Figaro histoire 12

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FÉVRIER-MARS 2014 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 12

14-18

LA MOISSON

DU CENTENAIRE

CHARLES

EMPEREUR ET ROI

LES 7 PILIERS DE L’EMPIRE DEVANT L’ISLAM ÉPOUSES BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 € - LUX : 7,60 € - MAR : 75 DH - NL : 8 € - PORT CONT : 8 €

ET CONCUBINES

CHARLEMAGNE La Renaissance de l’Occident

SAINTE-SOPHIE

ENTRE LA CROIX ET LE CROISSANT

LE TRÉSOR

DE LA LICORNE



ÉDITORIAL © BLANDINE TOP.

Par Michel De Jaeghere

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LA GRANDE ILLUSION

i Charlemagne occupe, dans nos mémoires, une place singulière, ce n’est pas tant par ses conquêtes. En annexant l’Italie et la Catalogne, la Saxe, il a certes agrandi le domaine que lui avait légué son père. Mais l’Europe occidentale était dominée depuis le VIe siècle par les Francs. Et Pépin le Bref avait, avant lui, donné à son royaume une fabuleuse extension. Ce qui fait de Charlemagne un souverain à nul autre pareil, c’est le couronnement, à Rome, le jour de Noël de l’an 800; la restauration, après trois siècles, de l’Empire romain d’Occident par l’héritier de l’un des peuples qui avaient contribué à le mettre à terre. Le recommencement auquel les fastes de la Renaissance carolingienne, le renouveau intellectuel, l’édification du palais d’Aix-la-Chapelle, les trésors d’orfèvrerie, les merveilles de l’enluminure, l’essor d’une théologie revivifiée sous l’influence des lettrés italiens et des moines anglo-saxons allaient donner, au terme de la nuit mérovingienne, un éclat saisissant. Contemporain de l’empereur, Eginhard n’évoque pourtant, dans sa Vie de Charlemagne, le couronnement impérial que d’une courte phrase. Venu à Rome pour y restaurer la situation du pape Léon III, accusé de corruption, Charles « reçut, écrit-il, le nom d’empereur et Auguste ». C’est peu dire. « Dans un premier temps, ajoute le biographe, il s’y opposa si fortement qu’il affirmait que ce jour-là, bien qu’il se fût agi d’un jour de fête, il ne serait pas entré dans l’église s’il avait pu connaître d’avance la résolution du pontife. » On a quelque peine à le croire. Dès 778, il avait reçu sans protester du pape Adrien Ier le surnom de «nouveau Constantin». Dans les missels des fidèles d’Occident, les prières pour l’empereur romain avaient été alors remplacées par des supplications en faveur du roi des Francs. Elu en 795, Léon III lui avait aussitôt adressé les clés de Saint-Pierre et l’étendard de la ville de Rome. Et lors de la construction du palais d’Aix-la-Chapelle, il avait lui-même envoyé un architecte à Ravenne pour y copier les plans de la basilique San Vitale. Une statue de Théodoric le Grand provenant de l’ancienne capitale y serait bientôt érigée pour faire pendant à celle de Marc Aurèle qui ornait, à Rome, le Latran. Sans doute Eginhard s’était-il inspiré d’un illustre précédent : Tibère, avant Charles, avait, selon Suétone, fait mine d’hésiter à accepter l’empire après l’avoir cherché passionnément. L’anecdote peut témoigner, aussi, du mécontentement de l’empereur à l’égard du rituel adopté par le pontife romain. En le couronnant de ses mains, Léon III n’avait-il pas prétendu manifester sa prééminence? Lorsqu’il décidera d’associer son fils Louis à l’empire, en 813, Charles le couronnera lui-même, dans la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle. La réserve d’Eginhard a fait couler, depuis, beaucoup d’encre. Elle s’explique peut-être par le malentendu qui nous fait considérer l’histoire à la lumière de ses prolongements. La restauration de l’Empire romain d’Occident a ranimé un rêve qui a nourri, pendant mille ans, l’histoire européenne. Il n’est pas sûr

que le principal intéressé en ait eu pleinement conscience. Dès 806, il avait envisagé le partage de ses terres entre ses fils comme s’il se fut agi de son patrimoine. Il n’avait pas dit un mot de la dignité impériale, qui semble lui être apparue comme une consécration personnelle, bien plus que la clé de voûte d’un régime politique transmissible à ses descendants. Le paradoxe est que c’est lui qui avait raison. Les territoires de l’Empire carolingien ne coïncidaient guère avec ceux de l’Empire romain. La Méditerranée avait cessé d’en être le cœur battant : elle en était devenue la frontière. Ruinée par les invasions et par la reconquête justinienne, l’Italie n’en était plus le centre. L’Afrique du Nord et l’Espagne étaient des terres étrangères, occupées par l’Islam. L’Orient était un monde lointain. Le nouvel empire était ordonné autour des vallées du Rhône et du Rhin. Il incluait des terres qui n’avaient jamais connu la domination romaine. Charlemagne était loin d’avoir les moyens de donner à ses possessions l’unité juridique et la cohérence qui avaient, in fine, été celles du monde romain. «L’Europe carolingienne s’étend sur plus d’un million de kilomètres carrés, rappelle Pierre Riché. Elle est constituée de régions qui se sont regroupées rapidement autour d’une même autorité, mais qui ont leur propre histoire, leur législation, leur culture, leur mentalité particulière.» Elle restait divisée par les langues. Ni Charlemagne ni ses successeurs n’eurent le temps d’y promouvoir l’équivalent de ce qu’avait été, pour les peuples du bassin méditerranéen, la lente romanisation des populations. L’empereur était resté, profondément, un Franc d’Austrasie. Il avait appris à lire le latin comme une langue étrangère et n’avait que mépris pour le clergé romain qui avait présidé à son couronnement. Il lui préférait l’aristocratie franque, les Grands qu’il s’était attachés par les liens personnels de la vassalité et qu’il récompensait par l’octroi de domaines échappant en pratique au contrôle de sa propre administration. C’était exposer son empire, après sa mort, à la dislocation. Elle ne tarda guère. Ses petits-fils procéderaient, dès 843, à Verdun, à un partage d’où naîtrait, un jour, l’Europe des nations. Charlemagne avait doté son empire, entre-temps, d’un trésor d’une autre nature que de fragiles institutions. Par ses capitulaires, ses fondations monastiques, par l’impulsion donnée à l’enseignement, le soutien apporté à l’Eglise, dans une vision tout augustinienne de la politique, il avait offert à l’Occident chrétien une unité morale qui survivrait aux siècles de rivalités et de guerres. La renovatio imperii n’avait été qu’une illusion. Elle n’avait renoué avec la romanité qu’en apparence. Charlemagne n’a pas restauré l’Empire romain : il a inventé l’Europe. Multiple, fragmentée, diverse. Son entreprise s’est soldée par un immense succès et un immense échec. L’échec est celui d’une union politique imposée au forceps. Le succès est de lui avoir procuré autre chose : une communauté de civilisation. !

CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur

d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Jacques Heers (†), professeur émérite (histoire médiévale) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Nikolaï Alexandrovitch Kopanev (†), directeur de la bibliothèque Voltaire à Saint-Pétersbourg ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.

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A MOISSON DU CENTENAIRE

1914-2014 : CENT ANS APRÈS LA GRANDE GUERRE, LES FRANÇAIS ONT RÉPONDU PAR MILLIERS À L’APPEL DE LA GRANDE COLLECTE. LE SIGNE D’UN ATTACHEMENT VISCÉRAL À LA MÉMOIRE NATIONALE ET FAMILIALE.

© HANNAH ASSOULINE/OPALE.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

EN HAUT PHOTOS : CARNET DE POILU, LEUR VIE RACONTÉE AUX ENFANTS PAR RENEFER, PRÉSENTÉ PAR GABRIELLE THIERRY. ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG.

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L’ADIEU AUX ROIS

«LE ROI EST MORT, VIVE LE ROI !» COORDINATEUR DE L’OUVRAGE COLLECTIF LES DERNIERS JOURS DES ROIS, PATRICE GUENIFFEY

DÉCRYPTE LA MISE EN SCÈNE SATURÉE DE SENS QUI ACCOMPAGNE LES MORTS ROYALES.


© HERMANN/DROITS RÉSERVÉS. CI-DESSOUS : © MARTINE BECK COPPOLA.

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LE MYSTÈRE DU TABLEAU FLAMAND

UNE SÉRIE DE REPRÉSENTATIONS FLAMANDES DE LA SAINTE CÈNE EST À L’ORIGINE D’UNE PASSIONNANTE MYSTIFICATION POLITIQUE ET ARTISTIQUE DANS L’EUROPE DE LA RÉFORME.

ET AUSSI

LA VIE PRIVÉE DE MME CAILLAUX ILS ONT CRU EN MUSSOLINI CÔTÉ LIVRES EXPOSITIONS LES PÂTES SONT-ELLES CHINOISES OU ITALIENNES ?


EN COUVERTURE

© PIT SIEBIGS/STADT AACHEN. © MATTES RENÉ/HEMIS.FR. © PRISMA ARCHIVO/LEEMAGE. © GRASSI MUSEUM FÜR ANGEWANDTE KUNST, LEIPZIG, FOTO : GUNTER BINSACK.

42 C

HARLEMAGNE, EMPEREUR ET ROI

ROME, AN 800. LE COURONNEMENT

IMPÉRIAL DU ROI DES FRANCS SIGNE L’ACTE DE RENAISSANCE DE L’EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT.

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LES 7 PILIERS DE L’EMPIRE


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SOUS LE SIGNE DU TURBAN

LA CHANSON DE ROLAND EN A FAIT UNE ÉPOPÉE. ENTRE CONQUÊTES ET DIPLOMATIE, LES RELATIONS AVEC L’ISLAM SONT

AU CŒUR DE LA POLITIQUE CAROLINGIENNE.

Charlemagne La Renaissance de l’Occident

ET AUSSI

LES COMPAGNONS DE LA GLOIRE ALCUIN, UN SAGE À LA COUR À L’ÉCOLE DE SAINT AUGUSTIN LES FEMMES ET LES ENFANTS D’ABORD MÉMOIRE D’EMPIRE LES MARCHES DU POUVOIR BIBLIOTHÈQUE CAROLINGIENNE APPUYÉE SUR L’ÉGLISE ET SUR

UNE SOLIDE ADMINISTRATION, LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE FAIT BRILLER SES FEUX DEPUIS LA COUR D’AIX-LA-CHAPELLE.


L’ESPRIT DES LIEUX

© BOISVIEUX CHRISTOPHE/HEMIS.FR. © RMN-GRAND PALAIS-MICHEL UTARDO-SERVICE DE PRESSE. © ANDREW C. KOVALEC, ALL RIGHTS RESERVED.

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SAINTE-SOPHIE ENTRE

LA CROIX ET LE CROISSANT À ISTANBUL, LA POLÉMIQUE FAIT RAGE AUTOUR DU PROJET DE TRANSFORMATION DE SAINTE-SOPHIE EN MOSQUÉE, AGITÉ PAR LE GOUVERNEMENT DU PREMIER MINISTRE ERDOGAN.

