JUIN-JUILLET 2014 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 14
LA BATAILLE DU SECOND FRONT COMMENT LES ALLEMANDS ONT ÉTÉ BERNÉS NORMANDIE, TERRE MARTYRE UKRAINE, L’HISTOIRE
IMPOSSIBLE
VOLUBILIS, PETITE ROME BERBÈRE LE TRÉSOR
BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 € - LUX : 7,60 € - MAR : 75 DH - NL : 8 € - PORT CONT : 8 €
DU LÉGIONNAIRE
6 juin 1944
D-DAY Les 7 mystères du Débarquement
ÉDITORIAL © BLANDINE TOP.
Par Michel De Jaeghere
LE SACRIFICE DE L’AUBE
P
our les parachutistes de la 82nd Airborne, c’est la nuit qui avait été la plus longue. A la veille du jour J, ils avaient été largués du côté de Sainte-MèreEglise pour interdire les routes qui menaient aux plages du Débarquement aux blindés ennemis. Isolés et perdus dans le bocage, certains se noieraient dans les zones inondées par l’occupant. D’autres seraient cueillis à leur atterrissage par les Allemands. A l’autre extrémité du dispositif, des Britanniques devaient se poser en douceur avec leurs planeurs pour s’emparer des ponts de l’Orne. Les plus malchanceux se fracasseraient au sol dans une nuit d’encre. A Courseulles, à Arromanches, cette nuit avait été illuminée par les bombardements, les explosions, les incendies. Prélude à un déluge de feu qui verrait se déverser en six semaines quelque 22500 tonnes de bombes sur la Normandie, rayerait des villages de la carte, détruirait des villes à 50 ou 75 %. Dans leurs appartements, dans leurs fermes, les résistants français avaient appris l’imminence du grand jour par la diffusion à la radio d’un vers de Verlaine. Ils étaient aussitôt passés à l’action. Il leur appartenait de saboter les voies ferrées et de brouiller les communications. A 6h30, dans l’aube naissante, la plus gigantesque flotte jamais réunie sous le ciel faisait son apparition en vue des côtes normandes : près de 7000 navires convoyant pas moins de 156000 hommes. «Sie kommen!» avaient hurlé les soldats de la 352. Infanterie-Division qui montaient la garde dans leurs bunkers. A Berchtesgaden, Hitler avait écouté de la musique de Wagner tard dans la nuit. Il dormait d’un sommeil de brute. On ne le réveillerait qu’à 10 heures. Il refuserait longtemps de croire que les Alliés venaient d’engager la bataille décisive. A quelques centaines de mètres de la rive, les rampes s’étaient soudain abaissées dans l’eau froide. Pour les milliers de rangers de la première vague, c’était le moment du face-à-face, attendu, redouté, avec la mort. Il leur appartenait de renouer avec la charge des temps héroïques. Omaha, Utah, Sword et Juno avaient soudain cessé d’être des noms de fantaisie sur une carte. Ils étaient devenus, pour eux, la préfiguration de l’enfer. Il avait fallu s’élancer, sous le feu de l’artillerie, patauger, la peur au ventre, au milieu des copains qui s’effondrent, dans un fracas de fin du monde. Ramper entre les ouvrages de défense, les mines, les pièges mortels dont Rommel avait truffé le rivage : hérissons de rails entrecroisés, pieux reliés à des grenades. Escalader ici une falaise à l’échelle de corde. Neutraliser là les batteries d’artillerie. Au soir du premier jour, près de 10000 hommes auraient été tués, blessés ou auraient disparu. Il est bien vrai que la mémoire pèse parfois sur l’écriture de l’histoire. Celle de la Seconde Guerre mondiale a dû se frayer un chemin entre l’horreur suscitée par les crimes des nazis, le respect inspiré par la souffrance des victimes, les nécessités de la réconciliation européenne, la domination culturelle des Etats-Unis, l’instrumentalisation des événements par nos propres partis, l’influence des acteurs qui avaient survécu. Elle nous a tour à tour conduits à réduire la complexité des faits à la simplicité d’une croisade, ou à les relire à la lueur de nos préjugés politiques; elle nous aura vus tâtonner entre la gloriole d’un peuple qui se serait libéré par sa propre
