Quand les barbares envahissaient l'Empire Romain

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H DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 23

BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 12 FS - D : 8 € - DOM : 8 € - GRE : 7,60 € - LUX : 7,60 € - MAR : 78 DH - PORT. CONT : 8 €

Les barbares sont dans les murs Comment meurt une civilisation Le jour d’après

Quand les

barbares envahissaient l’empire romain

LE COMMUNISME EN FLAGRANT DÉNI

LE MÉMORIAL DES POILUS

LE VOYAGE DE BERNIN À PARIS



É

DITORIAL

© BLANDINE TOP.

Par Michel De Jaeghere

A «

DEVANT L’ABÎME

u point où nous nous trouvons, il n’y a plus de place pour l’insouciance, il n’y a plus de route ouverte. Maintenant, l’abîme est partout sous nos pas. » Nous sommes en août 399 et le jeune ambassadeur de Cyrène vient d’être introduit devant l’empereur d’Orient. Il a 29 ans. Il s’appelle Synésios. Sa famille remonte à Eurysthène, un descendant d’Hercule venu, avec les Doriens, s’établir à Sparte au XIe siècle av. J.-C. Elle est l’une des plus influentes de la noblesse curiale de la Pentapole, la province constituée par les cinq villes grecques de Cyrène, Ptolémaïs, Apollonie, Arsinoé et Bérénice, sur la côte libyenne. Il a étudié la philosophie à Alexandrie à l’école d’Hypatie. Il est venu à Constantinople pour solliciter d’Arcadius, au nom du sénat de Cyrène, un allégement des charges fiscales écrasantes qui asphyxient sa province. Le protocole prévoit qu’après avoir offert à l’empereur une couronne d’or, il fasse précéder sa demande d’un compliment où s’exprime la subtilité de sa rhétorique, l’étendue de ses connaissances. L’occasion est unique. Synésios saura la saisir pour appeler à une réforme intellectuelle et morale de l’Empire qui préfigure à plus d’un titre celle que proposeront, en France, Taine et Renan au lendemain de la défaite de 1870. Appuyé par Aurélien, le chef du parti antigermanique qui vient de succéder à l’eunuque Eutrope à la direction des affaires, il va en faire un réquisitoire contre l’infiltration des Barbares dans l’Empire romain. « Seul un téméraire ou un songe-creux, s’écrie-t-il, peut voir parmi nous en armes une jeunesse nombreuse, élevée autrement que la nôtre et régie par ses propres mœurs, sans être saisi de crainte. Nous devons, en effet, ou bien faire un acte de foi dans la sagesse de tous ces gens, ou bien savoir que le rocher de Tantale n’est plus suspendu que par un fil au-dessus de nos têtes. Car ils vont nous assaillir aussitôt qu’ils penseront que le succès est promis à leur entreprise. A dire vrai, les premières hostilités sont déjà engagées. Une certaine effervescence se manifeste, çà et là dans l’Empire, comme dans un organisme mis en présence d’éléments étrangers, rebelles à l’assimilation qui assure son équilibre physique. » Croire que l’on pourra longtemps tolérer la présence de communautés étrangères rétives à toute romanisation et fidèles aux traditions guerrières de la vie tribale, l’encourager sous prétexte qu’elle nous assure de rassurantes victoires sur d’autres adversaires, sans voir qu’il est inévitable que cela se traduise, un jour prochain, par l’asservissement des populations autochtones, c’est, dit-il, faire preuve d’un inexcusable aveuglement. Car c’est une loi immémoriale de la nature qui veut que la race qui détient les armes ne se laisse pas éternellement conduire par un peuple pacifique. Il faut donc, sans plus tarder, constituer une armée nationale en mobilisant les hommes en âge de porter les armes dans les villes et les campagnes sans plus tolérer d’exemptions militaires. Chasser les étrangers des postes de commandement, leur interdire l’accès à la dignité sénatoriale.

