qui se présente au portail avec sa Légion d’honneur sur la poitrine. Expulsé, à la demande expresse des Khmers rouges, le prince Sisowath Sirik Matak, autre ancien Premier ministre, venu chercher l’asile politique après avoir refusé celui des Etats-Unis le 12 avril, en lâchant à l’ambassadeur John Gunther Dean : « J’ai fait l’erreur de croire en vous, les Américains… » Une enquête a été ouverte en 1999 pour tenter d’établir les responsabilités de la France, soit celles du Quai d’Orsay et du consulJeanDyrac,dansledépartdel’ambassade des dignitaires du régime de Lon Nol, le 20 avril 1975. Ont-ils été livrés par la France
sous la pression des Khmers rouges ou sontils partis de leur propre chef ? Pour la veuve de Ung Boun Hor – ancien président de l’Assemblée nationale –, dont la plainte est à l’origine de l’enquête, ils ont été sacrifiés, tandis que François Bizot et d’autres témoins soulignent qu’ils sont sortis d’eux-mêmes pour éviter un carnage de la part de Khmers rouges archidéterminés. Le parquet de Paris a requis un non-lieu en novembre dernier. Aucun de ces dignitaires de l’« ancien régime » n’a jamais été retrouvé.
L’âge des ténèbres
En 1984, un premier film, La Déchirure, de Roland Joffé, récompensé par trois oscars, avait popularisé le portail de l’ambassade de France à travers l’adaptation de l’histoire de Sydney Schanberg, correspondant du New York Times au Cambodge, et de son interprète et informateur cambodgien Dith Pran. Dans une séquence certes romancée de ce réquisitoire contre le régime de Pol Pot autant que contre l’intervention américaine au Cambodge, on voit des hordes de réfugiés européens
© SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES.
et asiatiques pénétrer pêle-mêle dans l’ambassade alors que les Khmers rouges règnent en maîtres à Phnom Penh. Un officiel du régime de Lon Nol – qui pourrait bien être Ung Boun Hor – est délogé à coups de crosse d’une voiture et emmené, tremblant d’effroi, par les vainqueurs. Dépourvu de passeport étranger, Dith Pran doit lui aussi quitter l’ambassade sous les yeux de Sydney Schanberg, impuissant. En suivant la descente aux enfers de Dith Pran dans les camps des Khmers rouges, jusqu’à sa libération par l’armée vietnamienne et à sa fuite en Thaïlande, La Déchirure s’attachait ensuite à ce que Le Temps des aveux laisse nécessairement dans l’ombre. Le 6 mai, le portail s’ouvre en effet pour François Bizot et les réfugiés de l’ambassade, qui sont embarqués par camion vers la Thaïlande, synonyme de liberté. Mais au Cambodge, coupé du reste du monde pendant près de quatre ans, les ténèbres et la mort s’installent. A coups de slogans du type « Qui proteste est un ennemi, qui s’opposeestuncadavre »,PolPotetsessbires fondent le régime du Kampuchéa démocratique et appliquent le programme de l’Angkar. Son but : rééduquer l’ensemble de la population par l’abolition de la propriété privée et la destruction de toutes les structures du Cambodge traditionnel, en commençant par la famille et le bouddhisme. La collectivisation forcée passe par la suppression de la vie urbaine et de toute monnaie, les camps de rééducation et de travail, la sous-alimentation de la population – bientôt devenue famine généralisée. Le pays devient un immense camp de concentration où périssent 1,7 million de Cambodgiens. Seule la prise de Phnom Penh par le Vietnam le 7 janvier 1979 mettra un terme à l’un des régimes les plus sanglants de la seconde moitié du XXe siècle. Ce n’est qu’à son premier retour au Cambodge, en 1988, que François Bizot apprit le rôle qu’y joua Douch comme chef de S21, la prison installée dans le lycée Tuol Sleng de Phnom Penh. Dans ce lieu sinistre, aujourd’hui transformé en musée du Génocide khmer, son ancien libérateur avait ordonné l’exécution d’au moins 14 000 de ses compatriotes, après avoir tenté d’en obtenir des aveux sous les tortures les plus