énergie, la reconnaissance à l’égard de ceux qui avaient donné leur vie, la mauvaise conscience inspirée par la diffamation de nos pères, qui s’étaient, disait-on, contentés de survivre, quand ils n’avaient pas fait le jeu de l’ennemi. Le soixante-dixième anniversaire du débarquement de Normandie sera l’un des derniers à associer à sa commémoration des témoins qui auront vécu les événements dans leur chair, qui lui apporteront le poids de leur expérience et de leurs souvenirs. A leur mort, la mémoire passera le témoin à l’histoire. Celle qui ne s’écrit que par le recoupement et la critique des documents et des témoignages, l’analyse qu’on voudrait sans passion ni parti pris des enjeux sociaux et politiques, à quoi Le Figaro Histoire s’efforce de contribuer aujourd’hui. L’histoire ne se contente pas d’aligner les chiffres spectaculaires de la plus grande opération militaire jamais conçue. Elle nous dit que le débarquement de Normandie fut une entreprise autrement plus complexe qu’une simple épopée libératrice contre une dictature qui avait pris le visage du mal absolu. Que bien des arrière-pensées comptèrent dans le choix de faire de la France un champ de bataille, de propager, sur les villes de Normandie, l’incendie, d’y ravager le pays qu’on entendait libérer de la servitude. Elle nous révèle que les exigences de Staline, soucieux de soulager l’Armée rouge pour lui permettre d’arriver plus vite au cœur de l’Allemagne et d’imposer, de là, son joug sur l’Europe centrale, comme la volonté de Roosevelt de bâtir l’utopie d’un nouvel ordre international sur les ruines d’une Europe des nations condamnée, à ses yeux, par l’histoire, jouèrent, chacune dans sa partie, leur rôle sur le grand échiquier stratégique. Que le jeu même des passions politiques qui opposaient entre eux, dans les rangs français, ceux pour qui la résistance à l’occupant allemand, si nécessaire et si légitime, n’était cependant qu’une étape, un préalable à la recomposition qui devait permettre de construire après-guerre une France nouvelle, épurée par l’épreuve, a pu conditionner, parfois, le récit de la libération du pays. Le dire est nécessaire : l’histoire ne s’écrit pas comme le scénario d’un film à grand spectacle. Les bons sentiments y ont moins de place que ne l’avait imaginé Hollywood. N’empêche : le risque auquel nous devons prendre garde est, peut-être, à cette aune, que l’histoire en vienne à étouffer la mémoire dans ce qu’elle a de légitime. La mémoire, c’est celle que sollicitent les grands cimetières de croix blanches qui s’étendent sur les prairies de Normandie. C’est le souvenir des héros anonymes, nantis de leurs crécelles pour se reconnaître dans le bocage en imitant le coassement de la grenouille; celui de la cornemuse de Bill Millin, escortant lord Lovat à Pegasus Bridge ou de John Steele accroché au clocher de Sainte-Mère-Eglise. La grande histoire ne peut, parfois, se passer de la petite. Car si le jour J reste, soixante-dix ans après les faits, si présent à nos esprits, c’est peut-être, autant que pour ses enjeux militaires ou géopolitiques, pour l’exemple que nous donnent les aventures individuelles dont il fut le théâtre : le déploiement inouï d’héroïsme offert par de jeunes hommes de 20 ans réunis, dans cette aube incertaine, par la seule perspective de devoir avancer, dans plus d’un mètre d’eau sale, sous le feu ennemi.
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
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KRAINE, L HISTOIRE IMPOSSIBLE
LA MENACE
© JULIETTE ROBERT/HAYTHAM PICTURES. © NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE. © SAJE DISTRIBUTION. © PATRICK PIERRAIN/PETIT PALAIS/ROGER-VIOLLET.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8’ U
DE GUERRE CIVILE QUI PÈSE SUR L’UKRAINE EST IMPOSSIBLE À COMPRENDRE SANS RECOURIR À SON HISTOIRE : CELLE D’UN ÉTAT INTERMITTENT ET TOUJOURS FRAGILE.
20 L S
ES ERVITUDES DE L’HISTORIEN
LES TRAVAUX D’OLIVIER GRENOUILLEAU SUR L’HISTOIRE DE L’ESCLAVAGE SOULIGNENT À POINT NOMMÉ L’APPORT DÉCISIF DE L’HISTOIRE GLOBALE ET DE L’HISTOIRE COMPARÉE À UN SUJET COMPLEXE.
26 C L
RISTEROS E SOUFFLE DE LA LIBERTÉ
DRAME SPIRITUEL ET SOCIAL DE TOUT UN PEUPLE ENCHÂSSÉ DANS UN WESTERN, CRISTEROS RÉUSSIT LE DOUBLE PARI DE L’HISTOIRE ET DE L’AVENTURE.
ET AUSSI
LE DÉPARTEMENT,
PASSION FRANÇAISE
CRIME SANS CHÂTIMENT EXPOSITIONS CÔTÉ LIVRES LE VOILE DES ILLUSIONS SAVEZ-VOUS PLANTER LES CHOUX ?
A BATAILLE DU SECOND FRONT
CHURCHILL AVAIT SOUTENU L’OUVERTURE D’UN SECOND FRONT SUR LE DANUBE, MAIS STALINE ET ROOSEVELT IMPOSÈRENT UN DÉBARQUEMENT À L’OUEST. DEUX OPTIONS POUR UN MÊME ENJEU : BERLIN.
© BETTMANN/CORBIS. © AKG-IMAGES. © OLIVIER WEINBERG. © MÉMORIAL DE CAEN.
EN COUVERTURE
40 L
54 L 7 ES
MYSTÈRES DU JOUR J
SA PRÉPARATION FUT LONGUE, SA MISE EN ŒUVRE REMPLIE D’ALÉAS, MAIS SON ISSUE VICTORIEUSE. L’HISTOIRE DU DÉBARQUEMENT VAUT TOUS LES ROMANS.
72 D
ES HÉROS ET DES HOMMES
GÉNÉRAUX ET SOLDATS, ALLIÉS ET ALLEMANDS, DANS L’OMBRE DES ÉTATSMAJORS OU SOUS LE FEU DES BALLES, ILS ONT FAIT L’HISTOIRE DU JOUR J.