Devant l’abîme, Synésios ne croit pas raisonnable de s’en remettre au loyalisme des nouveaux venus. Nomades par nature, ils profitent de l’hospitalitas romaine sans éprouver aucun sentiment de reconnaissance à l’égard de ceux qui les ont accueillis. Ils se renouvellent en outre par l’afflux permanent de nouveaux arrivants. Mais ce qui lui paraît le plus fou, et le plus lourd de conséquences, est qu’ils forment, par le fait de l’immigration, le gros de la population des esclaves en même temps qu’ils constituent, par le jeu des traités, l’essentiel des effectifs des armées romaines, et qu’ils occupent, par la faveur des princes, des places qui font d’eux les maîtres de l’Etat. Synésios annonce dès lors le jour où l’ambition de leurs chefs et la soif de pillage de leurs soudards trouveront un précieux renfort dans les masses serviles installées sur tout le sol de l’Empire. Ce qui frappe, à le lire, c’est la lucidité avec laquelle Synésios a compris comment le caractère pacifique de l’immigration barbare ne la rend pas moins redoutable au nom romain ; comment, pulvérisant les prudentes procédures d’assimilation qui avaient, jusqu’alors, assuré la romanisation des peuples de l’Empire, la logique du nombre et le rapport des forces l’ont irrésistiblement muée en invasion, quelque pacifiques que puissent être les intentions des nouveaux arrivants : « Ce n’est pas avec des intentions hostiles qu’ils sont venus chez nous, reconnaît-il, mais bien en suppliants, au cours d’une nouvelle émigration. Et dans la douceur de notre accueil, ils n’eurent pas affaire avec les armes de Rome ; nos dispositions furent celles qu’il convient d’adopter à l’égard de suppliants. Mais cette race grossière nous rendit ce qu’on était en droit d’en attendre : elle s’enhardit et n’eut pour notre bienveillance qu’ingratitude. » Les Romains, en les accueillant, ont pu croire qu’ils faisaient preuve de grandeur d’âme : eux n’y ont vu qu’un aveu de faiblesse, tandis que leurs congénères restés dans le Barbaricum y lisaient un encouragement à venir à leur tour : « Dès ce premier instant, jusqu’à l’heure présente, ils nous ont jugés ridicules, conscients tout à la fois de ce qu’ils avaient mérité et des mérites que nous leur avions reconnus. Le bruit s’en est répandu chez leurs voisins, les engageant à venir chez nous. Et voici qu’accourent à cheval d’autres archers étrangers. Débonnaires comme nous sommes, ils font appel à notre amitié en vertu de ce précédent détestable et nous en arrivons, ce me semble, dans notre misère, à ce que le bon peuple appelle “la persuasion contrainte”. » L’histoire de la chute de l’Empire romain est l’une des plus fascinantes qui soit parce que chaque époque s’est demandé si elle ne pourrait pas un jour devenir la sienne. La nôtre n’y fait pas exception. Il est certes bien vain de croire que l’on pourrait, par simple analogie, dessiner les lignes de l’avenir. L’Histoire n’est pas une science expérimentale : elle ne se répète pas à l’identique, comme dans le huis clos d’un laboratoire. Il n’en serait pas moins absurde d’en négliger les leçons.

H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire

ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.


© MARIO DE BIASI/MP/LEEMAGE.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

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LE MUR DU SILENCE

N’EST PAS ENCORE TOMBÉ

L’OMERTA A SURVÉCU À LA CHUTE DE L’UNION SOVIÉTIQUE. À L’OCCASION DE LA PARUTION DE LA MAGISTRALE HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME DE THIERRY WOLTON, ALAIN BESANÇON DÉCRYPTE LES RAISONS DU SILENCE QUI RECOUVRE ENCORE LES CRIMES DE L’IDÉOLOGIE LA PLUS MEURTRIÈRE DU XXE SIÈCLE.

18 L

ES MYSTÈRES DU FÜHRER DU PROGRAMME D’EUTHANASIE DE HITLER AU FANTÔME ERRANT DE MARTIN BORMANN, EN PASSANT PAR LE MYTHE D’UNE FORTERESSE ALPINE SERVANT DE REFUGE AUX NAZIS, FRANÇOIS

KERSAUDY LÈVE LE VOILE DANS UN LIVRE PASSIONNANT SUR LES ZONES D’OMBRE

QUI ENTOURENT L’HISTOIRE DU IIIE REICH.


32 L’

AURORE DU ROI-SOLEIL

SOMPTUEUSE INCURSION DANS LA VIE DE COUR RÉGLÉE PAR LOUIS XIV, LA SÉRIE VERSAILLES, DIFFUSÉE SUR CANAL+, REPREND LE FLAMBEAU DES SÉRIES HISTORIQUES. MAIS ENTRE PONCIFS

© TIBO & ANOUCHKA/CAPA DRAMA/ZODIAK FICTION/INCENDO/CANAL+.

ET ANACHRONISMES, ELLE N’ÉVITE PAS TOUJOURS LES ÉCUEILS DU GENRE.