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LE TRÉSOR

DE LA LICORNE APRÈS UN AN D’ABSENCE, LES SIX TAPISSERIES DE LA DAME À LA LICORNE

DÉPLOIENT À NOUVEAU LEUR FASTE ET LEUR MYSTÈRE AU MUSÉE DE CLUNY.


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COPIER N’EST

PAS TRICHER

DANS LE SECRET DE L’ATELIER HISTORIQUE RMN-GRAND PALAIS, DE FIDÈLES COPIES DES STATUES DU PARC DE VERSAILLES

SONT MOULÉES POUR REMPLACER DES ORIGINAUX MENACÉS PAR LEUR VIE AU GRAND AIR.

ET AUSSI

LA VOILÀ, LA BLANCHE HERMINE ! CINQ CENTS ANS APRÈS LA MORT D’ANNE DE BRETAGNE, LE CHÂTEAU DE LANGEAIS GARDE INTACT LE SOUVENIR DE SON ÉTRANGE MARIAGE AVEC CHARLES VIII.


À

L’A F F I C H E Par Emmanuel Pénicaut

La Moisson

du

Centenaire

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Le succès de la Grande Collecte des souvenirs familiaux conservés par les Français ouvre spectaculairement la commémoration de la Grande Guerre.

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© EUROPEANA.

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ne effervescence inédite a agité en novembre des dizaines de services d’archives publiques, d’ordinaire réputés pour leur tranquillité. Dans toute la France, des foules ont convergé vers les centres d’archives les plus proches de chez elles. Aux visages tantôt graves, tantôt émus des visiteurs, on sentait qu’ils venaient accomplir une mission, un devoir. Dans leurs mains, leurs albums ou leurs classeurs, des pans d’histoire familiale. Photos d’un père posant en tenue bleu horizon et en bandes molletières, croix de guerre d’un cousin, « bons points patriotiques » décernés à un grand-oncle y voisinaient avec des liasses de lettres échangées entre le front et l’arrière ou des carnets de croquis encore maculés de la boue des tranchées. Pendant une semaine, la Grande Collecte a drainé et révélé la mémoire familiale de la Grande Guerre. Relayé par la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, cet appel national au dépôt des souvenirs de la guerre de 1914-1918 a tenu lieu de lancement à une année de commémorations officielles. Il n’était pourtant que la partie la plus visible d’une initiative lancée dès 2010 par l’université d’Oxford, dans le cadre de la bibliothèque numérique

européenne Europeana. C’est là que naquit en effet l’idée de proposer aux particuliers d’apporter leurs souvenirs pour les numériser. Elle s’est depuis enrichie pour aboutir à la constitution d’une base de données virtuelle unique, destinée à rassembler, d’un bout à l’autre de l’Europe, les souvenirs familiaux de tous les citoyens du continent. Depuis 2011, onze pays, dont l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Irlande ont déjà contribué à alimenter cette base. En France, l’initiative en est revenue au service interministériel des Archives de France, au ministère de la Culture, et à la

Bibliothèque nationale de France (BnF). D’un commun accord, ces institutions ont décidé d’appuyer la collecte sur un réseau structuré de points d’accueil, et de la stimuler particulièrement au cours de la semaine entourant le 11 novembre : à cette occasion, la BnF a proposé aux bibliothèques municipales qui le souhaitaient de s’y associer, et le directeur des Archives de France, Hervé Lemoine, a fait de même avec le réseau des Archives. A la veille de l’opération, plus de 100 services s’étaient inscrits : 80 services d’archives (nationales, départementales, municipales), une vingtaine de bibliothèques et de musées d’histoire.

CORRESPONDANCE Ci-dessus : lettre rédigée sur une écorce de bouleau. Le document le plus fréquent apporté aux services d’archives dans le cadre de la Grande Collecte est la lettre.


A l’origine du projet, un constat éclairant : la mémoire des conflits est un champ d’études en soi. L’effort gigantesque requis de la nation pendant la Première Guerre mondiale a eu pour écho le développement d’une mémoire officielle d’une ampleur inédite : des plaques et des monuments aux morts dans toutes les communes de France, un jour férié spécifique, des noms de lieux, tels que Verdun ou la Voie sacrée, qui n’ont pas quitté le programme scolaire depuis un siècle. En revanche, la mémoire intime et familiale est moins connue : que reste-t-il des souvenirs transmis pendant ou après la guerre par les huit ou neuf millions de combattants français ? Comment ces souvenirs ont-ils été transmis ? Le succès de la Grande Collecte a été aussi vaste qu’inespéré. Dans tous les services participants, des files interminables se sont formées. Par milliers, les Français se sont précipités pour apporter leurs souvenirs, documents ou objets, et raconter les anecdotes de l’histoire familiale qui s’y rapportaient. Les chiffres sont éloquents. Les quelque 15 000 personnes qui se sont d’ores et déjà rendues dans les points de collecte ont déployé et permis la numérisation de plus de 300 000 pages de documents devant un personnel scientifique compétent et dévoué. Près de 400 fonds d’archives ont été donnés en toute propriété aux services d’archives publiques et 2000 «histoires individuelles» de poilus français – le chiffre augmente chaque jour – sont désormais accessibles en ligne sur la base Europeana. Le principal enseignement à tirer de cet afflux inattendu est clair : il traduit l’impact de la nouvelle orientation prise par

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© ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG.

CARNET « Tante Marie te le dira, les bains de boue sont très bons pour les douleurs. » Tous les dessins et les citations reproduits ici sont tirés du Carnet de poilu, leur vie racontée aux enfants, par Renefer, présenté par Gabrielle Thierry, paru chez Albin Michel. Il met en regard un croquis de l’auteur avec une historiette adressée à sa fille.


ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

écorce de bouleau, elle est le trait d’union indispensable, qui permet de donner et de recevoir des nouvelles, mais surtout de se rappeler que l’on est en vie, et qu’une famille ou un ami attend et pense à vous. La censure comme la pudeur, ou le manque de familiarité avec ce mode de communication auquel peu de poilus sont habitués, interdisent de dire l’horreur. On préfère souligner les côtés positifs du quotidien, comme les fraternisations de tranchées de Noël 1914, que raconte un poilu charentais du 137e régiment d’infanterie : « C’était Noël pour nous et pour eux aussi, et en cet honneur, aucun coup de fusil aujourd’hui n’a été échangé. Ce tantôt, des soldats du 137e et des Allemands sont sortis de leurs tranchées, un capitaine en tête, et ont échangé des cigares, bonbons. C’est drôle la guerre : dans quelques heures, on tirera les uns sur les autres!» Ce sont, le plus souvent, des banalités sur les enfants, la santé, les « Boches », la dureté des temps, et l’espérance d’une fin rapide, ou du moins pas trop lointaine, et heureuse du conflit. Le soldat se confie plus volontiers à son carnet intime : des dizaines de ces carnets sont également réapparus à l’occasion de la Grande Collecte, et ils nous aident à mesurer, une fois de plus, l’effort extraordinaire demandé durant quatre années à des millions d’individus déracinés de leurs foyers. Plus facile d’accès que les mots, l’image est aussi répandue. La carte postale, la photo-carte, le dessin ou la photographie

CROQUIS DE GUERRE Artiste et soldat, Raymond Fontanet, dit Renefer, a écrit et illustré ce carnet depuis les tranchées pour sa fille de 8 ans. Publié en un étonnant fac-similé, il s’enrichit un siècle plus tard d’une valeur pédagogique encore plus grande : « Les bleuets, les marguerites et les coquelicots couvrent (les tombes de nos soldats) de mille petits drapeaux comme celui pour lequel ils sont morts : le drapeau français », rappelle Renefer à sa fille comme à tous ses jeunes compatriotes de 2014. Geoffroy Caillet Carnet de poilu. Leur vie racontée aux enfants, par Renefer, Albin Michel, 96 pages, 14€.

SOUS LA RAFALE Les Poilus

Jean-Pierre Guéno

Fidèle au principe de la collection « L’Histoire entre nos mains », cet album foisonnant d’inventivité retrace le quotidien des poilus de la Grande Guerre à travers une très riche collection de photos, dessins, affiches, lettres, cartes postales. Surtout, de nombreux fac-similés détachables s’invitent au fil des pages pour faire sentir, loin de simples gadgets, combien cette histoire séculaire reste proche de l’homme du XXIe siècle. GC Les Arènes, 110 pages, 34,80 €.

500 témoins de la Grande Guerre

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l’historiographie de la Grande Guerre. A l’histoire politique et militaire du premier conflit mondial s’est en effet substitué depuis plusieurs années le souci d’étudier et de raconter la vie quotidienne des soldats et des civils, du front et de l’arrière. L’immense succès de Paroles de poilus, ce recueil de lettres et d’extraits de journaux de combattants réunis en 1998 sous la direction de Jean-Pierre Guéno, en avait donné le coup d’envoi ; l’ample bibliographie parue à l’occasion du centenaire de 1914 ne fait que le confirmer. Ecrits de soldats, témoignages de toute sorte, valorisation tous azimuts du facteur humain : loin de la question de la responsabilité des belligérants, de l’étude des différents fronts et même de la chronologie de la guerre, l’intérêt pour la Grande Guerre se cristallise essentiellement aujourd’hui autour de la somme des tranches de vie qu’elle représente et dont le traumatisme subi par les soldats reste l’élément catalyseur. Tirés des greniers ou des tiroirs familiaux, conservés dans les enveloppes d’époque ou dans des albums soignés, les documents produits par la Grande Collecte brossent, de fait, un formidable portrait de la France en guerre, en témoignant d’abord de la vie quotidienne et de l’activité des combattants : au front le plus souvent, mais aussi au repos, en convalescence ou à l’hôpital. Le document le plus fréquent est la simple lettre : sur du papier ad hoc ou sur un brouillon déchiré, sur une carte ou sur une

Rémy Cazals Dans la lignée du travail de Jean-Norton Cru, qui avait proposé avec Témoins une étude critique de témoignages de soldats de la Grande Guerre remettant en cause le caractère réaliste des récits de Barbusse ou de Dorgelès, ce dictionnaire biographique présente les écrits de 500 autres témoins, soldats de tout grade et civils. En retraçant leur origine et leur vie pendant les combats, ses notules dégagent, par une analyse rigoureuse, l’intérêt inégal d’œuvres (lettres, carnets, journaux) qui constituent pourtant, selon le mot de Jean-Norton Cru, « une manifestation unique de la pensée française ». GC Editions Midi-Pyrénéennes/Edhisto, 496 pages, 29 €.


EXPOSITION Paris 14-18. La guerre au quotidien

C’EST LE JEU Ci-dessus : « Dame, il arrive souvent au front que les marmites éclatent tout près de soi, alors on est couvert de terre… » Renefer. Ci-dessous : jeu des poilus, diffusion Touring-Club de France.