6 juin 1944
D-DAY
ET AUSSI
DE GAULLE À L’ARRACHÉE SIE KOMMEN !!! UNE JOURNÉE EN ENFER KIEFFER, LE FRANÇAIS DU JOUR J NORMANDIE TERRE MARTYRE
LES 100 OBJETS DES 100 JOURS HOLLYWOOD
À LA RESCOUSSE
SUR LES ÉCRANS, LA PLAGE LE JOUR ET L’HEURE CHRONIQUES DU FEU
OLUBILIS LA PETITE ROME BERBÈRE
SON NOM DE FLEUR ÉTAIT UN GAGE D’IMMORTALITÉ. ANTIQUE CITÉ ROMAINE DE MAURÉTANIE, VOLUBILIS LA MAROCAINE BRILLE TOUJOURS À TRAVERS SA FASCINANTE COLLECTION DE BRONZES, AUJOURD’HUI PRÉSENTÉS À MARSEILLE.
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IGUES MORTES, PORTE DES CROISADES
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L’ESPRIT DES LIEUX
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800 ANS APRÈS LA NAISSANCE DE SAINT LOUIS, AIGUESMORTES A CONSERVÉ INTACTE LA MÉMOIRE DE SA VOCATION DE PORT DES CROISADES.
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© TRÉSOR DE L'ABBAYE DE SAINT-MAURICE.
RAPPELLE LE SOUVENIR DE SAINT MAURICE, OFFICIER DE LA LÉGION THÉBAINE, MORT EN MARTYR.
ET AUSSI
SOUS L’ŒIL DU SCANNER DU CHÂTEAU DE VERSAILLES AUX STEPPES DE MONGOLIE,
DES GÉOMÈTRES METTENT LEURS SCANNERS LASER 3D AU SERVICE DE L’ARCHÉOLOGIE POUR PRÉSERVER DES PANS ENTIERS DU PATRIMOINE MONDIAL.
© MANUEL COHEN.
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À
L’A F F I C H E Par Jean-Louis Thiériot
© AFP PHOTO/GENYA SAVILOV.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Ukraine l’histoire impossible Bousculée depuis l’origine par ses puissants voisins, l’Ukraine abrite sur un même territoire des peuples aux identités multiples et aux mémoires contradictoires. Il lui sera difficile de les faire cohabiter en un même Etat.
8 d’être le théâtre d’affrontements. Contrairement à la plupart des pays européens, elle n’est pas le fruit d’une patiente construction patinée par les siècles. Elle disparaît régulièrement et renaît tout aussi régulièrement, comme par enchantement. Dans l’Antiquité, l’Ukraine est le berceau de brillantes civilisations de guerriers, celle des Scythes puis celle des Sarmates qui éblouissent le monde de leur orfèvrerie et celle des Goths qui aura raison de la Pax romana. A partir du IVe siècle de notre ère, ses grandes plaines offrent un magnifique terrain d’invasion aux peuples finno-ougriens et turcophones, Huns, Avars, Khazars ou Magyars, et aux tribus proto-slaves, en particulier les Antes qui y font souche. Ce n’est qu’au IXe siècle que la région advient véritablement à l’histoire avec les Varègues, tribus vikings de la Baltique.
Le baptistère des Slaves
Parent de Riourik, prince de Novgorod, berceau de la Russie, Oleg le Sage fédère les tribus slaves, s’empare de Kiev en 882 et
fonde une nouvelle dynastie, celle des Riourikides. Le royaume de Kiev s’appelle alors le pays des «Rous», c’est-à-dire «le pays des rameurs» en proto-slave. Il contrôle toute l’Ukraine centrale, la Podolie, le sud de la Biélorussie et l’ouest de l’actuelle Russie. En 988, le prince de Kiev, Vladimir le Grand, se convertit au christianisme et épouse Anne Porphyrogénète, la sœur de l’empereur byzantin Basile II. Contre Rome, l’est de l’Europe fait le choix de Constantinople. SAINTS EMBLÉMATIQUES A droite : Vladimir Ier le Grand (958-1015) et son armée, par Ivan Yakovlevich Bilibin, 1913 (collection particulière). Grand-duc de Kiev, il règne sur la «Rous» de 980 à 1015 et se fait baptiser chrétien en 988. En haut : un militant pro-russe dans l’est de l’Ukraine, en mai 2014. Il arbore au bras et sur sa kalachnikov les couleurs du ruban de Saint-Georges qui est devenu le symbole de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie.
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L
a guerre civile qui pointe désormais en Ukraine ne doit rien aux hasards des circonstances. Elle s’enracine dans l’histoire. La crise ukrainienne résulte en effet essentiellement de trois facteurs : un Etat récent, contesté, corrompu; une population divisée, majoritairement grécocatholique, ukrainophone, adepte des «valeurs occidentales» à l’ouest, majoritairement orthodoxe, russophone, séduite par les conceptions viriles de la Russie poutinienne à l’est ; des voisins ambitieux cherchant à élargir leur sphère d’influence : l’Union européenne et l’OTAN au nom de la prospérité partagée et des valeurs démocratiques, la Russie en souvenir de la tradition impériale de la « Grande Russie » et de la défunte URSS. Autant de données qui sont le fruit d’un passé bimillénaire. Retracer l’histoire de l’Ukraine dans ses frontières actuelles relève de la gageure. Terre presque toujours dépourvue d’Etat national, mosaïque de peuples divers, carrefour d’ambitions riveraines, nation jamais vraiment constituée, l’Ukraine n’a cessé
© FINEARTIMAGES/LEEMAGE.