L’ŒUVRE AU ROUGE LA FIN D’UN MONDE AU NOM DU FILS CÔTÉ LIVRES

LES MOTS POUR LE DIRE CINÉMA À LA RECHERCHE DU TOMBEAU PERDU

EXPOSITIONS

À LA TABLE DE L’HISTOIRE

© JEAN LEONARD/OPALE/LEEMAGE. © NIR ALON/ZUMA PRESS/CORBIS.

ET AUSSI


ES BARBARES SONT DANS LES MURS

LES BARBARES N’ONT PAS ENVAHI UN EMPIRE QUI LEUR AURAIT ÉTÉ INCONNU. IL Y AVAIT PLUSIEURS SIÈCLES QUE LA GUERRE, L’IMMIGRATION, LA DIPLOMATIE ET LE COMMERCE LEUR © MDJ.

AVAIENT RENDU FAMILIER LE MONDE ROMAIN.

58 C

OMMENT MEURT UN EMPIRE

EN PRIVANT L’OCCIDENT DES RECETTES FISCALES

QUI AURAIENT ÉTÉ NÉCESSAIRES À SA DÉFENSE, LES INVASIONS BARBARES L’ONT ENFERMÉ DANS UN CERCLE VICIEUX.

© JOSSE/LEEMAGE.

EN COUVERTURE

40 L


86 L

ES VESTIGES DU JOUR

LA COMPARAISON AVEC LA CONQUÊTE ARABE, DEUX SIÈCLES PLUS TARD, EST RICHE D’ENSEIGNEMENTS.

Quandles

Barbares envahissaient l’Empire romain ET AUSSI

LE TRÉSOR ENGLOUTI

GALLA PLACIDIA, FEMME D’INFLUENCE LES VISITEURS DU SOIR CHILDÉRIC, UN BARBARE DANS LE JARDIN DISCOURS SUR LA CHUTE DE ROME THE END LE CHAGRIN ET LA PITIÉ

© JEAN-JACQUES PRUNÈS ET FRANÇOISE ANGENOT.

LA FIN D’UNE CIVILISATION ?

© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE.

LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT A-T-ELLE MARQUÉ


© THOMAS GOISQUE. © ROLLINGER-ANA/ONLYFRANCE.FR.

L’ESPRIT DES LIEUX

106 L

E MÉMORIAL DES POILUS

À L’OUEST DE SOISSONS, LE TEMPS SEMBLE AVOIR FIXÉ POUR L’ÉTERNITÉ LES VESTIGES DE LA GRANDE GUERRE. VÉRITABLE ANGKOR SOUTERRAIN, LES CARRIÈRES DE CONFRÉCOURT CONSERVENT INTACTS LES SCULPTURES ET LES GRAFFITIS LAISSÉS SUR LEURS PAROIS PAR LES POILUS DE 1914.

114

DU CŒUR

À L’OUVRAGE

SITÔT SORTI DE TERRE, IL ATTIRA LA CONVOITISE DU ROI CHARLES VII. À BOURGES, LE SOMPTUEUX PALAIS JACQUES-CŒUR RACONTE MIEUX QU’UN LIVRE D’HISTOIRE LA DESTINÉE DE SON FLAMBOYANT PROPRIÉTAIRE.


ET AUSSI

DANS LES MEUBLES DU POUVOIR LEURS MAINS D’OR TISSENT,

PEIGNENT, CISÈLENT LES TRÉSORS DE MOBILIER QUI PEUPLENT LES EXIGEANTS ET PASSIONNÉS NOUS ONT OUVERT LES SEPT ATELIERS DE RESTAURATION DU MOBILIER NATIONAL.

© WWW.SCALARCHIVES.COM.

PALAIS DU POUVOIR. CES ARTISANS

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LE RENDEZ-

VOUS MANQUÉ CE DEVAIT ÊTRE L’ALLIANCE

SUBLIME DU GÉNIE ITALIEN ET DE L’ART FRANÇAIS. LA RENCONTRE

ENTRE BERNIN ET LOUIS XIV TOURNA EN RÉALITÉ AU FIASCO.


À

Par Alain Besançon, de l’Institut

murdusilence n’estpasencore tombé

La parution de la monumentale Histoire mondiale du communisme de Thierry Wolton vient tenter de percer le silence qui continue de régner sur les crimes du régime, et braver l’interdit qui a empêché, depuis la Seconde Guerre mondiale, sa condamnation.