A Paris, pendant la guerre, la vie continue, avec et malgré les privations, le départ d’un père, d’un fils ou d’un frère, l’afflux des réfugiés, permissionnaires ou blessés, la multiplication des œuvres (quêtes, spectacles) de bienfaisance… La guerre est loin et là, tout à la fois. C’est ce qu’illustre le millier de clichés du photographe Charles Lansiaux réalisés pendant la guerre, et dont la Bibliothèque historique de la Ville de Paris expose une sélection de 200 agrandissements. 200 images vivantes, émouvantes, annotées par Lansiaux. On pense à Doisneau, bien que ce soit trop tôt. Un très beau témoignage. Albane Piot Jusqu’au 15 juin 2014, Galerie des bibliothèques de la Ville de Paris, 22, rue Malher, 75004. Du mardi au dimanche de 13 h à 19 h, nocturne les jeudis, jusqu’à 21 h. Entrée : 6 € ; réduit : 4 €. Gratuit le jeudi, de 18 h à 21 h. www.paris-bibliotheques.org

© ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG. © EUROPEANA.

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dévastées. Et le dépaysement est encore plus grand quand le combattant quitte la France : les monuments de Salonique suscitent son admiration, aussi bien que le costume des paysannes serbes ! L’étonnement vient aussi de la découverte de machines ou de structures inconnues : le poilu photographie, ou conserve, des clichés de mitrailleuses, de canons, de camps militaires, d’avions, d’hôpitaux : tout ce qui fait la guerre moderne attise sa curiosité. Les combattants ne sont pas cependant les seuls à écrire, ou à accumuler les documents aujourd’hui conservés dans les familles. Il y a aussi les prisonniers, si nombreux, et que l’on oublie toujours : l’Allemagne en

CAPITAINE COURAGEUX © ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

multiplient les clichés individuels, où chacun prend la pose et arbore fièrement son uniforme ou ses médailles, mais aussi les photos de groupe. Les camaraderies issues du front, et qui donnent naissance après la guerre à nos associations d’anciens combattants, sont préfigurées par les milliers de clichés où, sur les marches d’un hôpital de fortune, devant un casernement, dans le fond d’une tranchée, des groupes de soldats posent ensemble, rieurs ou graves, unis par une improbable communauté de destin. Mais le soldat représente aussi ce qu’il voit : l’image et la photographie ont une valeur documentaire et révèlent le regard étonné de poilus qui, pour la plupart, n’avaient pas quitté leur canton ou leur département avant la mobilisation. « Que la France est grande ! » aurait dit, selon la tradition familiale, le poilu jurassien Louis Javel, après avoir parcouru dix kilomètres depuis son domicile avec ses camarades de conscription ! Pour montrer ces paysages à son épouse ou à ses parents, le poilu dessine les vallées, les églises, les villages ; souvent, il achète et expédie des collections de cartes postales qui montrent les régions

Puisant abondamment dans les souvenirs d’Henri Giraud et de son épouse, Céline, leur petit-fils retrace ici la Grande Guerre vécue par celui qui était alors un jeune capitaine et qui, devenu général, devait jouer un rôle déterminant dans le retour de la France dans la guerre en 1942. Grièvement blessé dès août 1914, laissé pour mort par ses hommes du 4e zouaves, Henri Giraud est alors recueilli et soigné par les Allemands. A peine rétabli, il s’évade et s’offre le luxe de vivre plusieurs mois dans une France occupée, récupérant des renseignements déterminants, croisant le Kaiser en personne avant d’utiliser les réseaux d’évasion de la célèbre Edith Cavell. Fêté comme un héros à son retour, il intègre l’état-major du général Franchet d’Espèrey avant de conduire victorieusement son bataillon à la prise du fort de Malmaison. Quand l’armistice sonne enfin, il est abondamment décoré et auréolé de cinq citations. Si les ingrédients romanesques ne manquent pas dans cet itinéraire aussi étonnant que vrai, Henri-Christian Giraud a su élever son livre au niveau d’une véritable leçon d’histoire. Sans jamais tomber dans la concurrence mémorielle, il émaille son texte de comparaisons avec les parcours des autres grands noms du conflit suivant, montrant qu’à l’instar d’un Giraud, les De Gaulle, de Lattre, Catroux ou Juin ont puisé dans les combats de 1914 l’esprit de revanche qui les animera après la défaite de 1940. Son récit familial offre ainsi au fil des pages un aperçu des sentiments profonds de toute une génération attachée au salut de la patrie. Philippe Maxence 1914-1918. La Grande Guerre du général Giraud, par Henri-Christian Giraud, Editions du Rocher, 282 pages, 22,90 €.

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individuelle, du photographe ou de l’amateur, se diffusent et permettent d’exprimer les sentiments partagés : l’humour d’abord qui, en caricaturant l’ennemi, le planqué ou l’officier, offre une dédramatisation bienvenue ; l’amour ensuite, qui rappelle les frustrations causées par la séparation : de la carte postale au goût le plus kitsch en passant par le dessin ou la chanson illustrée composée pour la femme aimée, le poilu exprime sa nostalgie du foyer perdu. La carte postale patriotique est aussi présente : même si le texte qui est au dos est moins enthousiaste que le slogan qui l’orne, on mesure combien la défense de la patrie, l’élimination de l’ennemi, la libération du territoire national restent fortes dans la mentalité du soldat. L’image est parfois complétée par l’objet : objet passetemps d’artisanat de tranchée, canne, briquet ou bibelot décoratif élaboré avec le matériau disponible, ou objet sacré, portefeuille percé d’une balle qui n’a pas atteint celui qu’elle visait, image pieuse ou crucifix auquel on confie ses prières. Le soldat aime se représenter : les photographes ambulants ou en studio


AVANT-ARRIÈRE Ci-dessus : le départ de la classe 1919, Paris, avril 1918. Photo tirée de L’Excelsior que présente Jours de guerre 1914-1918, l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney publié aux éditions Les Arènes. Page de gauche : « Les soldats pensent toujours à leur petite famille. Celui-ci écrit justement à sa petite fille en lui disant qu’il lui envoie une jolie petite bague. » Renefer.

