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H JUIN-JUILLET 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 20
LES SECRETS DE LA BATAILLE LA TRAGÉDIE DES CENT-JOURS JÉSUS
BEL : 7,60 € - CAN : 4 $C - CH : 12 FS - D : 8 € - DOM : 8 € - GRE : 7,60 € - LUX : 7,60 € - MAR : 78 DH - PORT. CONT : 8 €
A-T-IL EU DES FRÈRES ?
LaFouché chute de l’ A igle et Talleyrand mènent le bal
DANS LA
CITADELLE DE FRÉDÉRIC II
LA CRISE DE L’EMPIRE ROMAIN
É
DITORIAL
© BLANDINE TOP
Par Michel De Jaeghere
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LE CANON DE WATERLOO
epuis Gand où il avait suivi l’exil de Louis XVIII, Chateaubriand avait entendu tonner le canon de Waterloo. Il se promenait alors dans les environs en lisant, dit-il, les Commentaires sur la guerre des Gaules ! Appuyé contre un peuplier, il avait senti le souffle chaud du vent du sud, qui portait avec lui le roulement sourd de l’artillerie, dans un silence que ne troublaient que les cloches d’une horloge de village, le cri d’une poule d’eau à travers les joncs. « Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, écrira-t-il dans les Mémoires d’outre-tombe, j’aurais été moins ému si je m’étais trouvé danslamêlée:lepéril,lefeu,lacohuedelamortnem’eussentpaslaisséletemps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m’accablait.»Cettebatailleserait-elledécisive?Etquelleissuefallait-illuisouhaiter? La victoire de Napoléon n’obligerait pas seulement le fugitif à reprendre luimême la route. Elle enfermerait la France dans une meurtrière fuite en avant. « Je veux qu’il gagne une ou deux batailles, avait prophétisé depuis Paris Fouché. Il perdra la troisième. » Il n’y avait pas d’issue à une guerre perpétuelle contre toutes les puissances européennes coalisées. Sa défaite donnerait certes le signal d’un retour des Bourbons dans leur capitale, mais ils y entreraient « derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ». Elle condamnerait la royauté à avoir « pour carrosses de son sacre les chariots d’ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ». La bataille de Waterloo a été considérée par Hugo comme l’un de ces châtiments dont les dieux se plaisent à frapper la démesure des conquérants. Elle eut, plus sûrement, ceci de particulier qu’au prix de 23 000 morts et de 65000blessés,ellenepouvaitdéboucher,quellequesoitsonissue,quesurune catastrophe.«Saufpourlagloire,saufpourl’art,écritJacquesBainvilledansson Napoléon, il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. » La remarque, provocatrice, est, pour les Cent-Jours, particulièrement vraie. L’épisode, resserré à quelques courtes semaines, est de ceux qui ont porté au paroxysme la puissancedramatiquedel’épopée.LarouteNapoléonavaitété,danslesAlpes, l’itinéraire d’une marche triomphale. Le « vol de l’Aigle » avait offert, de clocherenclocher,unerevancheéclatanteàl’Empereurdéchuquiavaitquittéla France, un an plus tôt, sous les huées des Provençaux, et n’avait échappé au lynchage qu’en se cachant sous le déguisement d’un officier autrichien. Le retournement des régiments envoyés par le roi à sa rencontre, les accolades des maréchaux, avaient fait oublier leur départ furtif du château de Fontainebleau, leur ralliement massif à la monarchie restaurée. La dernière campagne avait opposé, seul contre tous, le génial tacticien à pas moins de quatre armées, dans un rapport de forces de 1 pour 3. La défaite elle-même avait été émaillée de manœuvres hardies, de charges héroïques, de mots fameux. Elle avait été suivie du plus romantique des exils, et avait donné à l’Empereur vaincu la figure de Prométhée enchaîné. Elle avait offert au héros terrassé de réécrire lui-même son histoire, de ciseler sa légende pour la postérité.