Q

uand j’ai reçu les deux massifs volumes de Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, je lui ai dit aussitôt mon admiration. En effet, cette entreprise est extraordinaire. Quand l’auteur m’avait exposé son projet, il y a dix ans, je doutais fort qu’il en vienne à bout. Eh bien, c’est fait. Il faut féliciter Grasset d’y avoir cru, de l’avoir soutenu et édité très bien. L’ouvrage en vaut la peine. Et pourtant j’ai aussi transmis à Thierry Wolton l’avertissement suivant : le communisme, personne ne veut plus en entendre parler. Vous aurez peut-être des recensions de mauvaise foi – je n’avais pas encore lu l’ahurissant compte rendu, vraiment honteux, qu’un nommé Maxime Laurent, a fait paraître dans L’Obs –, mais votre immense travailn’aqu’unvéritableennemi,c’estl’oubli. C’est sur ce mystère de l’oubli du communisme que je voudrais hasarder quelques réflexions. La France a été longtemps occupée par un parti qui vivait spirituellement en URSS et qui de 1945 à 1969 a régné sur un quart de l’électorat. L’information sur ce qui se passait au pays des soviets était contrôlée par ce parti. Le monde universitaire et journalistique n’avait des opérations du communisme qu’une connaissance très sommaire. Il n’y avait que quelques personnes

DESSIN : FABIEN CLAIREFOND. © L’HUMANITE/KEYSTONE-FRANCE.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE

Le

8 h

L’A F F I C H E

qui savaient la vérité, encore moins qui avaient le courage de la dire. Les manuels scolaires et universitaires qui obéissaient aux directives des syndicats ne l’eussent pas toléré. Le communisme était protégé par un secret très efficace, et la muraille qui l’entourait était presque impossible à percer. Les voyageurs peu nombreux qui entraient en URSS, ministres, diplomates, journalistes, bien pris en main, revenaient enchantés de ce qu’on leur avait montré. Un exemple : l’Allemagne avait à sa frontière la République démocratique allemande.EllecroyaitplusoumoinsquelaRDA

RETOUCHE PHOTO Ci-contre : Lénine haranguant des soldats à Moscou en 1920. Trotski apparaît ici à ses côtés, sur l’escalier de la tribune. Mais après son exclusion du Parti en 1927, sa figure, devenue dérangeante, sera tout simplement effacée d’un cliché de cette série, laissant l’escalier vide. Page de droite : Thierry Wolton. se développait à sa façon. Le Monde la présentait comme la dixième grande puissance industrielle du monde. Mais quand le rideau de fer fut crevé, l’Allemagne fédérale fut stupéfaite. Elle ne pouvait imaginer la désolation du paysage ni qu’elle eût été bluffée à ce point. Depuis, elle dépense cent milliards de dollars chaque année pour reconstruire des usines lamentables, réparer les routes, changer les prises électriques, les robinets, tout. Et que faire pour nettoyer la conscience des citoyens de la RDA surveillés tous les jours par la Stasi, trahis par leurs amis et leurs proches qui collaboraient avec elle, abrutis par la


© JOEL SAGET/AFP.

propagande,avilisdansleurmoralité?Vingtcinq ans après, ce n’est pas fini. La Russie avait participé à la Grande Alliance contre l’Allemagne nazie. Elle avait souffert indiciblement et montré une bravoure glorieuse qui lui valait l’admiration justifiée de toute l’opinion occidentale. Les Alliés étaient entrés en Allemagne nazie et ils avaient été atterrés par ce qu’ils avaient découvert. Ils n’étaient pas entrés dans les territoires communistes qui persisteraient à bénéficier du prestige russe et où pourtant continuait de plus belle à s’opérer la cuisine infernale du régime. La Grande Alliance mit quelques années à s’effacer, mais pendant la guerre froide, nombreux étaient ceux qui en gardaient la nostalgie. C’est ainsi que s’est installé dans la conscience historique le phénomène étonnant de l’hypermnésie du nazisme et de l’amnésie du communisme. C’est même devenuuneobligationmorale.Laperversion d’esprit qui consiste à nier la Shoah est punie en France par la loi. Le négationnisme est stupide et odieux en soi. Il n’était pas nécessaire de le sanctionner par une loi présentée au Parlement pas un député communiste. Il y a eu d’autres lois « mémorielles » pour stigmatiser d’autres forfaits de l’histoire, comme les traites négrières et le colonialisme, mais il n’y a pas eu de loi pour punir l’apologie du communisme ni la négation de ses crimes. Une autre condamnation morale s’est au contraire glissée à la suite du négationnisme, le « comparationnisme ». Il n’est pas encore puni par la loi, mais un soupçon très lourd pèse sur lui. Il existe dans la conscience historique un point de mal absolu, le nazisme. Les autres horreurs sont relatives. Le communisme n’est pas bien, on consent depuis Soljenitsyne à le reconnaître, mais le comparer au nazisme est une coupable erreur intellectuelle et le signe d’une dépravation morale. Vers 1936, un agent du Komintern, Willi Münzenberg, inventa le mot d’ordre d’antifascisme qui mobilisa les opinions démocratiques de l’Europe et de l’Amérique. Ce mot d’ordre d’une efficacité géniale est toujours en vigueur. Il signifiait que l’on mettait en ligne, sous le même concept, le nazisme, d’une part, le fascisme mussolinien, le régime de Franco, de Salazar, d’autre part. Dans l’acception ultérieure du mot, fascisme


ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 10 h

désignerait tout régime qui s’opposerait frontalementaucommunisme.Legaullisme a été ainsi souvent traité de fascisme. Mais voici l’équivoque perverse : si Münzenberg avait lancé le mot d’ordre antinazisme, on n’aurait pas manqué de comparer le régime de Hitler avec celui de Staline, qui avait la même allure, et l’on aurait constaté une différence de nature entre ces deux régimes ressemblants et les régimes de Mussolini, de Franco ou de Salazar, qui ne leur ressemblaient pas. L’antifascisme évite la réflexion sur le totalitarisme, qui convient à deux régimes seulement, l’autoritarisme des autres régimes ayant le tort de n’être pas démocratique, mais surtout d’être anticommuniste. Le mot d’ordre de Münzenberg est si efficace, il a pénétré si profondément dans les consciences, qu’aujourd’hui encore, quand des brutalités communistes ou postcommunistes ont lieu pour disperser les manifestants, ceux-ci insultent les forces policières en les traitant de « fascistes ». Il ne leur vient pas à l’esprit de les traiter tout bonnement de « communistes ».

A partir de 1945, l’Allemagne est entrée dans un chemin de repentir. Elle a conduit si loin cette purification d’elle-même, qu’on peut se demander si elle n’a pas dans une certaine mesure perdu son âme et son génie. En revanche, elle est devenue une démocratie impeccable où tous les droits de l’homme sont aussi scrupuleusement protégés qu’il estpossible.Iln’yapaseuderepentirducommunisme. Il y a eu un début de « lustration » dans quelques pays mais, dans l’ensemble, les policiers, les militaires, les propagandistes ont continué leur métier ou ont pris des retraites tranquilles. Ils continuent par leur activité et leur simple présence à empoisonner la société et la mémoire. Les universitaires et journalistes français qui ont de bonne ou de mauvaise foi publié une histoire falsifiée du communisme et de l’URSS n’ont pas perdu leur réputation. Leur conscience, sauf exceptions, les a laissés en paix… Naturellement, la mémoire tend à s’effacer. C’est un processus quasi biologique. La souffrance sous le communisme a été telle, souvent,quel’onn’apasenvied’enparler.Les

survivants des goulags se taisent parce qu’ils savent qu’on ne les comprendrait pas. Pour que le devoir de mémoire puisse s’exercer, il faut un effort continuel. Il a été imposé aux Allemands.LesJuifsenontfaitundevoirreligieux. Mais le pouvoir communiste et postcommuniste a tout fait pour effacer ses traces. Le Holodomor, la famine planifiée de l’Ukraine en 1932-1933, dont l’échelle est comparable à la Shoah, est très peu documenté : peu de photos, peu de souvenirs, peu de témoignages, oubli massif. Les Français en ont rarement entendu parler. Malgré l’opprobre qui pèse sur les comparationnistes, le travail de comparaison ne pouvait cesser entre les deux totalitarismes, le communisme et le nazisme. Il est nécessaireàl’intelligence.Quelquesbonslivresont paru récemment. Celui de Timothy Snyder, Bloodlands, compare minutieusement ce qui s’est passé entre la prise de pouvoir de Hitler en 1933 et la mort de Staline en 1953. Il laisse donc de côté la période initiale du communisme sous Lénine qui n’avait pas été moinssanglantequelasuivante.Or,ilarriveà