L’Etat (Rous) de Kiev (IXe-XIe s.) pr Dnie
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Pour jamais, dans l’imaginaire collectif, Kiev devient le baptistère des Slaves orthodoxes. Sous le règne de Iaroslav le Sage (10191054), l’administration s’organise, les couvents fleurissent, la laure des Grottes et la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev enracinent dans la pierre et les esprits la foi orthodoxe avec ses clochers à bulbes, ses icônes et ses voix de basse. C’est l’âge d’or de l’Etat
Mer Noire
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Traité d’Androussovo (1667) pr
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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L’invasion mongole (1240)
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Empire
kiévien qui s’étend alors au nord jusque sur les rives de la Baltique. Pour la première fois, dans les Chroniques de Kiev publiées en 1187, le terme Ukraine apparaît pour qualifier les terres du Dniepr inférieur. Pour les tenants de l’identité ukrainienne, l’existence de deux branches distinctes de la famille des Riourikides apporte la preuve que l’Ukraine fut, dès l’origine, distincte de la Russie de Novgorod. Faire de saint Vladimir le fondateur d’une identité collective russe (comme le fit par exemple Vladimir Volkoff dans sa biographie romancée de Vladimir, le soleil rouge) relèverait, selon eux, d’un mythe abusif. Pour leurs adversaires, la commune souche riourikide suffit à fonder l’unité du monde russe. Les querelles dynastiques ne tardent pas à ruiner l’édifice de l’Etat kiévien. Se réfugiant à l’ouest, l’aristocratie du royaume donne naissance à plusieurs principautés indépendantes de Galicie-Volhynie. En 1240,
Mer Noire
ottoman
Kiev tombe : les Mongols règnent en maîtres et fondent l’empire de la Horde d’or. Divisées, soumises aux raids des hordes des steppes, notamment les Tatars de Crimée, ces principautés ne tardent pas à se soumettre aux deux puissances voisines, la Pologne et la Lituanie. En 1362, le grandduché de Lituanie annexe Kiev, la Volhynie et la plus grande partie de la Podolie. Quelques années plus tard, la Pologne fait de même avec la Galicie. L’union dynastique de la Pologne et de la Lituanie conclue en 1385 s’achève par la fusion des deux Etats au traité de Lublin en 1569. C’est désormais la Pologne qui a la haute main sur la plus grande partie de l’Ukraine. A l’assimilation des élites intégrées à la noblesse polonaise, elle ajoute une politique de catholicisation du pays. Le concile de Brest-Litovsk en 1596 consacre le ralliement à Rome du métropolite de Kiev qui se soumet à Rome tout en conservant les
RAMEURS Ci-contre : Le Grand-Duc de Novgorod Oleg le Sage et son beau-fils Igor de Kiev, par Ilya Glazounov, 1974 (Moscou, Galerie Tretiakov). Prince de Novgorod, Oleg s’empare de Kiev en 882 et fédère les tribus slaves. A gauche : après plus de trois siècles, la ligne de partage dessinée entre Russie et Pologne par le traité d’Androussovo (1667) délimite toujours les zones d’influence des deux Ukraine. A gauche, en bas : Les Invités d’outre-mer, par Nicolas Roerich, 1902 (Kirov, Regional Arts Museum). Les Varègues, tribus vikings, se sont installés autour des années 860 en Russie du Nord puis à Kiev. On les appelle alors les « Rous », c’est-à-dire, « les rameurs ». singularités liturgiques de rite grec, donnant ainsi naissance à l’Eglise uniate d’Ukraine. Si la plus grande partie des couches supérieures fait le choix de la Pologne, le petit peuple reste majoritairement fidèle à la religion de ses pères. Une minorité active emmenée par le prince Ostrozky s’efforce de ranimer la foi orthodoxe. La bible d’Ostrih, publiée en 1581, est le premier texte liturgique en langue ukrainienne. Les paysans ruthènes mais aussi des populations de guerriers paysans du Dniepr inférieur, les Cosaques zaporogues, commencent à se soulever contre les Polonais. Leur mouvement est d’autant plus fort que le grand-duc de Moscovie, Ivan IV le Terrible, s’est affirmé protecteur de tous les orthodoxes. Usant de l’homonymie entre «Rous» et Russie, invoquant le baptême de saint Vladimir, il s’est proclamé, en 1547, « tsar de toutes les Russies ». Pour lui, l’Ukraine est devenue la « Petite Russie » et Moscou la « troisième Rome ».