L’aventure, pour autant, s’était traduite par un désastre comme l’histoire n’en offre que peu d’exemples. Elle avait fait perdre au pays le bénéfice du tour de passe-passe par quoi Talleyrand s’était ingénié à faire figurer la France vaincue dans le concert des vainqueurs, et à la faire participer, à Vienne, à la reconfiguration du continent européen. Elle avait condamné un royaume amoindri dans ses frontières, dépossédé de ses places fortes, occupé pour la première fois depuis plus de deux siècles, à payer les lourdes indemnités de guerre dont il avait été, un an plus tôt, exempté, et à entretenir les 150 000 soldats étrangers qui bivouaqueraient pendant plusieurs années dans ses départements du Nord et de l’Est. Comme le souligne justement Emmanuel de Waresquiel dans ses superbes Cent-Jours (« Texto »), elle avait, dans le même temps, ravivé la guerre civile que la fusion des élites opérée, sous l’Empire, et la modération affichée par Louis XVIII en 1814 étaient parvenues à apaiser. Elle avait ranimé la fièvre révolutionnaire, dont le revenant s’était voulu le porte-drapeau en multipliant les proclamations contre les Bourbons, les nobles et les prêtres, catalogués comme autant de représentants du parti de l’étranger, en même temps que réveillé la volonté de revanche des émigrés, convaincus que la magnanimité du souverain était responsable de la facilité avec laquelle les ralliés l’avaient abandonné, et désormais décidés à solder leurs comptes avec « l’autre France ». Elle avait associé pour l’avenir le plus libéral des régimes avec le déshonneur d’un pouvoir installé par une armée étrangère. Brouillé toutes les notions de légitimité, provoquant, par-là, l’instabilité constitutionnelle dont tout le XIXe siècle serait affecté. Elle avait, surtout, mis un terme à la plus extraordinaire des épopées, la plus singulière des démonstrations de gloire militaire de notre histoire, celle qui avait, aux dires de Stendhal, appris « au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur » par le spectacle d’une foire d’empoigne qui avait vu les élites du pays se déconsidérer par leurs retournements de veste, leurs trahisons, leurs lâchetés, nourrissant à leur égard un scepticisme dont le pays ne devait plus jamais tout à fait se départir. « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre », avait annoncé Benjamin Constant dans le Journal des débats, à la veille du départ de Louis XVIII pour l’exil. Il serait quelques jours plus tard, le principal rédacteur de l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire. « Je ramènerai le Corse dans une cage de fer », avait proclamé le 7 mars le maréchal Ney. Il tomberait, onze jours plus tard, à Auxerre, dans les bras de celui qui l’avait embrassé en rappelant au « brave d’entre les braves » les heures de gloire de la Moskova. Lors du retour définitif de Louis XVIII, le 8 juillet, des élégantes dansèrent dans les rues de Paris avec des officiers prussiens et anglais. Le soir venu, on illumina dans la capitale. L’un des hôtels les mieux éclairés fut celui de Cambacérès. Archichancelier de l’Empire, il avait été pendant quinze ans le deuxième personnage de l’Etat.2
H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
© AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO.
JÉSUS A-T-IL EU DES FRÈRES ?
SI LA QUESTION N’EST PAS NOUVELLE, C’EST CETTE FOIS LA ROMANCIÈRE FRANÇOISE CHANDERNAGOR QUI S’AVENTURE SUR CE TERRAIN. BIOGRAPHE DE JÉSUS, JEAN-CHRISTIAN PETITFILS LUI RÉPOND EN HISTORIEN.
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FRANÇOIS I
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LA LÉGENDE DES SIÈCLES
ADIEU AU ROI AMI DES ARTS ET AU CHAMPION DE LA LANGUE FRANÇAISE…
DANS UN LIVRE ÉVÉNEMENT, DIDIER LE FUR MONTRE QUE L’IMAGE DE FRANÇOIS IER LÉGUÉE À LA POSTÉRITÉ EST LE FRUIT D’UNE SAVANTE CONSTRUCTION.
© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE MUSÉE DE L’ARMÉE.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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ES RAYONS ET LES OMBRES
TROIS CENTS ANS APRÈS SA MORT, LE ROI-SOLEIL N’A PAS DIT SON DERNIER MOT. DANS © MARC DEVILLE/AKG-IMAGES.
UN NOUVEAU ET PASSIONNANT
SIÈCLE DE LOUIS XIV, VINGT HISTORIENS FONT LE POINT SUR LE MONARQUE ET SON TEMPS.