LA VÉRITABLE HISTOIRE DE L’ORCHESTRE ROUGE de Guillaume Bourgeois Sous la plume de Gilles Perrault, l’histoire de l’Orchestre rouge (le réseau d’espionnage soviétique) et de son chef Léopold Trepper, dit « le Grand Chef », fut autrefois un best-seller qui a enflammé les imaginations de toute une génération. En pleine période de la guerre froide, ce livre – malgré de nombreuses lacunes et autant d’invraisemblances – a contribué plus que tout autre à la gloire de la résistance communiste et de l’Union soviétique. Grâce à ses informations sur la machine de guerre allemande, Staline lui aurait dû ni plus ni moins que la victoire de Stalingrad… Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Poitiers et directeur du Criham (Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie) des universités de Poitiers et de Limoges, Guillaume Bourgeois a repris le dossier point par point et au terme de vingt ans de recherches dans les archives, y compris celles du GRU (le SR de l’Armée rouge) et du Komintern, il ne reste plus grand-chose de la belle histoire. Pire même : l’efficacité du réseau d’espionnage déployé en France

et en Belgique se trouve réduite à sa plus simple expression, en partie d’ailleurs à cause des « maladresses » du « Grand Chef » qui, en plus, a délibérément livré aux Allemands les hommes et les femmes de son réseau. Mais Trepper, qui n’a pas su se jouer des spécialistes du Sonderkommando Rote Kapelle lancé à ses trousses, s’est, en revanche, bien joué de son biographe, il est vrai particulièrement complaisant. « La question centrale posée par ce premier livre, promis à une suite, est évidemment celle de l’édification d’une légende fondée sur le mensonge, écrit Guillaume Bourgeois. Une légende ultérieurement assimilée en tant que fragment d’histoire. Trepper est un imposteur que l’on a cru. » Au passage, Bourgeois dresse, photos à l’appui, un panorama du gratin des espions soviétiques opérant en France et en Belgique depuis la fin des années 1920. Une enquête décidément exemplaire. H-CG Nouveau Monde éditions, « Le Grand Jeu », 582 pages, 24 €.


© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © JM STEINLEIN/KEYSTONE-FRANCE/DROITS RESERVÉS.

ANTIFASCISME Inventé vers 1936, ce mot d’ordre englobait la lutte contre le nazisme et celle contre les régimes, mis sur le même plan, de Mussolini ou Franco (ci-contre, à droite, affiche de la Solidarité internationale antifasciste de 1937 appelant à une aide immédiate à l’Espagne, en pleine guerre civile). Plus tard, sera déclaré fasciste tout régime s’opposant au communisme (à gauche, affiche du PCF contre l’OAS en 1962). ce bilan que dans l’extermination, les chiffres sont équivalents. Staline, qui a tué continûment pendant toute la période envisagée, et Hitler,quin’atuépratiquementquependant la guerre, sont ex aequo. Défalquées les pertesmilitaires,ilproposedixmillionsdemorts chacun. Vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants morts hors de toute justice. Cependant, si on scrute de près ces deux immenses exterminations, il faut éviter de les confondre. Leurs méthodes se ressemblent, leurs résultats sont les mêmes : les misesàmort,lestortures,lesfossescommunes… Mais elles ne sont pas pareilles. Si l’on ne peut s’empêcher d’évoquer – comme ont fait beaucoup de témoins – les forces démoniaques, il faut reconnaître qu’elles ne sont pas les mêmes. Comme s’il y avait deux démons, qui se sont tantôt alliés et tantôt combattus, mais distincts. Je laisse cette spéculation aux lecteurs. Maintenant, regardons comment la situation a évolué depuis la chute officielle du communisme en 1990. On peut distinguer les étapes suivantes. D’abord, une amnistie pratique. Il n’y a jamais eu le moindre signe de repentir. A partir de 1945, l’Allemagne est entrée parfois de mauvais gré, plus souvent volontairement, dans un chemin de repentir. On n’a pas entendu de voix officielle en Russie pour dire solennellement que le communisme était une perversion morale et qu’il était criminel en soi. Le nazisme est maudit, mais le communisme n’a pas subi la damnatio memoriae. Les tribunaux ont prononcé en leur temps de nombreuses et justifiées condamnations à mort pour crime nazi. Je n’ai pas entendu parler d’une seule exécution pour crime communiste, ni dans l’ancienne URSS, ni dans l’Europe communisée et libérée, ni même au Cambodge, transformé soudainement en une mer de sang et en une furie de tortures. On s’est félicité de ce que l’écroulement du communisme se soit effectué sans effusion de sang. L’effusion de sang, si elle avait eu lieu