LA GUERRE EN IMAGES Jours de guerre 1914-1918

© EXCELSIOR-L'EQUIPE/ROGER-VIOLLET.

Jean-Noël Jeanneney

La Grande Guerre expliquée en images. Antoine Prost

La Guerre des affiches Patrick Facon

A bien des égards, le quotidien illustré L’Excelsior (1910-1940) fut le journal de la Grande Guerre. L’exhumation de son magnifique fonds photographique permet de suivre jour après jour la chronique d’une France en guerre, des soldats au front à Clemenceau battant le pavé parisien. Un mémorial d’une qualité exceptionnelle, auquel ce beau livre rend une parfaite justice. GC

A travers un dialogue avec son petit-fils, l’historien Antoine Prost raconte avec simplicité l’épopée tragique de la Première Guerre mondiale. Parmi les peintures, les photos colorisées et les affiches, les autochromes (première ébauche des photographies en couleurs, employée entre 1907 et 1932) offrent les plus étonnantes illustrations de la Grande Guerre, en mêlant au charme des photos anciennes un sentiment de réalité inconnu jusque-là. Louis Guéry

La Grande Guerre mit à nu le courage des soldats, mais réveilla aussi les talents artistiques de l’époque grâce aux affiches de propagande. Ce remarquable recueil ponctué à chaque chapitre d’un bref aperçu historique permet de mieux comprendre les ressorts de la guerre, d’apprécier l’évolution artistique de l’époque, de saisir les divergences de motivations des belligérants et de déterrer des perles de propagande trop souvent oubliées. LG

Les Arènes, 540 pages, 49,90 €.

Seuil, 168 pages, 25 €.

Editions Atlas livres, 192 pages, 35 €.


© EUROPEANA.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

HÉROÏQUES Ci-dessus : décorations reçues par un soldat d’infanterie à l’issue de la guerre. Page de droite : « Dans l’âme éternelle de tous ces héros retentira ta pensée de bonne et belle petite Française. » Renefer. retient près de 2 400 000 pendant la durée du conflit. Pour tromper l’ennui, ou pour hâter le moment de la libération, ils écrivent et produisent : la famille d’André Mullier conserve précieusement le ticket d’entrée du Tréteau du poilu, symphonie jouée le 28 septembre 1915 par les prisonniers français du camp de Zwickau (Saxe). Les civils, à l’arrière, ne sont pas en reste, et confectionnent ou conservent pieusement les souvenirs du temps : à Bordeaux, Henriette Auriol constitue un album personnel composé de dessins de presse illustrant les actions de secours aux soldats et de soutien à l’effort de guerre. A Lille, Jeanne Kauffmann conserve pieusement après la guerre son livret de dame infirmière de la Société française de secours aux blessés militaires. Au début de l’année 1918, Wartel, instituteur à Aniche (Nord), rédige de sa main un syllabaire qu’il distribue à ses élèves pour pallier le manque de

livres : le thème de la guerre en est, volontairement, absent. Au même moment, un homologue d’une école du Cher distribue des « bons points patriotiques ». Le dernier grand producteur de documents est l’autorité militaire, dont les lettres, les avis ou les diplômes apportent à la maison deuil ou soulagement, chagrin ou fierté. Au-delà du livret militaire, que beaucoup ont gardé précieusement avec eux, et qui retrace dans ses moindres détails la carrière militaire du soldat, la Grande Collecte a mis au jour la grande variété de la production écrite du ministère de la Guerre pendant et après le conflit. Ce sont les lettres d’information officielles que sont les avis de décès ou de captivité ; ce sont aussi les diplômes de toute sorte, et notamment les citations, qu’elles soient à l’ordre du régiment, du corps d’armée ou de l’armée : rédigées sur un ton volontairement emphatique, présentées sur du papier

pré-imprimé à l’encadrement pompier, ces petits textes rappellent la grandeur des sacrifices consentis pour la patrie, et doivent trouver leur place, bien en vue, au domicile de celui qui les a mérités. Il en est de même pour les médailles, qu’il ne suffit pas de conserver en boîtes : après la guerre, différents modèles de cadres se répandent, qui permettent de les afficher à la vue de tous. Des premiers mois de 1914 à la fin du conflit, la Première Guerre mondiale est encore aujourd’hui une réalité mentale et culturelle dans les familles françaises : en quelques semaines, la Grande Collecte en a apporté la preuve. Alors que l’enrichissement de la base Europeana se poursuit, la masse documentaire ainsi constituée est à la disposition des chercheurs comme de tout un chacun pour étudier, comparer ou s’émouvoir de ce qui constitue en premier lieu un formidable échantillon de mémoire européenne, un moment inédit

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SANG D’ENCRE

NOSTALGIE

Les Pieds Nickelés s’en vont en guerre

Ecrits de guerre. 1914-1918. Nicolas Beaupré L’étude comparée de la production d’écrivains combattants français et allemands étonne par la différence et la similitude de ses représentations. Le récit que composent ces Ecrits de guerre, plusieurs fois récompensés, mène de la littérature à l’histoire, dans un va-et-vient stimulant, dont la richesse des références n’est pas le moindre atout. GC

Louis Forton, préface de Jean Tulard, couleurs de Benjamin Strickler Débrouillardise, audace et roublardise : ce sont les valeurs qu’incarnent les trois héros de Louis Forton, connus sous le nom des Pieds Nickelés. Publiées à partir de 1908 dans la revue pour enfants L’Epatant, les planches du dessinateur appelé sous les drapeaux en 1914 prennent alors un tournant patriotique. Rassemblées et colorisées, les voici préfacées avec humour et nostalgie par Jean Tulard, passionné de ces trois bons vivants au vocabulaire peu orthodoxe mais ô combien divertissant. LG

CNRS, 480 pages, 10 €.