COMMENT ON PERD LA PAIX CÔTÉ LIVRES VOICI L’HOMME ! CINÉMA TÉLÉVISION EXPOSITIONS À LA TABLE DE L’HISTOIRE
© 2015 LES EDITIONS ALBERT RENÉ-1.
ET AUSSI
36 L EN COUVERTURE
A TRAGÉDIE DES CENT-JOURS
L’ANNONCE DE SON RETOUR FIT L’EFFET D’UN COUP DE TONNERRE. MAIS ENTRE LE FEU DE PAILLE DU PREMIER ENTHOUSIASME ET LA DÉTERMINATION DE L’EUROPE À CONTRER
NAPOLÉON, LES CENT-JOURS S’ACHEVÈRENT EN TRAGÉDIE POUR LA FRANCE.
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APOLÉON, HISTORIEN DE SOI-MÊME
SAINTE-HÉLÈNE NE SE RÉSUME PAS À LA GEÔLE FUNESTE OÙ L’EMPEREUR DÉCHU ACHEVA SES JOURS. SUR CET ÎLOT BATTU DES VENTS, NAPOLÉON MIT À PROFIT LA PLUME DE LAS CASES POUR ACHEVER SON ŒUVRE ULTIME : CONFIER SA LÉGENDE À L’HISTOIRE.
ATERLOO, LE RÊVE BRISÉ ELLE DEVAIT ÊTRE LA VICTOIRE
© PATRICE COURCELLE. HTTP://WWW.PATRICECOURCELLE.COM
ULTIME, CELLE QUI AURAIT CONSACRÉ UN GÉNIE MILITAIRE ET UN DESTIN POLITIQUE HORS DU COMMUN.
TRAHISSANT CES ESPÉRANCES, WATERLOO PRIT LA FORME D’UN DÉSASTRE.
La chute de l’Aigle ET AUSSI
LA COMÉDIE DES GIROUETTES FOUCHÉ ET TALLEYRAND, LE VICE AU BRAS DU CRIME
LES HOMMES DU 18 JUIN L’EMPIRE DES MUSES
WATERLOO, VISIONS GUERRIÈRES CHRONIQUES D’UNE DÉFAITE GRAND ÉCRAN, MORNE PLAINE L’ULTIME BATAILLE LA MARCHE DE L’EMPEREUR
© AKG-IMAGES.
© LADY LEVER ART GALLERY, NATIONAL MUSEUMS LIVERPOOL/BRIDGEMAN IMAGES.
© ARTOTHEK-CHRISTIE’S/LA COLLECTION.
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LA COURONNE DES POUILLES
AU SUD DE L’ITALIE, L’ÉTRANGE CITADELLE DE CASTEL DEL MONTE N’A PAS LIVRÉ TOUS SES SECRETS. À L’IMAGE DE SON FASCINANT BÂTISSEUR, FRÉDÉRIC II, COURONNÉ EMPEREUR DES ROMAINS IL Y A PRÈS DE HUIT CENTS ANS.
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À LA CLAIRE FONTAINE
CEINTE D’UN CORTÈGE DE GRENOUILLES D’OR, LA BLANCHE STATUE DE LA DÉESSE RESPLENDIT DE NOUVEAU AU SOMMET DE LA PLUS CÉLÈBRE FONTAINE DE
VERSAILLES. OBJET D’UNE MINUTIEUSE RESTAURATION, LE BASSIN DE LATONE REDÉPLOIE ENFIN SES JETS D’EAU, COMME AU TEMPS DU ROI-SOLEIL.
© CHRISTIAN MILET.
L’ESPRIT DES LIEUX
ASTEL DEL MONTE
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L’ANGOISSE
© LOMBARDO/RPHL/ANDIA. © MUSEI CIVICI D’ARTE E STORIA BRESCIA, ITALIA.
ET LE SALUT ILS S’APPELLENT PHILIPPE L’ARABE, TRAJAN DÈCE OU PROBUS. CES EMPEREURS
OUBLIÉS DE L’HISTOIRE ROMAINE ONT POURTANT DÛ FAIRE FACE À LA TERRIBLE CRISE DU IIIE SIÈCLE. UNE PASSIONNANTE EXPOSITION LES FAIT REVIVRE AU MUSÉE
© ANDREAS SOLARO/AFP.