eût été une vengeance incontrôlée des victimes, le soulèvement du peuple longtemps martyrisé. Elle n’a pas eu lieu parce que les bourreaux sont restés en place et que toute velléité de vengeance, ou, même, de recours en justice devant les tribunaux, a été découragée et strictement interdite par les pouvoirs maintenus en place, avec le même personnel, « avant » et « après ». Ensuite, une amnésie obligatoire. On a fait en Russie comme si le communismen’avaitjamaisexisté.Dujourau lendemain, on a supprimé les soixante-dix ans qui se sont écoulés depuis de 7 novembre 1917 et la chute finale du régime. Cette suppression a été mise en scène par la résurrection hâtive des symboles de l’ancien régime, par l’exaltation de Pierre le Grand et d’Alexandre III (soit les tsars autoritaires, et non Alexandre II, le « tsar libérateur »), par la reconstruction et le ravalement minutieux des palais impériaux. L’accent a été mis principalement sur la continuité de l’Etat russe. C’est pourquoi la figure de Lénine a plutôt été laissée dans l’ombre, bien que ses innombrables statues continuent de lever le bras à tous les carrefours. En revanche, celle de Staline a été mise en pleine lumière. On confectionne des icônes qui le représentent avec une auréole. Tout l’épisode communiste se concentre sur la Grande Guerre patriotique, ce qui suffit à noyer dans la lumière la plus glorieuse les épisodes effrayants dont les manuels scolaires écartent le souvenir. Enfin, un changement radical dans la mythologie historique, mais non moins mensonger. Pendant soixante-dix ans l’idéologie marxiste-léniniste a été d’emploi obligatoire dans la parole publique, et aussi loin que pouvait aller le pouvoir communiste, dans la

sphère privée. Au début, c’était une doctrine du savoir absolu. Mais très vite elle a été simplement un index de l’obéissance au communisme, une façon contraignante de parler : « la langue de bois ». Personne, depuis Khrouchtchev, ne croyait plus au communisme, ni à la pertinence de la langue de bois pour décrire le monde. Le code signifiait seulement la continuité du pouvoir communiste. Elle devenait une tunique de Nessus étouffante. Soljenitsyne pensait que c’était la clé du régime et la cause la plus profonde de la souffrance qu’il infligeait. Mais comment s’en débarrasser ? Ce fut fait d’un seul coup. Du jour au lendemain, on a cessé d’imposer cette grille absurde sur la réalité. Les hommes au pouvoir se sont mis à parler la langue de tout le monde. Ils se sont déguisés en politiciens normaux. Ils ont développé des institutions apparemment normales:ilyadesassembléesélues,unappareil judiciaire théoriquement indépendant, un pouvoir exécutif qui est soumis à l’élection. L’Europe et l’Amérique ont cru pendant un certain temps à cette conversion. La Russie, disait-on, va vers la démocratie. Elle a été invitée à s’asseoir à toutes les tables. Cependant, elles constatent aujourd’hui que les façons d’agir de l’Etat russe ressemblent de plus en plus à celles de l’Etat soviétique. Le discours a changé. La dose de nationalisme qui avait été toujours importante devient dominante. L’Eglise n’est plus persécutée. Au contraire, elle est complètement intégrée dans les structures de pouvoir et elle est invitée à modeler son prêche sur les objectifs désignés par Poutine. L’idéologie marxiste-léniniste s’est vaporisée, et à sa place s’installe un nationalisme délirant auquel l’Eglise orthodoxe donne une forme théologique. « L’orthodoxisme », pour

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© VASILY MAXIMOV/AFP.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 12 h

NOSTALGIE Des militantes du Parti communiste de la Fédération de Russie, qui se revendique du marxisme-léninisme, brandissent, lors du défilé du 1er mai 2015 à Moscou, un drapeau à l’effigie de Staline.