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Commence alors pour deux siècles une lutte acharnée durant laquelle s’enchaînent retournements d’alliances et combats incertains. Jouant des rivalités entre Polonais, Russes, Suédois, Tatars, Turcs, les Cosaques s’efforcent de faire renaître un Etat orthodoxe « ukrainien ». En 1648, allié aux Tatars, l’hetman Khmelnistky bat les Polonais à Jovti Vody et à Korsoun, mais est vaincu à Berestechko. En 1654, il prend sa revanche en faisant alliance avec la Russie. Le traité de Pereïaslav instaure le protectorat russe sur l’Ukraine tout en lui reconnaissant le droit de se constituer en Etat
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Renaissance cosaque
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 12
indépendant avec sa propre structure socio-politique. C’est le second Etat ukrainien, l’Hetmanat cosaque. La rive gauche du Dniepr et le bassin de Kiev gravitent désormais dans l’orbite de Moscou. Ces années sont celles d’une russification progressive, d’autant que l’identité cosaque est loin d’être uniquement ukrainienne. Les Cosaques zaporogues entretiennent en effet des liens étroits avec ceux du Don et de la Volga très majoritairement tournés vers la Russie. Mais le jeu des ambitions polonaises et moscovites finit par aboutir à la scission de l’Hetmanat, entérinée par le traité d’Androussovo en 1667. Passé dans le giron de la Pologne, l’Hetmanat de la rive droite du Dniepr est supprimé en 1699. Mélange de démocratie semi-directe et de féodalité archaïque, avec son folklore et ses mythologies propres, l’Hetmanat moscovite connaît pour sa part des fortunes diverses. En 1685, le métropolite de Kiev est rattaché au patriarcat de Moscou. En 1708, l’hetman
Mazepa tente de reconquérir une authentique indépendance en s’alliant à Charles XII de Suède dans la guerre du Nord. Leur défaite à la bataille de Poltava en 1709 marque de facto la fin de l’Etat cosaque. Désormais, l’Ukraine orientale est administrée depuis Saint-Pétersbourg par le Collège petit-russien créé par Pierre le Grand en 1722. Elle fait partie de l’espace douanier russe. La laure de Kiev perd le droit d’éditer des textes profanes. Alors qu’il n’avait jamais existé dans le monde des paysans guerriers cosaques, le servage est introduit. Les élites sont assimilées à l’aristocratie russe. Sous Catherine II, l’Hetmanat disparaît de jure. Le nord de l’Ukraine est divisé en trois gouvernorats. Le Sud, longtemps sous domination ottomane, est intégré à la nouvelle Russie qui administre Kharkov, Odessa et la Crimée annexée en 1783. A l’Ouest, encore sous domination polonaise, la Galicie et la Ruthénie sont attribuées à l’empire
GUERRIERS La Cosaquerie des Zaporogues, par Dmitri Georgievich Narbut, 1988 (Zaporijjia, Regional Art Museum). Au XVIIe siècle, les Cosaques d’Ukraine forment autour du Dniepr un Etat indépendant sous protectorat russe. L’Hetmanat sera finalement partagé entre la Pologne et la Russie, avant de disparaître au XVIIIe siècle.
d’Autriche lors du partage de la Pologne de 1772. En 1774, la Bucovine reprise aux Ottomans subit le même sort. Jusqu’en 1917, Habsbourg et Romanov régneront sans interruption sur les peuples ukrainiens.
Renouveau national
Dans toute l’Europe, le XIXe siècle est celui de la question des nationalités. Dans l’empire des tsars, l’université de Kharkov, fondée en 1805, et celle de Kiev, en 1834, deviennent le foyer du renouveau national ukrainien. On se passionne pour le folklore et la langue. Le poète Tarass Chevtchenko (1814-1861) en est la figure la plus remarquable. Son poème épique, Kobzar (1840), stimule la mémoire du peuple cosaque. Avec quelques amis, il fonde la confrérie de Cyrille et Méthode qui publie une Genèse du peuple ukrainien. Mais quelle que puisse être la détermination de ces activistes, leur rayonnement ne dépasse pas un petit cercle intellectuel.
VERS L’EST Portrait de l’hetman cosaque Bohdan Khmelnistky (15951657), anonyme, début du XVIIIe siècle (Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine). En 1648, il mena la révolte ukrainienne contre la Pologne, qui aboutit à la création de l’Hetmanat cosaque, puis signa un traité d’alliance avec la Russie.