DU CAPITOLE.
ET AUSSI
DEPUIS 1875, ELLE FAIT FIGURE DE TEMPLE DE LA RECHERCHE HISTORIQUE. À L’OMBRE DU PALAIS FARNÈSE, L’ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME EST AUSSI DISCRÈTE QUE SON RAYONNEMENT EST LARGE.
À
L’A F F I C H E Par Jean-Christian Petitfils
Jésus a-t-ileu des frères? © IMAGNO/AUSTRIAN ARCHIVES/LA COLLECTION. © RAFFAEL/LEEMAGE.
En voulant donner à son dernier roman, Vie de Jude, frère de Jésus, la caution de l’histoire, Françoise Chandernagor s’aventure dans des sables mouvants.
EN LIBRAIRIE Vie de Jude, frère de Jésus Françoise Chandernagor Albin Michel 400 pages 22,90 €
L
’histoire de Marie mère de famille nombreuse est une vieille lune, qui réapparaît de temps en temps dans le ciel encombré des controverses théologiques que l’on croyait pourtant résolues. S’il est vrai que les Evangiles canoniques parlent des « frères » de Jésus – Jacques, Joseph, Simon et Jude – et de ses « sœurs », dont le nombre n’est pas précisé, une longue tradition ecclésiale a toujours considéré qu’il s’agissait de proches parents et non de frères ou de sœurs de sang. Il est non moins certain que les affirmations de l’Eglise sur la virginité perpétuelle de Marie sont assez tardives (IVe-VIe siècles), bien qu’existât, depuis au moins le milieu du IIe siècle, un fort courant populaire allant dans ce sens, ainsi qu’en témoigne un texte pieux non canonique appelé la Nativité de Marie ou Protévangile de Jacques. Il en va de même, du reste, des grandes définitions christologiques des conciles des IV e et Ve siècles. Il ne faut pas y voir un développement tardif des dogmes, mais une meilleure compréhension de la Révélation donnée une fois pour toutes. La Tradition de l’Eglise, expliquait le bienheureux cardinal
John Henry Newman, n’est pas innovation, mais constant approfondissement. Au IVe siècle, un commentateur, Helvidius, avait fait son cheval de bataille de la thèse des frères consanguins de Jésus. Cette thèse avait été réfutée méthodiquement par saint Jérôme, qui y voyait une dévalorisation de l’incarnation du Logos en Marie. Les grands réformateurs protestants du XVIe siècle, Luther, Zwingli et Calvin, ne remirent jamais en cause ces conclusions : ce serait « folie » de le faire, disait même ce dernier dans son Sermon sur Matthieu. Depuis quelques décennies, cependant, la théorie helvidienne a retrouvé de la vigueur, soutenue par une bonne partie des exégètes protestants et certains catholiques, tels le père François Refoulé, le journaliste Jacques Duquesne ou Christine Pedotti, ancienne rédactrice en chef de Témoignage chrétien. A son tour, Mme Françoise Chandernagor, de l’académie Goncourt, se lance dans ce combat avec sa Vie de Jude, frère de Jésus (Albin Michel). S’il ne s’était agi que d’un simple roman, l’historien n’aurait rien eu à dire, non plus que le chrétien : il est de la
SERVITEUR DE JÉSUS-CHRIST A gauche : Saint Jude Thaddée, par Antoine Van Dyck, vers 1619-1621 (Rotterdam, Museum Boijmans van Beuningen). A droite : L’Annonciation, fresque de Guido di Pietro dit Fra Angelico ou Il Beato, 1442 (Florence, Museo di San Marco).