AU ROYAUME DES AVEUGLES La cécité vis-à-vis du régime des Khmers rouges ne fut pas l’apanage des seuls journalistes et intellectuels. Un épisode relaté par François Bizot dans Le Portail montre combien elle fut partagée par le gouvernement français de Jacques Chirac, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing : « [Au Cambodge], pourtant, on racontait des Khmers rouges les choses les plus viles dont l’homme soit capable (assassinats d’enfants à mains nues, décapitation à la nervure de palme, holocauste…) ; mais la crainte de paraître favorable aux Américains figeait à ce point les esprits qu’il ne se trouvait plus en Europe de gens suffisamment libres eux-mêmes pour crier leur indignation et dénoncer le mensonge. La sagesse des nations eut vite fait de choisir son camp : celui de la liberté et de la non-ingérence… Soutenus par l’opinion internationale, les révolutionnaires obtinrent la victoire en 1975, sur un ennemi en complète déconfiture physique et morale. (…) Dès ma libération, l’ambassade de France m’avait demandé de traduire un texte sur le “Programme politique du Front uni national du Kampuchéa” que j’avais rapporté du maquis. Son contenu préfigurait l’horreur : déjà y étaient annoncées l’évacuation des villes et la mise en place d’un collectivisme étatique reposant sur une population réduite. Ces avertissements, dûment relayés à Paris, n’avaient cependant pas trouvé la moindre écoute, et la France avait opiniâtrement maintenu son soutien aux Khmers rouges… »
13 h
ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE
© SÉBASTIEN DÉSARMAUX / GODONG/LEEMAGE.
L’ENFER DANS LA VILLE Aménagé en musée du Génocide dès la fin du régime khmer en 1979, le lycée de Tuol Sleng avait été transformé
14 par les Khmers rouges en centre de torture et d’exécution (en bas, à droite, une salle de détention) connu sous le nom de S21. Le musée h conserve des portraits (ci-dessus et à droite) et des témoignages de victimes comme cette peinture de Vann Nath (en haut, à droite). effroyables. A la différence de Bizot, aucun d’eux n’eut la vie sauve. Comme une ouverture sur la question jamais résolue du consentement de l’homme au mal, Le Temps des aveux s’achève sur la scène des retrouvailles, en 2003, de Bizot et Douch dans sa prison de Phnom Penh. Arrêté en 1999, il a été condamné en 2012 à la réclusion criminelle à perpétuité.
La grande illusion
Régis Wargnier ne montre pas les charniers de Pol Pot parce que, fidèle à l’histoire de François Bizot, il ne peut filmer que l’aube de la terreur. Une aube qui, vue avec la lucidité de l’ethnologue, ne laisse pourtant rien ignorer du jour sanglant qui la suivit. Là où Le Temps des aveux accuse sa principale limite, c’est dans son parti pris de sobriété, qui le confinerait presque à la fadeur sans ses deux principaux acteurs. Nouées autour de quelques scènes dramatiques (le portail, le passage en Thaïlande où quelques Cambodgiens sont finalement retenus par les Khmers rouges), tension et
émotion se trouvent comme diluées sur les trente ans que couvre le récit, et le faceà-face final de Bizot et de Douch reste au fond très en deçà de ce que des retrouvailles si peu banales impliqueraient. On y cherche par ailleurs vainement le traitement implacable que François Bizot réserve, dans Le Portail, à l’aveuglement d’une certaine France politique et intellectuelle sur la réalité d’une terreur pourtant prévisible dès 1975 : « Ce qui m’oppresse, y écrit-il, plus encore que les yeux ouverts des morts qui comblent les rizières sablonneuses, ce sont les applaudissements qui retentirent en Occident pour saluer la victoire des Khmers rouges contre leurs frères en 1975, d’autant plus frénétiquement qu’ils couvrirent en même temps le long hurlement des millions de massacrés. » L’exercice est connu, mais un passage en revue de la presse française en avril 1975 n’en finit pas d’étonner par le sinistre exercice de conformisme dont elle témoigne encore quarante ans après. Dans Le Monde du 16 avril 1975, Jacques Decornoy se faisait