Gaspard et Carnets de guerre 1939-1948 René Benjamin

© ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG.

La Librairie Vuibert, 88 pages, 14,90 €.

René Benjamin (18851948) fut, selon les mots de Sacha Guitry, un homme de guerre qui avait reçu le don d’écrire. Il jette, en effet, sur les deux guerres mondiales qu’il a vécues un regard d’écrivain. Dans son roman Gaspard, prix Goncourt en 1915, il met en scène, le départ gouailleur des soldats français pour le carnage des tranchées. Trente ans plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, il rédige, au jour le jour, les remarques de ses Carnets avec la même acuité psychologique et historique. Admirateur du maréchal Pétain, proche du général Weygand, interlocuteur de Mgr Roncalli – futur Jean XXIII –, il dépeint, d’un point de vue personnel et parfois mordant, une période historique douloureuse et les hommes qui la firent. Maxence Quillon Gaspard, Archipoche, 280 pages, 7,65 €. Carnets de guerre 1939-1948, Pardès, 146 pages, 15 €.

La Mort du lieutenant Péguy. 5 septembre 1914

Jean-Pierre Rioux Charles Péguy est une figure contrastée dont Jean-Pierre Rioux raconte, en les remettant dans leur contexte historique, le combat et la mort. Fort d’une connaissance intime du lieutenant Péguy et du déroulement de la Grande Guerre, l’historien dépeint la personnalité du poète d’Eve, son engagement convaincu durant le mois d’août 1914, et sa fin brutale le 5 septembre 1914, à Villeroy, près de Meaux. Dans un style souple et précis, Jean-Pierre Rioux – se fondant sur les faits historiques, citant les écrits du poète, convoquant les témoignages et les hommages – retrace la retraite vers la Marne et s’arrête sur la vision mystique que Péguy avait de la France. Il termine son ouvrage en esquissant le destin posthume d’un personnage inclassable, lieutenant patriote et républicain, écrivain « mécontemporain », dreyfusard et catholique. MQ

Tallandier, 270 pages, 20,90 €.

La France en guerre. Rudyard Kipling Visite sur les trois fronts. Arthur Conan Doyle

« France bien-aimée de toute âme qui aime son prochain ! » C’est de la poitrine toute britannique de Rudyard Kipling que jaillit ce cri d’amour. Comme son compatriote Conan Doyle, l’écrivain appartenait au War Propaganda Bureau, organisme secret chargé de la manipulation de l’information. Surtout, les pères de Mowgli et de Sherlock Holmes perdirent chacun au front un fils de chair et d’os. Et les accents tour à tour lyriques et épiques de leurs récits appartiennent à la meilleure littérature de guerre. GC

Les Belles Lettres, 120 pages et 15 € chacun.

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CHAMP D’HONNEUR Ci-dessus : citation de la division du soldat Jacques Blanc. En bas : « Ces petites croix éparses dans les champs (…) sont le gage de ton bonheur à venir. » Renefer.

© EUROPEANA . © ÉDITIONS ALBIN MICHEL, 2013. DROITS RESERVES/ASSOCIATION RENEFER.ORG.

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d’analyse des sensibilités. Collection mémorielle plus qu’historique, le produit de la Grande Collecte est aussi une expérience d’histoire immédiate, dont le bilan ne tient pas seulement dans quelques milliers de clichés numériques : il réside surtout dans l’extraordinaire moment de lien social que cette opération a suscité. Au-delà de la valeur historique des documents, le plus touchant a été de contempler le visage des contributeurs, heureux de transmettre publiquement, devant des tiers, le souvenir douloureux ou émouvant de « leur » guerre, comme une contribution à la mémoire nationale : les sanglots et les marques d’émotion, le désir de transmettre « avant qu’il ne soit trop tard » ont bien souvent accompagné les dépositions. Pour tous les Français, le souvenir de la Première Guerre mondiale est d’abord celui d’un grand bouleversement. ! Emmanuel Pénicaut est conservateur au service interministériel des Archives de France. Bibliothèque numérique européenne Europeana : www.europeana1914-1918.eu

Pour le premier centenaire de 1914, chez Arte, on a vu les choses en grand. Pour la chaîne franco-allemande, pas question de se contenter d’une simple soirée documentaire : c’est sur toute l’année que la commémoration se déclinera et sous toutes les formes. Après un mois de janvier particulièrement riche avec un week-end « Comme en 14 » qui est revenu sur le crépuscule de la Belle Epoque en consacrant la quasi-totalité de l’antenne à la société et aux actualités d’avant-guerre, l’ambition de la chaîne est d’aborder son sujet sous les angles les plus variés : conflit armé bien sûr, mais aussi contexte social, grandes figures à la veille de la guerre comme Jean Jaurès, destins des lieux qui ont fait l’Histoire, tel Sarajevo. Le tout grâce à la diffusion de documentaires inédits, mais aussi de grands classiques du cinéma (en février : La Grande Illusion, Les Sentiers de la gloire ou L’Adieu aux armes) comme de productions plus récentes (Un long dimanche de fiançailles). Le principal temps fort reste toutefois la série documentaire de huit épisodes diffusée au printemps, 1914 – Des armes et des mots (premiers épisodes le 29 avril), qui suit quatorze militaires et civils de tous les pays impliqués dans le conflit en s’inspirant de correspondances et de journaux intimes afin d’offrir une combinaison de reconstitutions fictionnelles et d’archives inédites pour une approche centrée sur le vécu. Une chronologie approfondie sera mise en ligne en parallèle, sur un site dédié, pour faire le lien entre le destin des protagonistes et la Grande Histoire. Deux autres dispositifs ont été prévus sur Internet : la plate-forme « 1914 – Dernières nouvelles » propose une découverte au jour le jour du quotidien des Français afin d’accompagner l’internaute à travers l’inéluctable montée vers la guerre. Une autre permettra, à partir du mois de juin, d’enquêter sur un photographe inconnu qui fut à l’origine de centaines de photographies de la Première Guerre mondiale. Marie-Amélie Brocard