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liberté de chacun d’adhérer aux enseignements de l’Eglise sur l’Immaculée Conception, l’Assomption ou de la Virginité perpétuelle ou de les considérer, à son instar, comme des « fables », des « contes orientaux », issus du « développement désordonné du culte marial »… Mais ce « faux apocryphe », bien enlevé, se complète d’une annexe dans laquelle l’auteur prétend asséner des vérités irréfragables : l’Eglise s’est trompée depuis des siècles ! Jésus a eu quatre frères consanguins et au moins deux sœurs. Sa naissance virginale (sujet étrangement esquivé dans le roman) n’a pas empêché Marie d’avoir une vraie vie de couple avec saint Joseph… Françoise Chandernagor est un de nos plus talentueux écrivains, dont on a admiré, entre autres, la fameuse Allée du roi, Mémoires apocryphes de Mme de Maintenon, et La Chambre, transposition émouvante du drame du petit Louis XVII. On ne peut que la soutenir aussi dans le combat contre les excès des lois mémorielles et autres repentances qu’elle mène avec ardeur en compagnie de Pierre Nora. Oui, cent fois oui, « liberté pour l’Histoire » ! Mais comment les croyants pourraient-ils la suivre dans son dernier engagement ? Rouvrons le dossier. Trois arguments principaux sous-tendent la position des novateurs. D’abord, le mot grec adelphos, utilisé dans les Evangiles pour qualifier Jacques, Joseph, Simon et Jude, désigne des frères
de même sang. Ce n’est pas contestable. Il existe un autre mot dans la langue grecque pour cousin : anepsios. Il n’est pas employé. Le deuxième argument repose sur un rapprochement fait entre les Evangiles : celui de Jean nous montre Marie, mère de Jésus, au pied de la croix en compagnie du disciple bien-aimé. Ceux de Matthieu et de Marc mentionnent, quant à eux, la présence au calvaire d’une « Marie, mère de Jacques et de Joseph » (« de Jacques le Petit et de Joset », selonMarc).CettefemmeseraitdoncMarie, mère de Jésus. Dernier argument : Luc, dans son évangile, écrit que Marie « enfanta son fils premier-né », ce qui prouverait qu’elle en eut d’autres par la suite…
Un mot unique
Aucun de ces arguments n’emporte la conviction. L’hébreu et l’araméen utilisent un mot unique pour désigner des degrés de parenté que le grec distingue : ‘ah ou hâ signifie indifféremment un frère de sang, un demi-frère, un neveu, un cousin, un allié voire un membre du clan. Cette ambivalence se retrouve dans les traductions de l’Ancien Testament : Loth, neveu d’Abraham en Genèse 12, 5, passe pour être son frère en Genèse 13, 8 et 14, 14. Jacob, fils d’Isaac et de Rebecca, est connu pour n’avoir eu qu’un frère jumeau, Esaü. Mais voici qu’en Genèse 31, 46 et 31, 54, il se met à parler « à ses frères ». Laban, en Genèse 29, 10, est l’oncle de Jacob. En Genèse 29, 15, il devient
son frère. Mêmes incertitudes dans le Lévitique ou dans le premier Livre des Chroniques. Le Livre de Tobie n’échappe pas à la confusion. L’original araméen, longtemps perdu, a été retrouvé parmi les manuscrits de la mer Morte : on a alors pu constater que le mot unique hâ (frère ou cousin) était traduit en grec selon les éditions soit par adelphos, soit par anepsios. Cette objection ne démonte pas les partisans de Marie, mère de famille nombreuse : tout ceci est vrai, concèdent-ils, parce que l’Ancien Testament, rédigé en hébreu, a été traduit en grec, mais il n’en va pas de même des Evangiles écrits directement en grec. C’est oublier que nos quatre Evangiles canoniques sont imprégnés d’un fort substrat sémitique. Ils sont culturellement juifs. Ont-ils été d’abord écrits en hébreu (ou en araméen) avant d’être traduits en grec, comme le croyait, par exemple, l’abbé Jean Carmignac, spécialiste des manuscrits de Qumrân ? La plupart des exégètes aujourd’hui ne le pensent pas, mais bien peu sont ceuxquinientqu’onytrouvedestracesd’araméisme ou d’hébraïsme. L’un des grands spécialistes français de l’araméen, aujourd’hui décédé, le père Pierre Grelot, écrivait à propos des quatre « frères » : « La compréhension des textes, qui a vu en eux les “cousins” de Jésus, était parfaitement conforme au langage du temps dans l’araméen de Galilée. » (Pierre Grelot, « Les frères de Jésus », Revue thomiste, t. CIII, janvier-mars 2003, p. 139).