l’oracle d’un nouvel âge d’or : « Une société nouvelle sera créée ; elle sera débarrassée de toutes les tares qui empêchent un rapide épanouissement : suppression des mœurs dépravantes, de la corruption, des trafics de toutes sortes, des contrebandes, des moyens d’exploitation inhumaine du peuple (…). Le Cambodge sera démocratique, toutes les libertés seront respectées, le bouddhisme restera religion d’Etat, l’économie sera indépendante, l’usage de la langue nationale sera généralisé dans les services publics. » Dans celui du 18 avril, on se réjouit : « Phnom Penh est tombée ! La ville est libérée… Des groupes se forment autour des maquisards… L’enthousiasme populaire est évident. » A la une de Libération, le 17 avril : « Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh », et le lendemain : « Sept jours de fête pour une libération. » Il faudra la sortie française de La Déchirure pour que, sous la plume de Patrick Sabatier, des regrets soient émis dix ans plus tard, assortis d’insultes contre ceux qui oseraient reprocher à certains journalistes de s’être
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« trompés » : « A trop avoir voulu “avoir raison” de cette guerre, on s’est laissé aveugler, on n’a rien vu, rien compris – ou presque (…). Nombreux sont aujourd’hui les imbéciles qui peuvent ricaner de tous ceux, journalistes en premier lieu, qui ont applaudi en 1975 à la victoire des Khmers rouges. Rares sont ceux qui, à l’époque, avaient imaginé, ne fût-ce qu’une partie de ce que serait la révolution khmère rouge. Rares aussi ceux qui, dès les premiers récits de réfugiés échappés du Cambodge, ont accepté ce qui devait rapidement s’imposer – l’existence d’un auto-génocide par la combinaison de la famine, du dogmatisme imbécile et des massacres. » (13 février 1985). Il y en eut pourtant. Encore fallait-il se donner la peine de les trouver ailleurs que parmi les enragés du maoïsme. Ainsi de l’écrivain cambodgien Soth Polin, du journaliste Bernard Hamel et surtout du père François Ponchaud, qui dans La Croix des 24-25 octobre 1975, dans Le Monde des 17-18 février 1976 et dans son ouvrage Cambodge année zéro (1977), avait témoigné du piègesanglantquis’étaitrefermésurleCambodge en racontant le retour forcé à la campagne, les camps de travail, les massacres de
masse. Mais à l’époque, un Jean Lacouture, dont François Bizot souligne dans Le Portail le scepticisme méprisant, préférait toujours s’en tenir à l’« audacieuse transfusion de peuple » qu’il avait vue dans la prise de Phnom Penh (Le Nouvel Observateur, 28 avril 1975). FrançoisBizotajoute :« Quandon“découvrit” sur place l’horreur absolue, commença pour beaucoup le temps des contritions. J’enrage aujourd’hui quand je vois qu’il ne se trouve plus un seul “sage” pour soutenir l’idéologie au nom de laquelle tout ce mal fut méthodiquement accompli. » Jean Lacouture s’en acquitta dans Valeurs actuelles du 13 novembre 1978, d’une façon qui laisse encore songeur : « Au Cambodge, j’ai péché par ignorance et par naïveté. Je n’avais aucun moyen de contrôler mes informations. J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme, sans que j’aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J’avoue que j’ai manqué de pénétration politique. » Aux thuriféraires d’un marxisme « soft », miraculeusement déconnecté de ses terrifiantes applications historiques, François
Bizot apporte une réponse : « Je hais l’idée d’une aube nouvelle où les homo sapiens vivraient en harmonie, car l’espoir que cette utopie suscite a justifié les plus sanglantes exterminations de l’histoire. » Quarante ans plus tard, c’est bien la leçon à tirer de la terreur khmère rouge et de l’auto-aveuglement tragique auquel elle donna lieu en Occident. 2
A lire de François Bizot Le Portail, Gallimard, « Folio », 440 pages, 8 €.
Le Silence du bourreau, Gallimard, « Folio », 288 pages, 7 €.
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