LA GLOIRE DES SARMATES Leur présence en Ukraine remonte peut-être au IVe siècle av. J.-C. On les appelait alors les Sauromates. Ils y avaient remplacé les Scythes dont Hérodote avait décrit, dans son Enquête, la civilisation fabuleuse. Les Sarmates avaient été, plus sûrement, les alliés de Mithridate au Ier siècle av. J.-C., avant de connaître leur apogée, aux deux premiers siècles de notre ère. Leurs femmes ne répugnaient pas à la guerre ; elles montaient à cheval et tiraient à l’arc : elles donneraient naissance au mythe des Amazones. Ils affrontèrent aux IIIe et IVe siècles les armées romaines. On retrouverait certaines de leurs tribus, déportées après leurs défaites, en Italie du Nord, en Gaule, en Thrace et jusqu’en Grande-Bretagne. Les cuirasses en écailles de poissons de leurs cavaliers lanciers les avaient rendus célèbres dans le monde romain. Ils figureraient en bonne place sur les reliefs de la colonne Trajane. Ammien Marcellin comparerait leurs guerriers à des « statues vivantes ». Une partie d’entre eux finirait par s’intégrer au IVe siècle, dans le royaume des Goths. D’autres participeraient à la grande invasion de la Gaule, sous la pression des Huns. Elle entraînerait certains d’entre eux, avec les Vandales, jusqu’à Carthage. Spécialiste du monde de la steppe et du Caucase, Iaroslav Lebedynsky fait ici, avec une science parfaite, le point des connaissances sur ces lointains prédécesseurs des Ukrainiens. Ils apparaissent, sous sa plume, comme un des peuples les plus fascinants de l’Antiquité barbare. MDeJ
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L’Ukraine est presque totalement épargnée par la révolution de 1905 et les députés élus à la Douma se contentent de réclamer une plus grande autonomie administrative et la « suppression des restrictions à la publication en langue petiterussienne ». L’une des explications est sans doute que l’Ukraine profite largement de son intégration à l’espace économique russe, à ses mines, ses industries et ses chemins de fer qui lui ouvrent les marchés d’exportation. L’autre est que la population évolue. L’exode rural et le dynamisme économique attirent des ouvriers russes venus de tout l’empire qui, s’ils vivent en Ukraine orientale, ne se sentent nullement ukrainiens. Finalement, c’est surtout en Occident que la cause ukrainienne trouve des partisans avec, par exemple, un lord Byron qui immortalise la figure de Mazepa dans son poème du même nom… En revanche, dans la partie austro-hongroise de l’Ukraine, en Galicie et Bucovine, l’ukrainophilie est plus vive et plus populaire. Le pouvoir local est presque exclusivement contrôlé par l’aristocratie polonaise qui représente 85 % des députés à la diète de Lemberg (Lvov, en russe, Lwow, en polonais, Lviv, en ukrainien). Les frustrations sont nombreuses. Ce sont les provinces les plus agricoles et les plus pauvres de la double monarchie. Guidés par le clergé, les paysans ruthènes, souvent misérables, s’organisent. En 1914, on compte plus de 5 000 salles de lecture, des centaines d’associations de gymnastes, les « sokols », et une cinquantaine de périodiques. Des partis politiques se créent. En 1890, le parti radical ukrainien de Drahomanov formule pour la première fois la revendication de l’indépendance ukrainienne. Le bouillonnement est encore accentué par l’évolution institutionnelle de l’Empire austro-hongrois qui adopte, en 1907, le suffrage universel direct. Aussi peu nombreux fussent-ils, les députés ruthènes font à Vienne l’apprentissage de la vie parlementaire et démocratique. L’ouest de l’Ukraine expérimente ainsi une pratique politique toute différence de celle de
Les Sarmates. Amazones et lanciers cuirassés entre Oural et Danube, VIIe siècle av. J.-C.-VIe siècle apr. J.-C., par Iaroslav Lebedynsky, Errance, 400 pages, 34 €.
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La première république
La guerre de 1914 transforme l’Ukraine occidentale en champ de bataille. Jusqu’en 1917, armées russes et austro-allemandes s’y affrontent pour le contrôle de la Galicie. Poussés par les généraux autrichiens qui y voient un moyen d’affaiblir l’ennemi russe,
des intellectuels ukrainiens créent à Lemberg un Conseil suprême ukrainien et à Vienne un Conseil général ukrainien qui réclame la création d’un Etat ukrainien indépendant. Ils mettent sur pied un corps de volontaires, les volontaires de la Sitch, qui affrontent les armées tsaristes. L’abdication de Nicolas II, le 15 mars 1917, donne le signal du mouvement qui aboutira à la création du troisième Etat ukrainien. Le 17 mars 1917, les représentants des mouvements constitutionnels-démocrates, mencheviks et socialistes révolutionnaires se réunissent à Kiev et créent la Rada centrale ukrainienne. La Rada centrale n’exige d’abord qu’un régime fédératif avec la Russie, l’introduction de réformes démocratiques et la nationalisation de la terre. Dans le même temps, se crée un Comité général militaire dirigé par Simon Petlioura. Les relations de la Rada et du gouvernement Kerenski restent relativement bonnes.
Tout change avec la révolution d’Octobre. Les Ukrainiens se défient de Lénine. En novembre, à Kiev, les bolcheviques sont écrasés dans le sang. Le 20, la République nationale ukrainienne est proclamée. Elle est aussitôt reconnue par les nations de l’Entente, qui pèsent de tout leur poids pour que le nouvel Etat ne participe pas aux négociations de paix entre la Russie bolchevique et les puissances centrales. La France et la Grande-Bretagne veulent à tout prix éviter que l’Allemagne ne mette un terme à la guerre à l’est. Peine perdue ! Les réalités géopolitiques sont les plus fortes. Depuis décembre 1917, l’Armée rouge commandée par Antonov-Ovseïenko envahit l’Ukraine. Pour sauver le pays, la Rada fait alliance avec l’Allemagne. Le 9 février 1918, elle signe le traité de Brest-Litovsk et demande l’aide de l’armée allemande. En contrepartie de livraisons massives de blé aux empires centraux affamés par le blocus, l’Ukraine entière est «libérée» fin avril 1918
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l’Est, encore aux prises avec l’autocratie tsariste, et où la Douma élue en 1905 est loin d’avoir les prérogatives habituelles d’un Parlement moderne. Observer les paysages suffit à faire comprendre que, désormais, il y a deux Ukraine. A Lemberg, on est chez les Habsbourg, avec façades néobaroques et badigeons pastel, un monde sorti tout droit d’un roman de Joseph Roth. C’est d’ailleurs en Galicie que tombe le dernier des Trotta, héros de La Marche de Radetzky. A Kiev ou autour de Donetsk, on est chez Tolstoï ou Tourgueniev, avec églises orthodoxes constellées de bulbes et isbas misérables.