©ARTOTHEK/LA COLLECTION. © AKG-IMAGES / ELECTA.
SAINTE FAMILLE Ci-dessus : L’Apôtre saint Jacques le Mineur, par Duccio di Buoninsegna, détail de la Maestà de la cathédrale de Sienne, vers 1308-1311 (Sienne, Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo). Page de gauche : Retable de la Sainte Famille ou Retable de Torgau, par Lucas Cranach l’Ancien, 1509 (Francfort-sur-le-Main, Städel Museum). Les Evangiles, du reste, ont vraisemblablement utilisé des documents antérieurs, aide-mémoire ou récits partiels, rédigés en araméen. Un chercheur, Francis Lapierre, l’a encore démontré récemment pour l’Evangile de Marc à partir d’un traitement informatique du texte (L’Evangile oublié, L’Harmattan, 2014). Quant à l’Evangile de Jean, qui est celui d’un témoin, on perçoit sous songrecdestournuresdepenséesémitique. « Frères de Jésus » peut, par conséquent, comme l’avait déjà observé saint Jérôme, parfaitement signifier cousins, membres de la proche parenté. Quoi de plus naturel que Paul, dans ses épîtres, ait repris cette convention culturelle, en usage chez les judéo-chrétiens. On retrouve la même conception de nos jours dans les villages africains, où tous les enfants sont appelés frères. Dans la petite communauté de Nazareth, fondée par le clan des Nazôréens, descendants de David, Jésus a eu ainsi pour « frères » et « sœurs » tous les enfants de ce lieu retiré de Basse-Galilée. Notons d’ailleurs que si Marie avait donné naissance à une ribambelle d’autres enfants, elle aurait été dispensée du pèlerinage annuel à Jérusalem : or, on la voit l’accomplir en compagnie de Joseph et du seul Jésus, âgé de 12 ans (Luc 2, 41-50). Passons au deuxième argument. Il est aisé de constater qu’à aucun moment, dans le Nouveau Testament, Marie « mère de Jacques et de Joseph » n’est présentée comme la mère de Jésus. Et les « frères » de Jésus ne sont jamais non plus appelés « fils de Marie, mère de Jésus ». Jean nous présente au pied de la croix non seulement Marie, mère de Jésus, mais une « Marie [femme] de Clopas », ce dernier étant, selon Hégésippe (un juif hellénisé du IIe siècle, particulièrement bien renseigné sur la famille de Jésus), le frère de Joseph, père adoptif de Jésus. Est-ce cette belle-sœur de la première qui serait la mère de Jacques, de Joseph, de Jude ou de Simon ? On observera aussi que Jacques surnommé « le Juste », qui deviendra le premier évêque de Jérusalem et qu’on présente souvent comme le « frère de Jésus », ne se revendique pas comme tel dans son épître, mais comme « Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ ». Même
remarque pour Jude, celui dont fait grand cas Mme Chandernagor. Pour mieux asseoir son autorité, il aurait pu se prévaloir de son lien de parenté avec le Christ. Eh bien, non ! Dans son épître, elle aussi incorporée au canon de l’Eglise, il s’intitule « Jude, serviteur de Jésus-Christ, frère de Jacques ». A la vérité, Matthieu et Marc ont ignoré, à la différence de Jean, la présence de Marie, mère de Jésus, au pied de la croix et n’ont mentionné que celle d’une « autre Marie », « mère de Jacques et de Joseph (Joset) », significativement nommée après Marie-Madeleine. On ne saurait donc confondre les deux femmes. Reste l’argument tiré de Luc qui dit à propos de Jésus : « Marie enfanta son fils premier-né », ce qui supposerait des naissances postérieures. Il s’effondre de luimême si l’on sait que chez les Juifs le terme juridique de « premier-né » visait uniquement la consécration spéciale à Dieu du premier enfant demandée par Le Livre des