parler comme Poutine, fonctionne comme une idéologie de remplacement. Pour comprendre la mutation soudaine et indiscutée des pensées obligatoires en Russie, il faut savoir que ni l’une ni l’autre n’ont de rapport avec la réalité. L’idéocratie communiste est une « cratie » et non une « idée ». L’idée en effet est trop inepte pour mériter le nom d’idée, tout le monde le sait, mais il faut lui obéir bien qu’elle n’ait aucun sens. La religion du patriarcat de Moscou et de l’Etat russe n’est pas non plus une religion : c’est l’expression d’une secte. La religion orthodoxe, telle qu’elle existe en Russie depuis le temps d’Ivan le Terrible, doit être analysée sous deux angles. Sous le premier, elle est une version parfaitement acceptable du christianisme. Sous le second, elle est simplement une haine sectaire du christianisme occidental, catholique et protestant, haïssable parce qu’occidental. Cette secte tient à jour une liste d’arguments qui nourrissent

cette haine. La mutation du diamat (matérialisme dialectique) en orthodoxie du patriarcat moscovite se fait donc très facilement, parce que ni l’un ni l’autre n’étaient enracinés dans les consciences, sinon sous la forme d’une détestation parfaite de ce qui estendehorsduterritoiresoviétiqueetrusse. C’est ce bloc infrarationnel qui est la seule réalité de la justification pseudo-rationnelle ou pseudo-religieuse qui le déguise et qui est en fait une idolâtrie de l’Etat russe. Ce déguisement est si superficiel qu’il peut être changé du jour au lendemain. La secte est plus équivoque que le léninisme, plus apte donc à tromper l’étranger. Et la France ? Une partie des Français ont cru au communisme. La gauche vivait dans le souvenir de la Révolution française. Le bolchevisme a été imaginé comme l’achèvement de cette Révolution totale que Thermidor avait interrompue. Tant pis pour la rudesse des

L’AGENT JACQUES DUCLOS de Frédéric Charpier On a perdu de vue, aujourd’hui, la figure de Jacques Duclos (1896-1975), membre de l’appareil dirigeant du Parti communiste français et qui recueillit, à l’élection présidentielle de 1969, plus de 21 % des suffrages des Français avant de mettre en selle Georges Marchais. Mais cette véritable enquête sur une figure incontournable du mouvement communiste mondial réussit bien plus qu’à sortir de l’oubli le destin d’un homme et son parcours historique. Ce faisant, elle montre l’incroyable organisation communiste, fondée à la fois sur un parti visible, un appareil clandestin, des succursales innombrables, pratiquant à la fois l’espionnage, le trafic des devises, l’élimination (même physique) des traîtres ou la mainmise sur les esprits. Duclos fut l’archétype même de l’agent communiste comme le révèlent les archives sorties de l’oubli par Frédéric Charpier. PM Seuil, 368 pages, 22 €.

moyens qu’on attribue aux bolcheviks. N’avons-nous pas connu la Terreur ? Le saint-simonisme avait converti la gauche et une partie de la droite à l’idéal d’une économie rationnellement organisée, soumise à un plan, à l’abri des aléas du marché : le mirage de la planification communiste a été soutenu par toute une batterie de chiffres faux. Nous avons cru à la modernisation, à l’industrialisation ultrarapide, au progrès de la santé et de l’instruction. C’était une illusion. La chute du Mur la rendait intenable. Mais c’était une illusion généreuse qui nous fait honneur. L’idéal communiste a été trahi. Cependant l’anticommunisme n’était pas une opinion décente. L’anticommunisme était malséant, inconvenant, choquant ; au contraire. Avoir été communiste, c’était excusable ; mais avoir été anticommuniste, c’était mal et ça l’est toujours. C’est mesquin, égoïste, réactionnaire. Autant oublier cet épisode malheureux. Tournons la page. Le nouveau style de mensonge séduit une autre partie de notre éventail politique. C’est dans la droite qu’il se répand. Il se nourrit de la haine de l’Amérique et de certains aspects de la modernité. La Russie autoritaire, gardienne des vieilles mœurs, protectrice des chrétiens d’Orient, respectueuse de la religion suscite un parti poutinien sur le sol français. Ce parti poutinien est aussi passionné et aveugle que le parti stalinien d’autrefois. Le tropisme russe est décidément fort en France. La haine de soi, le mépris pour notre histoire sont favorables à cette nouvelle illusion. « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entendplusretentirquelachaînedel’esclave et la voix du délateur (…), l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Thierry Wolton a voulu être cet historien. 2 Historien, directeur d’études à l’EHESS, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Alain Besançon est spécialiste de l’histoire du communisme et de la question du totalitarisme. Il est notamment l’auteur des Origines intellectuelles du léninisme (Calmann-Lévy, 1977), du Malheur du siècle : sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah (Fayard, 1998), et de Problèmes religieux contemporains (Ed. de Fallois, 2015).


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