L’extension russe (en 1914) niepr
L’Ukraine indépendante (en 1918)
1772
1792-95
1815
Galicie
1772 Lemberg
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1783
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La Seconde Guerre mondiale Frontière Dniepr de l’URSS en 1940
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Limite ouest de l’URSS (1922)
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Empire ottoman
L’Ukraine soviétique (1922-1991)
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RSS de Biélorussie
Pologne Galicie Lvov 1945 D Tch. nie
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Turquie
par les divisions des généraux von Eichhorn et Groener. Les milieux conservateurs qui redoutent la réforme agraire poussent le général Pavlo Skoropadsky à tenter un coup d’Etat. Le 29 avril, il se proclame « hetman d’Ukraine ». La Rada a vécu. L’Hetmanat ne durera que jusqu’à la défaite des empires centraux, en novembre 1918. Abandonné par ses protecteurs allemands dont l’arrogance exaspère la population, l’hetman est renversé le 14 décembre 1918 par un directoire qui réunit la plupart des partis non bolcheviques. La troisième phase de l’éphémère Etat ukrainien est la dernière. Les bolcheviques repartent à l’attaque. Les troupes du directoire reculent partout. Les Alliés tentent de l’aider. Fin décembre 1918, un corps expéditionnaire franco-britannique débarque à Odessa et fait jonction avec les troupes russes blanches de Denikine. Mais les Ukrainiens ne savent s’ils préfèrent lutter contre les bolcheviques
Ukraine
Bucovine
Frontière à partir de 1945
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Avancée extrême allemande (1942)
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Limite est de la zone d’occupation allemande (1917-1918)
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Russie en 1667
Russie bolchevique
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x Territoires ajoutés à l’Ukraine par l’URSS
ou contre Denikine, qui incarne à leurs yeux l’impérialisme grand-russien. En février 1919, le directoire abandonne Kiev. Le chaos menace. La flotte française se mutine en mer Noire. La France rappelle ses hommes. C’est le début d’une effroyable guerre où s’affrontent tour à tour, au gré d’alliances de rencontre, l’armée du directoire emmenée par Petlioura, les armées russes blanches, un corps anarchiste ukrainien et l’Armée rouge. Début 1920, l’armée bolchevique l’emporte sur tous les fronts. Le directoire part en exil. L’Ukraine russe devient la République socialiste soviétique d’Ukraine. Le 30 décembre 1922, elle est intégrée à l’URSS.
Est-Ouest
Pour les Ukrainiens de l’Ouest, la situation est moins tragique. L’indépendance n’est plus qu’un lointain souvenir. En 1918, à la chute de la monarchie austro-hongroise, ils avaient bien proclamé une République
RSFS de Russie
Kiev URSS RSS d’Ukraine
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1945 1954
Mer Noire
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Turquie ÉMANCIPATION Ci-dessus : principale victime de l’expansion russe, l’Ukraine ne connut l’indépendance, avant 1991, qu’au cours d’une brève parenthèse. A gauche : place Maidan (place de l’Indépendance) à Kiev, en février 2014. Un manifestant guette les forces de police du haut de la statue des fondateurs légendaires de Kiev. nationale d’Ukraine occidentale. Mais les traités de paix de Versailles, Saint-Germain et Sèvres sonnent le glas de leurs espérances. La Galicie est rattachée à la Pologne, la Bucovine à la Roumanie et la Ruthénie subcarpatique à la Tchécoslovaquie. S’ils n’échappent pas à des maîtres peu regardants sur les droits des minorités, s’ils subissent parfois une répression féroce comme en Pologne avec la «pacification» de Pilsudski en 1930 qui interdit toutes les organisations culturelles ukrainiennes, du moins la terreur bolchevique leur est-elle épargnée.
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 16
MAIN TENDUE Des paysans ukrainiens en compagnie de soldats allemands en décembre 1941. Après le joug soviétique, les Allemands ont été accueillis en libérateurs par les Ukrainiens.
Ce n’est pas le cas de leurs frères de l’Est. Après les purges qui clôturent la guerre civile, jusqu’en 1927, le régime répressif en Ukraine est comparable à celui des autres républiques d’URSS. Mais la volonté de collectivisation de Staline, la fameuse «dékoulakisation », est, de 1927 à 1933, l’occasion d’une tragédie sans précédent. Trente mille activistes s’abattent sur le pays pour confisquer les réserves des paysans et les forcer à travailler dans les kolkhozes. La désorganisation, les exécutions sommaires, l’ambition de détruire la petite et moyenne «paysannerie en tant que classe » et la famine sciemment organisée causent la mort de 4 à 7 millions de personnes. C’est « l’extermination par la faim », « l’Holodomor », le martyre du peuple ukrainien qui depuis lors ne cesse de hanter sa mémoire. En 2008, un vote solennel du Parlement européen lui a officiellement donné le nom qu’il méritait : celui de crime contre l’humanité.