Nombres : « Tu feras racheter le premier-né de l’homme et tu feras racheter les premiersnés des animaux impurs… » (Nb 18, 15-16). Le premier-né n’avait pas obligatoirement des frères. Ainsi, a-t-on découvert dans la nécropole égyptienne de Léontopolis, au sud du delta du Nil, la tombe d’une femme juive nommée Arsinoé, morte en couches en l’an 5 de notre ère, sur laquelle était inscrite cette épitaphe en grec : « Dans les douleurs de l’enfantement de mon premier-né, le sort me conduit au terme de la vie. » La pauvre femme a bien eu un « premier-né », mais elle n’a pas eu de second enfant… Ajoutons un dernier argument. Jésus sur la croix a dit à sa mère, en parlant de Jean, le disciple bien-aimé, présent à ses côtés : « Voici ton fils » (en araméen de Galilée,
LA MAISON DE JÉSUS RETROUVÉE ? On aurait identifié la maison de Jésus à Nazareth ! C’est du moins ce que suppose un archéologue britannique de la Reading University, Ken Dark. La bâtisse du Ier siècle, connue depuis 1884 mais fouillée depuis 2006 par son équipe, a été incorporée à une église byzantine. « De grands efforts ont été faits pour inclure les vestiges de ce bâtiment. A la fois les tombes et la maison ont été décorées de mosaïques à l’époque byzantine, ce qui laisse penser qu’elles étaient (…) peut-être vénérées », a expliqué l’archéologue. Et d’invoquer un texte du VIIe siècle de l’abbé Adamnan, De locis sanctis, indiquant qu’une église avait été érigée au-dessus de la maison où l’archange Gabriel avait visité Marie. CQFD ? Pas encore. Adamnan appuie sa description des lieux saints sur le témoignage oral que lui confia un évêque gaulois nommé Arculf. Or celui-ci se trouve être d’abord « un touriste qui raconte ses vacances » en Palestine, a souligné le 10 mars, sur le Figaro Vox, Stéphane Ratti, professeur de langue et littérature latines à l’université de Bourgogne, auteur de Polémiques entre païens et chrétiens (Les Belles Lettres). Dès les premiers temps du christianisme s’est en effet développé un tourisme biblique. Mais les descriptions des lieux saints par les voyageurs restent fragiles au point de vue historique parce que leur lecture « Bible en main » les conduit à mettre sur le même plan des réalités différentes. Ainsi, si Egérie, la plus illustre des voyageuses chrétiennes, raconte au IVe siècle qu’elle vit à Nazareth non pas une église mais « un jardin où vécut le Seigneur après son retour d’Egypte », elle décrit de la même façon le sycomore où monta Zachée pour apercevoir le Christ et le buisson ardent sur le mont Sinaï… Marie Zawisza
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VOICI TA MÈRE Ci-contre : Crucifixion, peinture sur bois provenant de l’église de Sauvagnat dans le Puy-de-Dôme, XIVe siècle (Paris, musée de Cluny). L’Evangile de Jean rapporte que le Christ confia alors sa mère au disciple bien-aimé. Cela exclut qu’elle ait eu d’autres enfants.
© JOSSE/LEEMAGE .
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hâ berék), puis, en s’adressant à celui-ci : « Voici ta mère » (hâ’immâk). « Et, dès cette heure, poursuit Jean, le disciple la prit chez lui. » Pour qui connaît le quatrième Evangile, fonctionnant sur le double registre de l’histoire et du symbole, ce n’est nullement une fiction. Athanase d’Alexandrie l’avait déjà souligné au IVe siècle. Compte tenu du contexte culturel du judaïsme de ce temps, ces paroles et le comportement de Jean seraient incompréhensibles si Marie avait eu d’autres enfants. Obligation leur aurait été faite de s’occuper de leur mère, et celle-ci aurait eu interdiction d’abandonner la maison des siens à Nazareth pour aller vivre chez quelqu’un d’autre à Jérusalem, où Jean, qui, selon Polycrate, évêque d’Ephèse, était membre du haut sacerdoce de cette ville, avait sa maison. A noter d’ailleurs qu’aucun des prétendus frères de Jésus, pourtant venus pour la dernière Pâque à Jérusalem, n’était au Golgotha. On ne peut omettre ici la tradition des Eglises grecque, syrienne et copte, qui fait des « frères » et « sœurs » de Jésus des demi-frères et des demi-sœurs nés d’un premier mariage de Joseph. Elle trouve sa première expression dans le Protévangile de Jacques et chez Epiphane de Salamine, un père de l’Eglise du IVe siècle. Cette thèse est dénuée d’ancrage scripturaire et historique. Jamais les Evangiles n’ont fait allusion à d’autres « fils de Joseph » ni utilisé à leur égard le terme grec de homopatôr (demi-frère par le père). Par ailleurs, s’il