© ARTE.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

TÉLÉVISION La Grande Guerre vue par ARTE

IN MEMORIAM Ci-dessus : extrait de la série documentaire 1914 – Des armes et des mots.

Programmation mise à jour sur : arte.tv/premiere-guerre


POLITIQUE

Salon du tourisme

La Grande Guerre. Fin d’un monde, début d’un siècle

Perrin/Ministère de la Défense, 518 pages, 25 €.

1914. Enquête sur une guerre programmée. Gérard Chauvy

Quand le 28 juin 1914, l’héritier du trône d’Autriche est assassiné à Sarajevo, toute l’Europe s’embrase. Depuis des années, les puissances européennes se jaugent et avancent leurs pions. Crise du Maroc, Entente cordiale entre l’Angleterre et la France, accord de la République française avec la Russie tsariste, manœuvres allemandes ou autrichiennes, constituent une partie de ces ingrédients que Gérard Chauvy s’emploie à exposer, prodromes qui jetteront les uns contre les autres des millions d’hommes. Fallait-il le 1er janvier 1914 se souhaiter une « bonne année » ? C’est finalement à cette question que répond ce livre qui conduit le lecteur aux avant-postes des premiers combats. PM Pygmalion, 308 pages, 19,90 €.

La mémoire a de l’avenir Par Louis Guéry

SOUVENIR Un taxi de la Marne, au Salon mondial du tourisme, en 2013.

© FLAVIEN PRIOREAU.

François Cochet Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale est-il possible d’en offrir une synthèse ? C’est l’objectif de cet ouvrage imposant qui associe approche globale et analyses plus thématiques. Expliquant les enjeux des batailles et les évolutions stratégiques année après année, François Cochet s’appuie sur les témoignages des protagonistes « d’en haut » comme « d’en bas », pour décrire « la fin d’un monde et le début d’un nouveau siècle ». Il élargit aussi les dimensions du conflit en amont comme en aval (on se bat jusqu’en 1922 en Europe, et 1925 au Proche-Orient), en ne négligeant ni les aspects politiques ni la variété des fronts (que l’on songe notamment à la guerre navale peu étudiée ou au Japon peu engagé mais qui saura en retirer des bénéfices territoriaux). Une véritable somme qui ouvre des pistes à explorer. PM

U

ne immense forêt au nord-ouest de la Lorraine. Sous les arbres, d’étranges fossés sinueux bordés de vieux piquets. Un peu plus loin, un monument en béton soutenu par des colonnes massives et des croix peintes en blanc, autour desquelles surgissent de terre les canons de fusils rouillés. On pourrait imaginer destination de vacances plus joyeuse. Il se pourrait pourtant que le mémorial de la tranchée des Baïonnettes, en forêt de Verdun, se hisse cette année en tête des visites préférées des touristes français et étrangers. Le 39e Salon mondial du tourisme, qui se tiendra du 20 au 23 mars 2014, à Paris, consacre pour la deuxième année un espace au «tourisme de mémoire». Le concept remonte à la Grande Guerre. Dès 1917, Michelin éditait le guide touristique des champs de bataille de la Marne. Avec l’accord des autorités militaires, les familles endeuillées venaient se recueillir sur les tombes de leurs proches tombés au champ d’honneur, à quelques kilomètres des lignes de front où les combats se poursuivaient. Après-guerre, Michelin en tira toute une collection qui, en contribuant à entretenir le souvenir, marqua le commencement du tourisme de mémoire dans l’ère moderne. Le centenaire de la Grande Guerre et le 70e anniversaire du Débarquement offrent

cette année l’occasion de donner un nouvel essor à ce phénomène. Les organisateurs du salon se sont mobilisés pour présenter aux 100000 visiteurs attendus les musées et les lieux évocateurs des deux guerres mondiales. L’office de tourisme de Reims exposera ainsi l’un des taxis de la Marne. Celui de la Meuse dévoilera ses images en trois dimensions du front. Celui de la Somme fera découvrir son «Circuit du souvenir». Le Mémorial de Caen sera aussi représenté. Les deux principaux acteurs de ce tourisme de mémoire y siégeront aussi : la Mission du centenaire 1914-1918 et le ministère de la Défense, qui profitera du Salon pour présenter les hauts lieux dont il a la charge (le mont Valérien, le mémorial du débarquement de Provence au mont Faron, celui des guerres d’Indochine à Fréjus…). A côté des distributeurs de voyages et des 500 destinations qui présentent et donnent à déguster les saveurs de leurs régions au Salon mondial du tourisme, c’est ce tourisme chargé de sens, tourné vers le patrimoine et l’éducation plus que vers le divertissement pur, qui sera mis à l’honneur. ! Salon mondial du tourisme, du 20 au 23 mars 2014, Paris Expo, Porte de Versailles. De 10 h à 19 h. Dimanche fermeture à 18 h. Tarif : 10 €; gratuit pour les moins de 12 ans. Plus d’infos sur : www.salonmondialdutourisme.com

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