L’alliance avec le diable
Dès 1939, le pacte germano-soviétique et l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge ayant permis à l’URSS d’annexer la plus grande partie de la Galicie, les leaders ukrainiens se réfugient à Cracovie, siège du «Gouvernement général» allemand. Ayant sans doute à l’esprit le renversement d’alliance à venir, sans l’autoriser formellement, les autorités allemandes laissent aux Ukrainiens en exil la faculté de s’organiser. En novembre 1939 est créée l’Union nationale ukrainienne (UNO) divisée en deux
branches, celle du colonel Melnyk et celle d’un activiste nationaliste, Stepan Bandera. Lors du déclenchement de l’opération «Barbarossa» en juin 1941, Stepan Bandera proclame à Lvov la création d’un «Gouvernement de l’Etat ukrainien » tandis que de son côté Melnyk crée à Kiev le 5 octobre 1941 un Conseil national ukrainien. C’est pour les Allemands une formidable carte politique à jouer. Après les horreurs staliniennes, les Allemands ont été accueillis en libérateurs et en restaurateurs de la foi. La réouverture de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev donne lieu à d’inoubliables réjouissances. Mais aveuglés par leurs préjugés raciaux sur les Slaves, « race inférieure », Alfred Rosenberg, ministre des Territoires occupés à l’Est, et son délégué Erich Koch, Reichskomissar en Ukraine, traitent les Ukrainiens en main-d’œuvre servile tout juste bonne à nourrir le Reich. Malgré la pression de la Wehrmacht qui voit les fruits que pourrait recueillir un partenariat, aucune coopération politique sérieuse n’est engagée. Stepan Bandera est arrêté et interné en camp de concentration jusqu’en 1944. La division règne dans le camp ukrainien entre banderistes et melnykistes. A partir de 1942, des bandes armées voient le jour. Elles affrontent tantôt les Allemands, tantôt les partisans soviétiques, sans oublier de s’affronter entre elles. L’armée insurrectionnelle ukrainienne de Bandera, l’UPA, même privée de son chef, est la principale force militaire qui réunit près de 50000 partisans. Fin 1943, tout en ferraillant contre
les bolcheviques, elle parvient à tenir des maquis dans les Carpates et à chasser les Allemands de Volhynie par une alternance d’embuscades et de batailles rangées. Il n’y a donc pas eu de collaboration politique poussée entre les partis indépendantistes ukrainiens et les Allemands. Mais pour les Russes, s’être opposé à eux, c’est déjà une trahison, une trahison d’autant plus facile à utiliser à des fins de propagande qu’une collaboration militaire a bel et bien existé, même si elle ne fut pas le fait des organisations politiques. Par hostilité à l’hégémonie russe, plusieurs dizaines de milliers d’Ukrainiens se sont en effet engagés comme Hiwis, «Hilfwillinge» : aides volontaires de la Wehrmacht qu’ils ont accompagnée sur tous les fronts jusqu’en Normandie. Un corps cosaque dirigé par le colonel von Pannwitz est devenu le 15e corps SS de cavalerie cosaque. Il a sévi dans les Balkans. La 14e division SS Galicie, composée majoritairement d’uniates, s’est battue furieusement contre l’Armée rouge à Brody, non sans avoir participé à quelques pogroms. Ces unités se sont souvent comportées avec une sauvagerie comparable à celle de leurs homologues allemands, notamment en Pologne. Ces parcours sont en outre démesurément grossis par la propagande soviétique. Ils contribueront à ancrer, chez les Russes, l’amalgame entre indépendantistes et collaborateurs des nazis. Moscou en rend responsable l’UPA qui, après avoir croisé le fer contre l’Allemagne nazie, a continué la lutte
contre l’occupant soviétique jusqu’en 1954, après la mort de son dernier général, Roman Choukhevytch, tombé les armes à la main près de Lvov, en 1950. L’épuration des années 1946-1947 menée par l’URSS se traduira par près de 500000 déportations.
Quatrième Etat
BRUNE OU ROUGE En haut : un soldat de l’Armée rouge retire la croix gammée et hisse le drapeau rouge après la libération de la presqu’île de Kertch, en Crimée, en 1944. Ci-contre : des femmes et des enfants devant leurs maisons en flammes, début 1944, en Ukraine.
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La guerre finie, la chape de plomb retombe sur l’Ukraine. Sous le joug de Moscou, la russification s’accélère avec la mise en place d’une politique planifiée de repeuplement des terres dévastées qui accroît encore le poids des populations russophones au sudest de Kiev, et le rattachement au pays de la Crimée en 1954 – dépourvue de conséquences concrètes, en l’absence de réelle autonomie d’Etats qui n’existent que sur la carte. Le 24 août 1991, l’indépendance est proclamée presque par accident. Alors que des Républiques soviétiques se sont battues pour l’acquérir, que certaines, comme les Républiques baltes ont acquitté le prix du sang, l’Ukraine profite simplement de l’effondrement de l’URSS. Le premier mouvement indépendantiste, le « Roukh », ne voit le jour qu’en 1989. Mais une fois le branle donné, la population suit. Le 1er décembre 1991, à 90,5 % elle approuve l’indépendance par référendum. Le quatrième Etat ukrainien est né. Son présent tourmenté et son avenir incertain dépendent de la réponse qu’apporteront les Ukrainiens à cette question : en l’absence de traditions étatiques bien établies, quelle force possède un Etat d’à peine vingt ans, aux résultats incertains, pour faire vivre ensemble sur un même territoire des populations aux identités multiples et aux mémoires contradictoires ? !