avait eu des frères aînés, fils de Joseph, jamais Jésus n’aurait pu être considéré comme l’héritier de la dynastie davidique. La conception virginale de Jésus est dans la Tradition chrétienne une donnée fondamentale de la foi, en tant que signe spécifique de l’Incarnation. Elle figure dans le Symbole des apôtres (première version vers le IIe siècle) et le Symbole de NicéeConstantinople (IVe siècle). Longtemps, on a considéré que cette affirmation christologique déconcertante, objet facile de railleries, allait à contre-courant du contexte culturel juif, où la virginité était perçue de manière négative, la femme étant cantonnée dans son rôle procréateur, jusqu’au jour où, sur un rouleau issu des manuscrits de la mer Morte on trouva mention de vœux de continence, pour des raisons d’oblation religieuse, à l’intérieur du mariage. Ce texte réagissait à certains excès, ce qui laisse entendre que les cas n’étaient pas rares, même en dehors de la secte des esséniens. En voici la traduction, telle que la donne le bénédictin Bargil Pixner : « Si une jeune fille a fait un vœu de virginité sans que son père en soit averti, il peut la relever de son vœu. Dans le cas inverse, lui et sa fille sont tenus par ce vœu. Si une femme mariée prononce un tel vœu sans que son mari le sache, il peut déclarer ce vœu nul. Si toutefois il est d’accord avec une telle mesure, les deux sont dans l’obligation de le garder. » Cesdispositionspermettentdecomprendre la surprise de Marie, vierge consacrée, Servante du Seigneur, qui, à l’annonce par l’ange d’un événement à venir (« tu concevras »), répond par l’affirmation d’un état, d’une disposition permanente de l’âme, alors même qu’elle est fiancée : « Comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ? » (Luc 1, 34). Elles éclairent égalementlepremiermouvementdeJoseph,rapporté par Matthieu, qui avait songé à répudier en secret sa future épouse. Matthieu et Luc, loin d’avoir inventé, chacun de leur côté, l’idée de la conception virginale – et même pour Luc de virginité perpétuelle de Marie –, semblent avoir
hérité de ces informations, rapportées au moins pour ce dernier par une tradition venue directement de Marie : « Et Marie gardait toutes ces choses dans son cœur. » Dans le contexte juif de l’époque, celles-ci étaient plus embarrassantes que valorisantes, puisqu’elles risquaient de représenter Jésus comme un enfant illégitime, ce qui n’a d’ailleurs pas manqué. La virginité perpétuelle de Marie repose sur le vœu de consécration de Marie à Dieu et non sur on ne sait quelle dévalorisation morbide du mariage et de la sexualité. Ce n’est pas un ajout dogmatique ultérieur. Au reste, du point de vue des croyants, l’Incarnation ne devait-elle pas s’accompagner de l’engagement total de Marie Theotokos (« mère de Dieu »), la Femme de la Nouvelle Alliance, au service de son fils unique ? Il est facile aujourd’hui de vouloir tout jeter aux orties. Il paraît tellement plus « sympathique » de rétro-projeter sur les mœurs du judaïsme ancien, régentées par des interdits moraux et des structures patriarcales fort rigides, tous les fantasmes familiaux, sexuels et « sociétaux » de notre époque. Marie, une femme comme les autres, moderne, libérée, vivant une vraie vie de femme ! Jésus naissant dans une famille recomposée !… Ceci, en réalité, n’est qu’anachronisme et littérature.2 Historien, docteur d’Etat en sciences politiques, Jean-Christian Petitfils est membre du comité scientifique du Figaro Histoire. Il est l’auteur de nombreuses biographies de référence, notamment celles de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, aux éditions Perrin.
À LIRE Jésus Jean-Christian Petitfils Fayard 690 pages 25,40 €